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LES ORIGINES
DE

L'ANCIENNE FRANCE
LES ORIGINES DE L'ANCIENNE FRANGE

X ET
e
XI e SIÈCLES

Tome I.

Le régime seigneurial, Paris, 1886 10 f »

Tome IL

Les origines communales, la féodalité et la chevalerie,


Paris, -1893 . 10 »

Tome III.

La renaissance de l'État. La Royauté et le Principat,


Paris, 1904 10 »

Tome IV.

Les nationalités régionales. Leurs rapports avec la Cou-


ronne de France, Paris, 1917 12 5&

Volumes complémentaires.

Études critiques sur l'histoire du droit romain au Moyen


âge, avec textes inédits,|Paris, 1890 8 »

L'origine historique de l'habitation et des lieux habités


en France, Paris, 1899 (épuisé) 10 »
LES ORIGINES

L'ANCIENNE FRANCE
PAK

JACQUES FLACH
MEMBRE DE L'INSTITUT
PROFESSEUR D'HISTOIRE DES LÉGISLATIONS COMPARÉES
AU COLLÈGE DE FRANCE

X ET
e
XI e SIÈCLES

IV

LES NATIONALITÉS RÉGIONALES


LEURS RAPPORTS AVEC LA COURONNE DE FRANCE

PARIS
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DU RECUEIL SIREY
Anne ]y[on LAROSE & FORCEL

LÉON TENIN, Directeur


22, Rue Soufflot, 22

1917
\
AVANT-PROPOS

I.— J'avais espéré que ce volume suivrait à


brève distance le précédent, et voici qu'un inter-
valle exceptionnel les sépare. La guerre actuelle
en est cause pour partie. Elle a retardé l'impres-
sion commencée il y a quatre ans déjà. D'autres
obstacles l'avaient précédée, dont le principal est
qu'à la suite de deux événements, d'ordre très
différent, la découverte du Code de Hammou-
rabi, et l'ascension du Japon, mon activité scien-
tifique avait été entraînée dans une autre direc-
tion, vers les études orientales, sans que jamais,
du reste, ma pensée se soit détachée de cet
ouvrage, ni que j'aie cessé d'en poursuivre l'éla-
boration.
Le retard imposé par la guerre n'aura pas été
perdu. Il a fait prendre une actualité saisissante
aux problèmes historiques qui sont traités dans ce
volume et m'a conduit à leur donner leur plein
développement. A la lumière des faits, l'esprit
en France et chez nos alliés est en train de faire
justice dedeux superstitions néfastes, —
la super-
stition du germanisme comme principe civili-
sateur, la superstition de l'origine récente du
patriotisme français, — lesquelles sont toutes deux
en étroit rapport avec ce que j'appellerai aussi
la superstition féodale.
VI AVANT-PROPOS.

IL —
Les historiens allemands avaient fait
passer pour axiome, aidés en cela par les théories
nobiliaires et les doctrines feudistes de notre
ancien régime, que les Germains avaient régé-
néré le monde antique, que leur royauté avait
fondé la nation française, que dé la loi salique
procédaient nos institutions, qui de là avaient
rayonné sur le monde entier, que de leurs
mœurs et de leurs sentiments était née directe-
ment la féodalité, qui avait donné sa structure à
l'Europe et absorbé en elle toute la sève vitale
du patriotisme national ou régional, que de la
même source dérive l'idéal chevaleresque de nos
chansons de geste, qui seraient sorties des canti-
lènes germaniques, qu'enfin le Saint-Empire avait
continué l'œuvre civilisatrice et étendu légitime-
ment son autorité sur la partie orientale de l'an-
cienne Gaule, la vallée du Rhin comme la vallée
du Rhône.
La guerre a permis au monde de juger de
l'esprit civilisateur des Germains d'autrefois par
celui des Germains d'aujourd'hui. Les manifestes
des savants allemands nous ont édifiés sur l'espèce
et la valeur de la vérité dont ils se donnaient pour
les porte-paroles. Avec le mirage d'une hégé-
monie scientifique de l'Allemagne doivent dis-
paraître des doctrines qui, de parti pris, avaient
faussé l'histoire, que seul avait pu faire tolérer
une sorte de respect fétichiste pour l'érudition
germanique, et contre lesquelles, pour ma part, je
n'ai depuis longtemps cessé de lutter ou de réagir.

III. — Dès
tome premier de cet ouvrage
le
j'ai protesté contre la doctrine du rayonnement
de la loi salique, en lui opposant le droit qui
AVANT-PROPOS. VII

Q
s'est constitué en France aux x et xf siècles 1
.

J'ai montré ensuite (T. I et II) que la féodalité


avait mis plus de deux siècles à s'établir; j'ai
prouvé que les chansons de geste, loin de refléter
la société germanique, sont le miroir de la société
e
française du x et du xi e siècle, puisqu'elles sont en
harmonie parfaite avec les chartes de cette époque,
qu'ainsi le sentiment national était dès alors vivace.
J'ai mis en lumière dans le précédent volume,
comme dans celui-ci, le véritable caractère et le
rôle exact de la royauté, non pas franque, mais
gallo-franque, qui a présidé à la formation de la
nation française. Que le patriotisme régional a
survécu concurremment avec le sentiment uni-
taire de la Gaule et qu'ils ont coopéré avec la
royauté à l'œuvre d'unification nationale, c'est ce
qui ressortira, je pense, de tout l'exposé du présent
volume, où j'espère de plus avoir réduit à néant par
les faits et les documents le prétendu droit histori-
que de la Germanie sur les régions de la Gaule
qu'elle avait usurpées, Alsace et Lorraine, Bour-
gogne et Provence.

IV. — En même temps gagnait en actua-qu'il


lité, ce volume gagnait en Par le dévelop-
unité.
pement qu'elle a prise, l'histoire des nationa-
lités régionales qui n'en devait former que la
« majeure partie » 2 l'occupe tout entier. Et il ne
me déplaît pas qu'il en soit ainsi, puisque les
idées maîtresses qui en forment l'âme et le joint
s'en dégageront avec plus de relief et pourront
faire mieux leur chemin dans les esprits.

1
T. I, p. 11-13.
2
Comme le dit Y Introduction, qui était imprimée dès avant la
guerre (infrà, p. 2).
VIII AVANT-PROPOS.

Je compte, en effet, que cette guerre nous aura


libérés des préventions que l'érudition alle-
mande avait dressées contre notre ancienne
méthode française de ne pas séparer l'analyse
de la synthèse, le texte de son esprit. Ces pré-
ventions ne furent jamais miennes. Etait-ce au
pays de Ducange et de Mabillon, de Duchesne
et de Baluze, de ces admirables érudits qui ont
fait plus et mieux que publier les documents, qui
les ont rendus intelligibles et fait revivre, était-
ce à ce pays d'abandonner leurs voies fécondes
pour s'inféoder à une érudition aussi sèche, étri-
quée et pesante —
quand elle n'est pas tendan-
cieuse et chauvine —
que celle de la science
contemporaine d'Outre-Rhin?

V. —
J'ai toujours estimé pour ma part que
le premier devoir de l'historien est de décou-
vrir les « dominantes » de l'histoire. Il y a
loin de la synthèse à l'esprit de système. L'une
procède de l'observation et de l'induction, l'autre
d'idées préconçues, dogmatiques ou sentimen-
tales. Et observation veut dire nécessairement :

investigation la plus étendue, la plus impartiale,


la plus approfondie des sources.
Je n'ai pas écrit de cette œuvre
une ligne
avant que j'en eusse arrêté le plan entier dans
ma pensée, et ce plan je ne l'avais conçu qu'après
avoir exploré, sans relâche, pendant une période
de plus de dix ans (1872-1883), tous les documents
originaux qui m'étaient accessibles, et parmi les-
quels prirent place en première ligne les cartu-
laires manuscrits et imprimés.
Ce sont les conclusions rapportées de ce long
voyage d'exploration qui sont les pierres angu-
AVANT-PROPOS. IX

laires de mon ouvrage. Ce sont les matériaux


innombrables recueillis, chemin faisant, qui ont
servi à le construire. C'est l'impression générale
ressentie, en cours de route, analysée et con-
densée par la réflexion, qui m'en a fourni le
plan. Tel que j'ai pu le donner en tête du pre-
mier volume paru en 1886 *, ce plan est resté
définitif. Il n'a subi que des modifications de
détail ou de proportion.
2
Je dirai plus. Le schéma que j'ai dressé des
résultats généraux n'a en soi rien d'anticipé.
Ces résultats étaient dès alors acquis pour moi,
et en partie élaborés. Ils ont été complétés, déve-
loppés et mis au point par trente années de
recherches postérieures soit dans les dépôts ou
recueils de chartes, soit dans les monuments histo-
riques de tout ordre. Ils ont été vivifiés, à l'aide
des Chansons de geste et des Vies des Saints, dont
j ai été le premier à faire un emploi méthodique

pour l'histoire des institutions. Ils attendent ainsi


depuis de trop longues années que je trouve le
temps et les forces de les mettre au jour dans tout
leur ensemble.

VI. — que les données sur les-


C'est parce
quelles m'ont paru inébranlables à l'é-
j'ai bâti
preuve que je n'ai pas hésité à rompre en face
avec tant d'idées dogmatiques qui, de proche en
proche, se sont érigées en despotes depuis
l'époque lointaine où feudistes, légistes ou cano-
nistes les mettaient au service des puissants du
jour. Pour en avoir raison, il m'a fallu, comme
dans le présent volume, en ce qui concerne la

1
T. 1, p. iu-20.
2
Ibid., p. 13-19.
X AVANT-PROPOS.

théorie des grands fiefs, faire à la polémique


une place que par principe j'aurais voulu lui
refuser.
Cette tâche maintenant accomplie, j'espère que
l'édifice pourra se développer plus rapidement
en hauteur.

VIL — Des huit Livres que j'ai prévus, le IV e


,

qui sera prochain volume, est


achevé dans le
le noyau fondamental. C'est le corps de l'édifice
.dont les quatre derniers Livres consacrés à —
la description de la société sous tous ses aspects,
matériels et spirituels, —
formeront le couron-
nement, c'est la nef dont ils seront la flèche.
Tel est le fond de ma conception.

VIII. — Si j'ai eu
constant souci de placer les
le
textes essentiels sous les yeux du lecteur, de lui
procurer le contact direct et continu des sources
originales, je tiens à déclarer que les documents
de l'histoire ne sont pas pour moi des pierres
inertes ou frustes qu'il peut suffire, soit d'amon-
celer en tas, soit d'équarrir et de disposer dans
un ordre systématique. Ils ressemblent plutôt
aux pierres sculptées, ornementées et façonnées
de nos cathédrales, qui portent la marque de
l'ouvrier,qui ont été taillées, sciemment ou
inconsciemment, en vue de la place qu'elles doi-
vent occuper dans Je monument, et où s'incorpore
famé même de ceux qui ont travaillé à le cons-
truire. t

Reconstituer, grâce à ces pierres vivantes, l'image


d'un édifice social disparu, dans ses détails, sa
structure, son harmonie, telle m'apparaît . la mis-
AVANT-PROPOS. XI

sion primordiale de l'historien. Tel est le but idéal


auquel ont tendu dans le passé et tendront dans
l'avenir tous mes efforts.

Aux Fougères, 2j juillet iqiJ, —


jour anniversaire
de la victoire de Bouyines, qui a fondé Vunitè de la
France, comme Va sauvée, sept siècles plus tard, la vic-
toire de la Marne.
INTRODUCTION

I. — Je n'ai rien à retrancher et j'ai peu de choses


à ajouter au programme tracé dès l'introduction du
tome premier de cet ouvrage, puis précisé en tête
du précédent volume. La double nécessité de décen-
traliser notre histoire et de l'étudier dans les cadres
naturels de l'évolution sociale, — à l'aide des sources
strictement contemporaines, — s'est imposée de plus
en plus à mon esprit. Et je persiste à penser qu'ainsi
seulement nous pourrons assister dans le passé à la

grande œuvre de notre unification nationale « sous


l'empire des forces ou des lois qui président à l'enfan-
tement et à la vie des Etats ». Plus avant j'ai pénétré
dans les périodes, dissolutive et préorganique, des ix e ,

xe et xi
e
siècles, plus clairement se sont présentées à

mes yeux les diverses régions de la France comme


des organismes indépendants, passant par des phases
de transformation et de croissance, des « groupes
ethniques, distincts de mœurs et de coutumes,
de sentiments et d'intérêts, gouvernés par des chefs
de familles princières ou seigneuriales 1

,
qui opéraient,

1
Je remarquerai aussi que chaque nationalité avait son patron
nous l'indique dans ce curieuxpassage des Miracles
religieux. Hariulf
de saint Riquier : « cœperunt Franci iuvocare suum Dionysium,
F. — Tome IV. 1
2 INTRODUCTION.

à leur égard, le travail préalable d'unification que la

royauté devait achever un jour pour l'ensemble du


pays ».

C'est l'objet précisément de la majeure partie

de ce volume de décrire l'avènement à la vie et

le développement progressif des peuples provinciaux


de la France majeure, comme j'ai décrit précédem-
ment les groupements ethniques qui se sont formés
dans la Francie, et de mettre en lumière ce qui
subsiste de l'entité nationale des Gaules que person-
nifie la royauté.

Cet exposé fournira, je l'espère, la preuve promise*


qu'à la différence des principes de la Francie, pour
qui l'ancien mundium royal continuait à produire
son plein effet et à fonder la foi lige, les principes du
reste de la Gaule ne sont placés que sous la major
potestas, sous la suprématie du rex Francorum qu'ils ,

sont tenus envers lui à la déférence et au serment


de sécurité ou d'alliance, mais ne lui doivent pas
d'hommage féodal, qu'en d'autres termes leurs domi-
nations ne sont pas des grands fiefs, mais des États
fédérés, sous la primauté du successeur de Charle-
magne, qui reste investi de la suprématie franque.
Ce lien fédératif de pariage et de fidélité, que j'ai

montré issu du régime de la concorde ou de la fra-

Pictavienses Hilarium, Turonenses Martinum, Aureliani Anianum^


Lemovicenses Martialem, ToJosani Saturnin um, Autisiodorenses
Germanum, Remenses Remigium, Vermandenses Quintinum » (Ma-
billon, A. SS. Ben., Saec. V, p. 569). — L'auteur de la Translation de
saint Liévin (xi
e
siècle) nomme saint Bavon « dominum et patricium
patriœ, magnum totius Flandriœ patron um » (Ibid., Seec. VI, 1, p. 68).
1
T. III, p. 212.
INTRODUCTION. 3

ternité % a été rompu pour les régions de la Gaule


rattachées à la Germanie, mais nous aurons à recher-
cher à quelle époque précise, dans quelles conditions
et dans quelle mesure.

II. — Il m'importe de répondre ici, en quelques


mots, à famicale critique de mon cher et regretté

confrère, A. Esmein, qui regardait ma « doctrine »

sur les relations du principat et de la couronne


« comme trop savante et trop subtile pour l'épo-
2
que » . Assurément. Aussi n'est-ce pas du tout,

comme il le croyait, une « théorie », une conception


a priori que je prête soit aux gouvernants, soit au
peuple, mais une « résultante » que je constate
des faits historiques. Je puis même dire que c'est

a contrario que cette « résultante » s'est produite.

Le point de départ était le regnam Karolingorum,


correspondant au regnum Francorum, la domination
de la race franque représentée par les Karlingi, et
3
cette domination a été refoulée progressivement ,
par
la naissance ou le développement de nationalités

indépendantes, qu'un lien traditionnel seul continua


à rattacher au regnum Francorum, jusqu'au jour,
où ce lien (par Philippe-Auguste surtout, grâce à la

1
Voy. t. III, p. 170 et suiv. — J'ajoute seulement que ce régime
s'est trouvé étendu des cosouverains aux principes par le pacte
(fœdus caritatis) de Coulaines (843, Capit., éd. Krause, II, p. 253 et
suiv.).
2
Cours d'histoire du droit français, 11 e édit. 1912, p. 380, note ,
1.
3 Esmein, par inadvertance (loc. cit.), me fait dire l'inverse. Il

rapporte au xi e siècle ce que j'ai dit expressément du ix


e
(voy. t. III,

p. 158-159, p. 161).
4 INTRODUCTION.

1
victoire de Bouvines ) fut transformé en vassalité

féodale, en vassalité des grands fiefs. Il n'y a donc pas


e
eu, au x et au xi e siècle, de « théorie » consciente,

mais un enchaînement de faits sur la base de notions


traditionnelles. C'est comme un tissu dont les faits

forment la trame, les survivances la chaîne et dont


l'historien se borne à relever le dessin schématique.

Telle sera encore notre tâche : constater les faits

et les déductions qui s'en tirent, la situation légale

qu'ils créent ou qu'ils laissent discerner, comme aussi

les sentiments qui leur servent de substratum, et

que la royauté saura faire tourner plus tard au profit


de la monarchie féodale.

III. — Nous nous heurterons, chemin faisant, à

bien des préjugés anciens ou modernes. Aujourd'hui


encore la plupart des historiens n'ont pas su remettre
la souveraineté royale à la place d'où les feudistes

l'avaient évincée pour lui substituer la suzeraineté


féodale. En outre ils ont eu le tort, je le dirai, d'enve-
lopper dans un même discrédit l'idée de race, que

1
Cette victoire a conjuré une anarchie princière succédant à
l'anarchie seigneuriale, anarchie qui aurait réduit la royauté tradi-
tionnelle de la France à n'être plus, comme
apparaît dans un des elle

cycles des chansons de geste, qu'un fantocheaux mains du principat,


et qui, exploitée par des souverains étrangers, aurait pu amener le
démembrement de la Gaule. Elle a rendu possible la subordination
générale du principat des Gaules à la monarchie capétienne, sous la
forme féodale d'abord, absolutiste ensuite. Bouvines a donc été la
clef de voûte de l'unité française.
Ce point de vue ne pouvait échapper à l'historien de Philippe-
Auguste, M. Cartellieri, dans sa lumineuse esquisse Die Schlacht bel
Bouvines (Leipzig, 1914, Cf. p. 8, 21), mais il Ta trop réduit à une
rivalité des Capétiens et des Plantagenets.
INTRODUCTION. 5

l'école d'Augustin Thierry avait tant exagérée ou faus-


sée, et Tidée de nation que j'ai essayé de restituer
à sa place légitime
1
, et que mon cher confrère Camille
Jullian a, depuis lors, brillamment réhabilitée \ Où
Ton a vu un suzerain féodal, il y avait un roi

investi de la suprématie carolingienne et franque;


où Ton a vu de grands vassaux, il y avait des chefs
de nations ou de peuples, des reguli dont le roi de
France n'était que le primus inier pares, comme
incarnant l'unité de la nation gallo-franque.

IV. — Sur cette double base royale et provinciale

s'est préparée, puis élaborée, une hiérarchie politique

dont la noblesse sera un des éléments, la pairie de


France un des sommets, h monarchie du xn e
siècle

le premier couronnement. Mais pour atteindre ce

résultat, une réorganisation sociale, une restaura-


tion du principe d'aulorité, générateur de l'ordre,

était une condition préalable. C'est à cette restaura-


tion qu'ont travaillé, chacun dans sa sphère, la

royauté, le principat et l'Église, la royauté dans son


domaine, le principat dans ses possessions patrimo-
niales, l'Église dans ses seigneuries et dans son
ressort religieux. Les classes populaires s'y asso-
cièrent sous la forme typique de la Paix et de la Trêve
de Dieu, destinées à rétablir l'ordre et la sécurité

dans la société. Merveilleuse convergence d'efforts,

en vue de mettre fin à l'anarchie seigneuriale, efforts

1
T. III, p. 127-132 (Le groupement ethnique),
2
Cf. Jullian, V ancienneté de ridée de Nation (Paris, 1913).
6 INTRODUCTION.

dont c'est la monarchie qui recueillera un jour le béné-


fice, aux dépens du principat!

V. — J ai dû étudier de front le rôle de la tra-

dition, plus lointaine, et celui de l'action collective,

plus immédiate, dans la naissance et la constitu-

tion du principat, comme dans ses relations avec la

royauté.
L'histoire, en effet, ne se laisse ni diviser en
compartiments étanches, ni découper en tranches
indépendantes Tune de l'autre. Eile est une trame
vivante, un réseau où la vie circule et se transmet

sans interruption. On ne saurait donc comprendre


une institution, un état social, en les isolant, en ne
remontant pas à leur origine immédiate et en ne les

suivant pas de l'œil dans leur sort ultérieur. Mais


Técueil qu'il importe d'éviter est de conclure à un
état existant ou par voie de déduction logique de
ce qui a existé à une époque antérieure, ou par voie
d'induction de ce qui s'est produit dans la suite. Tel
est précisément le trop juste reproche qu'ont encouru
les anciens historiens. Ils ont transposé dans le

passé les idées et les institutions de leur temps,


ils ont sauté à pieds joints par-dessus une période
obscure, en reliant tant bien que mal des tronçons
historiques. De là est né l'abus de l'idée féodale,
avec les innombrables erreurs qu'il a fait naître, et
qui ont vicié l'histoire de nos origines. Cet abus
s'est aggravé de nos jours par la réaction contre l'idée
de race ou même de nationalité, sur laquelle je dois

revenir et m'expliquer en toute netteté.


INTRODUCTION. 7

VI. — Il me semble que les historiens ont beaucoup


trop confondu et mêlé les notions cependant très dis-
1
tinctes de race, de nation et de peuple ; c'est de cette
confusion notamment qu'est née la fausse conception

d'un Augustin Thierry sur le rôle que les races


auraient joué dans la formation de la France, aussi
bien que le scepticisme professé par un Fustel de
Goulanges à l'endroit de l'élément ethnique.
« Les différences entre les races, a dit un savant
anthropologue, sont dans les formes extérieures, dans
la structure anatomique, dans les fonctions physiolo-
giques. L'étude de ces caractères a pour base
l'homme considéré comme individu d'un groupe zoo-
logique.
» Les différences entre les groupes ethniques (na-
tions, peuples) sont le résultat des évolutions sou-
mises à d'autres lois que celles de la biologie, lois

encore à peine entrevues. Elles se manifestent dans


les caractères ethniques, linguistiques ou sociaux.
Leur étude a pour base le groupement des individus
2
en société » .

Et comment se différencient, à leur tour, les groupes


ethniques**
Langue, mœurs, coutumes, traditions et croyances*
communauté d'existence, de sentiments et d'aspira-
tions, d'où naît le patriotisme, font la nation.

Le gouvernement commun fait le peuple.


La nation peut donc devenir peuple sous un gou-

1
Voy. déjà à ce sujet, t. III, p. 127, note.
2
J. Deniker, Les races et les peuples de la terre (Paris, 1900), p. 11.
8 INTRODUCTION.

vernement commun, qu'elle ne réalise souvent qu'au


prix de longs efforts.
D'autre part, il y a des peuples qui ne sont pas
une nation, parce qu'ils se composent de nations*

différentes. Tel fut le peuple romain, le peuple caro-

lingien, le peuple français de l'époque napoléonienne,

tel est, par exemple, le peuple autrichien ou le peuple


hongrois de nos jours.
Ces peuples peuvent seulement être placés sous la

puissance d'une nation dominante ou légale. Ils devien-


draient nation le jour où celle-ci absorberait en elle
les nationalités dépendantes.
Ainsi arriva-t-il pour le peuple des Karlenses qui
constituait l'empire carolingien. Les nations nom-
breuses entrées dans sa composition furent réparties
en trois groupes, en trois Fra?icies, chacune avec ses
dépendances, sous la domination de la nation franque
qui demeura une l

Le premier de ces groupes était le seul qui corres-


pondît à une ancienne unité nationale, à cette unité
de la Gaule dont Camille Jullian a donné une si belle
2
définition . Et c'est le seul aussi qui a survécu et

1
Cette unité, pivot, à mon point de vue, de toute notre histoire,
a été beaucoup trop méconnue, et récemment même encore contestée
par Esmein (op. cit., p. 70). Elle se dissimule sous les multiples par-
tages des royaumes francs, d'où il m'a paru utile de la dégager dans
un appendice de cette introduction.
2
« Le Sénat romain a brisé la Gaule : les empereurs doivent
reconnaître son unité. Les Barbares Font partagée entre eux : les

Francs la reconstituent. Le régime féodal a fait prévaloir, sur la vie


nationale, la vie provinciale : la nature est la plus forte et la France
se reforme là où était la Gaule. Grâce à la terre, à travers des milliers
d'années, il a existé sous des noms différents, gaulois, romain, franc
INTRODUCTION. 9

a fini par assimiler ou par absorber, dans la nation

dominante, les diverses g ente s qui en dépendaient. Il

est resté ainsi le seul représentant de la nation franque,

dont il a gardé le nom, de même qu'il avait recueilli

seul le titre et le prestige du nom carolingien, sous

les auspices duquel les trois groupes étaient nés.


La nation gallo-franque a commencé par se can-
tonner dans le bassin parisien, pour s'y replier sur.

elle-même et pour devenir un centre d attraction et

d'alliage, puis un foyer de rayonnement, à l'égard

des multiples nationalités qui n'étaient plus ratta-

chées à elle que par des liens ténus et fragiles. Ces


nationalités, de leur côté, se sont constituées peuples,

gouvernements, principats, en amalgamant les petits

groupes secondaires (patriœ, pagi) sous l'hégémonie


du groupe dominant (que sa prépondérance fût tradi-

tionnelle ou numérique), et d'ordinaire autour d'un


noyau vivace, qu'alimentaient des rapports plus
intimes avec la civilisation de la Francie : Flandre
wallone ou Roumois, comtés de Rennes, d'Autun,
de Poitiers, de Toulouse, etc.

Mais ni la cohésion, ni la coordination ne furent

et français, le germe indestructible d'un génie national » (op. cit.,

p. 33).
Voyez aussi le tableau magistral, saisi sur le vif de la nature et de
l'histoire, qu'a tracé M. Vidal de la Blache, en tète de l'histoire de
France de Lavisse. Du chapitre iv, Physionomie d'ensemble de la
France, je retiens cette conclusion : « Il y a donc une force bienfai-

sante, un genius loci, qui a préparé notre existence nationale. C'est


un je ne sais quoi qui flotte au-dessus des ditïérences régionales. Il

les compense et les combine en un tout et cependant ces variétés


subsistent, elles sont vivantes; et leur étude est la contre-partie
nécessaire de celle des rapports généraux » (p. 51-52).
10 INTRODUCTION.

jamais parfaites. Dans les interstices des grands prin-


cipats apparaissent des seigneuries indépendantes,
laïques ou ecclésiastiques, qu'un lien direct et plus
étroit put de bonne heure subordonner à la couronne.
11 appartient à l'histoire générale d'en dresser
l'inventaire et d'en suivre les destinées. Je m'effor-

cerai du moins de déterminer, au point de vue de


Thistoire des institutions, leurs caractères et leurs
physionomies typiques. C'est avant tout la formation
des grands principats que nous avons à décrire. Ce
sont eux qui, au cours du xn e siècle, deviendront
les grands fiefs, et qui jusque-là sont de petits États
satellites, gravitant dans l'orbite du regnum Franco-
rum.

VII. — Il serait souverainement inexact de repré-


senter les partisans les plus récents de la thèse féo-
dale comme ayant emboîté le pas derrière les anciens
feudistes. Leur attitude est tout autre, subtile et para-

doxale, d'une érudition beaucoup plus sûre. A les


e e
entendre, le grand fief, aux x et xi siècles, existe en

théorie plus qu'en fait, les grands vassaux, tout en


faisant hommage-tige au souverain, se seraient com-
portés souvent <t à peu près comme si le roi n'existait

pas »; en d'autres termes « le lien vassalique très


fort », « l'hommage dans toute sa rigueur » qui les

unissait au roi, n'était, la plupart du temps, grâce à la

puissance dont ils disposaient, que purement nominal l


.

1
Voy. Lot, Hugues Capet t \). 235-237. — Cf. ces observations de
Luchaire : « En fait, les rois du xi e
et du xu e siècle n'étaient pas
assez puissants pour étendre les exigences de leur fisc aux grandes
INTRODUCTION. 11

L'histoire aurait donc suivi ici une marche inverse de


sa marche habituelle : l'apparence, la fiction aurait pré-

cédé la réalité, au lieu de n'en être qu'une survivance.


Et comment prouve-t-on cette anomalie? Par des
textes précis? par des engagements formels? Nulle-
ment. Un raisonnement juridique en doit tenir lieu

ou doit servir à interpréter les documents vagues et

ambigus. De ce raisonnement voici la formule : « Les


e
grands vassaux du xn siècle descendent, à l'exception

du duc de Normandie, des comtes, ducs et marquis de


l'époque carolingienne. Or dès l'époque mérovingienne,
les fonctionnaires n'obtenaient leur comitatus qu'après
s'être commandés au roi, s'être placés sous son mun-
dium. Or, si pendant la période où ducs et comtes étaient
encore fonctionnaires, ils étaient tenus, non seulement

de prêter le serment de fidélité que devaient tous les

sujets de l'Empire frank, mais encore d'entrer dans


la vassalité du roi, il serait difficilement admissible

qu'à l'époque suivante I'octroi en quasi-propriété


d'un duché ou d'un comté fût l'objet d'un engagement
moins rigoureux. L'affaiblissement du pouvoir royal ne
changeait rien à la nature juridique des rapports
établis entre le souverain et les comités, duces ou
marchiones » \
Ainsi par tacite reconduction, ou par une sorte de
présomption juris et de jure, les comtes ou ducs du

principautés de la France féodale » (Institutions des premiers Capé-


tiens, I, p. 114). « Ce n'est qu'à partir de Philippe- Auguste que les

textes mentionnent les droits de relief (relevationes feudorum) payés


à la Couronne par les hauts barons » (Institutions françaises, p. 578,
note 2).
1
Lot, Fidèles ou vassaux, Paris, 1904, p. 3-4.
'
12 INTRODUCTION.

e e
x et du xi siècle auraient accepté juridiquement, de
père en fils, et le roi leur aurait imposé légalement le

lien de dépendance vassalique qui attachait à la

Couronne les comtes et ducs francs, leurs autearsl

Qui ne voit ce qu'une telle filiation a de purement


imaginaire? Non seulement les comtés et duchés
francs, les marches et missatica ont été morcelés,
déchiquetés, agglomérés de la façon la plus disparate
et ont subi des transformations profondes, mais
l'usurpation sous toutes ses faces a pris la place d'une
transmission régulière. Si des comtes ou vicomtes
ont pu être les descendants de fonctionnaires caro-
lingiens, ils constituent l'exception, et ceux-là mêmes
se trouvaient, vis-à-vis de leurs suzerains, dans des

rapports tout autres que le fonctionnarisme. En ce

qui concerne les princes de la Gaule, qui seuls nous


intéressent directement ici, les ancêtres dont ils se

prévalaient sont avant tout des membres de la famille

carolingienne, unis à elle par le régime de la concorde


et de la suprématie. Et un obstacle croissant s'opposait
à ce qu'ils acceptassent soit tacitement, soit expres-
sément, la dépendance personnelle d'un comte ou d'un
duc franc, et l'assimilation de leurs États à un honor
carolingien. C'était leur caractère nouveau de chefs
de nationalités, dont les progrès et la puissance se
développaient en face et aux dépens de la royauté.
Si la prétendue vassalité féodale des princes de la

Gaule manque d'une base juridique uniforme, elle est

en diamétrale contradiction avec les conventions


expresses, permanentes ou temporaires, conclues entre
eux et la royauté, vrais traités d'alliance que nous
INTRODUCTION. 13

aurons à passer en revue, qui fixent les rapports du


Principal et de la Couronne, selon les circonstances
ou les événements, sans nulle allusion ou référence
à un accord tacite devant servir de norme tradi-

tionnelle.

En définitive, on ne s'est pas rendu assez compte


que les relations du roi avec ses vassaux ou ses
fidèles ont traversé une double phase : une phase
de désorganisation, allant jusqu'à la rupture de l'hom-
mage (sauf dans la Francie), transformant la souve-
raineté royale en suprématie; une phase de réorgani-
sation sur la base du fief, où un hommage nouveau
prend naissance et où la suprématie royale se change
en suzeraineté féodale.

VIII. — Les réflexions critiques qui précèdent, et

celles que le lecteur rencontrera au cours de ce


volume ne contreviennent pas à la règle que je me
suis fixée de procéder par voie d'exposé historique et

non de polémique. Je n'ai pu me soustraire au devoir


de répondre à des objections qui m'étaient faites par
avance, notamment dans l'un des livres que j'aurai le

plus souvent à citer (Lot, Fidèles ou vassaux). Ce


livre, en effet, paraît dirigé tout entier contre le carac-

tère que j'attribue aux princes de la Gaule, que j'avais


esquissé dans le précédent volume et que j'avais

annoncé vouloir décrire dans celui-ci. J'ai limité la

controverse au strict nécessaire et j'ai continué de


poursuivre la vérité historique dans « l'enchaînement
des idées, des textes et des faits ».

Aussi bien, je le redis, ce n'est pas un système


14 INTRODUCTION.

que je défends ni une théorie que je construis. Mon


œuvre, à aucun degré, ne dérive de vues a priori. Je
ne me suis formé d'opinion que celle qui sortait

pour moi de l'étude minutieuse et méthodique des


sources, et quand une investigation plus ample ou plus
approfondie m'a convaincu que l'opinion commune à

laquelle je m'étais provisoirement tenu n'était point


justifiée, je n'ai pas hésité à faire amende honorable
de ce qui m'est apparu comme une erreur. Ainsi
m'est-il arrivé précisément au suj^t du caractère
prétendu réel de la première féodalité 1
.

Ce sont donc les résultats d'une étude documen-


taire, commencée il y a quarante ans et jamais inter-
rompue depuis, que je consigne dans ces pages. D'au-
tres les compléteront, d'autres les rectifieront. Mais
j'ai confiance que l'ensemble en est vrai et qu'il sera
confirmé par les historiens de l'avenir. D'ici là, je ne

me flatte pas qu'il soit accepté sans résistance, et je


2
dirais avec un vieil historien bien oublié aujourd'hui :

« Je sçay qu'entre les moins passionnez, la diversité

des esprits fera diversement juger de mon œuvre, et


que la grâce du lecteur n'esgalera la peine de mon

travail ».

1
Voir t. II, p. 491 et suiv.
2
La Popelinière, Histoire des histoires, Paris, 1599, p. 2.
APPENDICE A L'INTRODUCTION

L'unité francique à travers les partages royaux.

Les Francs, en s'établissant clans la Gaule, n'ont pas,


1
je l'ai montré , fondé un royaume territorial, mais l'hégé-
monie d'un clan royal et d'un peuple. Tel fut le point de
départ de l'unité francique, qui s'est solidifiée graduellement
en un noyau fondamental autour duquel les conquêtes ont
été agglomérées, mais dans lequel elles ne sont pas fondues.
Ce point de départ se trouve mis en claire évidence par
2
les constatations suivantes de Longnon : « Chacun des fils
er
de Clovis et plus tard chacun des fils de Clotaire I a son
siège royal dans le pays colonisé par les Francs entre le
Rhin et la Loire ; c'est là seulement qu existe en réalité
leur gouvernement. — Hors de ces limites, toute l'admi-
nistration consiste dans une occupation militaire. —
L'Aquitaine conquise par (sur) les Goths est divisée entre
les quatre rois francs qui semblent avoir vu là un com-
plément naturel de leur part de pays franc. — Ce
mode de partage, que les fils de Clovis étendent aux
pays soumis ultérieurement, favorise, par la création de
nombreuses enclaves, les dissensions des princes méro-
vingiens », j'ajoute ; et fait obstacle à l'assimilation à la
Francie.
Le système des enclaves fut abandonné par les Caro-
lingiens, mais Charlemagne soumit à des administrations
distinctes la Francie d'une part (Austrasie et Neustrie) et
d'autre part les diverses catégories de conquêtes (pays

1
T. NI, p. 163 et suiv.
2
Atlas historique de la France, texte, p. 36.
16 APPENDICE A L'INTRODUCTION.

annexés et pays tributaires), en y distinguant des mar-


ches.
Les deux systèmes ne pouvaient que concentrer le

noyau francique, en même temps qu'ils favorisaient les


efforts séparatistes ou centrifuges des groupes ethniques
domptés par la force.
L'unité de la Francie fut maintenue compacte jusqu'au
partage de 839 et jusqu'au traité de Verdun (843). Jusque-
là c'était toujours à un seul des héritiers du roi régnant
ou défunt que la Francie était attribuée, avec des appen-
dices variables et la primauté impériale. Pour les
autres, des Etats étaient constitués en dehors de la
Francie (en Aquitaine, Italie, Allemagne) 1
.

En 839, premier partage en longueur fait par Louis le

Débonnaire entre Lothaire et Charles le Chauve (Louis


le Germanique gardant l'Allemagne). La Francie fut
scindée en deux, manifestement pour favoriser Charles le

Chauve, tout en laissant le choix à l'aîné Lothaire dont


on reconnaissait ainsi la prééminence. Il choisit la Francie
orientale avec l'Italie comme dépendance, et Charles eut

la Francie occidentale (jusqu'au Rhin), qui, avec ses dépen-


dances, englobait la Gaule, plus la Belgique et la Cata-
logne actuelles.
Le traité de Verdun (843) développa ce système.
Chacun des trois copartageants prétendit cette fois à une
part de la Francie, avec des dépendances au dehors. La
Francie orientale fut, pour cela, partagée entre Louis le
Germanique et Lothaire, qui reçut -pour lot complémentaire
une partie de la Francie occidentale (la région entre
l'Escaut et le Rhin). Ainsi se trouvèrent constituées les
trois Francies : Francie de Gaule ou occidentale (avec

1
Projet de partage de 806 (la France à royaumes
l'aîné Charles, 2

en dehors : Aquitaine et Provence, Italie et Germanie du Sud). —


Partage de 817 (la France à l'aîné Lothaire 1, 2 royaumes Aquitaine :

et Germanie du Sud) complété en 829 par la création d'un duché


le Chauve.
royal au profit de Charles
APPENDICE A L'INTRODUCTION. 17

Reims pour siège royal et l'Aquitaine notamment comme


dépendances) attribuée à Charles le Chauve, Francie
médiane ou Lotharingie (siège royal Metz) avec ses dépen-
dances de Bourgogne, de Provence et d'Italie, formant
la part de Lothaire, Francie d'Allemagne ou orientale

(siège royal Aix-la-Chapelle) avec la Suisse et l'Allemagne


du Sud, restant à Louis le Germanique.
Non seulement l'individualité de chacun de ces trois
tronçons d'un même corps fut maintenue sauve dans les
partages auxquels donna lieu la vacance du trône, mais
des efforts continus furent tentés pour reconstituer l'unité
de la Francie primordiale.
er
Quand Lothaire I meurt en 855, c'est à un seul de ses
fils, Lothaire II, que, selon sa volonté, la Francie médiane
échoit, avec des dépendances en Bourgogne, tandis que les

deux autres ont l'un, Louis II, l'Italie avec le titre impé-
rial, le dernier, Charles, le Lyonnais, le Viennois et
la Provence. Cette « Francie médiane » n'arriva pas aux
héritiers de Lothaire II. A sa mort, Charles le Chauve
veut la réintégrer à la Francie occidentale, puis il la par-
1
tage avec Louis le Germanique . C'est donc entre les deux
autres Francies qu'elle est divisée, mais — chose curieuse
— sa personnalité, nous le verrons, ne s'éteignit pas.
Voici maintenant que Louis le Germanique disparaît
(876) et que la Francie orientale passe à l'un de ses fils,

Louis le Jeune» Celui-ci s'empresse de se faire céder


presque en entier par ses deux frères Carloman d'Aile^
magne et Charles le Gros la part de la Francie médiane
que le traité de 870, entre Charles le Chauve et Louis le
Germanique, avait attribuée à ce dernier, L'autre partie fut
acquise par lui de Louis III et de Carloman de France,
fils de Louis le Bègue, qui était mort prématurément après

avoir seul hérité en 877, de son père Charles le Chauve, la

Francie de Gaule. De sorte que la Francia média se

1
Voyez infrà, § I V.

F. — Tome IV. 2
18 APPENDICE A L'INTRODUCTION.

trouvait à peu près reconstituée aux mains de Louis le


Jeune et en même
temps réunie à la Francie de l'Est. Le
possesseur de celle-ci avait prétendu même réunir les trois»
Francies, en évinçant les fils de Louis le Bègue, et c'est
pour obtenir son désistement qu'ils lui avaient abandonné
leur part de la Francie médiane. Cette réunion, c'est
Charles le Gros qui devait l'opérer, grâce à la disparition

de tous les autres carolingiens légitimes et adultes.


La Francie de Gaule avait été attribuée tout entière
à l'aîné des fils de Louis le Bègue,. Louis III, dans le

partage qu'il avait fait, en mars 880, avec son frère


Carloman de France. Celui-ci n'en avait eu que les dépen-
dances (Aquitaine et Gothie, etc.), mais il l'acquit deux
ans plus tard, par suite de la mort de LouisIII et du bas

âge du posthume Charles le Simple (âgé à peine de trois


ans). Presque en même temps (882), Charles le Gros héri-
tait de son frère Louis le Jeune les deux autres Francies

(orientale et médiane) et bientôt après (884), lors de la


mort accidentelle de Carloman de France, il se mit en
possession de la France occidentale avec ses dépen-
dances.
C'était donc la reconstitution de l'empire franc, d'autant
plus complète que la mort de Carloman d'Allemagne avait>
dès 880, permis à Charles le Gros de lui succéder dans ses
états lombards, puis de ceindre la couronne impériale, et
qu'en 887 la mort de Boson devait, de par la suprématie
franque, soumettre son jeune fils et son royaume de
Provence à la tutelle du maître des trois Francies. Mais
Charles le Gros n'était pas de taille à porter le poids d'un
pareil empire. Il meurt (887-8).
est déposé et
Les trois Francies donc à nouveau et
se scindent
parallèlement leurs dépendances s'érigent en royaumes
séparés.
La Francie de Gaule élit roi (ou plutôt vice-roi) un
non-carolingien, le neustrien Eudes (888), en attendant
que Charles le Simple soit couronné (893).
APPENDICE A L'INTRODUCTION. 19

La Francie d'Allemagne reconnaît le fils naturel de Car-


loman, Arnulf, qui occupe également la France médiane.
Celle-ci sera vivement disputée entre les chefs des deux
autres Francies sitôt que Charles le Simple, par la mort
d'Eudes (898), aura été mis en possession du trône. Ses
efforts pour la récupérer furent couronnés de succès, à la

mort de Louis l'Enfant, le dernier des carolingiens d'Alle-


magne. Les Lorrains le reconnurent pour roi, jusqu'à ce
qu'il fut en 923 dépossédé par les Robertiens de la royauté

sur la Francie occidentale. C'est de ce jour que se pré-


para la réunion de fait, toujours contestée en droit, de la
Francie médiane à la Germanie, son rattachement vio-
lent, et par morceaux, au regnum Teutonum, puis au
Saint Empire romain.
Seule la Francie occidentale subsista dans son essence
traditionnelle, cependant que les régions et les groupes
de population placés sous sa dépendance s'animaient
d'une vie propre, et, en accord ou en conflit avec elle,

naissaient à l'existence nationale.


LES ORIGINES
DE

L'ANCIENNE FRANCE

LE PRINGIPAT

DEUXIÈME PARTIE

La formation historique des grandes principautés de la


France majeure et leurs rapports avec le « Regnum
Francorum ».

I. — LES GRANDS PRINCIPATS

§ I. - LE COMTÉ OU MARQUISAT DE FLANDRE

CHAPITRE I

LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE.

L'étude de la formation du principat de Flandre et de


ses rapports, au x e et au xi
e
siècle, avec la couronne de
France présente pour l'historien un intérêt capital. Je
n'irai pas jusqu'à dire qu'elle est le hoc opus, hic labor
de Virgile, mais en approche. Nous y pouvons saisir
elle

sur le vif et d'ensemble le curieux phénomène du déta-


chement d'avec la Francie occidentale des régions qui
avaient été le berceau de la nation franque 1
, et la nais-

1
Voy. Origines de l'ancienne France, t. III, p. 222 et suiv.
22 LIVRE IV. CHAPITRE I.

sance d'une nationalité nouvelle, flamande,


la nationalité

d'un État nouveau, le comté, la monarchie de Flandre,


sans que fût rompu, mais seulement relâché, le lien qui
unissait la population si mêlée de cet Etat à la nation

dominante, de son chef au rex Francorum.


Le spectacle est d'autant plus saisissant et l'enseigne-
ment qui en ressort d'autant plus expressif que, par sa
position maritime et fluviale, par son chevauchement sur
les trois Francies originaires, par le caractère fruste et
rude de ses habitants, par l'expansion de sa vie écono-
mique et l'essor précoce de son esprit de liberté, l'État
flamand nous montre l'élément ethnique faisant échec à
l'élément féodal jusqu'au point de l'emporter sur lui.

Le détachement de la Francie n'a été que progressif,


progressive aussi et en quelque manière parallèle la
constitution d'un État flamand. Des obstacles naturels y
aidèrent, — telle la barrière de l'Ardenne, mais deux —
causes en apparence contradictoires en furent les chevilles

ouvrières : la situation privilégiée de la Flandre maritime,


qui la rendait propre à devenir un centre de gravité et un
foyer de vie sociale, le rôle d'avant-poste contre les

incursions normandes dévolu au pays.


Point d'arrivée des grandes voies de commerce qui
faisaient communiquer l'Italie et l'Allemagne avec la mer
du Nord et que son trafic maritime prolongeait jusqu'en
Angleterre, la Flandre maritime devint le noyau d'une
nation de marchands et de marins, antagoniste de la
société seigneuriale et féodale qui occupait la France, et
rivale de la domination normande. Mais, ouverte à l'en-

vahissement des flots de pirates nordiques, elle dut


pourvoir à sa défense par des digues militaires, par une
armature puissante. Ne cherchez pas ailleurs le trait

distinctif de la nation qui éclôt et qui s'implante entre la


Germanie et la France. Il est tout entier dans l'intensité
de sa vie municipale, que l'agriculture nourrit, que le

commerce alimente et que le château fort sauvegarde.


LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE. 23

Château fort et ville sont les deux assises essen-


tielles de la nation flamande. L'un assure la sécurité,

Tordre politique et l'autorité du prince, l'autre procure


le bien-être et l'aisance, qui, de proche en proche, se
répand sur la campagne, et qui donne à la population
urbaine et rurale la conscience de sa force. C'est plus
qu'un mariage de raison qui unit le château, la cité et la
plaine, c'est un syncrétisme de la nature.

Les sites les plus propices à l'établissement de ports


ou d'entrepôts de commerce, de marchés ou de foires,

comme à la protection des campagnes d'alentour, étaient


les mêmes qu'à défaut de collines ou de crêtes, la néces-
sité de l'occupation militaire, l'intérêt du moine, du sei-
gneur ou du prince avaient par. avance choisis et fortifiés.
e
Établis, au ix siècle, sur les fleuves et les rivières, à leur
confluent ou près de leur embouchure, puisque c'étaient
1
les voies que suivaient les envahisseurs normands ; nés
de postes militaires romains qui dominaient les grandes
routes ou à proximité de villes qu'avaient détruites les
e
ravages des iv et ve siècles, et dont les ruines pouvaient
servir de carrière; transformations des grandes abbayes
qui, après la conquête franque, avaient colonisé le pays
et jeté leur dévolu sur les emplacements les plus favo-
rables à leur sécurité, à l'extension et à la mise en valeur
de leurs possessions, les castra formèrent une double ou
triple enceinte, des rivages de la mer jusqu'à l'Ardenne :

Ardenbourg, Bruges, Furnes, Bergues, Bourbourg, —


Gand, Ypres, Cassel, Saint-Omer, Grammont, Aude- —
Voy. ce que Winnoc (milieu xi e siècle]
1
la deuxième vie de saint
raconte de Baudoin II : « Qui suspicione irruptionis... ductus, fines
Flandrise facileusque ad id temporis accessibles et pervios hosti
castris munierat omnique in reliquum impugnationi clauserat »
(Mabillon, Acta SS. Bened., t, III, p. 311). Cf. la Chronique de Jean
d'Ypres, ad an. 902 (H. F., t. IX, p. 75).Les miracles de saint
Winnoc (x e -xi e siècles) parlent de la fondation de Bergues par un
princeps pagi « ad munitionem et tuitionem populi » (Mon. Germ.
Script. Meroving., t. V [1910], p. 782).
24 LIVRE IV. CHAPITRE I.

narde, Lille, Douai, Arras. Mais ce ne sont pas seu-


lement, tant s'en faut, des lignes de circonvallation
contre les envahisseurs, c'est la chaîne d'un vaste
réseau, aux mailles serrées, jeté sur tout l'intérieur
du pays et dont les multiples châteaux forts représentent
les nœuds.

Le prince est possesseur, ou pour le moins avoué, des


grandes abbayes il se réserve le droit de bâtir des for-
;-

teresses et fait disparaître dès le x e siècle les comtes des


pagi\ Il tient ainsi le pays clans la main. Ses châteaux
forts deviennent le centre d'autant de circonscriptions
administratives, judiciaires, économiques, qui occupent
en grande partie la place et de la hiérarchie des fiefs, et

du système des honneurs régnant clans la France occi-


dentale, et du régime domanial organisé, modelé par le
capitulaire de villis. Le château devient le cœur de la
cité, il fait office de cour du manoir et de villa ou de chef-

manse. Le châtelain est, plus que partout ailleurs, le repré-


sentant du comte, le vice-cornes* L'extension du pouvoir.

temporel de l'épiscopat se trouva (sauf à Thérouanne)


paralysée de ce fait et, à la différence de ce qui arriva en
France, où les évêques introduisirent et sanctionnèrent les
institutions de la paix et de la trêve de Dieu, le comte
seul put en général y tenir la main et assurer la sécurité
relative du pays 3 .

1
Cf. F. Lot, La Frontière de V Empire et de la France du ix e au
xn* siècle (Bibl. de l'École des chartes, janvier-avril 1910, surtout
p. 28-31).
2
Cf. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 2 e éd. (1902), p. 111 et
suiv. — Les Villes flamandes avant le xu e siècle (1905), p. 18 et
suiv.
3
Dès 1030, Baudoin le Barbu prend l'initiative de faire réunir à
Audenarde les reliques de son marquisat et de faire jurer sur elles la

paix de Dieu parle peuple et les seigneurs « congregatis marchi- :

siae sanctorum corporum, Bavonis, Wandregisili... eum aliis


suse
innumerabilibus sanctorum reliquiis... congregatis totius regni sui
primatibus apud Aldenardum pacem ab omni populo conjuratam
LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE. 25

e
Voici donc, du ix au xn e siècle, une cohésion toute
particulière de l'Ëtat. Ses ressources en hommes et en
biens ne sont pas moins remarquables. Dans cette genèse
d'une nationalité vivace, le rôle prépondérant de la

Flandre maritime éclate. De vastes étendues de terres


d'alluvions et de terrains tertiaires s'y prêtent aux défri-

chements féconds. Une population vigoureuse et tenace


de libres paysans y est attirée et s'y fixe en qualité
d'hôtes. Une agriculture florissante s'épanouit, à côté de
1
pâturages salins où de multiples bergeries prospèrent et
fourniront un jour à l'industrie textile sa matière pre-
mière. La vigne même est introduite par les comtes,
2
auxquels on en fait mérite et gloire . Source jaillissante

firmari fecit » (Sigebert de Gembloux, Auctar. Affligemense, ad an.


1030;Migne, 160, col. 281).

Trente ans plus tard, c'est d'après le conseil et à la sollicitation


de Baudoin V de Lille et de son fils Baudoin I
er
de Hainaut,
« utriusque comitis consultu, hortatu et petitione » (Mon. Germ.,
t. XV, p. 838), que les moines de Lobbes promènent à travers toute
la Flandre, et spécialement la Flandre maritime, les reliques de
saint Ursmar, et c'est en sa présence et celle de la comtesse que
tous les seigneurs du pays font, à Bergues, sur ces reliques un pacte
de concorde et de paix (Miracula S. Ursmari, cap. 9 ;
ibid., p. 839-
840).
Sous Robert le Frison, un évêque de la Francie, l'évêque de Sois-
sons, saint Arnoul, vient prêter son concours à l'œuvre pacificatrice
(1084). Lui aussi, il parcourt le pays pour y semer la concorde, et si
Phagiographe lui en attribue le principal mérite, il n'en laisse pas
moins entrevoir le concours actif et nécessaire du comte de Flandre.
Ilnous apprend même que le comte a fait dresser à Bruges une liste
des meurtres qui avaient été commis dans la région, pour faire ressortir
que les compositions qu'ils auraient exigées, et qui avaient été écono-
misées par l'intervention de saint Arnoul, dépassaient le chiffre de
dix mille marcs d'argent pur( Vita Arnulfi, Mon. Germ.,t. XV, p. 890).
1
Dès 941, Arnoul le vieux donne à l'abbaye de Saint-Pierre de
Gand deux bergeries de 120 et 100 moutons (Liber Traditionum
Sancti Pétri Blandinensis éd. A. Fayen, Gand, 1906, p. 70).
,

2
Dans le même acte, Arnoul donne une vigne qu'il a replantée près
du monastère : « Vineam quam secus monasterium restruxi » (Ibid.).
-

26 LIVRE IV. CHAPITRE ï.

et de la richesse foncière et de l'opulent trésor des


comtes l
, c'est la Flandre maritime qui contribua, pour la

plus large part, à former cette terra valde populosa dont


parle Suger, ce « réservoir d'hommes dont le trop-plein

se déversait au dehors », comme l'appelle un savant


géographe 2
.

Si la chevalerie est nombreuse, elle se compose sur-


tout de soldats paysans, dont les plus puissants et les plus
riches (ditiores, nobiliores) n'ont encore pour résidence,
dans la première moitié du xn e siècle, que les mottes
avec tours de bois qu'en France les châteaux en pierre
3
avaient remplacées dès le règne de Robert II . Leur
équipement était resté tout aussi primitif. Ils ne devaient
avoir ni broigne, ni haubert, puisque à la même époque ils

prenaient part à des tournois dans une tunique de lin,

avec la lance, Vécu et le heaume pour toute armure 4 Le .

1
Cette prospérité nationale de la Flandre et le mérite qui en revient
au prince a été célébrée sur un ton presque lyrique par un évêque
français, Gervais de Reims, dans la lettre qu'il a écrite (1055-J067) à
Baudoin V, de Lille, en lui offrant les « miracles de saint Donatien » :

« Quid de diversarum loquar affluentia divitiarum... quibus jurehere-

ditario te Dominus sic voluit esse locupletatum, ut inter mortales hac


in re non plurimos tibi pares invenias? Quid, quod tellurera paulo
ante minus cultilem sic sollercise tuœ industria fertilem reddidisti,
ut natura fertiliores fertilitate superet... diversorum proventu fruc
tuum cultoribus suis arrideat et ad prebendum pastum animalibus
pratis et pascuis affluenti fecunditate turgescat? Quid, quod populis
bacheia dona ignorantibus per te Liberi illuxit noticia? Nunc nichil

in regione tua usibus hominibus déesse volens, ruricolas ad produ-


cenda vineta excoluisti.... Quid de cœteris divitiis, auro videiicet et
argento, palliis et lapidibus preciosis et conchis? Hec quidem et alia
quecumque sub sole nascentia, Balduine princeps, promptissime tibi
feruntur, quacumque parte terrarum et maris tibi defluunt » (Mon.
Germ. Script., XV, p. 855).
2
Vidal de la B lâche, Tableau de la géographie de la France (Hist.
de France de Lavisse, t. I, p. 79).
3
Voy. la description d'une de ces mottes (vers 1115) par Gautier
de Thérouanne, que j'ai donnée au t. II des Origines, p. 82-83.
4
C'est ce que nous apprend une tradition du xn e siècle rapportée
LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE. 27

régime familial, favorisé par la dispersion des fermes,


sous lequel ils vivaient, gardait si bien sa barbarie antique
que d'interminables vendetta mettaient parfois aux prises
des milliers de personnes
1

, et tenaient lieu chez eux des


luttes entre maisnies féodales. Nous en avons le pitto-

resque spectacle dans la translation des reliques de saint


Ursmar qu'opèrent lesmoines de Lobbes (1060) à travers
toute la Flandre maritime, d'Hazebrouck jusqu'à la
2
Zélande, puis de là à Gand , et dans le récit d'une tournée
missionnaire que saint Arnoul y accomplit au temps de
Robert le Frison 3 .

par Thomas de Gartimpré : « In hac villa (Leeuwes juxta Bruxellam)


lx milites arma portantes sparsim morabant<<r.... Hi omnes cum aliis

mililibus circumjacentium regionum sine ullo armorum preesidio,


exceptis lanceis, scuto et galea, induti tantum plicata linea tunica,
torneamenta frequentius faciebant » (Bonum universale de proprieta-
tibus apum, éd. Douai, 1605, p. 446).
1
Au xne siècle encore, le frère du prévôt de Bruges, Lambert
d'Ardenbourg, réunit une troupe de près de trois mille amis et parents,
« amicos cognatosque fere tria millia » (Galbert, éd. Pirenne, p. 154).
A Blaringbem près d'Hazebrouck (et non pas entre Avie et
2

Arques (!) comme l'indique une note des Monumenta), les vendetta
d'une centaine de chevaliers furent pacifiées « Centum ferme inimi- :

citiarnm... ea die fuit confœderatio » : Mon.,(Mirac. St. Ursmar i


t. XV, p. 839). — A Ostburg (Zélande), quatre cents chevaliers
étaient en tel état d'inimitié que nul n'osait plus sortir de chez lui

sans convoquer au préalable un ost (nisi exercitu coaeto). Une ven-


detta féroce divisait les familles : « Exigebant ab invicem interfec-
tiones parentum », malgré des serments prêtés et des compositions
stipulées. La paix fut jurée sur les reliques de saint Ursmar (supra
corpus jurata pace), les armes jetées, les baisers de paix échangés
{Ibid., p. 840).

Autre pacification analogue près de Blankenberghe, entre plus de


cinq cents chevaliers. Elle est marquée par une scène dramatique et
curieuse. Un chevalier se jette aux pieds d'un seigneur dont il avait
tué les deux frères : « Nu et déchaussé, les bras en croix, avec des
ciseaux et des verges » (Cum forcipe et scopis, nudus, discalceatus\
symbole évident de et de la discipline monastique entraî-
la tonsure
nant pénitence (Ibid., p. 840-841).
3
Toute la relation de cette tournée serait à citer. Elle prouve com-
28 LIVRE IV. CHAPITRE I.

Le long des côtes, la pêche maritime et le cabotage


façonnent une race aventureuse de hardis marins et de
vigoureux soldats. Dans les plaines basses et maréca-
geuses se conservent des mœurs presque sauvages 1
,
qui
communiqueront de leur rudesse aux villes elles-mêmes.
Dans celles-ci, enfin, l'élément guerrier sert d'égide au
commerce, à l'industrie, à la richesse et d'appui à la
liberté urbaine. Je ne cloute pas qu'autour de la cité dont
le castellum était le donjon et qu'habitaient surtout les

hommes d'armes et les ministeriales du comte, et à côté


des bourgs de marchands et de trafiquants, il y eût des
bourgs de gens de métier, de jardiniers et de cultivateurs.
Mais je suis pleinement d'accord avec l'historien de la

Belgique, M. Pirenne, pour attribuer au commerce mari-


time et fluvial et aux corporations, hanses et gildes, qui
en sont nées une action décisive sur la constitution

bien était profonde l'anarchie inter-familiale à laquelle les moines de


Lobbes n'avaient apporté qu'un remède temporaire : « Per cuncta
Flandrise loca, dit 1'hagiographe Hariulf, cotidiana homicidia et

insatiabiles humani sanguinis effusiones pacem et quietem totius


regionis turbaverant »... « tanta rabies orcidendi, tantusque inerat
furor ulciscendi, ut humano sanguine assidue cruentari jocundum
haberent ». Ce sont mœurs des Flamands qui en sont cause
les :

« Mentes indociles cruentœ » (Vita Arnulfi, Mon., t. XV, p. 887-


et

888). — Le comte pourtant maintient avec une inflexible vigueur la


paix des foires, pax comitis, et quand, aux foires célèbres de Thou-
rott, elle est violée par une vengeance, il ne faut rien de moins
qu'un miracle pour que la charité chrétienne de saint Arnoul puisse
s'exercer en faveur du violateur et interrompre la chaîne des vendetta
{MU., p. 888-889).
1
« Intra terminos parrocbiae Gestelensis (Ghistelles, près d'Os-
quaedam vena terrée nigra et quasi subrufa, quœ crebris
tende)... est
paludibus intersita, non facile potest transiri. In his vero loois moratur
genus hominum atrocitatem semper gestiens ut vulgus Scytharum »
(Ibid., p. 889). — Survivants, sans doute, de ces Morins et Ména-
piens qui, au temps de Dion Cassius, n'avaient pas encore de villes

et habitaient dispersés dans des hutles, « outs yàp koXzk; ïyovxs;, akV
èv xaXu6aiç Siarrco^voi » (D. Cassius, XXXIX, 44. Extraits des
auteurs grecs concernant les Gaules, t. JV, p. 279).
LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE. 29

urbaine en Flandre. Ce sont les marchands de l'eau, plus


que tous autres, qui ont fait des villes flamandes une puis-
sance capable de résister aux abus féodaux, de faire
équilibre à la puissance centrale et de la soutenir, avec une
rare efficacité, dans ses conflits intérieurs et extérieurs. De
là, les privilèges et les franchises que surent conquérir de si

bonne heure les communes de Flandre, de là aussi l'atti-

tude qu'elles prirent au regard de la couronne de France,


l'indépendance nationale qu'elles revendiquèrent, dès le
e
début du xii siècle, l'ardent souci qu'elles témoignèrent
de l'honneur du comte et de l'honneur du comté
1
.

Remarquons maintenant que la Flandre propre était


devenue le domaine du bas-allemand jusqu'à la hauteur
de Courtrai et de Tirlemont. L'élément vieux saxon et

frison y avait absorbé l'élément ménapien ou morin et

remplacé l'élément franc, qui s'était écoulé vers le midi.


Dans le Mempisque aussi et dans le Boulonnais, des
infiltrations Scandinaves ou nordiques n'avaient cessé de
pénétrer. Et n'est-ce pas précisément de cette région
septentrionale, du pays de Bruges, selon toute vraisem-
blance, que les. fondateurs de la dynastie flamande sont
sortis? Si ce fut leur berceau, ce fut aussi,, en cas de
péril, leur suprême refuge.
Cette esquisse, si elle est fidèle, nous laisse préjuger les
rapports du principal flamand avec le regnum Franco*-
rum. A mesure que ce royaume se désagrège, la Flandre
maritime devient un noyau de cohésion autour duquel se
forme un Etat distinct de la Francie, mais qui y demeure
rattaché par un lien traditionnel. L'histoire de. la première
dynastie comtale est l'histoire même de cette transforma-
tion. Si le comte carolingien Baudoin a été le vassal de
sou. beau-père. Charles le Chauve,, il n'est pas moins

1
L'honneur du pays (honor terrœ) ou du^comte (honôr çomïtatus)
est sans cessé invoqué dans les négociations qui ont lieu pour la
successien de Charles le Bon (voy. par exemple Galbert, éd. Pirenne,
I».
139 r ,d40, 141,162,- etc.). , , , ^V^.,-.; .

:hi ; ;
->
;
-
30 LIVRE IV. CHAPITRE L

certain, à mes yeux, que, sous ses successeurs, cette


vassalité est devenue une dépendance ethnique. La
Flandre a cessé d'être un bénéfice en devenant un État.
€e que par un mouvement inverse qu'elle deviendra,
n'est
deux siècles plus tard, un grand fief de la couronne.
Disloquée à l'intérieur par l'insoumission des châtelains,
arrêtée dans son expansion au dehors, à l'ouest par la
Normandie, à l'est par les maisons féodales de Brabant,
Hainaut et Hollande, dominée par les progrès croissants
cle la royauté française, elle sera menacée d'une absorp-
tion complète par Philippe-Auguste et finalement englobée
par lui, comme grand fief et pairie, dans la hiérarchie
féodale qu'il a constituée.
De cette alternance de phases est née une illusion d'op-
tique pareille à celle qui déforma les origines de la féoda-
lité. Le point de départ et le point d'arrivée ont accaparé
toute l'attention de l'observateur et fait faire table rase des
degrés intermédiaires. Les historiens ont reporté, en bloc,
dans le passé la « résultante » d'une longue évolution.
Ils ont en même temps réuni, sous le titre de comté, des
éléments hétérogènes l'État flamand proprement
: dit, c'est-

à-dire la Flandre flamingante, qui comprit le pays de


e
Wœs, quand les comtes l'eurent récupéré, au xi siècle, sur
ceux de Frise ;
— les conquêtes faites sur la Francie occi-
dentale, villes, châteaux, populations ou territoires, cette
Flandre wallone, dont une notable partie fît, sous
Philippe- Auguste, retour à la couronne; — les conquêtes
faites sur la Francie médiane (Lotharingie) de popula-
tions mi-flamingantes, mi-wallones.
e
L'État flamand proprement dit forma, dux au xn
e
siècle,

un principat soumis à la suprématie de la Francie occi-


dentale. Son chef devait donc fidélité et sécurité, mais
non pas hommage-lige secours militaire en cas de danger
;

public (levée en masse, landwer), mais non service


féodal.
Les conquêtes opérées soit sur la Francie occidentale,
LA GENÈSE DE LA NATIONALITÉ FLAMANDE. 31

soit sur la Francie médiane ou orientale ont été régularisées


de gré ou de force, par accord ou traité, et ont pu être
assimilées ainsi, selon les circonstances, à des bénéfices
ou des fiefs emportant hommage. Mais ce sont alors des
hommages particuliers, comme on le voit très bien pour
la Germanie, et encore pour la France, après 1128, lors de
la reconnaissance de Thierry d'Alsace.
Et c'est pourquoi le comte de Flandre a pu être, pour
certaines villes ou certains pays, feudataire soit du roi de
France, soit du roi de Germanie, mais il n'a jamais été
que fidèle pour l'Etat flamand, et seulement du roi de la
Francie occidentale (jamais du roi de Germanie), jusqu'à
ce que la transformation de son principat en grand fief
eût été opérée du xn e au xm e
siècle.
33

CHAPITRE II

e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES.

Les populations que la Flandre devait grouper en fais-

ceau étaient, jusqu'au milieu du ix e siècle, assujetties à


l'autorité de comtes carolingiens ou de missi dont les cir-
1
conscriptions pouvaient varier , et nous sommes hors
d'état de savoir à quels sujets commandait le comte Bau-
doin, Bras de fer, quand, « vassal » de Charles le

Chauve, il enleva la fille de son suzerain. Nous ne savons


pas non plus avec certitude quels « honneurs » lui furent
er
octroyés après qu'à la sollicitation du pape Nicolas I , le

roi eut consenti, en 864, à lui pardonner et à l'accepter


2
pour gendre . Il est très vraisemblable pourtant qu'il
possédait, d'ancienne date, une partie de la Flandre mari-
3
time et qu'il fut enrichi des dépouilles du camérier

Le troisième missaticum du capitulaire de Servais (853) compre-


1

nait le Noyonnais, le Vermandois, l'Artois, le Courtraisis, la Flandre,


les comtés d'Enguerrand, et s'étendait aux comtés de Waltcaudus.

Tel me paraît le sens littéral du capitulaire (Capit. miss. Silvac, Mon.


Germ., LL. II, p 275, éd. Krause).
2
« Re*...secundum leges seeculi eos uxoria conjunctionead invicem
copulari permisit, et honores Balduino, pro vestra solummodo peti-
er
tione, donavit » (864. Lettre d'Hincmar à Nicolas I ;
Mirseus, Opéra
diplom., t. I, p. 26).
3
Dans une de ses lettres à Charles le Chauve, le pape Nicolas

invoque, en faveur du pardon qu'il sollicite, le danger que ferait


courir au royaume une alliance de Baudoin avec les Normands dont
il pourrait faciliter les descentes : « Metuentes ne... ipse Balduinus
împiis Nortmannis... se conjungat, et in populo Dei... aliquod ingérât
periculum » (863, H. F., t. VII, p. 388).

F. — Tome IV. 3
34 LIVRE IV. CHAPITRE II.

1
Enguerrand, lors de la disgrâce de ce comte . Il y a
plus. Une coïncidence me frappe. Deux ans après la
réconciliation du beau-père et du gendre, en 866, meurt
Rodolphe, abbé laïque de Saint-Riquier, l'oncle maternel
de Charles le Chauve, et Hariulf nous apprend que ce
grand personnage -avait obtenu de son royal neveu le

eomitatus maritimœ provinciœ* et le détenait au moment


3
de sa mort . Ce eomitatus, qu'est-il devenu? Hariulf
en a perdu la trace et c'est pour cela, sans doute,
qu'il a intercalé entre Rodolphe et son fils Guelfon (son
successeur immédiat à la tête de la puissante abbaye)
deux comtes de Montreuil, Helgaud et Herluin, qui n'ont
ici, ayant vécu au siècle suivant. En tout cas,
rien à faire
Guelfon n'est plus qualifié comte, mais seulement abbé de
Saint-Riquier et de Sainte-Colombe de Sens. Ne peut-on
pas en conclure que le eomitatus maritimœ provineiœ,
que Rodolphe possédait, a été par le roi attribué à son
propre gendre Raudoin, petit-neveu par alliance de l'an-
cien comte? A trois ans près, se trouverait ainsi exact le
e
témoignage d'un hagiographe de la fin du xi siècle, qui
avait utilisé beaucoup de documents plus anciens, suivant
lequel Raudoin reçut, avec la main de Judith, toute la
4
domination entre la mer et l'Escaut .

1
La vraisemblance augmenterait avec l'hypothèse assez séduisante
qu'Enguerrand était frère de Baudoin, fils comme lui d'Odoacre (cf.

Vanderkindere, le Capitulaire de Servais [Bruxelles, 1897], p. 15-


16). — La privation de ses honores encourue par Enguerrand est
mentionnée en 875, quatre ans avant la mort de Baudoin I er (Annales
de Saint-Bertin, éd. Dehaines, p. 241 « Ab honoribus dejecto »).:

2
« Quique cum hoc offic o régis precatu functus fuisset, ejusdem
;

régis Karoli, sui scilicet nepotis, dono et prece, comitatum maritimx


provinciw suscepit quia erat... humanœ prudentiœ peritissimus »

(Hariulf, Chronique de Saint-Riquier, éd. Lot, p. 113).


3
« Hruodulfus venerabilis abbas et cornes, postquam per aliquos
annos cœnobîum cum provinciis maritimis gubernavit » (Ibid., p. 116).
4
« Surrexit illis diebus in regno ex fortissima heroum prosapia
Balduinus. . Qui, accepta Judith, filia Karoli Calvi, universum regnum
inter mare Gallicum et Scaldem fluvium cum ea, Dei Gratia, sortitus
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 35

Le noyau du comté de Flandre se trouvait créé, et telle


est déjà l'autorité du comte qu'il fait partie cle l'espèce de
conseil de régence que Charles le Chauve institue auprès
cle son fils par le capitulaire de Quierzy (877) K
L'année même cle la mort prématurée de Louis le
Bègue, Baudoin II succède à son père dans les circons-
tances les plus propices pour étendre sa domination, jeter
les assises d'un État indépendant, d'une « royauté pro-
2
vinciale » ,
prendre rang parmi ces roitelets (rrguli) qui

surgirent à la mort de Charles le Gros. Carolingien par


sa mère Judith, surnommé le Chauve uniquement, paraît-
il, pour rappeler son origine, il assit sa domination, son
3
ducaiys, suivant l'expression cle Reginon sa monarchïa, ,

comme l'appelle Thagiographe cle saint Winnoc sur une 4


,

base nationale, en groupant la population tioise de la


Flandre et du Mempisque, du Boulenois et du Ternois.
Il l'étendit ensuite sur la population wallonne cle l'Artois,
grâce à la rivalité des rois Eudes et Charles le Simple.

Une politique cle bascule lui permit de se tenir en équi-


libre entre les deux compétiteurs de l'ouest et de s'ériger
presque leur égal, sous la prééminence du chef cle la

f
est » (Translatio SS.Wandregisili..., Mabillon, t. V, p. 20 t; SS. XV,
p. 627).
1
Capit. Carisiac, cap. 15, éd. Krause, t. II, p. 359.
2
L'expression est sortie de bouche d'un contemporain de Bau-
la

doin H, Tévêque d'Utrecht Radbod. Dans un sermon sur la vie de


sainte Amalberge, il qualifie rex provincise un prince qu'il ne nomme
pas et que la légende a identifié plus tard avec Cbarlemagne (Mabill<n,
Acta SS.Ben., t. III, 2, p. 242).
3
« Qui Balduinus hucusquein Flandris ducatum tenet » (Reginon,
ad an. 818, éd. Kurze, p. 73).
4 .«
Baldewinus, cognomine Calvus... a progenitoribus Flandriœ
monarchiam sortitus... etingenio et armis divina humanaque jura ex
œquo iibrare... Tenebat ea tempestate sceptra Francorum Rex Karo-
lus... quem prsefatus Flandriarum monarches adiens » (Vie de
saint Winnoc, milieu xi e siècle, cap. 16; Mabillon, Acta SS. Bened.,
t. III, 4, p. 311. —
Mon. Script., t. XV, p. 776-777).
36 LIVRE IV. CHAPITRE II.

maison carolingienne, Arnulf, le roi de la Francie orien-


tale. Ses variations ne manquèrent pas de logique et

furent couronnées de succès.


En 888, Charles le Simple est en bas âge, Eudes est un
roi adventice, Baudoin II s'attache à Arnulf. Il est, avec
son parent Rodolphe, abbé de Saint-Vaast d'Arras et de
Saint-Bertin, et avec l'archevêque Foulque de Reims, à la
tête des Francs qui mandent à Arnulf de venir prendre
possession du royaume occidental 1
. Mais comme le

souverain allemand manque d'audace et que la fortune

sourit à Eudes, c'est à Eudes que Baudoin s'engage à être


2
désormais fidèle . Cette fidélité, il essaie presque aussitôt
de se la faire payer. A la mort de l'abbé Rodolphe (892),
il revendique sa succession et, avec la connivence des
châtelains, s'empare du castrum de Saint-Vaast d'Arras,
puis demande à Eudes de lui en confirmer la possession.
La réponse évasive du roi ne le satisfait pas, il se révolte,
se met hors d'atteinte et, l'année suivante, se rallie
à Charles le Simple, devenu majeur et couronné à Reims.
Mais l'appui se révèle fragile et voici Baudoin revenu à
Arnulf, pour nouer alliance avec son fils Zwentibold, le

nouveau roi de Lorraine 3 .

Malgré le succès de ses armes, Eudes est tenu en


échec. En est-il meilleure preuve que celle-ci? Aussitôt
que le roi, en 895, a réussi à s'emparer du castrum et

de l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras, il les restitue à


Baudoin et fait la paix avec lui, presque « d'égal à égal »,
4
selon la juste expression de son plus récent historien .

1
« Gontulerunt se ad Arnulfum regem, ut veniret in Franciam, et
regnum sibi debitum reciperet : inter quos erant primi hujus discor-
diœ Fulcho... et Hrodulfus... nec non et Balduinus cornas » (Ann.
Vedast., ad an. 888, p. 331-332).
2 « Balduinus, relictis sociis, i vit ad regem Odonem et promisit se
de reliquo fidelem illifore... h^rlatus est ut in sua promissione per-
maneret » (Ibid., p. 332).
3
Ann. Vedast., ad an. 895, p. 349-350.
4
Favre, Eudes, comte de Paris (1893), p. 181.
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 37

Eudes meurt (898), Charles le Simple est reconnu seul


roi des Francs occidentaux : Baudoin II se garde bien
de se rendre auprès de lui à Reims. Il se contente de
certifier de loin une fidélité vague, telle qu'il est conve-
nable : « Se illi fidelem esse sicut dignum erat »\ C'était

peu dire assurément, et Baudoin entendait moins encore.


Il enlève presque aussitôt Péronne, que tenait Herbert de
Vermanclois, sous l'autorité du roi, et s'il reperd à la fois

ce castrum et celui même d'Arras, il ne se décourage, ni

ne s'humilie, comme un vassal félon. En toute liberté et

accompagné de son allié Zwentibold, il se rend à un


plaid, où un traité formel rétablit la paix entre lui et
Herbert, entre Zwentibold et Charles, moyennant l'aban-
don au roi du castrum de Saint- Vaast et de ses dépen-
dances, dont le comte Aumer est gratifié
2
.

L'année suivante (900), pour rentrer dans les bonnes


grâces du roi et obtenir qu'il lui restituât la chàtellenie
d'Arras, il s'empresse d'accourir au plaid d'été où, sur
les bords de l'Oise, Charles avait convoqué son armée et
3
ses fidèles . Ce n'était point là faire acte de vassalité,
mais acte de fidélité, d'autant plus naturel que par la

1
Ann. Vedast, p. 35b : « Missos dirigit qui régi innotescerent se
illi fidelem esse, sicut dignum erat » (898).
2
« Pacificati sunt Karolus rex atque Zuendabolchus, et reddidit
Baldvvinus régi castrum et suos exinde fecit exire; quem rex dédit
Althmaro comiti » (Ibid.
899, p. 359). y
ad an y

3
« B. perrexit ad ipsum placitum, volens sibi regem reblandiri, ut
terram quam ei tulerat redderet » (ad an. 900, Ibid., p. 359). — La
vie de saint Winnoc nous représente Baudoin, cette année même,,
comme en grande faveur auprès du roi et obtenant de lui un privilège-
(aujourd'hui perdu) en faveur de l'église qu'il venait de fonder à
Bergues, sous le vocable de saint Martin et de saint Winnoc :

« Habuii enim apud ipsum (regem) plurimum posse... super eodem


loco pnvilegium regale facile obtinuit » (Mabilkm, loc. cit., p. 311).
Le fait est attesté déjà dans la première vie de saint Winnoc ,x e -
xi e siècle)
{Mon, Script, ver. merov., V, p. 782-783) et rappelé indi-
rectement dans une charte de Baudoin V (1067. Mirœus, Oper. dipl.,
I, p. 511) : « ecclesiam... privilegiorum munificentia, magnificè
38 LIVRE IV. CHAPITRE II.

mort récente ci'Arnulf (fin 899) la suprématie carolin-


gienne et franque avait fait retour à Charles le Simple.
M. F. Lot a supposé que la restitution du « comté »
d'Arras n'aurait pu être faite « qu'à charge d'hommage » 1 .

C'est une conjecture toute gratuite. La seule chose cer-


taine est qu'aucune restitution n'a eu lieu, par suite de
l'opposition de l'archevêque de Reims Foulque, lequel
avait obtenu du roi l'abbaye de Saint-Vaast, puis l'avait
cédée par échange au comte Aumer 2 , et qui détenait, par
une concession analogue, faite à la mort de l'abbé
Rodolphe, l'abbaye de Saint-Bertin, sur laquelle Baudoin
prétendait également un droit héréditaire. Et qu'arrive-
t-il alors? Foulque est assassiné, à l'instigation de Bau-
doin, par un chevalier de celui-ci; le meurtrier Winemar
est frappé d'anathème l'instigateur notoire Baudoin reçoit
;

par donation royale (regia donationé) l'abbaye de Saint-


3
Bertin qu'il convoitait . Quant à Arras, c'est le fils de
Baudoin, Arnoul, qui, à la mort du successeur d'Aumer,
s'en saisira sans coup férir.
Le langage de tous ces faits est clair; le langage des

ditavit ». On peut se demander si c'est de propos délibéré que l'in-

tervention du roi est ici passée sous silence.


1
Fidèles ou vassaux, p. 10.
2
II ressort clairement du récit de Flodoard que l'archevêque
Foulque ne s'était fait concéder l'abbaye de Saint-Vaast et le castrum
d'Arras qu'en vue de les échanger contre l'abbaye de Saint-Médard
de Soissons que détenait un comte Aumer, et que la concession du
roi à ce comte n'a été qu'une ratification de cet échange (Flodoard,
Histor. Eccles. Remensis, IV, 10; Migne, 135, c. 290).
3
« Winemarus... asserebat hoc pro senioris sui fidelitate patrasse,
et iccirco fine tenus in ipso peimansit anathemate. Balduinus autem
post hœc abbatiam optinuit regia donationé» (Folcuin, Chartularium
Sithiense, II, 68, éd. Guérard, II, p. 135). Cf. la Chronique de Jean
d'Ypres (H. F., t. IX, p. 74) « Balduinus... annuente rege Carolo
:

Simplice, cui ipse consanguinitate proximus erat, hanc abbatiam


impetravit et regia donationé suscepit, cum omnibus appendiciis
ejus ». —
Sur l'ensemble des événements Flodoard, : loc. cit.;
Reginon, ad an. 903, et la Chronique de Jean d'Ypres. ioc. cit.
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 39

documents contemporains ne l'est pas moins. M. F. Lot


•est obligé de reconnaître qu'il ne s'y rencontre nulle men-
tion d'un hommage du comte de Flandre au roi de France,
« qu'il n'y est question que de fidélité »*, fait d'autant
plus significatif qu'on était plus près de l'époque où ducs,
comtes et marquis étaient encore des fonctionnaires royaux.
Le cornes Flandre nsium devenait un roi adjoint du rex
Francorum, à l'instar des autres princes de la Gaule 2 .

Cette identification, que nous avons à suivre jusqu'au


e
cours du xn siècle, se manifeste dès la première moitié
e
du x par une double circonstance l'indépendance quasi :

souveraine du successeur de Baudoin II et l'abandon que


Charles le Simple offrit à Rollon de ses droits sur les
Flandres, comme il avait offert de lui abandonner béné-
volement la Bretagne 3 . On en peut conclure, ce semble,
que les droits de la royauté sur les deux pays étaient éga-
lement précaires.
Baudoin II, en inaugurant, par son mariage avec la
4
fille d'Alfred le Grand , la série des unions anglo-saxonnes

1
Fidèles ou vassaux , p. 10.
2
C'est l'expression même que je trouve dans un récit du xi e siècle

de la translation faite en 915 des reliques de Saint-Gerou : Eo tem-


pore Karolus rex Francorum annum regni sui agebat sextum deci-
mum, Balduinus cognomento Calvus 36 arregnaverat annis in comi-
tatu Flandriarum » (Ex adventu S. Gerulfi, cap. 11 Mon. Script;
;

t. XV, p. 907). — La symétrie parfaite entre les deux membres de la


phrase me paraît bien fixer le sens. On aurait pu songer, sans cela,
au vieux verbe adregniare, brider, tenir en bride.
3
Dudon, t. II, p. 28, éd. Lair, p. i 68-169. — Je discuterai plus loin
la valeur de ce témoignage.
4
Elstrude ou Aelfthryth. — Nous avons d'elle une charte de dona-
tion de biens situés en Angleterre au profit de Saint-Pierre au Mont-
Blandin, près de Gand, en mémoire de Baudoin II, qui venait de
mourir, et du consentement de deux fils Arnoul et Adolphe,
ses
Il septembre 918 (Cartul. saxonicum, éd. Birch, t. II, p. 337 et
suiv. (1887);Van den Haute, Note sur quelques chartes de l'abbaye
de Saint-Pierre de Gand, Bull. Comm. histor. de Belgique, 1903»
p. 411).
40 LIVRE IV. CHAPITRE II.

que continuèrent et Charles le Simple et Otton le Grand,,

avait rehaussé le prestige et l'éclat de sa dynastie. A son


origine carolingienne s'ajoutèrent de plus pour son fils

Arnoul les liens d'affinité qui l'unirent aux rois des deux
Francies, comme aussi à Hugues le Grand Ce fut le 1
.

tremplin de sa politique d'expansion et d'indépendance


quasi souveraine. Les rapports qu'il entretint avec son
er
beau-frère Edouard I et son cousin Athelstan lui servi-

rent de point d'appui dans sa lutte contre la Normandie,


et il en chercha d'autres du côté de l'est auprès de la
maison saxonne. De une rivalité nouvelle, non seule-

ment avec les ducs normands qui lui disputèrent l'alliance


d'Otton le Grand, mais avec Hugues le Grand et Herbert
de Vermandois, l'un et l'autre ses proches par mariage 2 .

Arnoul, comme tous ces dynastes, s'efforçait de réduire


le pouvoir du rex Fi ancorum à une suprématie de plus
en plus nominale, mais en veillant à ce que la prépondé-
3
rance ne passât point à F un des conjurés , et nul, pour
parvenir à cette fin, ne paraît avoir manœuvré avec plus
d'astuce et de duplicitéChaque fois quequ' Arnoul.
l'équilibre tend à se rompre soit au profit du roi, qui
s'allie, par exemple, avec les Bourguignons ou les Lor-

rains, soit au profit de ses rivaux, le jour où une coalition


se noue entre Hugues, Herbert et Guillaume Longue-
Épée, on le voit chercher aide et assistance tantôt près
d' Athelstan, tantôt auprès d'Otton, ou au contraire sou-

1
Simple (vers 919), Hugues le Grand (après 925), Otton
Charles le
er
le Grand (930) épousent trois filles d'Édouard 1 .

2
Arnoul, qui était déjà le cousin par alliance de Hugues le Grand,
serait devenu son neveu (ainsi que le neveu du roi Raoul) en épou-
sant (934) Ja Pille de Herbert II de Vermandois, si, comme on l'admet
généralement, Herbert était marié avec une sœur de Hugues et

d'Emma (la femme de Raoul de Bourgogne).


Pour justifier ce terme, je rappellerai
3
les paroles obsédantes que
Raoul Glaber prête à Herbert mourant : « Nous étions douze qui
avions juré de trahir le roi » — « Duodecim fuimus qui traditionem
Caroli jurando consensimus » (Raoul Glaber, éd. Prou, p. 8).
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 41

tenir le roi de France contre les coalisés, et les amener


à traité ou à trêve.
Ce ne sont pas là des luttes féodales, ce sont des com-
pétitions de souveraineté. Aussi M. Ferdinand Lot n'a-t-il

pas trouvé, dans tout le demi-siècle qu'occupe le long


règne d'Arnoul moindre texte à alléguer, de
le Vieux, le

près ou de loin, en faveur de sa thèse que le comté ou


marquisat de Flandre constituait dès alors un grand fîef
de France, et en est-il réduit à se retrancher derrière un
aveu d'ignorance : « On ignore au juste, dit-il, la nature
er
des relations entre le marquis de Flandre Arnoul I (918-
er
965) et les rois Charles III, Robert I ,
Raoul, Louis IV
d'Outremer » \ A mes yeux, au contraire, la nature
exacte de ces relations ressort très clairement de la suc-
cession des événements et des actes que déroulent devant
nous les chroniqueurs contemporains, Flodoard en tête.

En 925, le roi Raoul signifie aux Francs, par procla-


mation du ban royal, de se préparer à combattre les
Normands qui venaient de ravager l'Amiénois et le Beau-
vaisis. Ce n'était point la convocation d'une ost féodale,
mais une levée en masse à laquelle le comte de Flandre
devait répondre d'autant plus certainement qu'il était

compris encore parmi les chefs francs, puisqu'il comman-


2
dait à des Franci maritimi .

Aucune source historique ne fait mention d'Arnoul,


lors du rappel, en 936, de Louis d'Outremer, et ce silence

paraît étrange quand on songe qu'il était à ce moment


maître de Roulogne, où le jeune roi débarqua et où
s'étaient rendus pour le recevoir Hugues le Grand et les
autres seigneurs francs. Qu'il ait figuré ou non soit parmi
les céleri Francorwn proeeres ou principes dont parle

1
Fidèles ou vassaux, p. 11.
2
« Rodulfus... ut se ad bellum contra Normannos praepararent
Francis banno denuntiat... Arnulfus quoque cornes et ceteri maritimi
Franci praesidium quoddamNordmannorum aggrediuntur » (Flodoard,
ad an. 925).
42 LIVRE IV. CHAPITRE II.

Flodoard 1

au nombre des principes Gallorum que


, soit

Richer, avec une exagération manifeste, met en scène 2 ,

qu'il ait prêté ou non soit le serment de fidélité ou d'hom-


3
mage que Flodoard relate , soit le serment plus vague
4
encore qu'indique Richer , la question est sans réelle
importance, au point de vue des rapports du comte
flamand avec la royauté. D'une part, en effet, ni la dis-
tinction entre la Francie et la Gaule n'était encore à cette
époque politiquement tranchée, ni le détachement de la
Flandre d'avec la Francie un fait acquis; d'autre part,
le serment de souveraineté, celui que Charlemagne avait

modelé sur la recommandation germanique et romaine,


l'emportait encore sur l'hommage-lige naturel ou la suze-
raineté féodale 5 et c'est du serment de souveraineté, du
,

leodesamio royal, qu'il pouvait seul s'agir en une cir-


constance où l'engagement que prenaient les grands,
ecclésiastiques ou laïques, du royaume, consistait essen-
tiellement à reconnaître le carolingien Louis comme sou-
verain légitime et à faire procéder, comme tel, à son
couronnement.
Dès son avènement au trône, Louis d'Outremer inau-
gura une politique qui, poursuivie avec succès, aurait
pu arrêter la formation d'un État flamand, d'une nation
flamande autonome. Pousser droit au nord vers la mer,
enfoncer un coin entre la Normandie et la Flandre,
remonter le long des rives septentrionales pour se rendre
maître du territoire des Morins 6 ,
par une ceinture de for-

1
Flodoard, ad an. 936, éd. Lauer, p. 63; ad an. 848, p. 112 (dis-
cours de Louis au concile d'Ingelbeim).
2 Richer, 1-4.
II,
3
« Apud Bononiam, sese eommitlunt, ut erat utrinque depactum m
{loc. cit.).
4,
« Ludovicus... ducem (Hugues le Grand) cum reliquis occurren-
tibus excipiens, jure sacramenti sibi adcopulat » (II, 4).
5
Voy. Origines, t. I, p. 120 et suiv.; t. III, p. 60 et suiv.
6
Au xii e siècle encore, le comte de Flandre Robert II était qua-
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 43

teresses protéger les côtes contre les invasions Scandi-


naves et tendre la main par delà le détroit à la dynastie
anglo-saxonne, la réussite d'un tel plan eût maintenu
dans la sujétion et la Normandie et la Flandre, elle aurait

fait obstacle à la conquête de l'Angleterre.


Ilremarquable que, dès 938, Louis d'Outremer
est

s'occupe de relever des fortifications dans le voisinage de


1
la mer, de concert, semble-t-il, avec Arnoul Si c'était .

à Wissant ou à Guines, nous assisterions déjà à un effort


du roi pour prendre solidement pied à l'extrémité de son
royaume, dans le Boulonnais, dont Baudoin II s'était mis
en possession et dont Arnoul avait, en 933, hérité de son
frère Allou. Mais il est plus vraisemblable, selon l'hypo-
thèse de Longnon, qu'il s'agit de Wicum, à l'embou-
chure de la Somme 2
, et qu'ainsi le souverain a voulu
s'assurer au sud du Ponthieu un point d'appui pour
•dominer le pays, comme Montreuil le dominait au nord 3 .

La lutte entre la Flandre, la Normandie et la France


au sujet de cette dernière forteresse est caractéristique
de l'âpreté de leur rivalité dans la région maritime qui
fait face à l'Angleterre. Montreuil resta définitivement
à la couronne, mais Hugues Capet échoua dans sa ten-
tative d'encercler le Ponthieu d'une ligne de châteaux
4
forts ,
pour en faire une sorte de camp retranché à la

lifié « Morinorum cornes, qui in successoribus suis vulgali pro-


verbio Flandrensis dicitur » (Tractatus de moribus Lamberti (1116-
1

1118),. SS. XV, p. 946). .

1
Ludowicus rex maritima loca petens, castrum quoddam por-
«
tumque supra mare, quem dicunt Guisum, restaurare nisus est.
Dumque cum Arnulfo moratur... » (Flodoard, ad an. 938, éd. Lauer,
p. 69).
2
Voy., sur cette controverse, Lauer, Louis d'Outremer, p. 3i,
note.
3 La prise de Montreuil (939) permit à Arnoul de subjuguer le

Ponthieu « captoque monasteriolo, Castro regio, Pontivam provinciam


proprise ditioni subegit » (Hariulf, Chronique, éd. Lot, p. 150).
;
C'est le système des châtelains de Flandre que Hugues Capet
44 LIVRE IV. CHAPITRE II.

fois contre les Normands ou les Scandinaves 1


et contre

les Flamands, en vue même peut-être de la conquête du


Boulonnais 2 . Il ne réussit qu'à donner naissance à une
dynastie de comtes du Ponthieu sur laquelle Guillaume
le Conquérant étendra sa suzeraineté 3 .

introduit ici, aux dépens, du reste, de l'abbaye de Saint-Riquier :

« Quo primum tempore Pontiva patriola munitionibus castrorum


aucta est, ablatis monasterio Gentulo tribus oppidis, Abbatis villa,
Scto Medardo, et Incra et his castellis effectis, in eorumque stipendia
multis aliis Scti Richarii vil lis et redditibus ab Hugone rege preero-
gatis, nostra baec provincia non comité utebatur, sed regiis milittbus
hinc inde prœpositis conservabatur » (Hariulf, éd. Lot, p. 229. —
Adde ibid.y pp. 162, 205).
Dans la seconde
1
moitié encore du xi e siècle, l'imagination popu-
laire ne cessait d'être hantée à ce point par la terreur des descentes.
Scandinaves que de simples bruits se transformaient en panique. Hariulf
en cite un curieux exemple (1072-1080) dans la vie de saint Arnoul :

« dicentibus quibusdam quod gens Danorum de terra sua emergens


totam Franciam in brevi occupatura et deletura esset... compellebat
hoc ad credendum, quoniam similia multotiens Danos patrasse-
referebant historiaediversarum chronicarum (Mabillon, VI, 2, p. 521).
»

— C'est dans le diocèse de Soissons que cette panique se produisit


et on n'en juge que mieux de l'importance comme marche de la Flandre
et du Ponthieu.
2
N'oublions pas, en effet, que le Boulonnais était à cheval sur la

limite des langues romane et flamande, laquelle coupait même en deux


la ville de Boulogne, et qu'Otton de Freising a pu dire de Godefroi de
Bouillon : « Tamquam in termino utriusque gentis (Franci, Romani^
Teutonici) nutritus, utriusque linguse scius » {Chronicon, éd. Pertz,
1867, p. 301). Toutefois, l'élément flamand l'emporta aux x e et xi
e
siè-

cles. Le Boulonnais resta dans la dépendance de la Flandre maritime


et ce n'est qu'au début du xm e siècle que les rois de France purent y
ressaisir une domination effective.
3
Hugues, châtelain royal d'Abbeville et avoué de Saint-Riquier, fit.
souche des comtes de Ponthieu, grâce à la puissance que lui donnait
son château et à la richesse que lui procurait Tavouerie de l'abbaye,,
dont Hugues Capet l'avait investi (Hariulf, p. 206).
Il s'éleva ainsi au-dessus des autres châtelains, et son fils ayant,
épousé la très noble veuve du comte de Boulogne, tué par lui à la.

guerre, s'autorisa de la noblesse de sa femme pour prendre le titre de


comte : « reliquisparibus suisfortior factusest, quia et castelli fretus
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 45

Nous ne pouvons nous désintéresser des inextricables


conflits où les derniers Carolingiens durent, pied à pied,
défendre et essayer de ressaisir les lambeaux de l'héri-
tage ancestral. Que l'on discute à perte de vue sur les
quelques termes vagues et ambigus, — committere,
recipere, sacramento pacisci, etc., — que, de-ci de-là, les
•chroniqueurs contemporains appliquent aux rapports du
roi de France et des principes, ce sera sans profit. La
nature de ces rapports s'en trouvera d'autant moins
éclaircie qu'on restera davantage sous l'empire du pré-
jugé traditionnel que le régime féodal était pleinement
organisé dès le xc siècle. C'est dans le détail des actes et
des événements qu'il faut observer ces rapports, en com-
parant ce qu'ils furent selon les régions et leurs chefs,
en faisant état de leur connexité avec les prétentions de
souverains rivaux du roi de France : pactes d'alliance,
de fidélité ou de vasselage, rôle d'arbitre joué aussi
bien par le princeps que par le roi, élévation progressive

du vassal au rang de pair ou de simple fidèle. Tous ces


traits distincts ou confus, essayons de les dégager ou de

les reconnaître dans la mêlée désordonnée qui, pendant

cinquante ans, s'agite autour du trône chancelant où


Louis d'Outremer vient de monter.
En 938, aux prises avec Hugues le Grand et
le roi est

Herbert de Vermandois, et c'est Arnoul qui négocie


entre eux un armistice de quelques mois, ou peut-être
impose une trêve aux belligérants par la menace de

munitione absque timoré quaelibet efficiebat, et reliqui, si quid cona-


bantur, non habentes refugium facile succumbebant... Quod saneti
Richarii... advocatus etiam plurimum ei contulerat fortitudinis
dum, advocHtionis obtentu, S. Richarii villarum reditu et rusticorum
servitio utebatur... successorem habuit filium Angelrannum. Hic
quoque Domine advocati contentus donec Boloniensem comitem
fuit,

praelio interimens, et ejus reJictam sibi in matrimonio copulans, a


comitissa uxore nomen comitis vindicavit... nomen in posteros trans-
mittens... » (Hariulf, éd. Lot, p. 230. — Adde, p. 206-207).
46 LIVRE IV. CHAPITRE II.

prendre parti pour le souverain. Dès, en effet, que la


lutte recommence, ne voyons-nous pas entrer en ligne un
nouvel allié de Hugues le Grand, Guillaume Longue-Épée,

qui ravage les terres d'Arnoul, en même temps qu'Her-


bert saccage villes et villages de l'archevêché de Reims.
Une double excommunication les frappe, et Hugues le
Grand se résigne à une nouvelle trêve, jusqu'au l or juin
939 *.
Les événements alors vont se compliquer étrangement
et le double jeu d'Arnoul se dessiner et s'accentuer. Il est
resté jusqu'ici l'allié de Louis; comme lui, il a cherché à
s'appuyer sur les Anglo-Saxons et il est l'adversaire,
le du comte normand; tous deux convoitant les
rival
domaines de Hugues le Grand dans le Ponthieu mais ;

Arnoul commence à redouter la prépondérance royale


quand il voit, cette année même, les seigneurs lorrains, le
er
duc Gilbert en tête, se révolter contre Otton I et offrir

leur soumission à Louis d'Outremer. Que fait le comte


flamand? Il s'efforce d'abord, de connivence avec les

envoyés d'Otton, de faire refuser par le roi l'hommage


des Lorrains, puis il s'empare par ruse du château de
Montre uil, dont le possesseur, le comte Herlouin, avait
été obligé quelques années auparavant de se soumettre
à Hugues le Grand, fait captifs la comtesse et ses fils et les
envoie outre-mer au roi Athelstan. Mais Herlouin s'est

échappé et est allé demander secours à Guillaume de


Normandie. Il revient avec une troupe normande, reprend
Montreuil, extermine ou fait prisonnière la garnison
d'Arnoul. Celui-ci ne pardonnera pas à Guillaume
le

Longue-Épée 2 ; en attendant, il dissimule. Les princi-


paux chefs des Lorrains sont en effet revenus et ont fait
leur soumission formelle à Louis
3
; en même temps une
1
Flodoard, éd. Lauer, p. 71-72.
2
Les Normands rendirent Herlouin responsable de l'assassinat de
Guillaume (voy. Dudon, p. 241).
3 (( Se régi committunt » (Flodoard, ad an. 939, p. 72). — Faut-il
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 47

flotte envoyée par Athelstan est venue appuyer le souve-


rain français et maladroitement, semble-t-il, ravager des
terres du Boulonnais qui appartenaient à Arnoul. Le Fla-
mand n'hésiste plus, il se joint non seulement à Hugues le
Grand et à Herbert, mais à Guillaume lui-même et tous
se lient par serment au roi Otton (939).
Que n'a-t-on prétendu qu'ils devenaient tous ainsi les
grands vassaux de la couronne de Germanie ? du roi des
Francs orientaux? Il est vrai que le terme fatidique de
committere n'est pas employé ici par le chroniqueur, qui
ne parle que (ïaccipere sacramentel pacti, mais le sens
n'apparaît-il pas le même quand on voit quelques années
1
plus tôt, en 931, Herbert de Vermandois l'année sui- ,

vante (940) le même Herbert, Hugues le Grand et Roger


2
de Laon scse committere au roi de Germanie et les ,

historiens traduire imperturbablement « lui faire hom-


mage » comme à leur suzerain. En réalité, dans toutes
ces occurrences, ce ne sont pas ses vassaux qu'ils devien-
nent, ce sont ses afiés, ses pares, clans le sens qu'avait le
dernier terme dès le ix e siècle et qu'il a gardé suivant moi

entendre : ont fait hommage au roi? Certainement non dans le sens


d'hommage féodal. — Committere, comme je le dirai encore plus
loin, ne peut signifier à cette époque et sous plume de Flodoard
la

qu'engager sa foi, ce qui est du reste la signification vraie du terme


latin, « se confier », « se fier ». Il s'agit donc d'un serment de fidé-

lité, et la preuve s'en tire encore de ce que le même terme est appliqué

dans le même passage aux évêques qui ne faisaient pas alors hom-
mage. Je ne conteste nullement, du reste, que committere dans Flo-
dard puisse être synonyme de commendare (cf. par exemple Annales,
927, p. 39 (se committit), avec Hist. eccles. Remensis, IV, 21 (se com-
mendavit), mais la commendatio existait bien avant qu'il y eût des
fiefs et elle a continué à subsister avec des formes, des modalités et
des effets très variables, longtemps après que le régime féodal lut
pleinement installé. — Je remarque, à cette occasion, que le mot
feudum, comme le terme hominium sont pour ainsi dire étrangers à
Flodoard.
1
Flodoard, éd. Lauer, p. 49-50.
2
Ibid., p. 77.
48 LIVRE IV. CHAPITRE 11.

1
aux deux siècles suivants , ce sont des « princes » qui
s'unissent et se soumettent à un roi.

Si Guillaume de NormandieArnoul de Flandre ne et

renouvelèrent point, en 940, leur serment à Otton I er ce ,

n'est certainement pas pour avoir été retenus par quelque


hommage prêté au roi de France. De ce que le premier,
sous le coup d'une victoire des Bretons, se fut, dès le

début de la même
année 940, réconcilié avec Louis d'Ou-
tremer 2 , cet engagement de sa foi et les belles protesta-
3
tions dont Richer l'agrémente ne l'empêchèrent pas de
faire, quelques mois plus tard, cause commune avec
Hugues le Grand et Herbert, pour s'emparer avec eux de
Reims, sur l'archevêque Artaud, que Louis venait d'y
installer, et pour mettre le siège devant Laon, la capitale
même du Quant à Arnoul, il paraît s'être tenu dans une
roi.

neutralité habile entre les deux souverains; il ménagea


le roi de France qui venait de reperdre la Lorraine et put
se prévaloir, par exemple, de son autorisation pour
remettre une grande abbaye en possession de biens
4
usurpés ; il participa aux conciliabules que tinrent les

coalisés à la fin de l'an 941 et dont les résolutions furent


portées à Otton par Herbert de Vermandois \
La position, du reste, n'était pas la même pour Hugues
et pour Herbert que pour Guillaume Longue-Épée et

Arnoul. Les deux premiers poursuivaient la clépossession


des Carolingiens au profit des Robertiens (depuis que
Herbert avait abandonné l'idée de la poursuivre pour son

1
Voy. sur ce point essentiel Origines, t. III, p. 414-418.
2 Flodoard, ad an. 940 Lauer, p. 75.
(initio), éd.
3
(( Tanto dei consensu alligatus est, ut jamjamque aut sese mori-
turum, aut régi imperii summara restiturum proponeret » (II, 20). —
Emprunt évident Dudon, qui ne cesse de représenter le roi de
à
France comme l'humble protégé du duc des Normands {voy. par
exemple éd. Lair, p. 199).
4
8 juillet 94t. Diplôme en faveur de Saint-Pierre de Gand(éd. Fayen,
p. 68 et suiv.).
5
Flodoard, éd. Lau-er, p. 83.
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 49

propre compte
1

), tandis qu'Arnoul et Guillaume voulaient


à la fois élargir le champ où s'exerçait leur autorité et
s'élever autant que possible au niveau de la souveraineté

royale. s

Une sorte de revirement venait de s'opérer (942) en


faveur de Louis, grâce à une intervention inattendue du
pape Etienne VIII, qui, par deux bulles successives, avait,
sous peine d'excommunication, enjoint à tous les prin-
cipes du royaume et à tous les habitants de la Francie et de
la Bourgogne de reconnaître Louis d'Outremer pour leur

légitime souverain et cle ne plus porter les armes contre


2
lui Rien prouve-t-il mieux que les rapports des prin-
.

cipes regni avec le roi étaient de la même nature que les

rapports des habitants du royaume, que c'étaient des


rapports de souveraineté et non de suzeraineté féodale,
de fidélité et non d'hommage contractuel ? — L'impres-
sion produite par les injonctions pontificales paraît avoir
été profonde sur Guillaume Longue-Épée. Il reçut Louis
en souverain (reg aliter) à Rouen, puis avec son beau-
frère Guillaume Tête-d'Étoupe et des chefs bretons il

l'accompagna sur l'Oise


3
. Il réussit même à réconcilier
er
le roi avec Otton I . Autant d'actes qui inquiétèrent Arnoul
dans sa politique de bascule, le firent se rapprocher de
Hugues le Grand, le poussèrent à l'assassinat de Guillaume.
Et voici que, par la subite disparition de son chef, la
Normandie devient un champ de bataille pour la royauté
et le principat, pour le roi qui voudrait ressaisir son

autorité directe, pour les « princes » qui, les uns défendent


leur autonomie, les autres s'efforcent d'étendre leur domi^
nation, ou cle mettre la main sur la couronne.

1
Voy. Origines, t. III, p. 508 et suiv.
2 Burgundiae habi-
« Ad principes regni cunctosque Francise vel
tatores, ut recipiant regem suum Ludowicum; quod si neglexerint et
eum amplius hostili gladio persecuti fuerint, excommunicationis
depromissnrum interminationem » (Flodoard, ad an. 942, p 83).
3
Flodoard, lbid., p. 84. >

F. — Tome IV. 4
50 LIVRE IV. CHAPITRE II.

C'est à qui, de Louis et de Hugues le Grand, dépouillera


le jeune Richard, sous couleur de le protéger, et se rendra
maître du pays. Pour mieux atteindre le but, ils com-
mencent par unir leurs efforts, en même temps qu'Arnoul
est attaqué et vaincu par le comte Herlouin de Montreuil,
à qui Louis avait confié la garde de Rouen. Mais l'union
entre le roi et le duc n'a aucune chance de durer et

chacun d'eux cherche à attirer le comte flamand à son


alliance. Hugues prend les devants en lui faisant obtenir
le pardon du roi pour le meurtre de Guillaume, et peut-

être en lui facilitant l'acquisition de Douai 1

. Et puis, ce
sera au tour , du souverain de réconcilier Arnoul avec
Herlouin de Montreuil, moyennant l'abandon qu'il fait à
ce dernier de la ville d'Amiens, en compensation de ce
2
que Arnoul lui avait enlevé dans C'est que
le Ponthieu .

Hugues a levé le masque, lié partie avec les chefs nor-


mands, formé une coalition nouvelle avec les fils d'Herbert
er
de Vermanclois, détaché même Otton I de son beau-
frère le roi de France. Arnoul prend la tête d'une expédi-
tion en Normandie, dans le dessein évident d'aider le roi
à reconquérir la souveraineté effective et avec l'espoir
secret d'obtenir, en récompense, une extension de ses
frontières occidentales dans le .Vimeu et le Talou. C'est
près d'Arqués, précisément, qu'Arnoul a le premier
engagement avec les Normands. Le roi et Herlouin vien-
nent à la rescousse, Rouen est pris, le pays subjugué.
L'affaire pourtant finit mal. L'année suivante (945), Louis
est fait prisonnier par les Normands et livré à Hugues,
qui semble toucher au but de son ambition, la royauté,
comme jadis Herbert cle Vermandois quand il détenait
Charles le Simple.

1
Vanderkindere présume que la prise de Douai par Arnoul se place
en 943 (Formation territoriale des principautés belges, t. I, p. 59,
Bruxelles, 1902).
2
Richer, du moins, le laisse entendre : « Erluino Ambianum in
recompensatione amissorum pro Arnulfo concessit » (Richer, II, 40).

\
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 51

Hugues le Grand est, de fait, le vrai maître du


royaume. Il tient des assemblées solennelles (conveiitus
publicos) avec les principes ou primates reqni *
, et pro-
cède finalement avec eux à une nouvelle intronisation du
souverain. C'était proclamer sa déchéance du trône et son
rétablissement par la seule volonté des grands, c'était
rédi^re leur serment de fidélité à un vrai simulacre qui
ne laissait au souverain que le nom (Flodoard le dit en
2
termes exprès) et leur réservait à eux-mêmes le pouvoir.
Et ce sont ces grands, ces primates ou principes que les
historiens parent pompeusement du titre de grands
vassaux, ce sont leurs possessions qui auraient constitué
des grands fiefs ! Singulière féodalité qui réduit le suzerain
au seul prestige du titre royal, du titre de successeur
de Charlemagne !

Qu'Arnoul ait participé à tous ces actes, cela ne saurait


être douteux, et son pouvoir, comme chef d'un État auto-
nome de la nation flamande, n'a pu que s'en accroître.
Mais il ne lui importait pas moins de sauvegarder son
indépendance à l'encontre du duc des Francs qu'au
regard du roi. Louis était trop affaibli, Hugues trop puis-
sant; il fallait rétablir l'équilibre. Rien de plus naturel
donc qu'il se soit mis du côté du roi et se soit joint à lui

pour assiéger Reims, de concert avec une armée de


secours amenée par Othon I er Il n'agissait pas plus en .

vassal de l'un que de l'autre des deux souverains 3 , mais


en « ami juré », en allié, en partisan.
Aussi voyons-nous, pour prix de son concours, le roi

l'accompagner au siège de Montreuil, qu'il voulait recon-

!
u Idem princeps proinde conventus publicos cum nepotibus suis
aliisque regni primatibus agit » (Flodoard, ad an. 946, p. 101).
2
« Qui dux Hugo, renovans régi Ludowico regium honorera vel
no'pien, ei sese cum eeteris regni committit primoribus » {IbicL).
3
Kalcksteinl'a représenté, sans fondement, comme vassal probable
du roi de Germanie, « warscheinlich sein vassal » (Geschlchte des
Franzôs. Kônigthums, Leipzig, 1877, p. 254).
52 LIVRE IV. CHAPITRE II.

de Herlouin, Roger (947)


4
quérir sur le fils . Montreuil
n'ayant pu être pris avec l'aide du roi, c'est à l'aide de
Hugues le Grand qu'Arnoul recourt, et cette fois avec
succès (948)"*, sauf à revenir à Louis pour, avec son
secours et à la faveur de l'excommunication qui venait de
frapper Hugues, s'emparer d'Amiens (949)
3
.
— Conquête
que la paix faite entre le roi et le duc (953) devait con-
solider jusqu'à la mort d'Arnoul.
Louis d'Outremer n'a guère survécu à cette paix et la
puissance, l'indépendance du comte de Flandre ne pouvait
que changement de souverain. Lothaire
s'accroître par le
était mineur, il n'avait que douze à treize ans. La royauté

était, plus que jamais, dans la dépendance des grands et

Arnoul tenait un des premiers rangs parmi eux. Durant


les trente-six ans déjà écoulés de son gouvernement, il

avait constitué, pièce à pièce, une véritable monarchie


flamande, qui s'étendait de l'Escaut à la Canche, que
défendaient Gand à l'une de ses extrémités et Montreuil
à l'autre, qui, au sud, englobait Arras, Douai et Amiens.
Il se tenait en équilibre, entre le roi de la France
orientale et le roi de la France occidentale; à l'un et à
l'autre, il avait alternativement engagé sa foi et il avait
coopéré militairement javec tous deux. A la rigueur, on
aurait pu dire que la Flandre était la marche des deux
royaumes.
Est-ce pour cela que son chef n'est appelé, dans les
diplômes de Lothaire, ni noster cornes, ni nosîer marchio,
mais cornes ou marchio, noster fidélisai Fidèle, il l'était

1
Flodoard, p. 105.
2
« Arnulfus castrum Monasteriolum, favente Hugone principe,
capit» (Flodoard, p. 109).
3
Flodoard, p. 121.
4
Diplômes de Lothaire, éd. Halphen et Lot (Paris, 1908) :
«Fidelis
noster Arnulfus cornes » (954, p. 3). —
« Venerabilis A. marchio
abbasque » (abbé de Saint-Bertin). —
« Inclytus markisus A. noster
Pidelissimus » (962, p. 34). — « Venerabilis cornes A. » (963, p. 39).
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SI>CLES. 53

plus naturellement du roi carolingien que du roi saxon.

Et par sa propre ascendance et par l'ancien rattachement


de la Flandre à la France occidentale, il devait voir en
lui son souverain légitime, ne fût-ce que pour bénéficier
du lustre de la couronne. Le premier acte de Lothaire que
nous possédions un diplôme qui confirme la restaura-
est

tion, par Arnoul, du monastère de Saint-Bavon, dont le


patron était le patron national de la Flandre 1

,
— mais
tout fait croire que c'est à Saint-Bavon même, et non à
la chancellerie du roi, que l'acte a été rédigé 2 . De la

sorte, l'autorité comtale était renforcée, sans rien perdre


de son indépendance. Et, de même, les libéralités écla-
Arnoul à la cathédrale et à Saint-Rémi de
tantes faites par
Reims 3 rehaussaient le prestige de sa dignité de carolin-
4
gien, donnaient une grande idée de son opulence comme
de sa dévotion aux saints, et témoignaient de sa déférence
familiale au roi sacré à Reims.
D'autre part, ses relations avec la Germanie sont pour
lui une source constante de force. Elles ne pouvaient que
lui servir quand, après la mort de Hugues le Grand

(17 juin 956), le frère du roi de Germanie Otton, l'oncle


à la fois de Lothaire et des fils de Hugues, l'archevêque
Brunon, fut appelé à gouverner le royaume et, pendant
plus de neuf ans, à y exercer une telle autorité et une
telle influence que son biographe contemporain est allé

— « Venerabilis cornes A. noster videlicet consanguineus et regni


nostri marchio nobilissimus » (964, p. 47).
1 e
L'auteur de la translation de Saint Liévin (xi s.) l'appelle :

« Dominum et patricium patrise sanctum Bavonem, magnum totius


Flandriœ patronum » (TranslatioSS. Livini et Briccii, saec. VJ, 1. 1,

p. 68).
2
Diplômes de Lothaire, p. 2, note.
3
Flodoard, ad an. 959, p. 147.
4
La tradition s'en est gardée : « Hoc tempestate Arnulfus marchio-
dominabatur Flandrensi provincise, vir valde opulentus qualibet
rerum possessione ...nummatus, et uberioris substantiee » (Vie de
Gérard de Brogne, Mabillon, V, p. 270, SS. XV, p. 669).
84 LIVRE IV. CHAPITRE II.

jusqu'à dire qu'il avait administré la Gaule comme une


1
province que lui avait confiée Otton .

Je m'étonne que, dans de telles uncirconstances,


excellent érudit, M. Vanderkindere, pu émettre cette
ait

étrange proposition : « Le jeune Lothaire, monté sur le


trône en 954, avait obligé (en 962) Arnoul à résigner sa
terre entre ses mains; le fait serait inexplicable, si des
motifs graves n'avaient poussé le roi à cette détermina-
tion, et l'attitude d'Àrnoul vis-à-vis d'Otton ne doit pas y
2
avoir été étrangère » « Inexplicable », en effet, le fait
.

le serait à tous les points de vue, et par l'inconsistance


du motif allégué et par l'impuissance certaine du roi
d'imposer une telle résignation au comte. Aussi bien Flo-
doard ne parle que d'un acte volontaire d'Arnoul I er3 et ,

pouvait-il parler d'autre chose, à une époque où, non


seulement les rapports du prince flamand étaient excel-
lents avec le gouvernement du royaume, mais où son
concours était nécessaire dans la lutte engagée entre le
roi et Richard de Normandie?

M. Lot l'a parfaitement reconnu, tout en se trompant,


selon moi, sur la véritable nature de l'acte. Ce n'est ni
un legs 4 ni un don 5 ou une donation à cause de mort,
,

sous réserve d'usufruit. Gomment comprendre et justifier

1
« Gallia suo juri commissa provincia » (Ruotgeri, Vita Brunonis,
cap. 37; éd. Pertz, p. 36). Cf. lbid. t p. 41-43.
2
Formation des principautés belges, t. I, p. 80, 2 e éd. — Cette
opinion a été adoptée par le récent éditeur de Flodoard, q ji l'accentue
encore. M. Lauer y voit une remise de fief au suzerain, constituant
« un retour au droit commun de l'époque immédiatement anté-

rieure » (!), à laquelle « Lothaire avait dû être poussé par l'attitude


même d'Arnoul trop favorable à la politique ottonienne » (note 1
sur Flodoard, p. 153).
3
« Tune ipse princeps omnem terram suam in manu régis dédit,
ita tamen ut ipse in vita sua inde honoratus existeret » (ad an. 962,
p. 152-153J.
4
Lot, Les derniers Carolingiens, p. 420.
5
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 11.
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIECLES. 55

qu'Arnoul eût déshérité son petit-fils? Il est vrai que des


essais de l'expliquer ont été tentés >
mais combien insuffi-

sants ou factices !

M. Lot s'était demandé d'abord si le nepos et homo-


nyme d'Arnoul que, dans le même passage, Flodoard
nous montre réconcilié par le roi avec le comte de
Flandre, ne serait pas son petit-fils, qu'un fratricide lui
1
aurait aliéné , mais il a reconnu depuis qu'il s'était

trompé et que le nepos dont il s'agit était un neveu d'Ar-


noul, né de son frère Allou, comte de Boulogne, et le

brouillé avec son oncle parce que ce dernier avait fait


2
périr, pour cause d'infidélité, un autre fils d' Allou .

Et quelle est alors la clef de l'énigme? La reconnais-


3
sance, a-t-on dit, envers Lothaire , ou le découragement
er
provoqué dans F âme d'Arnoul I par la mort de son fils
Baudoin, et aggravé par l'inimitié de son neveu Arnoul 4 .

Remarquez d'abord que cette dernière cause de découra-


gement prenait fin par la réconciliation, mais songez
surtout aux invraisemblances qui s'accumulent. Prêter
tant de générosité et tant de faiblesse à un prince qui a
fait preuve, au cours de sa longue existence, de tant de

1
L'éditeur de Flodoard, M. Lauer, a accepté l'identification avec
le petit-fils d'Arnoul et il en a fait même l'assassin de son grand-
oncle Allou, le propre frère de son grand-père (mort donc en 933 !).

Tant il est vrai que les meilleurs érudits peuvent se laisser égarer par
des hypothèses décevantes.
2
M. Lot se rallie ainsi à l'opinion, sur ce point, de Leibnitz et de
Vanderkindere. Voyez son article sur la « Mesnie Hellequin »,
Romania, XXXII (1903), p. 427.
3
Article de M. Lot cité à la note précédente « Lothaire fit la paix :

entre les deux Arnoul et le vieillard qui venait de perdre son fils
unique Baudoin III témoigna sa reconnaissance au souverain en lui
léguant ses États (962) ».
4
« Le vieil Arnoul, découragé par
la mort de son fils aîné Baudoin
etattaqué par son neveu Baudoin (?) de Boulogne, fit don de ses
domaines au roi de France Lothaire, à charge d'en conserver l'usu-
fruit » (Lot, Fidèles ou vassaux, 1904, p. H). Baudoin de Boulogne —
est un lapsus évident pour Arnoul de Boulogne.
56 LIVRE IV. — CHAPITRE II.

dureté de cœur, de tant d'énergie et de ténacité, cela


semble déjà passer la mesure. Et que sera-ce si vous
considérez l'acte qu'on lui attribue? Comment! Arnoul
aurait non seulement déshérité, dépouillé son petit-fils au
profit du roi, il aurait anéanti toute l'œuvre de plus de
quarante ans de règne! L'œuvre de la création d'un pr.in-
cipat pouvant aller de pair avec la royauté, la fondation
d'une dynastie flamande, d'un lignage quasi-royal! Par
gratitude ou par lassitude, il aurait tout abandonné! Ne
le voyons-nous pas, au contraire, faire exactement l'in-

verse? N'avait-il pas manifesté le profond souci, qui lui

tenait au cœur, de la pérennité de son œuvre, en asso-


ciant son Baudoin a son pouvoir, comme le firent les
fils

rois de France de leurs fils, et quand celui-ci vint à dispa-


raître, en instituant non seulement un tuteur à son petit-

fils, mais un régent à l'État flamand 1

, avec assistance
2
d'exécuteurs testamentaires ? Ne pourrait-on pas lui

appliquer les vers du poète :

Le souci d'un pouvoir immense et légitime

L'enveloppe, il se sent rigide, dur, haï.

De là la ligne de conduite que révèle le double passage


de Flodoard. Arnoul rétablit la solidarité troublée de son
lignage, en se réconciliant avec son neveu, puis il cherche,

1
Voyez la note généalogique écrite (fin du x e ou début du xi e siècle)
s,ur Je dos d'un diplôme de Lothaire : « Arnulfus majorfil'um ejusdem
Baldwini juniorem, scilicet Arnulfum, consanguineo suo Baldwino,
cognomento Baldzoni nutriendum et custodiendum tradidit, eundem-
que Baldzonem regimini tocius monarchiœ, quousque junior Arnulfus
cresceret, prefecit » (SS., IX, p. 304). Dans le diplôme lui-même —
(5 mai 966), Baudoin Balzo est qualifié par le roi « noster ejusque
consanguineus nutriciusque (nutricius = bajulus) Arnulfi pueri »
(Actes de Lothaire, p. 61).
2 er
Charte du 28 mars 965 (lendemain de la mort d'Arnoul I ) :

« Theodericus cornes et Baldwinus cognomento Baldzo et Erîcus et


E|verwinus ex voluntate et jussu senirris sui Arnulfi defuncti... »
(Cartul. dp Saint-Pierre de Gand, p. 78).
, ,

e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 57

pour sa dynastie, qu'un enfant en bas âge va représenter*-


une garantie contre les périls extérieurs dans un accord
avec le roi Lothaire. Le vrai mobile et la vraie nature de
l'acte, nous les avons là.

De menaces du dehors, la plus grave venait,


toutes les
comme toujours, de la Normandie. Par la tutelle des fils
de Hugues le Grand, que celui-ci lui avait confiée,
er
Richard I prétendait, au dire de Dudon, et dominer la
1 2
France et subjuguer la Flandre Jamais peut-être, dans
.

le passé, la rivalité des deux maisons n'avait été plus

ardente, et, pour la couronne même, l'ambition normande


plus redoutable. Lothaire et Brunon n'en eurent pas moins
claire conscience qu'Arnoul, qui venait de s'associer son
fils Baudoin (957). Ils appuient Thibaut de Chartres, dans
sa lutte contre Richard, et, quand le duc a cimenté son
alliance avec les Robertiens, en épousant la sœur de
Hugues Capet (960), tous ensemble ils vont faire front
contre les deux partis coalisés. Baudoin assiste au plaid
que le roi a convoqué à Soissons (961), puis, avec Thibaut
et Geoffroy d'Anjou, il met en fuite Richard, qui était venu .,

les attaquer, et l'oblige à se réfugier à Rouen.


er
C'est peu de mois après que Baudoin meurt (1 janv.
962), laissant, pour unique descendant, un enfant en bas
âge. Comment le vieil Arnoul ne se serait-il pas prémuni
aussitôt, dans la mesure du possible, contre les dangers

que cet héritier de son œuvre allait courir, au jour pro-


chain où il disparaîtrait lui-même?
Et ce n'est certes pas par un acte à la Gribouillé qu'il
a jamais pu songera protéger son petit-fils, en le dépouil-
lant au bénéfice de la couronne. Rien, au contraire, ;

était-il plus naturel qu'allié du roi dans un conflit armé r


qui ne devait prendre fin que quatre ans plus tard, il

1
« Ricardo duce sagaci justoque legum moderamine terram pene
totius Galliœ salubriter régente » (Dudon, éd. Lair, p. 274, adde,
p. 263).
2
« Flandrenses minât et dévastât » (lbid. r p. 265).
S8 LIVRE IV. CHAPITRE II.

cherchât à assurer son appui et au jeune Arnoul et au


tuteur qu'il allait lui nommer, en plaçant ses États dans
le mainbour, sous la sauvegarde royale ?
Quelques jours précisément après la mort de Baudoin,
le 7 janvier 962, il avait obtenu de Lothaire la confirma-,
tion de la protection royale pour l'abbaye de Saint-Bertin,
où son fils fut enterré
1
. C'est cette même protection qu'il
voulut procurer à l'héritier de ses Etats, et c'est pourquoi
il fit ce qu'avait fait, six ans auparavant, le comte de
Bourgogne, Gilbert, quand, se sentant près de sa fin et

laissant une fille mineure, celui-ci avait confié son duché


à Hugues le Grand, « monarchiam in manibus commit-
2
tens » Arnoul plaça, de même, au cours de l'année 962,
.

sa « monarchie » clans la main, sous la garde du roi 3 Et, .

de aucun témoignage contemporain, ou immédiate-


fait,

ment postérieur, ne met en doute qu' Arnoul II n'ait suc-


cédé directement et légitimement à son grand-père 4 .

Nous pouvons donc conclure, non seulement que l'acte


rapporté par Flodoard n'a rien de commun avec un legs
ou une donation, et moins encore avec une reprise de
fief, mais qu'il fournit une preuve nouvelle que la Flandre,

en ce temps, n'était point un grand fief de la couronne,

1
« Ut illud cum omnibus ad se pertinentibus sub perpétua eorum
defensionis maneret securitate » {Actes de Lothaire, 1. 1, p. 34).
2
Voyez infrà, § IV.
3
Voy. Origines, t. III, p. 259 et suiv., p. 340 et suiv. — Ducauge
a très bien senti qu'il ne pouvait s'agir d'autre chose, puisqu'il sup-
pose que c'est « sous prétexte de garde royale » que Lothaire a tenté
de s'emparer des possessions du jeune Arnoul II après la mort de son
père (Histoire des comtés d'Amiens, éd. 1840, p. 127).
4
Hariulf, par exemple, dira « Flandrensi Arnulfo : dudum morte
preerepto, et ejus potestatis haerede nati Pilio substituto » (éd. Lot.
p. 153). — Il y a plus; un contemporain nous dit expressément
qu'Arnoul avait institué son petit-fils pour son héritier :

« Hac jam longœvus deponens tegmina carnis


Filius ut nati jussit fieri suus hères ».

(Angilrammi, Relatio S. Richarii; Mabillon, saec. V, p. 563).


e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X e SIÈCLES. 59

sans quoi, en effet, la garde ou bail de l'héritier mineur


aurait appartenu, de plein droit, au suzerain.
La suite des événements va nous permettre de vérifier
la justesse de notre conclusion. Si Lothaire avait vrai-
er
ment été institué par Arnoul I héritier de ses États,
quelles résolutions, quelle attitude aurait-on pu attendre
de lui, au moment de la mort du comte de Flandre? Il

se serait approprié, — lui si soucieux de reconstituer le

royaume franc, — fût-ce au prix d'une lutte acharnée


contre les rebelles, le florissant comté qui échéait à la

couronne. Au lieu de cela, que fait-il? Il occupe Douai,


Arras, Saint-Amand, le pays en deçà de la Lys, il reçoit
la soumission des chefs flamands, reconnaît sans diffi-

culté le jeune Arnoul pour successeur de son père, et puis

s'en retourne à Laon, d'où il était venu. Et tout cela


er
s'effectue en un mois, à peine, puisque Arnoul I est
mort le 27 mars 965, et que, dès la fin d'avril, selon
1
M. Lot , il y a paix et accord entre le roi et Arnoul II

ou son représentant.
Le même historien assure, sans doute, que ce fut une
véritable conquête d'une partie de la Flandre qu'opéra
Lothaire, et qu'il ne consentit à renoncer à ses droits et
à accepter Arnoul pour héritier de son père qu'à condi-
2
tion de « garder ses conquêtes » et « à charge », par
le jeune enfant, de lui « faire hommage »
3
. Or, de tout
cela, pas la moindre preuve, je dirais presque pas le

moindre indice, dans les documents historiques dignes de


foi. Nulle allusion, ni dans Flodoard, ni dans les chroni-
ques locales, à une résistance, à une lutte, à une conquête.
Seuls les Annales de Lobbes (sous la fausse date de 963)
4
et Sigebert de Gembloux parlent de dévastation . Mais

1
Derniers Carolingiens, p. 48, noie 1.
2
Ibid., p. 47.
3
Fidèles ou vassaux p. il. ,

4
Annales Laubienses (SS. IV, p. 17), ad an. 963 « Arnulpho :

comité mortuo, Lotharius rex F.aoeorum Flandrias vastat .». —


60 LIVRE IV. CHAPITRE II.

qui ne sait qu'à cette époque, c'était la conséquence fatale


de tout passage d'un corps de troupe, ami ou ennemi., et

qu'en outre toute mutation de pouvoir emportait une sorte


de jus spolit? — D'hommage, il n'en est pas davantage
question. Flodoard, l'unique source authentique et sûre^
ne relate que la soumission des grands (proceres) 1
de la
Flandre, et ce n'est que par une de ses paraphrases coutu-
mières et sans valeur que Richer, qui suit pas à pas le récit

de Flodoard, transforme cette soumission en un serment,


prêté par Arnoul lui-même avec ses chevaliers, après que
Lothaire lui eut généreusement octroyé l'héritage paternel 2 .

Il n'en va pas mieux du prétendu abandon, — - qui


n'aurait pu être que très temporaire, — de l'Ostrevent et de
l'Artois, auquel l'héritier légitime ou son tuteur se seraient
résignés. Les termes iïinvadere, à'occupatio des chro-
3 4
niques s'entendent d'une incursion armée , et l'on ne
le moindre état du récit manifestement faux de
peut faire
Dudon, suivant lequel Richard de Normandie (alors en
guerre avec Lothaire!) aurait fait restituer au jeune
Arnoul son comté, confisqué par le roi pour refus de
5
service . Tout en rejetant ce récit, des érudits ont cher-

Chronicon Sigeberti, ad an. 964 (in fine) « Arnulpho sene Flandren- :

sium comité mortuo, Lotharius rex Francorum graviter Flandrias


infestât et vastat ».
1
11 les oppose nettement au princeps. Voy. le texte, infrà, p. 6*2,.

note 1.
2
« Arnulfus Morinorum princeps hac viia decessit. Cujus terram
Lotharius rex ingressus, filio defuncti liberaiiter reddit eumque cum
militibus jure sacramentorum sibi annectit » (Richer, III, 21).
3
Ann. Elnon. Minores, ad an. 966 (SS. V, p. 19) « Lotharius rex :

Atrebatum, Duacum, abbatiam S. Amandi et omnem terram usque Lis-


invadit ». —
Gesta episc. Camerac., I, c. 100 (SS. VII, 442), récit
daté faussement de l'épiscopat de Tetdon (967-976), « ... irruens...
cum omni occupatione invasit ».
4
M. Lot lui-même reconnaît que les chroniques flamandes nedisen
rien d'une prétention de Lothaire à être l'héritier d'Arnoul er
I (Der-
niers Carolingiens, p. 46).
5
Dudon, éd. Lair, p. 294.
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 61

ché, dans une restitution ultérieure, la preuve indirecte


de l'abandon à Lothaire d'Arras, de Douai et de Saint-
Amand, sans qu'ils aient pu se mettre d'accord sur
l'époque et les circonstances de cette prétendue restitu-
tion. Selon les uns, elle aurait été presque immédiate,
2
mais demeure purement conjecturale'; selon d'autres ,

elle aurait été faite par Hugues Capet au profit du fils

d'Arnoul II, ce que permettrait de supposer une lettre


de Gerbert (qui me semble précisément exclure cette
3
hypothèse) .

A mes yeux, toute conjecture devient inutile, quand


on s'en tient au témoignage certain de Flodoard, dans
ses deux relations de 962 et de 965, en entendant la
première d'une remarquant
sauvegarde royale et en
que la seconde est totalement muette sur un abandon
quelconque. C'est en vertu de la sauvegarde que le pro-
tecteur a pris possession pour son protégé (comme
celui-ci l'aurait fait lui-même, s'il avait été en 'âge) du
pouvoir comtal, en opérant l'entrée solennelle, introitas,
ingressus, usitée en pareil cas, en occupant des places
fortes et en recevant le serment de fidélité des chefs
subalternes. Dans cette tâche, il fut secondé par l'évêque
de Laon, Roricon, son oncle naturel et son plus sage
conseiller, qui, en sa qualité de carolingien, put user de

1
C'est l'opinion de M. Vanderkindere, t. I, p. 84.
2
Lot, op. cit. y p. 219, note.
3
11 s'agit de la lettre à Adalberon, dont je parlerai plus lôin et qui,
si elle concerne réellement Baudoin IV, ne le dit avoir été investi que
des possessions de son père Arnoul. — M. Lot se fonde en outre sur
la circonstance que des diplômes de Lothaire sont datés, L'un d'Arras
(5 mai 967, en réalité 966), l'autre de Douai (976, plus exactement
975). Mais le seul fait que le roi ait séjourné oit passé soit à Saint-
Vaast d'Arras, soit au château de Douai, est une preuve bien fragile
qu'il fût maître alors de l'Artois et de l'Ostrevent. M. Vanderkindere
a justement allégué en sens contraire des actes de disposition d'Ar-
noul II portant à la même époque sur ces régions.
62 LIVRE IV. CHAPITRE II.

son influence sur les seigneurs de la Flandre wallone*


et prévenir l'anarchie que la minorité d'Arnoul aurait pu
provoquer, comme le fît plus tard la minorité de Bau-
doin IV. En agissant ainsi, le roi servait ses propres inté-
rêts avec ceux de son protégé. 11 s'assurait le concours
des Flamands dans la lutte qui durait toujours contre
Richard de Normandie, il prenait pied clans le pays, il
y
étaitreçu et pouvait y résider comme souverain, il tirait
de sa garde les bénéfices et les avantages pécuniaires que
procurait régulièrement aux rois l'exercice de leur main-
bour, de leur tuitio ou de leur avouerie 2 .

Si Arnoul II a eu moins d'activité et d'énergie que


3
son père (ce qu'au fond nous ignorons) , il profita des
richesses acquises par lui, du prestige qui s'attachait à la
dynastie et qu'il accrut par son mariage (vers 968) avec
Rozala, fille de Bérenger II, roi des Lombards; s'il

n'étendit pas les limites de son comté, il sut du moins les


4
défendre . Ses rapports avec Louis V sont passés sous

1
Voici en effet, pour clore cette discussion, le texte de Flodoard
qui est, ainsi que je l'ai dit, notre seule base historique solide :

« Arnulfo principe decedente, terram illius rex Lotharius ingreditur,


et proceres ipsius provintiae, mediante Roricone prœsule I audunensi
eidem subiciuntur régi » (éd. Lauer, p. 156).
2
Cela suffit largement pour expliquer que Lothaire ait pu trafi-
quer de l'abbaye de Saint-Amand en faveur de Rathier, revenu
d'Italie les poches garnies d'or. « Venit ille, afferens secum auri et
nrgenti non dicam pondéra, sed, ut ipsius verbis utar, massas et
acervos. Ex quibus a Lothario rege mercatus est sancti Amandi abba-
tiam; qua vix una nocte potitus, eam, ut erat mirœ levitatis vir,
derelinquens... » (Folcuin, Gestes des abbés de Lobbes, cap. 28 ;
Migne,
137, c. 572).
3
M. Pfîster l'a accusé à tort de lâcheté et de faiblesse (p. 44).Voy.
la note 1 de la page suivante.
4
M. Lot vient de faire justice de la légende que c'est dès le xe siècle
et notamment grâce à la faiblesse d'Arnoul II qu'aurait été créée la
Flandre impériale (La frontière de la France et de l'Empire du ix e
au xm e siècle. Bibl. de l'École des chartes, t. LXXI [1910], p. 5 et
suiw).
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 63

silence par les chroniqueurs, et il est assez notable qu'il

ne soit pas nommé ou signalé parmi les principes regni


qui élurent et intronisèrent Hugues Capet. Peut-être
n'est-ce pas sans quelque fondement que s'est perpétuée,
dans les chroniques flamandes, la tradition qu'Arnoul II

uvait refusé de reconnaître le nouveau roi


1
. En soi, le

fait n'est point invraisemblable, de la part d'un descen-


dant de Charlemagne, qui ne devait pas voir seulement
dans le Capétien un souverain illégitime, mais surtout
aussi l'allié et le beau-frère du duc de Normandie, l'ad-
versaire qui avait, en 980, envahi le Ponthieu et (qu'il
lui eût ou non enlevé à ce moment Montreuil) 2
l'avait

obligé, les armes à la main, de restituer les reliques de


saint Valéry et de saint Riquier, patron de la région. Ne
s'expliquerait-on pas de la sorte le rapport que la légende
e
établit, au xi siècle, dans la vision fameuse de Hugues
Capet, entre la victoire remportée sur Arnoul II et l'ave-

1
II n'y a pas lieu, en tout cas, de faire état du récit de Guillaume
de Jumièges (t. IV, p. 19) suivant lequel Hugues Capet se serait
emparé d'Arras pour punir Arnoul de lui avoir refusé le service mili-
taire. Ce récit (M. Lot la reconnu, Derniers Carolingiens, p. 219,

noie 1) n'est qu'une transposition en 987 du conte imaginé par


D udon.
2
Ce point reste, à mes yeux, douteux. Hariulf ne parle que d'une
démonstration armée pour amener Arnoul à la restitution des reliques,
et l'auteur de la translatio de Saint- Valéry, qui raconte la prise de
Montreuil avec des détails miraculeux (Mabillon, Acta SS. Bened.,
V, p. 558; SS. XV, p. 695), écrivait au xi e siècle, à une époque où
cette place était devenue depuis longtemps la possession incontestée
des Capétiens. La seule chose certaine est, en effet, que Montreuil se
trouvait aux mains de Robert II quand il répudia Rozala-Suzanne,
vers 992, et qu'il le retint indûment malgré cette répudiation. Était-ce
un douaire que Robert lui avait constitué? Était-ce une dot qu'elle
avait apportée, pour l'avoir reçue jadis en douaire de son premier
mari? M. Lot tient pour la première opinion (op. cit., p. 219, note 2).
M. Pfister (Robert, p. 45) pour la seconde. Le texte de Richer (III,
87), le terme notamment de dos dont il se sert, se prête aux deux
interprétations.
64 LIVRE IV. CHAPITRE II.

nir prédit à la dynastie capétienne? Quoi qu'il en soit, la

résistance n'a pas pu être longue, puisque, dès le mois de


mars 988, Arnoul II mourait, et que Hugues Capet s'em-
pressa de faire épouser sa veuve à son propre fils

Robert, déjà associé au trône. L'occasion même eût été


séduisante de profiter du jeune âge de l'héritier du prin-
cipat pour mettre la main sur la Flandre et la réincor-
porer au royaume, s'il n'avait pas fallu compter avec la
farouche indépendance des chefs flamands.
Rien ne s'oppose donc rationnellement à voir dans une
lettre de Gerbert l'allusion à une investiture ou une con-
firmation faite par le roi en faveur de Baudoin IV 1
. L'esprit
2
de rébellion des milites qui s'y trouve mentionné nous
est attesté par l'auteur de la Vie de saint Bertulfe, mais
3
l'anarchie intérieure qui en naissait devait faire obstacle
à un assujettissement étroit vis-à-vis de la royauté fran-
çaise. La signification du donum regium en ressort. On
ne saurait l'entendre d'une concession féodale, d'une
inféodation de la Flandre.
De même que les grands participaient à l'élection et
à l'intronisation du souverain, de même celui-ci interve-
nait-il dans la transmission des principats qui appendaient

1
II s'agit de la lettre de Gerbert à l'archevêque de Trêves Ecbert,
dont j'ai parlé plus haut. Olleris la datait de 986-987, mais le récent
éditeur des lettres de Gerbert, Julien Havet a suggéré que le sigle
er
Ar. devait désigner Arnoul I dans ce passage : « Omnia quœ fuis-

sent Ar. fîlium ejus regio dono accepisse » (éd. Havet, p. 104).
2
« In quo aliud solatiumnon habemus, nisi quod milites plurimum
ab eo dissentir e scimus » (loc. cit.).
3
« Post immaturam Arnulfî junioris marchionis mortem, cujus avus
Magnus extitit Arnulfus, Balduinus filius ejus cum matre Rozala
derelictus est parvulus... Quœ cum adhuc
et filius ejus Bal- vidua
duinus esset infantulus, tanta in regione nostra commanentium facta
est perturbatio, ut non tam ad hostile quam intestin um bellum per-
traheretur ista dissensio. Multi enim ea quse a pâtre pueri hujus in
beneficium possidebantin hac perturbatione acsi propria essent usur-
pabant » (Vita Bertulfi, SS. XV, p. 638. — Mabillon, Acta SS. B.
III, 1, p. 60).
e e
LA PREMIÈRE MAISON DE FLANDRE AUX IX ET X SIÈCLES. 65

au regnum Francorum, en recevant leur serment de


fidélité. D'hommage féodal, nulle trace, ni à l'avènement,

ni au cours du long règne de Baudoin IV, et les historiens

qui se représentent la Flandre comme un grand fief, dès


cette époque, en sont réduits à des affirmations gratuites,
dont voici un exemple.
En 999, le roi Robert et le comte Baudoin assiègent
ensemble Laon, que défend contre eux l'évêque Ascelin
ou Adalbéron. Le fait ne nous est connu que par cette
laconique mention des petites Annales de Saint- Amand :

<( Robertus rex et cornes Balduinus Laudunum obsede-


runt ». Cela a suffi pour avancer que, ce
Bau- faisant, «

doin IV Barbu remplit ses devoirs de vassal, en four-


le

nissant des troupes au souverain »\ C'est l'évidence


même « Baudoin de Flandre, dit le même auteur,
!

amena évidemment son contingent militaire comme ,

2
vassal » Avec de telles évidences, on referait l'histoire
.

à sa guise. N'est-ce pas une autre évidence, et autrement


forte, que les alliances, en ce temps, se faisaient et se

défaisaient au Jour le jour? Je ne dirai pas pourtant que


Robert et Baudoin étaient évidemment alliés. Mais je
m'abstiendrai de tirer une conclusion juridique d'un fait

armée du roi de France


aussi simple que la coopération
et du comte de Flandre contre un ennemi commun, tel

que le traître Ascelin.

1
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 12.
2
Lot, Hugues Capet, p. 194, note 2.

F. — Tome IV. 5
67

CHAPITRE III

e
LE PRINC1PAT DE FLANDRE AU XI SIÈCLE.
SON APOGÉE SOUS BAUDOIN DE LILLE.

Si je cherche en vain des rapports de vassalité, je


constate, au contraire, un effort continu et heureux
d'élever l'État flamand à la dignité d'un royaume 1
. Un
double mouvement national se fait jour, de formation
organique et d'expansion proche ou lointaine. La société
se coordonne et se solidifie. Son ossature et ses artères se

développent de concert. Ses points de suture se multi-


plient, et ce sont surtout les villœ fortifiées ou les castella

avec leurs bourgs ou leurs ports marchands. La chair et


le sang se renouvellent et s'élaborent dans les cellules
économiques, corporations ou gildes, d'où ils s'épanoui-
ront un jour en communes urbaines. En attendant, les
groupes ethniques que représentaient les anciens pagi
deviennent des cadres géographiques englobant les foyers

de vie locale; leurs chefs, les anciens comtes ou leurs


successeurs, font place à des vicomtes ou des châtelains
et sont ainsi plus étroitement et plus hiérarchiquement
subordonnés au prince; l'esprit de clan ou cle faction et
l'instinct de liberté commencent à fusionner et à s'élargir
en un sentiment national plein d'énergie et d'audace.. Une
sève vivace circule qui cherchera à s'épancher au dehors
par le négoce et par les armes.

1
Cf. la Vita Bertulfi (SS. XV, p. 638) : « Balduinus juvenculus qui
ex successione hereditaria in j.rincipatu monarchiœ Flandrensis
gratia Dei jam convaluerat ».
68 LIVRE IV. CHAPITRE III.

Le comte est, à la fois, le centre et la personnification


de ce double mouvement. Il tient dans la main le réseau
des places fortifiées entre lesquelles il répartit comme
chefs ses hommes de guerre, ses milites*. Il soutient et
stimule l'effort agricole et commerçant, voire industriel
déjà; il veille à la paix des marchés, il légifère au dedans 2
et il conquiert au dehors.
L'impression qui se dégage pour nous du règne de
Baudoin IV a été parfaitement traduite par M. Pfister :

« Dès ce moment, dit-il, les comtes de Flandre avaient

l'ambition de former un véritable royaume entre la France


et l'Allemagne. Qu'on examine bien la conduite de Bau-
doin IV, Belle-Barbe, et l'on verra que, plus de quatre
cents ans avant Charles le Téméraire, il avait conçu le
plan de fonder un empire aux dépens des deux monar-
:i

chies dont il relevait » .

C'est surtout du côté des Marches germaniques que


Baudoin IV s'agrandit et qu'il eut à se défendre.
4
Dès 1006, il s'empare de Valenciennes , d'où le roi de
Germanie, Henri II, soutenu en l'occurrence par Richard II
3
de Normandie et le roi de France Robert , essaie en vain

1
C'est certainement ce que veut dire le texte de la Flandria gene-
rosa (xn e siècle), où les historiens belges ont longtemps cru voir une
institution de baillis : « Ipse (Balduinus) primitus militias et nobiles

ordinavit in Flandria et distribuit eis villas et oppida » (SS. IX,


p. 320).
2
Voy. la curieuse tradition dont le biographe de saint Poppon est
1 echo : « Illis summum in fascibus comi-
diebus Balduino marchiso
tatum agente,Flandriarumque populisJwsÊî's cvm legibus imperante... »
{Vita S. Popponis, Mabillon, VI, 1, 574).
3
Robert le Pieux, p. 218.
4
« Insurrexerunt in eam (Lotharingîa) extremi hominum Morini,
Balduino principante, qui Valentianas ditioni subdiderunt suîb »

{Mirac. S. Vcroni, SS. XV, p. 75 1).

Castrum Valentianas situm in marcha Franciee et Lotharingie,


5
«

quod Balduinus cornes Flandrensium invaserat, imperator Heinricus


obsidet, concurrentibus ad auxilium ejus Rotberto rege Francorum
LE PRINC1PAT DE FLANDRE AU XI e SIÈCLE. 69

de le déloger. Cette coalition vaut pour nous d'être notée.


Que le duc de Normandie y figure, rien de plus naturel,
mais si l'État flamand avait constitué un grand fief, il

serait bien extraordinaire que le roi de France eût com-


battu son vassal pour avoir augmenté le fief qu'il tenait
de lui.

Les liens juridiques, qui vont se resserrer, entre Bau-


doin IV et Henri II ne sont pas moins significatifs.

L'empereur revient à la charge, accompagné d'une


milice nombreuse, mais cette fois sans ses alliés. Il s'em-
1
pare de Gand, dévaste affreusement la région , fait pri-

sonniers des chevaliers d'élite de Baudoin IV et oblige


celui-ci, parla crainte de plus grands malheurs, de venir
à Gand' même 2
faire sa soumission. Valenciennes est res-
3
titué et le comte fait hommage à l'empereur , lui promet
4
fidélité et sécurité . Remarquez que cet hommage estpur
et simple, et qu'un intervalle de plusieurs années s'écoule 5

et Ricbardo comité Northmannorum » (Sigebert, Çhronicon, ad an.


1006, SS. VI, p. 354 j.
1
« Rex cum magno militum tumultu multoque armatorum strepitu
Brachbactorum terram et regionem perturbavit, et exercitus ejus per
vicos et villas atque castella quasi locuste in Egypto dispersus, incen-
diis et rapinis omnia dissipavit » (Translatio SS. Livini et Brictii,
SS. XV, p. 612).
2
« Rex... ad Gandavum militarem manum direxit, et pacato sibi
Balduino comité, per aliam viam reverti disposuit » [Ibid., p. 613).
3
« Adeo Balduinum perterre fecit, ut mox suns effectua ad totius
satisfactionem veniens, castellum Valentianense ei reddiderit... »

(Gesta ep. Camerac, I, c. 114; SS. VII, p. 452). — Unde B. per-


«

territus imperatori satisfacit, Valentiauas reddit... manus ei dédit »


(Ckronicon Sigeberti, ad an. 1007, SS. VI, p. 354).
4
« Datisque obsidibus cum sacramento quoque, fideLtatem et
pacem ei servaturum esse, inantea spoponderit » (Gestes des évêques
de Cambrai, loc. cit.). — « Datisque obsidibus, cum sacramento
tidelitatis » (Sigebert de Gembloux, loc. cit.).
5
« Postea tamen, gravibus et multis seditionibus premitur, et ideo
Balduino, ut sibi esset auxilio, castellum hoc Valentianense benefi-
ciavit » (Gestes des évêques de Cambrai, loc. cit.). — « Procedente
vero aliquo temporis... ei imperator villam Walachras beneficiavit »
70 LIVRE IV. CHAPITRE 111.

avant que Valenciennes, puis la Zélande (Walcheren)


soient donnés en fief à Baudoin pour assurer son aide
1
(auxilium) h l'empereur . Si l'on appliquait ici à la lettre

le raisonnement qu'on a pris l'habitude de faire pour les

rapports du roi de France avec le principat flamand, on


en conclurait que le comte de Flandre est devenu, en 1007,
un grand vassal, son comté un grand fief de la couronne
de Germanie. En réalité, la conclusion ne serait pas plus
exacte pour la Germanie qu'elle ne Test pour la France.
La seule chose vraie est que, des souverains de l'un et
l'autre pays, le comte de Flandre pouvait tenir et a tenu
effectivement des fiefs particuliers. Je ne vois donc pas
comment on a pu arguer de l'invraisemblance qu'il y
aurait eu « que les comtes de Flandre, relevant du
royaume de France, fussent vassaux de l'Empire, mais
2
non du roi de France » . Ils l'étaient de l'Empire comme
du roi de France, — à titre individuel, — sans même
3
qu'au xii° siècle encore, d'après Brussel , le comte de
Flandre dût être regardé comme homme-lige du second
de ces souverains. Quant à un hommage pour le comté
de Flandre, après avoir essayé en vain de le déduire
des faitspour l'époque antérieure, on est obligé d'avouer
qu'il n'en existe aucune « preuve directe », pour la période
d'apogée qu'a atteint le principat flamand sous le succes-
seur de Baudoin IV, son fils Baudoin V de Lille
4
.

L'union de Baudoin V, du vivant de son père (1028),


avec Adèle, fille du roi Robert le Pieux, est la pierre

(Ibid., SS. VII, p. 466). — « Postea imperator, sediiione suorum


coactus, Valentianas Balduino beneficiavit, ut sibi contra motus
suorum auxilio esset : postea ei etiam Walachras addidit » (Sige-
bert, loc. cit.). — La concession en bénéfice de Valenciennes est
placée par Vanderkindere en 1009 et celle de Walcheren en 1018 (t. I,

p. 92 et suiv.).
1
Voy. note précédente.
* Lot, Fidèles ou vassaux, p. 13.
3
Usage général des fiefs, t. I, p. 332.
4
Lot, op. cit., p. 12.
e
LE PRINCIPAT DE FLANDRE AU XI SIECLE. 71

angulaire des relations de la Flandre avec le royaume de


France durant près de quarante années. Elle avait été
entourée d'une pompe et d'un éclat qui en rehaussaient
l'importance politique; elle fut, après l'avènement de
er
Henri I , le lien solide qui unit les deux États et qu'un
hagiographe du xn e siècle a très bien caractérisé en l'ap-
1
pelant tin pacte d'amitié [fœdus amiatidb) ; elle accrut
les possessions du comte de l'importante cité de Corbie,
2
apportée en dot par Adèle et pour laquelle j'admettrai
er
sans conteste qu'il dut faire hommage à Henri I ;
enfin,

elle pour sept années, de Baudoin V le régent, Vin-


fit,

terrex du royaume de France et lui donna même l'expec-


3 er
tative du trône . Henri I lui confia la tutelle de son
4
jeune fils Philippe, avec le gouvernement du royaume ,

et cette double charge lui fut confirmée par les princes


de la Gaule [Galliœ optimates), qui lui prêtèrent serment
B
de fidélité, « sauf la foi due au jeune roi » .

1
« Henricus, rex Francorum, qui patri suo Rotberto successerat

in regnum, sororem nomine Adelam habuit, quam Flandrensium


marchioni, Balduino scilicet seniori, nuptiali copula conjunxit (erreur
de date, le mariage a été célébré dès 1028, Henri était seulement roi

associé au trône) et ei Corbeiam, quse regno suo adjacebat, pro


dotali munere cum aliis pluribus concessit.Pro hac autemconjunctione
rex et cornes fœdus inter se inierunt, et magna inter eos viguit
amicitia, quoad vixerunt. Sed... inter fîlios eorum, Philippum scilicet

regem et Rotbertum comitem, fœdus ruptum est amicitiœ » {Miracles


de saint Adalhard, SS. XV, p. 863).
2
Voy. note précédente.
3 « Mortuo Henrico... filium ejus Philippum cornes Balduinus usque

ad œtatem ejus regno habilem nutriendum suscepit, et regnum viri-


liter gubernavit, jurata sibi fidelitate ab omnibus regni principibus y

salva tamen fidelitate Philippi pueri si viveret, sin autem] utpote


justo heredi regni per uxorem d (Flandria generosa [xii* siècle] H. ;

F., p. 388-389). —
Il n'est donc pas question encore de l'exclusion
dés femmes du trône par la loi salique.
4
« Balduino Flandrensium duci, puerum cum regno ad tutandum

commendavit » (Orderic Vital, t. II, p. 79).


5
D'après la Flandria generosa, c'est à la fois comme roi intéri-
maire [interrex) et comme roi éventuel que le serment de fidélité a
72 LIVRE IV. CHAPITRE III.

Baudoin justifia, dans toute sa plénitude, le titre qu'il

se donne dans les diplômes royaux de régis regnique pro-


curator et bajulus\ Parla sagesse de son gouvernement,,
non moins que par le prestige de son pouvoir et le succès
de ses armes, il porta du même coup au faîte l'œuvre de
ses devanciers.
A aucune autre époque le lien traditionnel, — je ne
dis pas théorique, et j'y insiste, — unissant le principat
flamand au royaume de France n'a été accentué et illustré

sous une forme plus personnelle et plus vivante, en même


temps que se faisait jour, avec une énergie singulière^
l'action des forces répulsives qui le séparaient de la

Germanie.
La Flandre fait partie du royaume de France, mais
une partie si autonome que son chef est
et si puissante

été prêté à Baudoin par les principes regni (voy. note 1). Les —
Petites Annales de Saint-Amand ne parlent, semble-t-il, que du pre-
mier serment : « Henricus rex obiit et Balduinus cornes Flandrice
quasi interrex in regno judicat, salva fidelitate Philippi pueri régis.
Huic vero magnum decus intervenit gloriae. Nam cornes Tietbaldus,,
Andegavensis cornes, et omnes Gallix optimates, salva fide Philippi
régis, juraverunt fidelitatem et honorera regni. » (Ann. Elnon.
minores, SS. V, p. 20). — Il est curieux de noter. ce que cette double
relation est devenue dans la Chronique de Saint-Bertin de Jean
d'Ypres (2 e moitié du xiv e siècle), quand l'exclusion des femmes du
trône eut prévalu en France. Ce n'est plus Henri I er qui a institué
Baudoin tuteur et régent, ce sont les barons de, France qui l'ont
choisi et élu comme tel et comme successeur désigné : « Balduinus,
ratione uxoris suœ, consensu et electione omnium baronum Francise,
tutor juvenis régis Philippi et tocius regni bajulus est effectus; qui
sibi omnes homagium fecerunt, spondentes quod si juvenem regem
mori contingeret, infra tutelse tempore, ipsum B. in regem Francie
sublimarent » (H. F., t. XI, p. 380).
Diplôme de Philippe I er 1066 (éd. Prou, p. 71).
1
, Cf. diplôme —
de 1065 « Balduino comiti, cujus solerti cura et diligenti provi-
:

dentia regni procuratur monarchia » (Ibid., p. 53). — Charte de


Lietbert, évêque de Cambrai, 1067 (Mireeus, Opéra diplom., t. II,
p. 949) : « Régnante Francorum rege Pbilippo, et Baldewino comité
ejusdem regni glorioso patrono ».
e
LE PRINCIPAT DE FLANDRE AU XI SIECLE. 73

debout sur les marches du trône. Si de là il gouverne h


la fois son État et le royaume entier, s'il y reçoit le ser-

ment d'hommage ou de fidélité des autres principes, c'est


que s'affirme en sa personne tout ensemble cette parité
du principat et de la royauté qu'exprimerait peut-être le
mieux le terme allemand Ebenbûrtigkeil et la préémi-
nence de majesté qui appartient au chef de la Francie,
au successeur des rois francs parité, et non vassalité, :

suprématie royale, et non suzeraineté féodale.


Cette suprématie, ne voyez-vous pas comme elle aurait

pu se transformer en souveraineté et préparer la reconsti-


tution d'un royaume de France, solide et compact, s'éten-
dant jusqu'au Rhin, si l'éventualité prévue, dit-on, par
les principes de la Gaule s'était réalisée? Baudoin V, en

remplaçant sur le trône son neveu et pupille, non seule-

ment détachait la Flandre de la Germanie, mais il l'incor-


porait à la France occidentale avec les conquêtes que, par
une longue et ardente lutte, il avait arrachées à la maison
de Franconie. Sa prédilection pour Lille, le déplacement
en cette capitale nouvelle, au cœur du pays wallon, du
centre de gravité de ses États, aussi bien que les qualités
si françaises de loyauté et de bon sens, de générosité et
de bravoure que ses contemporains ont été unanimes à lui
reconnaître 1 , montrent ce que le développement de la
nationalité française aurait pu attendre de lui. Son alliance
de famille avec Guillaume de Normandie ne l'aurait pas
conduit en ce cas, — comme l'histoire le lui a justement
reproché, —à faciliter à son gendre la conquête de l'An-
gleterre, mais à faire de la Normandie et de son duc un
des principaux supports du regnum Francorum de même ,

1
Guillaume de Malmesburya condensé ces éloges en un jugement
laconique qui doit être vrai, puisqu'il s'accorde avec lesurnom Plus
donné à Baudoin : « Is erat fide et sapientia eque mirandus » (H.
F., t. XI, p. 180;. Aubry de Troisfontaines ajoute « virtute ». — La
Flandria generosa le qualifie « Prudens et fortis
: cornes, sapiens et
moderatissimus » (Ibid., p. 388).
74 LIVRE IV. CHAPITRE III.

qu'il fut, selon l'expression d'un chroniqueur, entre son


son pupille un médiateur heureux
1
gendre et .

Régent et tuteur, il put du moins cimenter une alliance


plus étroite de la Flandre et du royaume, les rapprocher
en les gouvernant, en circulant sans cesse de l'un à l'autre,
2
pour les pacifier ou les organiser, et en se gardant lui-
même de toute usurpation
3
. Toutefois, n'oublions pas,
pour bien définir sa situation politique, que lui-même et
son fils Baudoin VI firent hommage au roi de Germanie
pour les territoires conquis ou acquis dans la Francie
médiane 4 , et notamment pour le Hainaut. Un contempo-
rain a pu dire qu'il fut le chevalier [miles) de l'empire,
son conseil et son ennemi 5 .

er
Baudoin de Lille mourut le 1 septembre 1067, peu de
jnois après qu'il eut remis, avec une si parfaite droiture,
er
à son pupille Philippe 1 , le gouvernement du royaume;

1
« Hinc factum est, ut pupilli et generi mediat^r tumores. ducum
et provincialium salubri proposito compesceret » (Guillaume de Mal-
mesbury, loc. cit.).
2 « Qui prudentissime regni admmistrans negotia... tyrannos per
totam pullulantes Franciam tam consîliis quam armis perdomuit, et
pacem maximam teneri fecit » (Miracles de saint Benoit, éd. Certain,

p. 314). Cf. Miracula S. Agili (SS. XV, p. 866 !

. Nous verrons plus


tard le rôle de Baudoin dans rétablissement de la paix de Dieu en
Flandre.
3
« Proinde Philippo, jam juvene facto, integrum absque unius
viculi immunitione regnum restituit >> (Miracles de saint Benoit, loc.
cit.).
* « Sed et filium Baldwini militem jer manus accepit illique mar-
cham suae terrœ conterminatam... dédit » (Annal. Altah. ma/., ad
an. 1045, éd. OEfele, p. 39). — « Baldwinum comitem, qui diu patri
suo rebellaverat, in deditionem suscepit et sibi post haec firmum et
fidelem fore jurare facit » (Ibid., ad an. 1056, p. 53).
s
u Nomine si quidem miles Romani imperii fuit, re decus et glorla
summa consiiiorum.... Est et nationibus procul remotis notissimum
quam frequentibus quamque gravibus bellis imperatorum immanita-
tem fatigaverit, pace demum ad conditiones ipsius arbitratu dictatas
composila » (Guillaume de Poitiers, Gesta Guillelmi Ducis, H. F. 9
t. XI, p. 80).
p

LE PRINCIPAT DE FLANDRE AU XI e SIÈCLE. 75

mais Tintimité des relations se poursuivit entre la maison


de Flandre et la maison capétienne. Elle venait même de
se resserrer personnellement entre leurs chefs. C'était
Baudoin le jeune qui avait armé chevalier le jeune roi 1
,

au moment de sa sortie de tutelle. Si Philippe I


e
cessait
d'être le pupille de Baudoin V, il devenait le filleul de
Baudoin le jeune, et ce lien de parrainage était un des
plus sacrés que la société reconnût.

1
« Balduinus marchisus sextus Flandrensium... qui dédit arma
Philippo régi Francorum »(Sigehert, Auctarium Hasnoniense Migne, ;

160, c. 355). —
« Ego Balduinus (Baudoin de Mon s) ... filius Balduini

junioris, qui Philippum Francorum regem regalis insignivit militiee


armis » (1087. Charte en faveur de l'abbaye de Hasnon; Miraeus,
t. I, p. 515).
77

CHAPITRE IV

LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL.

La transmission du pouvoir de Baudoin de Lille à son


fils, comme de ce dernier au sien, puis l'avènement de
Robert le Frison vont être pour nous la meilleure pierre de
touche qui permette d'apprécier la condition juridique delà

Flandre par rapport à la Couronne. N'est-ce pas un fait


extrêmement frappant que tous ces changements s'opè-
rent par le concours des volontés du prince flamand et
de ses principaux vassaux ou sujets, en des assemblées
nationales ? que la seule intervention du roi de France soit
une expédition guerrière, le jour où les deux éléments
ethniques de la Flandre, l'élément tiois ou nordique et
l'élément wallon ou romain, sont aux prises? enfin,
qu'après l'échec qu'il subit, le roi se soit hâté de recon-
naître pour son ami et fidèle le nouveau comte que la
nation flamande, devenue une, avait mis à sa tête?
Grâce à l'habileté et à l'énergie de sa politique anti-
allemande, Baudoin de Lille avait réussi, dès 1051, à
mettre la main sur le Hainaut, en faisant épouser à son
fils Baudoin le jeune la veuve du comte Hermann, et,
en 1056, à faire ratifier cette conquête par Henri IV 1
.

Pour assurer de son vivant la réunion des comtés de


Flandre et de Hainaut en la personne de son successeur,
et pour obéir à coutume de sa maison de trans-
la vieille
mettre son héritage à un héritier désigné, aîné ou non

1 2
Vanderkindere, Formation territoriale, t. I ,
p. 111-112.
78 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

1
de ses enfants ,
que fait Baudoin de Lille? Il convoque,
en 1063, une assemblée solennelle à Audenarde, dans
laquelle « il donne de son vivant sa terre », dédit in
vît a sua terram, à son fils Baudoin, et lui fait jurer foi

et hommage -lige naturel par ses principaux vassaux


(optimates), en même temps que son autre fils, Robert,
promet par serment sur les reliques qu'il ne fera ni à
Baudoin le jeune ni à ses héritiers « aucun tort de la
terre de Flandre », en d'autres termes, qu'il n'élèvera
aucune prétention sur elle 2 .

Baudoin le jeune était donc déjà en possession de


l'héritage flamand quand son père mourut, et lui-même
recourut, trois ans plus tard, à un procédé analogue,
pour le transmettre à l'un de ses fils, Arnôul. Ce n'est
pas au roi de France qu'il s'adresse pour faire recon-
naître le jeune Arnoul comme son héritier désigné, c'est
à une assemblée des pairs et barons, des principes du
pays, convoquée à Bruges et où, de concert avec eux,
« cum principibus consilio habito »
3
il fait prêter un ,

1
« In comitatu Balduwini ejusque familia, id multis jam sœculis
servabatur quasi sancitum lege perpétua, ut unus filiorum, qui patri
potissimum placuisset, nomen patris acciperet et tocius Flandrioe
prineipatum solus bereditariasuccessione obtineret, ceteri vero fratres
aut huic subditi dictoque obtempérantes, ingloriam vitam ducerent,
aut peregre profecti... » (Lambert de Hersfeld, Annales, ad an. i 07 1
;

Migne, 146, c. 1102).


2
« Balduinus... totam terram suam in vita sua Balduino dédit,
et optimates suos hominium et fidelitatem promittere fecit; ita ul
apud Aldenardam super reliquias Sctorum, prœsente pâtre et filio
multisque principibus, idem Robertus publiée juravit quod nec ipsi
Balduino nec heredibus ejus aliqao modo de terra Flaodrise noceret »
(Hermann de Tournai, Restauratio abb. S. Martini, H. F., t. XI,
p. 254).
« Timens ne aliqua inquietudo vel traditio per fratrem suum
8

Robertum sibi fieri pos6et et fïliis, hominium et securitatem a fratre


sibi fieri requisivit et fïliis suis. Cumque super hoc, cum principibus
consilio habito, utile fore tam patriœ quam sibi prenosset, ... irj

Brudgis curiam suam convocavit, simulque pares et barones totius


LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 79

nouveau serment de « foi et de sécurité » (/idem et


secitritatcm) par son frère Robert le Frison, en échange
1
d'importantes largesses .

Baudoin VI meurt prématurément (17 juillet 1070),


alors que son fils Arnoul vient d'atteindre à peine sa
quinzième année et paraît hors d'état de maintenir en
Flandre ce bon ordre et cette tranquillité que lui-même
et son prédécesseur étaient parvenus à y faire régner 2 .

Robert le Frison put s'autoriser ainsi de l'intérêt du pays


pour remettre en question les résolutions prises dans
les deux assemblées d'Audenarde et de Bruges, pour
reprendre ou renier les serments qu'ily pour
avait prêtés,
rentrer dans ses droits sur le comté de Flandre. Il
débarque à l'improviste dans la Flandre maritime, il la
soulève, il se fait proclamer comte par les chefs du pays
(principes patriœ)*, tandis que les Wallons et les Hen-

nuyers demeurent fidèles à Arnoul.


Voilà l'instant précis où le roi de France entre en

sui comitatus... Igitur in ecclesia beati Donatiani in Brudgis jura-


mentum factum est super sanctorum reliquias infînitas, quas afferri

cornes B preceperat, in presentia omnium qui eo tempore tam pares


quam principes erant in terra et, acceptis donariis, consul rediit »
(Galbert de Bruges, éd. Pirenne, p. 110-H1). D'après Gislebert, —
qui doit parler de la même assemblée, en la plaçant par erreur à
Audenarde, foi, hommage et sécurité ont été jurés par tous les fidèles
à Arnoul, comme héritier désigné (justus hères) de la Flandre : « Ab
universis patris fidelibus fidelitates, et hominiorum sccuritates, tactis
Sanctorum corporibus et reliquiis, prestite fuerunt » (Gislebert,
Chronique, éd. Vanderkindere, 1904, p. 6).
1
<( Ut fidem et securitatem juret filiis meis post mortem meam... et

dabo sibi munera etdonaria multa sub eadem conditione... » (Galbert,

p. 411).
2
La paix de Baudoin VI est devenue légendaire comme celle des
ducs de Normandie. Voy. Flandria generosa, H. F., t. XI, p. 389.
3
« Misit... ad principes et majores viciniœ circa mare... ad Flan-
drenses marinos, et pretioet sponsionibus confederavit sibi eos,qua-
tenus ipse per îllos patriœ comitatum obtineret » (Galbert, loc. cit.,.

p. 112).
80 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

scène. Il est appelé à l'aide par Richilde, en même temps


qu'un chef normand, Osbern. Tous deux accourent en
armes. A quel titre Philippe intervient-il? Si la Flandre
avait été dès lors un grand fief, une seule réponse s'im-
poserait : « A titre de suzerain féodal », et c'est la réponse
en effet que les historiens modernes, sous l'empire du
mirage que je combats, n'ont pas manqué de faire Mais 1
.

ouvrez les chroniques, interrogez les contemporains, c'est


à qui donnera une explication différente, et de tous les
mobiles invoqués, c'est à peine si un seul a trait à un
devoir de suzerain. Lambert de Hersfeld met en vedette
les services que Baudoin avait rendus au roi 2 Guillaume ;

de Malmesbury allègue que Philippe I er et le Normand


Guillaume Osbern ont pris fait et cause pour Arnoul, à
raison de la tutelle ou de la garde que son père leur avait
3
confiée ; Orderic Vital évoque le lien de parenté qui
4
unissait les deux maisons ; la tradition conservée dans la

Flandria generosa veut que l'avarice bien connue de


er
Philippe I l'ait fait agir : Richilde aurait acheté son
3
secours en lui offrant 4.000 livres d'or . On s'est récrié

ici sur l'invraisemblance de la somme! veux bien Je


qu'elle ait pu être grossie, — encore que l'opulence du
trésor flamand fût grande, — mais ce qui vient à l'appui

1
L'auteur, par exemple, d'une monographie sur Robert le Frison
dira : « Vor allem trat der Kônig von Frankreich... ein, wozu er als

Oberlehnsherr verpflichtet war » (Schmiele, Robert der Friese, 4 872,

p. 46).
2 « Ad regem Francorum con'ugit, auxilium... expetens, eo quod
pater ejus tam ipsi quam majoribus ejus seepe in arduis rébus corno-
dissime affuisset » (L. de Hersfeld, Migne, 146, c. 1105).
3 « Superslitibus duobus liberis... quorum tutelam régi Francorum
Philippe et Willelmo fîlioOsberni eommendaverat » (G. de Malmes- 1

bury, II, 256; Migne, 179, c. 1237).


4
« Philippus rex Francorum qui consanguineus erat eorum ad
auxilium Arnulfi exercitum Gallorum adunavit » (Orderic Vital, IV,
8, éd. Le Prévost, t. II, p. 235).
5 « Riehildis... animum^ejus (régis) nu milia librarum auri spon-
sioLe corrupit » (Flandria generosa, H. F., t. XI, p. 390).
LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 81

de l'existence d'un marché, c'est l'abandon .qu' Arnoul a


dû faire de Corbie et, sans nul doute, comme prix de
1
l'assistancedu roi Il faut descendre en définitive jus-
.

e
qu'au milieu du xu siècle pour rencontrer un chroni-

queur qui relève la circonstance qu'Arnoul avait reçu sa


2
terre des mains de Philippe et, par son isolement aussi ,

bien que par sa date et par les termes mêmes où elle est
conçue, cette observation est sans portée. Ou bien le

chroniqueur s'est servi d'une expression courante de son


temps, sans y attacher de signification particulière, pour
désigner la reconnaissance que le roi a faite d'Arnoul
comme successeur légitime de son père, ou bien il a tra-
duit en une forme plus concise ce qu'un autre chroni-
queur, — contemporain celui-là, a indiqué, comme —
un des motifs déterminants, l'existence de fiefs particuliers
3
tenus par le comte de Flandre du roi de France .

Voyez, au surplus, ce qui arrive. La victoire reste


à Robert, les troupes du roi sont mises en fuite, Arnoul
er
est tué, Richilde faite prisonnière. Philippe I travaille
aussitôt pour son propre compte; il saccage Saint-Omer,
puis se décide à faire sa paix avec le vainqueur, par l'in-

1
Nous apprenons par une charte de Foulque, abbé de Corbie, du
22 février 1079, que la ville avait été cédée au roi Philippe par le
comte Arnoul « Regem Philippum... qui, recepta a comité Arnulfo
:

Corbeia » (Actes de Philippe Ier éd. Prou, , p. 240). Cela concorde avec
le témoignage de la chronique de Saint-Bavon (De Smet, Corpus
chron. Flandr., t. I, p. 561) qu'à l'époque de l'invasion de la Flandre

par Robert le Frison (1071) Arnoul et Richilde se trouvaient avec


Philippe I
er
à Corbie : « A. cum Rikilde matre sua Corbeise apud
curiam régis Franciœ Philippi ». Cf. la note de Holder-Egger, SS.
XV, p. 863, note 4.
2
« Quod audiens Ernulfus, juncto sibi Philippo frrancorum rege,
de cujus manu terram susceperat, patruo suo Roberto cum exercitu
suo apud castrum Casletum occurrit » (H. de Tournai, H. F., t. XI,
p. 254).
3 u Eo quod... civitates quasdam ex his quas Ruotbertus occupa-
verat pro donativo ab eo (rege) accepisset » (Lambert de Hersfeld,
Migne, 146, c. 1105).

F. — Tome IV. 6
82 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

termédiaire d'Eustache de Boulogne et du frère de celui-ci,


le chancelier Godefroi. Pas la moindre allusion n'est faite
à une investiture qu'il aurait octroyée au comte Robert.
C'est par les patriae pares que Robert est élevé à la
charge de consul patriœ 1
, investi du comté. Le frère
d'Arnoul, Baudoin de Mons, doit se contenter du Hainaut.
L'harmonie est rétablie entre les deux groupes de
population de la Flandre, malgré quelques tentatives de
révolte que Robert le Frison aura encore à réprimer 2 .

Entre la royauté et le principat, sont renoués de même


les liens de fédération et d'amitié ou d'alliance que nous
avons vus exister dans le passé. D'hommage au roi, nulle

trace. M. Lot, en quête d'un étai pour sa théorie du


grand fief, en a été réduit à un texte
qu'il avoue lui-

même malheureusement peu sûr » 3


être « C'est une .

interpolation de la Flandria generosa, si grossière et de


date si postérieure qu'elle a été rejetée de l'édition des
Monumenta k
condamnée, au point de vue qui
Elle est
nous concerne, aussi bien par le cours des événements
que par les témoignages contemporains. Non seulement
Orderic Vital ne parle que d'amitié 5 et Grégoire VII d'un

1
« Convenerunt omnes pares patriœ... et... Robertum comitem in

consulem patriœ restituerunt » (Galbert, loc. d£.,p. 143).


2
Voy. Hariulf, Vie de saint Arnoul, SS. XV, p. 886-887. — Ce
sont peut-être ces dissensions qui ont amené les troubles et les ini-
mitiés que le même chroniqueur a décrits (Galbert, éd. Pirenne,.
p. 114-115).
3
Fidèles ou vassaux, p. 13.
4
C'est tout une étrange histoire que l'interpolateur raconte ::

« Imperator Frisonem pênes se arrestat. et pro rege Francorum man-


dans, qui Moguntiœ veniens, pacem inter regem Francise et Fri-
sonem Robertum imponens, cuncta suntinduJta et pax facta, ita quod
Friso a rege veniam petit uthomagium de domino Flandriae faciat, et
Richildi indulgeat, etc. » (De Smet, t. I, p. 65).
5
« Rodbertus Fresio totam sibi Flandriam subegit... amicitiamque
Philippi régis Francorum facile promeruit » (Orderic Vital, t. 11^

p. 236-7).
LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 83

serment de fidélité
1
, mais Lambert de Hersfeld, qui écri-
vait presque à l'heure même (1077-1088), insiste sur la
foi réciproque : « Robert, dit-il, rentra en grâce auprès
du roi de France, et les torts effacés, il s'en fit un ami
2
constant et fidèle » . Puis il conclut : « Sic Ruotber-
tus deinceps Flandriee principatu in securitate potieba-
tur ».
La base de l'amitié ou de l'alliance ainsi restaurée,
puis continuée sous les successeurs des deux princes, est,

si
y prend garde, aisée à reconnaître. Elle gît tout
l'on
entière dans la rivalité commune du roi de France et du
comte de Flandre avec la royauté anglo-normande. Étroite
et intime quand la lutte est vive entre les deux camps
hostiles, elle se relâche jusqu'à la rupture quand le
danger est momentanément suspendu.
Tant qu'ils ont en face d'eux, comme formidable adver-
saire, Guillaume le Conquérant, le lien entre le souverain
français et le comte flamand, qu'a scellé, dès 1072, le
er
mariage de Philippe I avec la belle-fille de Robert,
semble une chaîne d'acier. Robert le Frison ne cesse de
3
harceler Guillaume par des incursions en Normandie ; il

soutient, de concert avec Philippe, la rébellion de Robert


Courteheuse, tandis que, de son côté, Guillaume appuie

1
Lettre à Robert (1081) : « Ergo qui te audivimus admonitu fide-

litatis quam régi Philippo feceras, ad id periculose esse inductum...


non te decet œstimare i lia te adjuratione ad tam gravissimum scekis
adstringi » (Migne, 148, c. 639). — Lettre à l'église de Térouanne :

« Si mortali homini, multo maxime sempiterno Deo fidem et devo-


tionem deberi » (1082; Ibid., c. 640).
2 « Gomperto quod Ruotbertus cum rege Francorum jam ingratiam
redis set, et expiât a veteri cont urne lia, firmum sibi eum fidelcmqu£
fecisset » (Lambert de Hersfeld, Migne, 146, c. 1106). — D'après la

construction grammaticale, c'est devenu firmus (sous-


le roi qui serait
entendu amicus) et fidelis, locution qui a dû être empruntée à Corné-
lius Nepos, chez lequel on trouve firmus amicus ac fidelis. :

3
« Flandria potitus, saepe Willelmum regem Normannicis prsedis

irritavit » (Guillaume de Malmesbury, III, 257; Migne, 179, c. 1238)


84 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

les revendications de Baudoin de Hainaut 1


; le comte de
Flandre tente même avec le roi Canut une descente en
Angleterre (1085); le conquérant normand, sur son lit

de mort, le citera parmi ses plus dangereux ennemis 2 .

Sitôt, au contraire, que le faisceau anglo-normand se


rompt par la mort de son chef et les dissensions de ses
fils, un éloignement qui équivaut à une sécession se pro-

duit entre la couronne et le principat. La répudiation de


Berthe de Frise (1092) et l'excommunication du roi en
sont les visibles symboles. Robert II succède à son père
sans que, de près ou de loin, la moindre participation du
roi à son avènement soit signalée par les chroniqueurs ou
se manifeste par un acte. L'inimitié entre les deux cours
est telle que l'evêque d'Arras, en se rendant à Rome en
3
1093, craignait d'en être personnellement victime .

Mais le péril anglo-normand va renaître, dès le retour


de Robert II de la Terre-Sainte. Henri Beauclerc a évincé
son aîné Robert Courteheuse du trône d'Angleterre; il

lui dispute la Normandie ; il va l'en dépouiller et reprendre


l'œuvre unitaire et envahissante de Guillaume leConqué-
rant. Aussi le même danger commun allait-il unir à nou-
veau les armes du roi du comte de Flandre.
de France et

Dans la guerre que, dès son avènement définitif au trône,


er
Louis VI entreprend contre Henri I , et qu'il poursuivra
presque sans interruption jusqu'en 1119, Robert II et son
fils Baudoin VII seront au premier rang des combat-
tants.Tous deux y périront et Baudoin VII s'y illustrera
4
par des actes de rare bravoure et de singulière audace .

1
Guillaume de Malmesbury, [II, 257; Migne, 179, c. 1238.
2
« ... Robertus Fresio satrapa Morinorum mihi multis machina-
tionibus insidiati sunt » (Orderic Vital, t. III, p. 239).
3
apud Trecas cum periculo et timoré... demoratus, pro odio
« ...

Philippi Francorum régis et Roberti comitis Flandrensium » (Gcsta


Lamberti, H. F., t. XIV, p. 745).
4
Herman de Tournai raconte que Baudoin alla provoquer Henri 1 er
à Rouen, en plantant sa lance dans la porte de la ville {H. F., t. XIV,
p. 395). — Guillaume de Malmesbury dit de lui « Crebro castella :
LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 85

Ce concours armé a donc sa raison d'être en soi-même


et il se trouve conforme à la politique traditionnelle de la

Flandre, devenue vitale pour elle. L'expliquer autrement,


y voir une conséquence du lien féodal qui aurait rattaché
lecomté à la couronne ne peut conduire qu'à des anti-
nomies insolubles. Un historien aussi probe et aussi
bien informé que M. Luchaire, soucieux de concilier la

théorie féodale que ses devanciers lui avaient léguée


avec les faits qu'il a observés directement lui-même, ne
s'est-il pas vu acculé au paradoxe d'appeler la Flandre
1
« un grand fief indépendant » ! Puis, oubliant l'indé-
pendance dont il vient de parler, il a représenté les

comtes flamands comme de simples lieutenants du roi de


France 2 .

Que dire aussi de cette conception inadmissible, arbitrai-


rement introduite dans les traités qu'on prétend avoir été
passés dès le début du xn° siècle entre Robert II et
er 3
Henri I : le comte de Flandre aurait été à la fois le
vassal de l'empereur, du roi d'Angleterre et du roi de
France, mais de celui-ci seul le vassal-lige, comme le

prouverait le service personnel auquel il se serait astreint,

alors que comme vassal ordinaire il ne pouvait devoir


qu'un contingent féodal 4 ? Non seulement cette distinction,
empruntée à Brussel, est certainement inexacte pour le

premières années du xu e5
e
xi siècle et les , mais elle est

exclue par le texte même du traité qu'on allègue, puis-


qu'on y voit le comte de Flandre s'engager à servir per-

regis in Normannia inopinatis fatigabat assultibus, magnum incom-


modum, si fata sivissent, terrée minatus » (III, § 403; Migne, 179,
c. 1359).
1
Luchaire, Annales de la vie de Louis VI, p. xcm.
2
Ibid., p, xciv.
3
Sur la question de leur authenticité, infrà, p. 87-88.
4
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 25.
5
Origines, t. II, p. 527 et suiv. — Cf. Luchaire, Institutions fran-
çaises, p. 196 et suiv.
86 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

1
sonnellement (ipse) le roi d'Angleterre , sauf la fidélité
du roi de France.
Et voici alors la situation devant laquelle on nous place.
En qualité de comte de Flandre, de grand feudataire,
Robert II n'aurait dû au roi de France que le service de
dix chevaliers, et, comme détenteur d'un fief d'argent de
quatre cents marcs, c'est mille chevaliers qu'il aurait été
obligé de fournir au roi d'Angleterre. Vraiment la quali-
fication de grand fief est bien justifiée !

Plus topiques encore sont les démentis qu'infligent à la


théorie du grand fief les modes de transmission du prin-
cipat flamand. Pour être légitime au point de vue féodal,
cette transmission aurait dû dépendre d'une investiture
formelle par le roi, plus ou moins discrétionnaire pour
lui, et nécessaire pour le comte. Comment se fait-il alors
que nous la voyons s'opérer régulièrement, soit par une
libre institution ou désignation d'héritier, soit par le choix
des vassaux et sujets, sans prestation d'hommage au roi
ni investiture par lui?
Un tel concours d'anomalies rend intenable le point
de vue d'où il procède. C'est que, dans les rapports de
la royauté et du principat, au lieu d'être un élément fon-
damental, le lien féodal îr est encore, à cette époque,
qu'un élément subsidiaire, tandis que prédomine, soit par
en haut, sous forme de souveraineté ou de suprématie,
soit par en bas, — du moins en Flandre, — sous forme
d'autonomie, le lien proprement national.
Le lien féodal est représenté par les fiefs particuliers que
nous avons vu le comte de Flandre tenir soit du roi de
France, soit du souverain d'Allemagne, fiefs dont le nombre
s'est accru, quant à ce dernier, par la conquête de Cam-

« Et si rex Henricus comitem R. in Normanniam... in auxilio


1

secum habere voluerit et eum inde summonuerit, ipse cornes illuc


ibit et regem Henricum per fidem juvabit » (traité daté du 10 mars

1103, art. 16).


LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 87

brai
1
, et auxquels serait venu s'ajouter, — si les traités

publiés par Rymer sont authentiques 2


,
— le fief d'argent

1
Cf. lettre de Robert à Lambert, évêque d'Arras (1103) : « Noverit

discretio tua me hominium imperatori theutonico fecisse, qui aliter

feodum quod ab eo tenere per antecessoriam debeo, intègre habere


non poteram, prœsertim quia prœter hoc patriee nostrse pacem res-
titui nequaquam posse sentiebam hoc tamen factum esse, salva :

mihi auctoritate et obedientia Romani Pontificis, ejusque ecclesiae

nec non Remensis » (H. F., t. XIV, p. 196).


2
Cette authenticité me paraît fort douteuse et j'estime que les
chirographes dont Rymer s'est servi mériteraient d'être recherchés
et étudiés de très près. En attendant qu'on les ait retrouvés, voici
mes principaux motifs de suspicion : 1° Le silence complet gardé à
leur sujet par les chroniqueurs français, anglais et flamands, silence
d'autant plus significatif que Guillaume de Malmesbury présente sous
un jour tout autre les subsides d'argent fournis par les rois d'Angle-
terre aux comtes de Flandre, et que, dans la biographie de l'abbé de
Saint-Bertin, Lambert, il est parlé d'une mission dont Robert II
l'avait chargé auprès du roi d'Angleterre : « Anglie partes... a con-
sule Flandrensi transmissus ingressus est. Ubi viriliter exactis nego-
tiis, pro quibus maris ceruleas aquas transierat, regem Anglorum et

ejus potentiam audaci sermon e increpavit » (Tractatus de moribus


Lamberti, SS. XV, p. 951; continuation écrite de 1118-1125). Or, si

cette mission, qui se place avant 1106, avait abouti à d'importants


traités, le biographe n'eût pas manqué d'en faire honneur au négo-
ciateur.
2° L'incertitude sur la date. des traités et la difficulté même de leur
en assigner une. La date de 1101 (16 mai, Douvres) est regardée par
tout le monde comme inadmissible, et l'on a dû la reporter, à raison
des noms de témoins, à 1 109 au plus tôt. Mais dès le mois de février ou
er
de mars de cette année, Robert II était en guerre avec Henri I

(Luchaire, Annales de Louis VI, n° 72) et il le resta jusqu'à sa mort


(5 octobre 1111). La date de H 03 (10 mars, Douvres) pour le deuxième
traité n'est pas plus heureuse. A cette époque, Robert se trouvait
engagé dans une lutte avec Henri IV, qui ne prit fin que le 29 juin de
cette année.
3° L'identité presque complète de rédaction et la similitude d'écri-
ture avec le traité de 1163, entre Henri II et Thierry d'Alsace, style
et écriture, — à juger celle ci d'après le fac-similé de la 2 e édition de
Rymer (1816), — qui sont beaucoup plutôt de la seconde moitié du
8
xii siècle que de la première, à plus forte raison que des premières
années, de ce siècle.
88 LIVRE IV. CHAPITRE IV.

du roi d'Angleterre. Le mot feodwn que ces traités


emploient ne peut y être pris que dans le sens générique
1
de fief Ainsi seulement s'explique que le service mili-
.

taire ait pu se réduire à dix hommes d'armes, ce qui est


normal pour une cité ou un château et totalement inac-
ceptable, je l'ai indiqué, pour un grand fief.

Regardez maintenant à la souveraineté royale et au


nationalisme flamand, vous verrez que ce sont eux qui
président à la transmission du principat.
A la mort de Robert II de Jérusalem, son fils Bau-

4° Le récit de Guillaume de Malmesbury qui, non seulement va à


l'encontre des deux traités datés de 1101 et 1103, mais qui a pu
donner l'idée de faire remonter jusqu'à Robeit II, sous une forme
artificielle, la convention véritable passée en 1163 entre Henri II et
Thierry d'Alsace.
D'après ce récit, Guillaume le Conquérant avait voulu reconnaître
les services de son gendre Baudoin de Lille, lors de la conquête de

l'Angleterre, en le gratifiant d'un don annuel de 300 marcs d'argent.


Cette libéralité, il 1 avait continuée à son neveu Baudoin VI, mais
refusée à l'usurpateur Robert le Frison, à raison des inimitiés qui les
séparaient. Robert II en sollicita le renouvellement de Guillaume le

Roux, et il l'obtint sans peine, à titre de parent, grâce à la largesse


du souverain anglais. A son retour de Terre-Sainte, Guillaume le

Roux étant mort, Robert réclama de Henri Beauclerc comme un dm t,

et d'autorité (quasi pro imperio), la pension que son prédécesseur


lui avait servie et s'attira cette réponse : les rois d'Angleterre ne
paient pas tribut, ils font des générosités à leurs proches et à leurs
amis, s'ils le si ceux-ci s'en remettent à leur bon
jugent à propos et
gré. Ainsi repoussé, un long temps irrité contre le roi
Robert fut
« animum multo tempore in regem tumuit », mais voyant que la
rancune ne menait à rien, il s'adoucit et obtint de la bonne grâce
du roi ce qu'il n'avait pu lui imposer par une exigence arrogante
« fastu tyrannico » (Guillaume de Malmesbury, III, § 403 Migne, 179, ;

c. 1359).
1
Voy. (p. 87, note 1) l'emploi de ce même terme de feodum, par
rapport à l'empereur, dont lecomte de Flandre tenait non pas un
fief, mais des fiefs. Nous le retrouverons avec un sens vague dans
Galbert, en même temps que nous y verrons appelés feoda et donaria
regalia les fiefs que le Flamand tenait soitdu roi de France, soit du
roi d'Angleterre (éd. Pirenne, p. 176)
LA TRANSMISSION DU POUVOIR COMTAL. 89

doin VII était encore mineur, adolescenhitus\ et non


encore armé chevalier. Louis VI l'adoube et le met en
2
.possession de l'héritage paternel, dit l'un , lui vend, dit
3
l'autre , toute la terre paternelle. Qu'est-ce à dire sinon
que le souverain, en vertu de la tuitio royale, émancipe
le jeune comte, le reconnaît pour légitime successeur de
son père et lui fait prêter hommage par ses vassaux 4
?

Les circonstances sont très différentes quand Bau-


doin VII disparaît en pleine jeunesse (19 juin 1119) sans
laisser d'hoir de son corps. Sa mère, Clémence de Bour-
gogne, intrigue en faveur de Guillaume d'Ypres et, pour
le rendre maître du comté, lui assure d'abord l'appui de
divers seigneurs, puis la connivence du roi de secrète
5
France Pourquoi ce rôle effacé de Louis VI s'il était
.

suzerain d'un fief vacant? C'est qu'en réalité Baudoin VII,


usant de la plénitude de son droit dynastique, avait, de
son vivant, transmis le principat h son cousin Charles
le Bon 6
, ce qu'il n'aurait pu faire comme grand vassal
sans le concours de son suzerain. Comme, d'autre part,
aucune minorité ne justifiait l'intervention du souverain,
celui-ci n'aurait pu soutenir Guillaume d'Ypres qu'en
déclarant la guerre au nouveau comte, et ni à la veille,
ni moins encore au lendemain de la bataille de Brémule,
il n'y pouvait songer.

1
Gautier de Térouanne, Vie de Charles le Bon, Migne, 166, c. 907.
2
« Non multo post a rege Ludovico muneris militaris et paternae
hereditatis donum adeptus » (Ibid.).
3
Herman de Tournai, H. F., t. XIII, p. 394.
4
« Optimatibus Flandriae ut ei coram se hominium facerent prœ-
cepit, sicque in Franciam rediit » (Ibid., H. F., t. XIII, p. 394).
5
Gautier de Térouanne, loc. cit., c. 910.
6
<( Carolum successorem sibi constituens, Flandriam ei tradidit »
(H. F., t. XIII, p. 396).
91

CHAPITRE V

l'avènement de la maison d'alsace


et les libertés nationales.

Si instructifs que puissent être les changements de


règne que je viens de relater, l'avènement de la maison

d'Alsace les passe de beaucoup en intérêt pour nous. Je


dirai très volontiers avec M. Lot que c'est « l'événe-
ment le plus curieux, celui qui jette le meilleur jour sur
les rapports théoriques et réels de la Flandre avec la
royauté capétienne »K Seulement, le jour qu'il projette

nous ne le voyons pas de la même façon. Je ne puis


admettre, en effet, la distinction que M. Lot, apparem-
ment pour ne pas « prendre le change » sur ces rapports,
veut établir entre l'indépendance légale et l'indépendance
2
de et qui, chez un autre historien, s'exprime dans
fait ,

ces deux propositions contradictoires « En vertu du :

droit féodal, il appartenait au roi de France de décider


entre les compétiteurs »
3

« On voit que les bourgeois
.

s'arrogent le droit d'approuver ou de rejeter l'élection


faite par le roi et la noblesse flamande »
4
Qu'on . —
veuille bien nous dire où est édictée la loi, où est consigné
le droit que l'on allègue? Cette, théorie juridique qui

Vassaux ou fidèles, p. 15.


1

2
Vassaux ou fidèles, p. 18 : <( De ce récit..., il ne ressort nulle-
ment que légalement, sinon en fait, la Flandre soit indépendante du
roi ».
3
Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, 2 e éd., p. 183-184.
"•
4
Édition de Galbert, p. 84, note i.
92 LIVRE IV. CHAPITRE V.

s'oppose au fait réel ou à l'acte abusif est-elle autre


chose, au fond, que la loi de la monarchie féodale, cons-
tituée sous Philippe- Auguste, qui devint l'assise fonda-
mentale de notre ancien régime? A mes yeux, au con-
traire, le droit, à l'époque où nous sommes, est encore
en pleine voie d'élaboration et c'est la succession des
faits qui le traduit et le reflète le mieux. Au lieu de faire
violence à un droit commun, qui aurait été dès longtemps
fixé, les rapports réels de la royauté et du principat
flamand, tels que les événements de 1127 et 1128 les

révèlent, m'apparaissent comme la résultante d'une longue


évolution ethnique. Ce n'est pas à une révolte contre
l'autorité royale que nous assistons, ce n'est pas au début
d'une révolution dans le droit public, mais à l'entrée en
jeu d'un organisme lentement formé, progressivement
adapté aux besoins et aux aspirations d'une nationalité
vivace.
Voyez la « préoccupation constante de rattacher à des
usages anciens les rapports du nouveau comte avec les
villes » qui avait frappé Giry et qu'il expliquait trop som-
mairement par la prévention régnante contre les nou-
1
veautés . Les franchises que les cives ou burgenses
flamands se font reconnaître et par le roi et par le comte,
ils les fondent expressément sur des droits antiques qu'ils
spécifient et dont certains remontent jusqu'à Baudoin le

Barbu 2 Ce ne sont pas des chartes de


. privilèges qui leur

1
Giry, Histoire de la ville de Saint- Om er . Paris, 1877, p. 48,
note 4. — Plus loin, nous trouvons cette appréciation plus juste, que
la charte de Saint-Omer suggère à l'historien : « Les confirmations
et les reconnaissances de droits anciens y sont plus nombreuses que
les concessions, et bien qu'il faille tenir compte de la tendance à
invoquer comme existant anciennement les droits dont on désirait
rétablissement, il est clair qu'on devait se maintenir dans les limites

d'une certaine vraisemblance » (p. 55).


2
Voy. le § 18 de la charte de Saint-Omer, signée par le roi et par
Guillaume Cliton, le 14 avril 1127, et ratifiée par Thierry d'Alsace, le

22 août 1128 (Giry, op. cit., p. 374).


l'avènement de la maison d'alsace. 93

sont octroyées, ce sont des traités (Char ta conventionis) 1

qui sont passés avec eux. Et dans quel but? Pour, en


échange de l'acceptation qu'ils font d'un nouveau comte 2 ,

confirmer les lois qu'ils se sont données et les libertés

qui les régissent


3
,
pour leur reconnaître même le pou-
voir de les étendre dans l'avenir ainsi qu'ils l'ont fait par

le passé, en améliorant droit, justice, mœurs et coutumes


dans l'intérêt de la chose publique et de l'honneur du
4
pays .
Voyez surtout comme d'un bout à l'autre de cette
crise, depuis les premiers serments qu'un des prétendants,
Guillaume d'Ypres, se fait prêter par les marchands 5
jusqu'à l'entrée solennelle de Thierry d'Alsace dans les
diverses cités de Flandre, le ressort essentiel de l'action,
le nœud vital du drame politique, c'est l'association jurée,
locale, régionale, nationale, la communio en un mot :

Guilde ou hanse de marchands, fédération jurée des


citoyens d'une ville ou d'un territoire, régie, jugée,
représentée par ses chefs élus, les échevins (scabini),

1
« Lecta est chartula conventionis in 1er comitem et cives nostros

facta?. — In charta conventionis conscriptum erat » (Galbert, éd.


Pirenne, p. 87).
2
« Pro pretio electionis et susceptionis persona? novi consulis »

(Ibid.). — Cf. charte de Saint-Omer, préambule : « Pro eo maxime


quia meam de consulatu Flandria? petitionem libenti animo recepe-
runt ».

« Libertatem et leges suas more antecessorum suorum se serva-


3

lurum publiée jurejurando firmavit » (Herman de Tournai, H. F.,


t. XIII, p. 400). — Cf. Galbert, p. 139 : « De confirmanda pace et de
ceteris justitiis qua? homines hujus terra? obtinuerant a predecesso-
ribus bonis terras consulibus ».
4 (Guillaume Cliton), ut potestative et licenter
« Super addidit eis

consuetudinarias leges suas de die in diem corrigèrent et in melius


commutarent secundum qualitatem temporiset luci » (Galbert, p. 87).
— « Super addita est a consule (Thierry d'Alsace) principibus suis
et populo terra? libertas de statu rei publicœ et honore terra? melio-

randi omu'm jura etjudicia etmores et consuetudines ipsorum terram


inhabitantium » (Ibid., p. 48).
5
Galbert, p. 35, 43.
94 LIVRE IV. CHAPITRE V.

confédération enfin de villes ou de districts s'étenclant sur


le pays entier.
Tous ces groupements sortent vivaces de l'ombre où ils
se tenaient et se dressent au grand jour. Leur existence
légale est officiellement consacrée, ce sont leurs chefs
militaires et leurs chefs civils qui choisissent entre les
prétendants, selon les coutumes nationales, et non pas le
roi, <( en vertu du droit féodal ». Ces coutumes nationales
n'excluent pas la déférence envers le roi, la primauté
qui s'est transmise par une chaîne ininterrompue, quoique
relâchée, génération après génération, des successeurs de
Charlemagne, au rex Karlensium ; elles excluent si peu
les droits traditionnels et dynastiques de la maison com-
tale que c'est un héritier légitime, Thierry d'Alsace, qui
finit par triompher; elles réservent enfin une grande part
d'influence ou de pouvoir à la chevalerie et au baronage
flamand. Mais ce qu'elles excluent absolument, ce qu'elles
dénoncent comme une hérésie historique, c'est l'idée que
l'exubérance et la fruste complexité de la vie politique et
sociale de la Flandre ait pu, à cette époque, être enserrée
dans les bandelettes du droit féodal, être emprisonnée
dans le cadre à la fois somptueux et rigide qu'une monar-
chie nouvelle, puissante et victorieuse, aidée d'une armée
de légistes, d'outre-mont et d'outre-mer, pouvait seule
forger un jour.
Suivons, pour mieux encore nous en convaincre, les

émouvantes péripéties de la lutte qui déchire le pays fla-

mand depuis l'assassinat, à Bruges, de Charles le Bon


(2 mars 1127) jusqu'à la mort, devant Alost, de Guillaume
Cliton (27 juillet 1128). Nous le pouvons faire grâce aux
notes prises, à l'heure même, sur ses tablettes de cire, par
le greffier et secrétaire d'État brugeois, Galbert, trans-
crites ensuite par lui, à quelques jours d'intervalle au
plus, sur les feuillets de parchemin qui nous ont conservé
son journal. Ce sont comme des notes sténographiques
mises au clair; mieux encore, des « instantanés » photo-
l'avènement de la maison d'alsace. 95

graphiques « développés » par un homme du métier, tout


au plus avec quelques « retouches » qui ne changent rien
au fond ne peuvent même que le mettre en valeur,
et

puisque bonne foi du mémoraliste est « absolue »*, et


la

que sa connaissance approfondie du droit et des institu-


2
tions de son temps nous est un sûr garant contre toute
déformation ou toute méprise. Document d'une valeur
inappréciable qui permet de suivre tous les mouvements
de l'opinion, toutes les fluctuations du sentiment populaire,
et dont le témoignage ne s'aurait pas plus être récusé par
l'historien que celui d'un kodak.
Dès la mort de Charles le Bon, Guillaume d'Ypres,
complice, aux yeux de Galbert, des meurtriers, s'efforce
de se mettre en possession du comté pour cela, il se fait ;

prêter serment et hommage par les negociatores réunis à


Ypres (6 mars). Il n'est pas le candidat du roi; il n'a pas
3
son assentiment (assensus) . Louis VI, en effet, est
accouru à Arras (8 mars) pour soutenir les prétentions
de Guillaume Cliton. Néanmoins, le bruit se répand à
Bruges (16 mars) que c'est à Guillaume d'Ypres que le
4
roi a fait don du comté .

L'émoi causé par cette fausse nouvelle a été invoqué à


tort pour preuve qu'il appartenait légalement au roi de
disposer de la Flandre comme d'un fief vacant. Rien de
pareil ne se peut déduire du récit de Galbert. Ce que
craignaient les Flamands, c'était que le roi leur imposât
de force [potentia) 1 un prétendant qui passait pour com-

1
C'est le témoignage que lui rend son récent et savant éditeur
M. Pirenne, p. xn.
2 vin.
Ibid.,, p.
3
C'est ce que dit l'auteur de la première vie de Charles le Bon,
Gautier de Térouanne : « Magnificus rex Francorum Ludovicus,
audito quod consobrinus suus Carolus interiisset, et GuiJlelmus hono-
rem sibi îndebitum, preesertim ipso non assentiente, invasisset... »
(Migne, 166, c. 936).
4
Galbert, p. 56.
5 Dans la lettre que ^.Guillaume Cliton écrit l'année suivante à
96 LIVRE IV. CHAPITRE V.

plice du meurtre de leur prince, et les barons qui assiè-


gent les meurtriers dans le château prennent précisément
par serment l'engagement solennel de résister à une telle

intrusion.
Presque aussitôt après (20 mars), ce sont ces mêmes
que le roi convoque à Arras en vertu de
protestataires
son ban royal (i?nperium) afin de s'entendre sur le choix
d'un nouveau comte. Les barons délibèrent, puis obéis-
sent. Sans attendre leur retour, le peuple s'assemble
(27 mars) dans le lieu habituel de ses réunions publiques
[ager consuetus) *, un champ appelé les « Arènes » ou le

« (Harenœ, Zandberg), dépendant du faubourg


Sablon »

(suburbium) et sis dans son enceinte 2 Aux bourgeois et .

échevins de Bruges viennent se réunir les magistrats et


notables (scabini, foriiores, meliores) des douze villœ qui
composent la châtellenie. Tous se « conjurent » par l'or-

gane de leurs chefs, et le serment que chacun de ceux-ci


prête deviendra un jour la formule sacramentelle que
devront prononcer sur comtes de Flandre,les reliques les

au moment de leur solennelle intronisation. L'échevin


jure « d'élire un comte qui sache gouverner utilement le
royaume de ses prédécesseurs, défendre avec vigueur les
droits du pays contre ses ennemis, qui soit doux et clé-
ment aux pauvres gens, soumis à Dieu, qui marche dans
les sentiers de la justice, qui ait la volonté et la force de
servir le bien commun de la patrie »
3
. Le même serment

Louis VI, il attribue son premier succès à la crainte que le roi avait
su inspirer aux Flamands : « Me non amore, secl timoré unanimiter
receperint, mirabilius effecistis » (Duru, Bibl. hist. de VYonne, t. II,

p. 611; H. F., t. XV, p. 341).


1
Galbert, p. 86.
2
« Convenerunt burgenses nostri in agrum quod suburbio adjacet
intra septa villœ » (Galbert, p. 80). — Cf. « apud Harenas in exitu
suburbii » (p. 27).
8 Burgenses nostri... convocatis undecumque Flandrensibus
«

circa nos, conjuraverunt simul super sanctorum reliquias sic Ego :

Folpertus judex juro me talem electurum comitem terrœ hujus, qui


L'AVÈNEMENT DE La MAISON D'ALSACE. 97

a dû lier les bourgeois des autres villes et châteaux de la

Flandre, puisque Galbert nous apprend qu'une entente


commune les unissait
1
.

Dans le même temps se tenait autour du roi la cour


qu'il avait convoquée à Arras. Nous n'en avons que
l'écho dans le journal de Galbert, qui se trouvait à Bruges.
Mais des chroniques nous permettent de compléter son.

récit. Les prétentions rivales sont en présence, les appé-


tits aux prises. Le roi lui-même se demande s'il ne s'em-
parera pas du comté pour en doter un de ses fils ; aucun
d'eux toutefois n'ayant atteint même l'âge de douze ans 2
,

3
il craint de ne pouvoir maîtriser une nation indomptée .

Son choix s'arrâte donc sur Guillaume Cliton, qu'il avait


mandé auprès de lui.

Les autres compétiteurs font valoir leurs droits. Arnoul


se présente en personne, Guillaume d'Ypres envoie des
messagers. Baudoin de Mons, accompagné de sa maisnie,
s'offre à prouver, en champ clos, que nul n'a plus de
4
droit que lui au comté de Flandre . C'était remettre en

question la légitimité de l'avènement de Robert le Frison


et indisposer les, barons flamands. Ces derniers ne s'en
laissèrent que plus facilement gagner par les largesses du

utiliter rectums regnum predecessorum suorum comitum, jura potenter


contra hostes patriee obtinere poterit, affectuosus et pius in pauperes,
Deo devotus, semitam gradiens rectitudinis, et talis fuerit qui utili-
communiter patriee velit et possit prodesse » (Galbert, p. 80-81).
tati
1
« Nam ex civitatibus Flandriae et castris burgeuses stabant in
eadem securitate et amcilia ad invicem, ut nihil in eiectione nisi

communiter consentirent aut contradicerent » (Ibid., p. 84).


2
L'aîné, Philippe, n'avait que onze ans, étant né le 29 août
1116.
3 a Considerans nullum filiorum suorum adhuc esse duodennem, nec
sine magistro qui ei jugiter adhœreret tam indomitam posse regere
gentem » (Herman de Tournai, H. F., t. XIII, p. 397).
4
« Quod nullus se propinquior, vel rectiori ac majori jure havres
Flandriae esse ^deberet, armis et duello sui proprii corporis proba-
turum » (Ibid.y p. 399).

F. —Tome IV. 7
98 LIVRE IV. CHAPITRE V.

roi et de Guillaume Cliton, dont ils épousèrent la cause r


tandis que les autres prétendants se rejetaient vers le roi
d'Angleterre et allaient faire cause commune avec lui

contre leur rival normand.


Les barons flamands reviennent à Bruges (30 mars)
avec des lettres royales adressées aux Brugeois et à tous
les habitants de la terre de Flandre, omnibus terrœ incolis.
Le roi s'y prévaut de sa puissance royale [potentia
regalis), fondée sur la vertu divine et sur la force des
armes (fortitndo armorum), pour leur enjoindre de se
1
soumettre au comte qu'il a choisi . Les lettres sont lues

et leur contenu est développé par l'un des barons, Gautier


le Bouteiller, dans une assemblée générale de la bour-
geoisie, tenue au champ des « Arènes » [locus oratorius).

Les bourgeois ne s'inclinent pas devant la volonté du


souverain. Ils ajournent leur réponse au lendemain « afin »,

disent-ils, « de s'entendre avec les Flamands, auxquels ils

sont liés par serment, sur l'acceptation ou le rejet du


2
choix royal » . Rentrés chez eux, ils mettent la nuit à
profit pour dépêcher des émissaires aux Flamands con-
jurés et le lendemain, d'accord avec eux, vingt chevaliers
et douze des meilleurs citoyens sont délégués pour aller
conférer avec le roi, qui était en route vers Gand. La
conférence (colloquium), à laquelle des Gantois prennent
part, a lieu à Deynze. Elle se termine par l'acceptation
pour comte de Guillaume Cliton, acceptation qui est
ratifiée à Bruges, après le retour dans cette ville des délé-
gués brugeois, que ceux de Gand accompagnent (2 avril).
Trois jours plus tard, le roi et Guillaume Cliton arrivent
à Bruges. Une assemblée solennelle se tient le lendemain
(6 avril) au champ des « Arènes ». Les reliques des saints
sont apportées, le clergé obtient la confirmation des
libertés et privilèges du chapitre de Saint-Donatien, lec-

1
Galbert, p. 82.
2
Ibid. 9 p. 84.
l'avènement de la maison d'alsace. 99

ture est faite du traité {char ta conventionis) qui, pour


prix de l'élection et de la réception du nouveau comte,
accorde aux bourgeois les franchises d'impôt qu'ils ont
stipulées, la confirmation à perpétuité de leurs libertés
anciennes et le « plein pouvoir de corriger et d'améliorer,

au jour le jour, selon le temps et le lieu, leurs lois cou-


4
tumières » . Roi et comte prêtent sur les reliques le ser-

ment d'être fidèles à ces accords; les bourgeois jurent


fidélité au comte et lui font hommage, ainsi qu'il a été

fait à ses prédécesseurs, en qualité de « naturels princes


et seigneurs de la terre de Flandre ». A leur tour, les
vassaux militaires lui prêtent ensuite l'hommage féodal.
Nous avons même
une description extrêmement pré-
ici
2
cieuse des formes .d'hommage, de foi et d'investiture et ,

le soin scrupuleux avec lequel Galbert a consigné sur ses


tablettes ces un sûr garant qu'il
minutieux détails nous est

n'a rien omis d'essentiel du mode de transmission du pou-


voir. Ne serait-ce pas alors une lacune inouïe, soit des
solennités elles-mêmes, soit de leur description, que
l'absence entre le roi et le comte des cérémonies d'hom-
mage, de foi et d'investiture, si la Flandre vraiment avait
dès lors constitué un grand fief? Ne manquerait-il pas la

clef de voûte à l'édifice qu'on venait de rebâtir ?

Les rivaux de Guillaume Cliton, soutenus par le roi

d'Angleterre, ne désarmèrent point. Ce furent même,


sans doute, les nécessités de cette lutte qui conduisirent
le nouveau comte à violer les engagements sacrés qu'il
avait pris, soit quant au droit des échevins de juger les
bourgeois rebelles, soit quant à l'immunité de ceus et de
tonlieu.
Dès le mois de septembre 1127, les Brugeois lui font

grief d'une telle violation de sa foi, et des plaintes ana-


logues ne tardent pas à s'élever de toutes parts, à Saint-

1
Suprà, p. 93, note 4.
2
Galbert, p. 89.
100 LIVRE IV. CHAPITRE V.

Orner, à Lille, à Gand. A Gand, elles se traduisent, au


mois de février suivant, en protestations violentes et

servent de raison aux uns, de prétexte aux autres, pour de


nouvelles conjurations qui, de proche en proche, s'éten-
dront au pays entier. Dans une virulente philippique qu'il

a adressée au comte, présent à Gand, le porte-parole des


barons et des bourgeois (prolocutor civium), Iwan
d'Alost, va jusqu'à requérir une sorte de convocation
d'États investis des plus larges pouvoirs. Qu'une cour
solennelle se tienne à Ypres, au centre du pays, que les
barons et leurs vassaux, les plus sages hommes du clergé
et du peuple, s'y rendent en paix et sans armes et qu'ils

décident si Guillaume doit conserver le pouvoir ou s'il doit


s'en démettre, et, dans ce dernier cas, qu'ils confient le

comté [comme ndaré) à un homme qualifié par sa capa-


1
cité et son droit, idoneo et legitimo viro .

Guillaume Cliton s'indigne; il provoque Iwan en duel


judiciaire. Refus d'Iwan, fixation de l'assemblée à trois

semaines (8 mars 1128), envoi de messagers dans toutes


les directions. En même temps qu'une convocation, c'est

un appel à une ligue de défense mutuelle justifiée par les


plaintes unanimes des marchands de la Flandre, qui souf-
frent de la paralysie des affaires.
Guillaume veut alors, à tout prix, mettre obstacle à la

tenue de la grande assemblée projetée. Il retient les Bru-


geois de s'y rendre et remplit Ypres de chevaliers et de-
cotereaux prêts au combat. Les chefs du mouvement
ne peuvent qu'envoyer des parlementaires chargés de
rompre, en leur nom et au nom des Gantois, le lien d'hom-
mage et de fidélité qui les avait unis au comte. Mais le

coup est porté. Dès le 21 mars, les bourgeois de la ville

et de la châtellenie de Bruges se conjurent et s'allient

avec les Gantois en faveur de Thierry d'Alsace, que


bientôt Iwan d'Alost et Daniel de Termonde vont amener.

1
Galbert, p. 139.
l'avènement de la maison d'alsace. 101

Le 30 mars est fixé pour l'avènement de Thierry. Ce


sera exactement l'anniversaire des déclarations qui avaient
été faites, au nom du roi, par les barons retour d'Arras.
Ce jour-là, l'intronisation a lieu à Bruges, dans une grande
assemblée, qui se tient au champ des « Arènes » (par
deux fois vrai champ de Mars) et où les Gantois sont
représentés par Iwan et Daniel. Élection, confirmation
de chartes, serment du comte, hommage, tout se déroule
et s'accomplit pour le candidat du roi d'Angleterre comme
Tannée d'avant pour le candidat du roi de France.
Louis VI ne pouvait évidemment se désintéresser d'un
tel événement, laisser déchirer les accords auxquels il

avait été partie. Il se hâte d'accourir à Arras. Dès le

10 avril, il Flamands à s'y rendre pour vider le


invite les
conflit entre lesdeux comtes.
Nous voici parvenu au point culminant du débat et,
pour bien juger de sa portée, tant au point de vue de
l'histoire que du droit public, nous devons avec soin en

analyser les termes.


Jusqu'à la mort de Charles le Bon, la transmission par
hérédité en ligne directe, ou par désignation du comte
régnant, s'opérait avec approbation tacite ou expresse
du roi, reconnaissance et hommage des barons ou vas-
saux, acceptation ou soumission des bourgeois.
L'hérédité directe étant venue à manquer et nul suc-

cesseur n'ayant été désigné, l'approbation, Yassensus du


roi, en tant que rex Francorum, passe au premier plan,
avec le conseil des principes de la Gaule et des barons
flamands.
L'acceptation par les bourgeois prend elle aussi plus
d'importance; elle monte d'un degré. Le roi est obligé
d'en tenir compte. C'est à tous les habitants de la terre
de Flandre qu'il demande de ratifier le choix qu'a fait sa
cour, à Arras. Cette ratification est obtenue par l'entremise
de nobles puissants, tels que Baudoin d'Alost, — auquel,
dit Galbert, Guillaume Cliton dut son élection autant
102 LIVRE IV. CHAPITRE V.

qu'au roi 1 moyennant ,


— et les concessions faites aux
bourgeois, dans les chartes ou traités passés avec eux.
Mais Guillaume Cliton et le roi lui-même, d'après les

Brugeois, violent leurs engagements. Dès lors, on leur


oppose la déchéance de leurs droits et la question de
succession se rouvre dans des conditions nouvelles. Le
choix des barons et des bourgeois prend la place de l'héré-
dité en ligne directe ou de la désignation d'héritier, et
l'on voit poindre, sous une forme inconsciente peut-être,
le vox popali, vox Dei. Phénomène étrange, mais que les

circonstances politiques expliquent, les barons s'effacent


devant le choix des bourgeois, ils attendent pour se pro-
noncer en faveur de Thierry d'Alsace qu'il ait été élu par
le peuple , sous prétexte que le consentement de leur
2
suzerain, le duc de Louvain, leur est nécessaire , et ils

se passent de ce consentement une fois que les bourgeois


se sont prononcés. C'est que les barons sont maintenant
3
aux gages du roi d'Angleterre et que celui-ci n'a qu'un
but : évincer Guillaume Cliton, et tient, à cet effet, la

balance égale entre Arnoul et Thierry. Les bourgeois


deviennent ainsi les arbitres de la situation. La volonté
du roi de France est réduite au rôle d'un simple assensus,
d'une ratification, comme elle l'avait été lors des trans-
missions antérieures de l'autorité comtale. Et ce fut mani-
festement un progrès de l'indépendance nationale de la
Flandre.
Si l'on se place à ce point de vue, le manifeste tant dis-
cuté des Brugeois n'a plus rien d'insolite et caractérise

1
Galbert, p. 89.
2
« Didicimus quod Iwan et Daniel illi Theodorieo hominium et

securitatem non lecerant adhuc, sed ducendo eum per castra Flan-
drise populum et milites comme- verent ad eligendum illum in consu-
lem. Nam sine licentia et assensu ducis Lovaniae electionem facere I.

et D. non poterant; sic enim fidemduci utrique dederant... » (Galbert,

p. 146).
3
« Quia I. et D... a rege Angliae donaria plurima susceperant, et
plura erant pro expulsione nepotis sui... accepturi » (Ibid.).
l'avènement de la maison d'alsace. 103

très nettement situation, sauf


quelques intempérances
la

de langage nées de l'ardeur de la lutte.


La lettre du roi enjoignait aux Brugeois de députer à
Arras, le dimanche 15 avril, huit prud'hommes (discreti
viri) pour délibérer avec ceux qu'il convoquait, — en
nombre égal, — de chacun des lieux fortifiés [castra) de
la Flandre, et avec tous ses barons, sur leur conflit avec
le comte Guillaume, conflit que le roi travaillerait ensuite
1
à pacifier .

Il est à remarquer que Galbert ne nous donne pas le

texte même de la réponse qui fut faite à cette lettre du


roi, mais la délibération à son sujet de la grande assem-
blée qui se tint aussitôt. Il n'y a donc pas à arguer de la
véhémence de l'expression pour mettre en doute soit son
2
authenticité, soit sa sincérité Le procès-verbal a dû en .

être rédigé séance tenante comme une déclaration solen-


nelle devant faire loi pour l'avenir. En réalité, c'est une
déclaration de guerre au roi de France, mais fondée sur
la tradition et rendue possible par le secours que Henri
Beauclerc apportait aux Flamands conjurés. Ne venait-il
pas de débarquer en Normandie et d'empêcher Louis VI
de répondre, les armes à la main, à l'appel désespéré de
Guillaume Cliton ? On ne saurait donc dire que les Fla-
mands fussent des « révoltés » contre les droits de la
couronne. Révoltés, ils ne l'étaient qu'à un seul point de
vue la violation de l'hommage qu'ils avaient prêté en
:

1127 à Guillaume Cliton, le jour où ils le reconnurent


pour comte.
Mais, précisément, cet hommage ils le déclarent non
avenu, ils s'en jugent déliés, et vis-à-vis du roi et vis-à-
vis du comte, parce que l'un et l'autre ont commencé par
violer les serments qu'ils avaient jurés, le premier en

1
« Quid sit questionis et pugnae inter vos et comitem vestrum

Willelmum, et statim laborabo pro pacis conformations inter vos et


ipsum » (Galbert, p. 151).
2
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 16-17. — Pirenne sur Galbert, p. 153.
>

104 LIVRE IV. CHAPITRE V.

1
trafiquant à prix d'argent de son autorité , le second en
ne respectant pas les libertés qu'il avait confirmées et les

franchises qu'il avait octroyées.


Ils prétendent donc être rentrés dans la plénitude de
leurs droits traditionnels et en conséquence avoir pu,
selon ces droits, secundum morem terrœ, élire un comte
2
meilleur . Ce sont ces mêmes droits qu'ils proclament
ensuite, en grande solennité 3
, et parla même se trouve
fixé le sens du mot feodum, dont ils se servent à cette
occasion. S'il s'agissait d'un fief proprement dit, ce serait
la condamnation formelle de leurs prétentions. Par sa
nature, le fief emportait, de toute nécessité, investiture
hommage et services. IL excluait clone l'indépendance
revendiquée par les Brugeois; il donnait au suzerain le
droit de libre disposition si le vassal mourait sans hoir de
son corps (sine herede) et le droit d'exiger du vassal toute
la série des devoirs féodaux. Un historien belge a si bien
senti ce qu'il y avait ici d'antinomique qu'il a prêté aux

1
Galbert, p. 151.
2
Galbert, p. 152.
3
« Notum igitur facimus universis, tam régi quam ipsius princi-
pibus, simulque presentibus et successoribus nostris, quod nihit
pertinet ad regem Francise de electione vel positione comitis Flan-
driœ, si sine herecle aut cum herede obiisset. Terrée compares et
cives proximum cornitatus heredem eligendi habent potestatem et in
ipso comitatu sublimandi possident libertatem. Pro jure ergo terra-
rttm, quas in feodum tenuerit a rege, cum obierit, consul, pro eodem
feodo dabit successor comitis armaturam tantummodo régi. Nihil
ulterius (au delà) débet consul terrée Flandriae régi Francise, neque
rex habet rationem aliquam, ut potestative seu per coemptionem seu
per pretium nobis superponat consulem aut aliquem préférât. Sed
quia rex et comités Flandriae cognationis natura bactenus conjuncti
stabant, eo respectu milites et proceres et cives Flandrise assensum
régi prebuerantdeeJigendoet ponendo
illo WilleJmo sibi in consulem.

Sed aliud quod ex cognatione debetur, aliud vero quod


est prorsus
antiqua predecessorum Flandriae consulum traditione ac justitia
examinaLur instituta » (Galbert, p. 152-3).
l'avènement de la maison d'alsace. 105
1
Brugeois l'invention, pour les besoins de leur cause,
d'un fief extraordinaire où droits du suzerain et devoirs
du vassal se seraient évaporés, en ne laissant pour résidu
qu'un simple droit de relief l'oblation d'une armure : !

Qualifier une telle invention d' « affirmation gratuite »,


c'est manifestement faire acte d'indulgence.
Le langage des Brugeois est tout autre. S'ils emploient
le terme de feodum, c'est clans un sens très courant
encore -à cette époque, et dont Galbert nous fournit lui-
2
même un exemple probant , le sens de faveur, libéralité,
3
concession (donatimim, donum) . Et tel est en effet le

caractère de bienfaisance familiale qu'ils attribuent, en


l'exagérant, à l'intervention du roi dans la transmission
du principat. Quant au service militaire (armatura), il

est en corrélation étroite avec ce mode d'intervention,


puisque c'est comme ami ou parent dans les guerres ordi-
naires, comme Karlensis ou Karlingas dans les guerres
nationales, — telle l'invasion récente de 1124, — que le

comte de Flandre amenait ses chevaliers à l'ost du roi.

Voilà pourquoi, tout en reconnaissant la suprématie royale,


les Brugeois ont pu affirmer avec éclat que la succession
au principat flamand s'opérait par voiç dynastique ou
nationale, et que c'était la base traditionnelle sur laquelle
ce principat reposait.

1
Pirenne, histoire de la Belgique, t. I, 2 e éd., p. 111.
2
Galbert raconte, par ouï-dire, que, lors de la joyeuse entrée de
Guillaume Gliton à Saint-Omer, les adolescents, armés d'arcs et de
flèches, coururent en corps de troupe au-devant de lui et le mena-
cèrent en jouant de leurs armes, jusqu'à ce qu'il leur eût accordé la
faveur (feodum) que la jeunesse avait obtenue de ses prédécesseurs:
« De vaguer dans les forêts, d'y prendre des oiselets, d'y chasser à
l'arc écureuils et renards » (Galbert, p. 106).
3
A moins que les Brugeois fassent simplement allusion aux fiefs

particuliers que le comte tenait du roi et qui entraînaient, pour les


chevaliers ligués aux bourgeois, un certain service d'armes (arma-
tura), interprétation que rendrait plausible le pluriel terrarum,, au
lieu du singulier terra qu'emploie Galbert, soit ici même, soit partout

ailleurs, pour désigner la Flandre.


106 LIVRE IV. CHAPITRE V.

La convocation adressée par le roi aux autres cités


flamandes ne dut pas avoir un meilleur succès et elle ne
l'eut certainement pas auprès des Gantois. Louis VI
quitta alors Arras. Il n'y revint qu'à la requête de
Guillaume Cliton, qui était allé le 23 avril solliciter son
secours à Compiègne et qui avait obtenu, au même
moment, de l'évêque de Noyon-Tournai, que, moyennant
l'abandon de douze autels, il frappât d'excommunication
ses sujets rebelles. D'Arras, une nouvelle tentative est
faite par le roi de mander auprès de lui, pour le 6 mai,

une grande assemblée, où évêques, abbés, hauts barons


1
et chevaliers, clerc et peuple fussent représentés , et qui

déciderait lequel des deux comtes devait être expulsé par


la puissance royale [potentia regalis), lequel maintenu
2
par elle .

Cette convocation, comme la première, dut rester lettre


morte. Galbert garde le silence sur ses effets; Herman
de Tournai ne parle que d'une cour ecclésiastique où
Thierry fut cité, excommunié avec ses partisans, sommé
par le roi d'avoir à quitter la Flandre et à retourner dans
3
son pays d'origine .

Louis VI ne fut pas plus heureux dans ses tentatives


pour s'emparer de vive force de Lille, et ses visées se
trouvèrent définitivement anéanties par la mort de Guil-
laume Cliton devant Alost. Le triomphe de Thierry d'Al-
sace n'était plus douteux. Quand ce fut chose accomplie,
quand le nouveau comte eut été reçu, accepté, installé
dans les divers castra de Flandre, le roi de France,

1
a Convocare archiepiscopos, episcopos et omnes synodales per-
sonas in clero, et abbates, et discretissimos tam in clero quant in
populo, comités et barones ceterosque principes, ut ad se in Atre-
batum convenirent » (Galbert, p. 157).
2
« Habiturus consilium de istis duobus consulibus, quem eorum
cum regia potentia expelleret, aut quem stabiliret » (Ibid.).
3
« Theodericus. quasi alieni juris invasor, ad audientiam Archie-
piscopi venire commonetur », etc. (H. F., t. XIII, p. 400).
l'avènement de la maison d'alsace. 107

à son tour [tandem), le reconnut


1
. 11 donna son assensus,
son agrément à la transmission du pouvoir, puis, à une
date indéterminée, il investit le nouveau comte des fiefs

(feoda, donaria regalia) qu'il devait tenir de lui, ainsi


2
que le fit, de son côté, le roi d'Angleterre Quant à une
.

investiture du comté de Flandre, en échange d'un


hommage, qui s'étonnera maintenant qu'il ne s'en trouve
nul vestige dans les écrits contemporains et qu'il faille
e
descendre jusqu'à la fin du xn siècle, à une époque où
la suprématie royale se transforme en suzeraineté
féodale, pour rencontrer un texte où il soit question de
Yhomagium Flûndriœ? Par contre, nous voyons Louis VI
s'adresser au comte de Flandre dans les mêmes termes
que le faisaient ses ancêtres. Dans une lettre qu'il écrit

à Thierry d'Alsace, en 1132, ce n'est point comme vassal,


3
c'est comme ami et parent qu'il fait appel à lui .

Le sens de ces expressions nous est connu. Elles


reflètent à la fois l'unité ethnique (franque) et l'unité fami-
liale (carolingienne) sur lesquelles la royauté française
avait été jusque-là édifiée ; elles correspondent à la fidé-
lité qui était due par tous les principes de la Gaule. Ce
n'est pas là une théorie, — je le redis encore, — c'est

une tradition vivace qu'alimentent et que renforcent les

rivalités des souverains étrangers, des rois d'Angleterre,


des empereurs. En est-il témoignage plus éclatant que
l'élan magnifique qui, en un brusque sursaut, fit se

1
« Peragratis castris, scilicet Atrebato... Insulis, Aria, in quibus

locis more bonorum predecessorum suorum venerabiiiter susceptus


est a clero et populo, et fide et hominio confïrmatus, tandem ad reges
Franciœ et Angliae ascendit » (Galbert, p. 176).
2
« Ad reges Franciae et Angliae ascendit, suscepturus a b ipsis

feoda et donaria regalia. Complacuit ergo sibi utriusque regni scilicet


rex Francise et rex Angliae super comité nostro Theodorico et

investituras feodorum et beneficiorum, quaeab ipsis... cornes Karolus


obtinuerat, gratanter dederunt » (Galbert, p. 176).
3
« Tibi siquidem ut amico et consanguineo nostro mandamus et
monemus... » (H. F., t. XV, p. 342).
108 LIVRE IV. CHAPITRE V.

dresser la Gaule entière, le jour où les deux rivaux du


rex Francorum se coalisèrent pour envahir son royaume 1
,

et que l'enthousiasme populaire qui salua la victoire de


Bouvines 2 ? Cette tradition, il n'est pas douteux que la
féodalité la battit en brèche et que, pour maintenir l'unité
nationale du royaume, Philippe- Auguste victorieux dut
l'incorporer en une monarchie féodale. Les grands fiefs
alors remplacèrent les groupes ethniques qui gravitaient
autour de la Francie. Nous sommes devant un des grands
tournants de l'histoire de France, celui qui a fait du
6
xii siècle un siècle de renaissance et de Philippe-Auguste
le fondateur d'une monarchie nouvelle.

1
A la nouvelle, en 1124, que les Allemands allaient envahir le
royaume, ce ne fut pas seulement la Francie qui se leva, ce furent
toutes les régions limitrophes, y compris la Flandre et la Bourgogne :

l'Aquitaine, la Bretagne et l'Anjou ne furent retenues que par leur


éloignement. Sept corps d'armée se trouvèrent réunis à Reims, autour
de Louis VI, qui, pour la défense du royaume, avait pris sur l'autel de
saint Denis l'oriflamme de la France. L'invasion allemande fut arrêtée
net. — Il faut lire tout entier, pour juger de la spontanéité et de la

puissance de ce mouvement national, le récit si vivant de Suger (éd.


Molinier, p. 101-105, 142-144).
2
C'est de cette victoire que date l'assujettissement décisif de la
Flandre à la Couronne. — Sur sa portée générale, voyez, suprà,
(Introduction), p. 4.
l'avènement de la maison d' Alsace. 109

§ II, - LE COMTÉ OU DUCHÉ DE NORMANDIE 1

Les conditions que nous avons vu présider en Flandre


à la constitution du Principat et à ses relations avec la
Couronne, nous les retrouvons à beaucoup d'égards en
Normandie. Les ressemblances sont saisissantes; elles

semblent presque la raison d'être des interminables luttes


où les deux pays se débattirent, Les divergences ne frap-
pent pas moins ; elles nous permettent de pénétrer au plus
profond des institutions et du régime politique.
Trois phénomènes principaux s'offrent à nous : le grou-
pement et l'incorporation à la nation franque des popula-
tions et des territoires qui seront le cœur de la Normandie ;

— la naissance d'une nationalité distincte sous l'action


des hommes du Nord'; — le rattachement du nouvel État
par la suprématie royale et par l'action civilisatrice de la
région parisienne au regnum Francorum, à la nation
française.

1
Le millénaire qui a été célébré récemment à Rouen et commé-
moré par un monument littéraire, le Livre du millénaire de la Nor-
mandie (1911-1912), n'est pas, à vrai dire, celui de la naissance du
duché de Normandie, mais celui de l'établissement légal des Nor-
mands sur un territoire détaché de la Francie, et de la pose par eux
des premières assises de l'État normand. Cet État, j'espère établir,
à i'encontre de l'opinion commune, que, pas plus que les autres
principats de la Gaule, il n'a été, à l'époque que nous étudions, un
grand fief de la couronne de France.
111

CHAPITRE I

LES ORIGINES DE LA NATION NORMANDE.

1
J'ai insisté à maintes reprises sur la part très dissem-
blable et d'importance très inégale qui, dans la genèse des
États nés de la dissolution de l'Empire carolingien, revient
soit à la race, soit à la nationalité originaire des autoch-
tones, soit à la nation légale, conquérante ou envahis-
sante. J'ai dit spécialement au sujet de la Normandie :

« C'estun groupement ethnique profondément distinct qui


naît sous l'autorité du duc des Normands et de ses compa-
2
gnons (comités) » .

La diversité de race qui se révèle aujourd'hui encore


dans la coexistence de deux types physiques, — typele

brun et court, le type blond et élancé, — a pu aider à la


sécession d'avec la Francie. Mais la constitution même de
l'Etat a été l'œuvre avant tout de la nation légale, des
Normands de la vallée de la Seine, grossis de ceux du
Bessin, du Cotentin, des immigrants d'outre-mer. Leur
office a été à la fois d'amalgamer les éléments nationaux
et civilisateurs anciens et de vivifier la nationalité nou-
velle en voie de formation, d'étendre son territoire et de
la cimenter à mesure qu'elle se formait. Cette formation
elle-même a été le résultat de circonstances exceptionnel-
lement propices : l'excellence du terroir, qui, ici plus
qu'ailleurs, a contribué à faire l'homme et la nation, la

Voyez notamment Introduction,


1
: p. 7 et suiv. et, d'un point de
vue général, t. III, p. 127-133.
2
T. III, p. 220.
112 LIVRE IV. CHAPITRE V.

longue ceinture des côtes, qui enfoncent un éperon dans


la mer, et d'où l'esprit d'aventure a jailli comme à jet
continu, avec le courage qu'il nourrit, l'indépendance
jalouse qu'il éveille, la circonspection que donne une
expérience durement acquise, avec la richesse aussi qui
en est le fruit, enfin — dernier trait — le courant civilisa-
teur qui, parti de l'Ile de France et descendant la vallée

de la Seine, s'estépandu sur le pays et que les Nor-


de là

mands ont montré une merveilleuse aptitude à s'appro-


prier, à s'assimiler, à transmuer.
Aucun des éléments que je viens d'énumérer n'a été
étranger à la naissance des institutions de la Normandie,
et tous ont imprimé leur marque à ses rapports politiques
avec le regnum Francorum.
Laissant de côté la diversité énigmatique des races, j'ob-
serve que nulle région de la France n'a peut-être servi de
réservoir à des nationalités plus diverses. Que les Ligures
aient ou non occupé la Gaule entière à l'époque préhisto-
rique, comme le veut Camille Jullian, il paraît en tout cas
certain qu'ils se sont mélangés dans des proportions très
variables, selon que l'on considère la Haute ou la Basse
Normandie, avec les envahisseurs Celtes du vi c siècle
av. J.-C, et plus certain encore que les Beiges, survenus
deux siècles plus tard, ont prédominé sur la rive droite

de la Seine. Ce fleuve, qui sera, au ix° siècle, la limite de


la Neustrie carolingienne et de la Francie d'alors, sépare,
vous le savez, lors de l'arrivée de César, les Belges des
Celtes.
Pendant la période gallo-romaine, c'est la Basse-Seine,
le pays de Caux, qui s'est romanisée en premier, à juger
e
de l'importance de Lillebonne (Juliobond). Mais dès le 111

e
ou iv siècle, Rouen devient la Métropole de la deuxième
Lyonnaise, laquelle, après s'être étendue de la Bresle à la
Loire, se réduisit aux bornes plus étroites de la province
ecclésiastique de Rouen. — La Haute Normandie, avec
l'élément belge et romain, tient donc la tête. D'elle dépend
LES ORIGINES DE LA NATION NORMANDE. 113

la future Transséquaniè, où le fond celtique a dû garder la

prépondérance.
A ce fond s'est mêlé dans la région transséquane dès le
iv
e
ou v e siècle, une population nordique ou saxonne,
comme l'attestent la mention d'un littus saxonicum dans la
e
Notitia dignitatum, et surtout, au ix siècle, l'existence,

entre l'Orne et la Dive, d'un territoire occupé par une


population de ce nom, XOtlinga Saxonia\
Arrivent les Francs, qui se rendent maîtres de toute la
deuxième Lyonnaise et colonisent avec intensité la vallée

de la Seine, la région qui fut comprise dans la Francie,


vers 843. C'est là que la renaissance religieuse fut la plus
vive, là que les grandes abbayes de Jumièges et de Saint-
Wandrille 2 furent fondées et acquirent une prospérité et

une richesse qui devaient servir d'appât aux Scandinaves.


Tandis que la francisation s'opérait dans la partie orien-
tale de l'ancienne Neustrie, sa partie la plus occidentale,
la région au delà de la Dive, échappa de plus en plus à
l'influence franque. Occupée en partie par des Saxons, elle

fut conquise par les Bretons qui, sous Nominoe, s'emparè-


rent du pays jusqu'à Bayeux, et, sous Salomon, s'en firent
reconnaître la possession par Charles le Chauve. En outre,
les confins plus spécialement saxons, entre l'Orne et la
Dive, où Caen allait se développer, accentuèrent par con-
traste leur caractère nordique, soit saxon soit Scandinave.
Ainsi se dessine la distinction entre la Haute Normandie,
franque proprement dite, le Roumois, le pays de Caux, le

Talou, et la région neustrienne de population mixte ou

Le problème de VOtlinga Saxonia n'est pas près d'être résolu.


1

Voyez en dernier lieu sur ce sujet l'appendice d'une étude de


M. Charles Joret « Les noms de lieu d'origine non romane et la
:

colonisation germanique et Scandinave en Normandie » (Rouen et


Paris, 1913), p. 66-67.
2
M. Ferdinand Lot vient de publier de précieuses Études critiques
sur l'abbaye de Saint- Wandril le (Paris, 1913), suivies d'un véritable
Cartulaire de l'abbaye, du vu 6 au xn e siècle.

F. — Tome IV 8
H4 LIVRE IV. § II. CHAPITRE I.

mélangée, l'Évrecin, le Lieuvin, — porte ouverte vers le

centre de la Gaule, — enfin la Basse Normandie colonisée,


dans le Bessin et le Cotentin, par des Saxons et des Danois,
dansl'Avranchin, pardes Bretons. Telles sont les divisions,

non pas de races mais de nations, qu'il faut avoir présentes


si l'on veut se faire une idée juste de la formation
à l'esprit,
d'un État normand aux dépens et à 'encontre de l'État ]

franc.
145

CHAPITRE II

LES ORIGINES DE i/ÉTAT NORMAND.


LA CONQUÊTE DE ROLLON
ET LE TRAITÉ DE SAINT - CLAIR- SUR -EPTE.

C'est par la vallée de la Seine, en remontant le fleuve,

que déferle le flot dévastateur des invasions normandes,


c'est par là que pénètre la grande flotte de 700 barques et
de 40.000 hommes qui s'empare de Rouen, le 25 juillet
885, et qui met, en novembre, le siège devant Paris. Et
quand cette armée se disloque, c'est dans le pays de Cauxet
à Rouen, que, de 896 à 900, l'un de ses principaux tron-
çons s'établit, se fixe, et élit tin chef de bande, Rollon, pçrnr
chef suprême, pour iarl, un chroniqueur dira pour roi*.
Maître de la métropole rouennaise, ce viking a pu
nourrir de bonne heure l'ambition de dominer sur toute
l'ancienne province romaine. Il tente même, en 911, de
s'étendre jusqu'à la Loire en s'emparant de Chartres.
Sa pointe audacieuse aboutit à une défaite. Elle donne
ouverture aux négociations du traité de Saint-Clair-sur-
Epte.
Quelles pouvaient être ces négociations, sur quelle base

1
Voyez la tradition rapportée par le moine de Saint- Martial de
Limoges qui, au xn e siècle, a interpolé la chronique d'Adémar de
Ghabannes « Deinde cum alia multitudine Nortmanorum Rodomum
:

urbs, et vicine sibi civitates inventa? vacuae, vindicate sunt ad habi-


tandum a ducibus eorum, qui elevaverunt super se ex eorum gente
regem nomine Rosum. Qui sedem sibi in Rodomo constituit. Et
factus christianusasacerdotibusFrancorum...))(Adémar,éd. Chavanon,
1897, p. 139, et SS. IV, 123).
116 LIVRE IV. § II. CHAPITRE IL

étaient-elles concevables? — C'est un des éléments essen-


tiels du problème que j'ai soulevé.
Rollon, solidement établi depuis plus de dix ans sur le
territoire francique, entre la Rille et la Bresle, et jusqu'à
l'Epte, y paraissait inexpugnable \ Conquérant du pays, il

n'était pas disposé certainement à abandonner la moindre


parcelle de la domination qu'il y avait implantée. Mais il en
allait autrement de l'Evrecin ou du Médresais, du Dreuge-
sin ou du Chartrain. Ici, l'occupation était infiniment plus
précaire. Le pays s'y prêtait beaucoup moins soit à la
défense, soit auprompt appel des auxiliaires Scandinaves.
Par contre, il constituait un point propice de départ et
d'appui pour les incursions ou les razzias vers le centre de
la Gaule et il permettait de prendre Paris à revers.
L'intérêt manifeste du roi des Francs était de conjurer
ce danger permanent en faisant la part du feu. L'intérêt
non moins clair des Normands était d'obtenir la garantie
du roi qu'on ne chercherait pas à leur reprendre le terri-
toire francique, dont la possession leur serait légitimement
acquise, en échange de l'engagement qu'ils prendraient de
ne pas franchir, dans leurs incursions sur la rive gauche
de la Seine, une limite fixée d'un commun accord. L'abor-
nement naturel semble avoir été, au Sud, l'Avre qui sépare
l'Evrecin du Dreugesin, à l'Est, l'Eure qui laisse sur
sa rive droite les quatre cinquièmes du Médresais et dont
le point de confluence avec l'Iton marquait la frontière de
2
la Francie . De la sorte les comtés de Dreux, de Chartres

La conclusion de M. Vogel dans son étude approfondie sur les


1

invasions normandes, de 799-911, est que les Normands occupaient


en fait depuis 899 toute la future Normandie « Die Normandie, :
>

wie das Land spâter genannt}vurde... befand sich von etwa 899 an,
im Utsâchlichen Besitze der Normannen » (Vogel, Die Normannen
und das frânkische Reich, Heidelberg, 1906, p. 385).
2
Ainsi s'expliquerait sans peine le diplôme souvent cité et discuté,

de Charles le Simple, relatif à l'abbaye de là Croix-Saint-Leufroy,


dont les possessions étaient à cheval sur l'Eure : « donavimus ,et sub->
jecimus illam abbatiam cujus caput est in Madriacensi,pago supeï\
LES ORIGINES DE l'ÉTAT NORMAND. 117

et la presque du Médresais étaient mis à l'abri des


totalité

incursions normandes, à la fois par une stipulation expresse


et par un pacte général d'alliance et d'amitié conclu avec

Rollon, comme jadis avec Hasting


1
. Telles me paraissent
avoir été les données fondamentales de la convention, du
traité (fœdas) de Saint-Clair-sur-Epte. Seulement ces don-
nées furent discutées, et Dudon, si partial qu'on le suppose,
nous permet de reconstituer les phases par lesquelles les

négociations ont passé.


veux nullement entreprendre une réhabilitation
Je ne
nouvelle du chanoine de Saint-Quentin, moins encore m'as-
socier à l'apologie outrée de son moderne éditeur, M. Jules
Lair. Il manquera toujours à Dudon les deux qualités
principales de l'historien, l'impartialité et le naturel. Mais
de quel droit récuser un témoin, fût-il le plus intéressé et
le plus maniéré du monde, quand les faits qu'il rapporte
sont indifférents à sa cause ou à son affectation de
plaire, et seraient-ils même favorables à ce double objet,
quand ils s'accordent avec les témoignages historiques les

flumen Auturse Scto Germano ejusque monachis ad eorum jugiter


mensam, prseter partem ipsias abbatiœ quam annuimus Nortmannis
SequanensibuSy videlicet Rolloni suisque comitibus, pro tutela regni »

(14 mars 918. Tardif, Cartons des rois, n° 229, p. 143, et

H. F. IX, 536). — Si le roi ne donne à Saint-Germain-des-Prés que


la rive droite de l'Eure, cela ne prouve d'aucune manière que la rive
gauche était comprise dans la cession de 911. Elle a pu faire partie
des territoires où le roi a accepté le statu quo, sans le légaliser, qui
étaient consentis (annuere) et )
non cédés [concéder e). Un texte très pos-
térieur qui a manifestement suivi Dudon de très près, mais qui a pu
recueillir aussi quelques traditions, semble distinguer lui aussi entre
la cession de territoire et la fixation de limites qui ne devaient pas être
franchies : « Rex Karolus... concedens ei (Rolloni) terram quœ nunc
Normannia vocitatur, a fluvio Andellae usque ad Oceeanum mare,
eoque illum secedere compulit, et metas ei Arvam fluviolum posuit »
(Fragm. Hist. Franc, a Ludov. Pio usque ad regem Robertum,
Duchesne, Hist. F. Script. III, p. 339). ,

1
Annales de Saint-Vast ad an. 882... « volens Alstingum in
amicitiam recipere, quod et fecit ». —
Cf. Dudon, éd. Lair, p. 137.
118 LIVRE IV. § II. CHAPITRE II.

plus sûrs et ne choquent en rien la vraisemblance ? La récu-


sation est d'autant moins légitime qu'il s'agit, en l'occur-
du Vermandois
rence, d'un écrivain de la Francie, d'un clerc
transplanté dans un milieu exotique pour lui, et qui n'a pu
accepter qu'à son corps défendant des idées ou des faits

propres à heurter ses sentiments traditionnels.


Dans les négociations entre Charles le Simple et Rollon,
deux phases au moins se distinguent, dont les historiens
ne se sont pas suffisamment avisés une phase prélimi- :

naire qui a abouti à un armistice, une phase définitive qui


s'est close par un traité de paix et d'alliance. Les condi-

tions ont varié, un marchandage s'est établi, non exempt


de duplicité. Le Normand a haussé ses prétentions, le Franc
a cédé, accepté un compromis, et tous deux ont gardé en
réserve une arrière-pensée qu'ils espéraient un jour faire
tourner à leur avantage respectif.
4
Voici la phase préliminaire . Sur le conseil des Francs,
qui lui représentent l'état de désolation du royaume,
l'impuissance à le sauvegarder par les armes et la possi-

bilité de faire d'un sauvage ennemi (atrox inimicus)


un ami fidèle (fidus amicus) en lui abandonnant le terri-

toire entre l'Andelle et la mer [terra a fluvio Andellse


usque ad mare) 2 Charles le Simple
,
fait offrir à Rollon,
par l'archevêque de Rouen (que ce fût Francon ou Gui,
peu nous importe), la région maritime dévastée par lui

et par Hasting, sous la seule condition qu'il deviendra


chrétien (si vis christianus fieri) et conclura un pacte de
paix et d'amitié, « ut pax et concordia atque amicitia
firma et stabilis atque continua omni tempore inter te et
illum permaneat ». D'un devoir de service, pas un mot,
et ce silence est on ne peut plus naturel, puisqu'il ména-

1
Dudon, éd. Lair, p. 166-168.
2
Je laisse de côté l'histoire de Gisèle qui est une invention cer-
taine de Dudon, dans le but sans doute de procurer aux descen-
dants de Rollon l'éclatant prestige que donnait le sang carolin-
gien.
LES ORIGINES DE l'ÉTAT NORMAND. 119

geait la farouche indépendance et l'ombrageux orgueil


des Normands.
La proposition est communiquée aux compagnons de
Rollon, qui lui conseillent de faire répondre par l'arche-
vêque :
1° que donne la terre qu'il promet, Rollon
si le roi

est disposé à conclure un pacte de paix et d'amitié avec


lui, bien plus à lui offrir ses services, en lui engageant sa
foi et se soumettant à lui « quin etiam servit H pactîim...
manus suas se subjugando tibi dabit, fidelitatis gratia,
tuumque servitium incessanter explebit » 2° que, pour ;

débattre les propositions du roi, Rollon lui offre un armis-


tice de trois mois, à condition que ces propositions soient
garanties par serment. Ici pas un mot de baptême, de
conversion au christianisme, et par contre une promesse
1
ambiguë et vague de service , soit par bravade, soit pour
allécher les Francs. Ceux-ci, en effet, acceptent avec joie
l'offre d'armistice, le roi se lie par serment, et l'on con-
vient de l'époque et du lieu où un plaid se tiendra pour
les négociations définitives.

Quelle est à ce moment-là la situation juridique? Aucune


des parties ne s'était obligée en vue d'un accord ferme.
Le roi n'avait promis que sous une condition qui n'avait
pas été acceptée : la conversion au christianisme. Le chef
normand n'avait consenti à une alliance éventuelle, et fait
spontanément une promesse équivoque de service, que
moyennant l'abandon pur et simple d'un territoire dont
les limites restaient à fixer.

Le roi accordera-t-il, sur la rive droite de la Seine, une


cession de territoire qui satisfasse, comme qualité ou éten-
due et comme degré de liberté, les rapaces convoitises et
l'esprit indompté des Normands ? — Rollon et les siens

1
C'est dans les mêmes termes que, selon Dudon, le duc Robert a
offert ses services (nous dirions ses bons offices) à Rollon, s'il vou-
lait le prendre pour parrain de son baptême : « facietque incessanter
tuum servitium » (p. 168).
120 LIVRE IV. § II. CHAPITRE 11.

accepteront-ils un traité de paix et d'alliance sanctionné


par la foi chrétienne, au lieu de conventions faites avec
eux comme païens, c'est-à-dire comme gens réputés sans
foi ni loi?

Telles étaient les questions en suspens, quand, à la date


convenue pour un traité définitif, les deux parties se pré-
sentèrent en. face l'une de l'autre, sur les rives opposées
de l'Epte.
Ce fut de nouveau l'archevêque de Rouen qui servit
d'intermédiaire, mais cette fois, c'est par Rollon qu'il était
dépêché, et un autre négociateur lui était adjoint, le duc
des Francs Robert. D'après le récit de Dudon, ce dernier
aurait, clans l'intervalle, décidé le chef normand à accepter,
sous certaines conditions, le baptême, et se serait chargé
de défendre ses intérêts, en guise de futur parrain. —
N'était-il pas un des vainqueurs de Chartres, et, à cette
époque, en bons termes avec le roi?

Rollon faisait réclamer le pays jusqu'à l'Epte (et non


plus seulement jusqu'à l'Andelle) avec, en surplus, le
droit d'occuper une autre région qui pût le nourrir, jus-
qu'à ce que le pays cédé eût été colonisé à neuf et fût

redevenu fertile. Il entendait que le territoire jusqu'à


l'Epte lui fût acquis à perpétuité, en pleine et libre pro-
priété, « ut teneat ipse et successores ejus ipsam terram
ab ad mare usque, quasi fundum et
Eptse fluviolo
alodum sempiternum », sans donc que, de ce chef,
in
à raison de ce territoire, il dût jamais le moindre ser-
vice.
Le duc des Francs Robert négocie, sur cette base, un
accommodement ; il amène le roi à consentir la cession du
territoire jusqu'à l'Epte et l'occupation des autres terres
réclamées, en substituant au service exigible à raison du
pays cédé, l'engagement de Rollon d'accepter le baptême.
Le baptême tiendra lieu de service, et sera la sauve-
garde du royaume « Si non propter servitium dede-
:

ris , saltem da illi propter cultum Christian^; reli-


LES ORIGINES DE l'ÉTAT NORMAND. 121

giositatis... ne culmen totius regni tui Ecclesiseque adni-


hiletur impetu infestantis exercitus ».

Tel fut l'accord arrêté entre les négociateurs. Mais ils

n'étaient pas tous des plénipotentiaires. Il fallait que les


préliminaires fussent ratifiés par Rollon, qui n'avait pas
quitté jusqu'alors la rive opposée de l'Epte.
Sur la foi de l'archevêque de Rouen et du duc Robert,
et sous la protection d'otages, le chef normand franchit
la rivière et se présente en personne devant le roi, afin de
cimenter le traité par un serment réciproque. Rollon, qui
n'est pas encore chrétien, s'engage par le rite symbo-
lique et barbare de mettre ses mains dans les mains du
roi; le roi et les Francs prêtent serment sur les reliques.

Il ressort avec la dernière évidence de cette analyse très


rigoureuse du récit de Dudon que le territoire cédé aux
Normands l'a été — d'après l'unique relation détaillée que
nous possédons —à titre à' alleu et non de fief ; qu'il ne
comportait dès lors ni hommage ni service féodal \ La
seule ressource qu'on ait eue pour soutenir le contraire a
été de détacher, en l'isolant, le passage relatif à la dation

des mains et d'y voir l'aveu par Dudon que le chef nor-
mand avait fait hommage féodal à Charles le Simple 2
.

1
Voir aussi en quels termes la chronique de Nantes rapporte l'ac-

quisition de la Normandie par Rollon : « Normanni... primum Fran-


ciam aggredientes, totam provinciam Rothomagensium in domlnicatu
suo retinuerunt et Karolo stulto abstulerunt » (Ed. Merlet, p. 81).
2
Lot, Fidèles ou Vassaux, p. 181. Cf., plus récemment, Prentout,
Essai sur les origines et la fondation du duché de Normandie (Caen,
1911), p. 189. — M. Lot rapproche artificiellement la datio manuum
de l'éloge que les Francs ont fait de Rollon comme d'un preux
{vasallus), à l'esprit avisé (sagaci mente), inébranlable ou conciliant,
selon les circonstances (constans et lenis ut res exposcat) (éd. Lair,
p. 166). Il ne s'agit là ni de vassalité, ni de stipulation. — D'autre
part, cet érudit est obligé de reconnaître que le mot fundus doit
s'entendre d'une pleine propriété, et l'on ne voit pas ce qui peut lui
permettre de rejeter du récit de Dudon une affirmation aussi catégo-
rique de Tallodialité, alors qu'il accepte sans hésiter toutes les asser-
tions qui lui paraissent favorables à sa thèse.
122 LIVRE IV. b II. CHAPITRE II.

Mais cette interprétation est en contradiction absolue


avec l'expression fundus et alodus, appliquée non seule-
ment en cet endroit, mais dans toute une série de passages
1
subséquents au territoire cédé . Il y a plus, dirai-je, il
y
a une impossibilité radicale que la- dation de mains rap-
portée parDudon ait pu être regardée comme un acte
d'hommage. Si ce rite, qui était employé par les barbares
pour un engagement quelconque, comme la paumée Ta
été si longtemps et Test même encore dans le peuple, si

ce rite, dis-je, avait constitué un hommage, Dudon l'au-


rait à coup sûr passé sous silence. — Et cela n'aurait rien
M. H. Prentout paraît plus victime encore du préjugé féodal,
malgré l'érudition et le talent dont témoigne son ouvrage. A l'en-
tendre, l'avocat chez Dudon cède ici le pas au peintre de mœurs, l'in-

térêt normand au souci de la couleur locale : ce qui intéresserait seul


le narrateur c'est que Rollon, ignorant jusque-là de ce qu'était un
fief,l'aurait appris à ses dépens sur les bords de l'Eptè! Je cite pour

que nul ne pense que j'exagère « Si Dudon est plus que sujet à cau-:

tion lorsqu'il raconte des événements historiques, il est, au contraire,


le peintre assez exact des mœurs; et, ici, il semble avoir bien vu que
Rollon entre dans la société féodale de son temps; c'est un fief qu'il
reçoit, bien que Dudon emploie ailleurs (?!) l'expression in alodo et
infundo, qui pourrait donner lieu à l'équivoque. Or, jusqu'ici, Rollon
ne savait pas ce que c'était qu'un fief, qu'un vassal et que Vhommage
lige » (?). — Dudon en tout cas le savait, et il serait d'autant plus
extraordinaire, s'il avait voulu faire allusion à un hommage féodal,
qu'il n'eût mentionné qu'une dation des mains (manus suas misit
inter manus régis) au lieu de se servir de l'une des expressions par
lesquelles il a coutume de désigner l'hommage lige des seigneurs
normands envers le duc : « facere fidem militationis, auxiliique
et servitii » (p. 247), « facere fidem obsequentis famulatus et mili-
tationis » (p. 222), etc.
1
« Rex (Louis d'Outremer)... manibus supra phylacteria reliquiarum
positis, propriis verbis fecit securitatem regni Ricardo puero, quod
suus avus Rollo vi ac potestate, armis et prœliis sibi acquisivit...

ut teneat et possideat, et nullis nisi Deo servitium ipse et successio


reddat » (éd. Lair, p. 247). — « Ricardus nec régi, nec duci militât,
nec ulii nisi Deo obsequi praestat. Tenet sicuti rex monarchiam
Northmannicae regionis »... (Ibid.> p. 250. — Adde, p. 51, 265,
287, etc.).
LES ORIGINES DE l'ÉTAT NORMAND. 123

eu de choquant, puisque nous verrons que Flodoard ne


le mentionne pas. — Dudon n'a-t-il pas, par ailleurs,
dissimulé et même altéré les faits qui pouvaient contrarier

la thèse qu'il prétendait soutenir d'une indépendance to-


tale, voire même d'une supériorité de la Normandie au
regard du regnum Francorum?
La question n'est donc pas là : elle est tout entière de
savoir si, sur les clauses fondamentales du traité, le récit

de Dudon est exact. Or, un moyen s'offre à nous de le

vérifier, c'est de voir s'il s'accorde avec notre source d'in-


formation la plus sûre, les écrits de Flodoard, de cet écri-
vain modèle qui, malgré sa merveilleuse concision, n'omet
aucun fait essentiel.

J'ai montré que, selon Dudon, c'était un traité de paix et


de sécurité réciproque qui avait été conclu, et que deux
obligations corrélatives en formaient les seules conditions :

cession pure et simple du pays jusqu'à l'Epte, acceptation


par Rollon et les siens de la foi chrétienne.

Et que rapporte Flodoard? Que les Normands de Rouen


ont fait un traité de paix [fœdus pacis) avec le roi *,

qu'en exécution de ce traité le roi leur a donné la terre


2
entre l'Epte et la mer , enfin qu'en échange les Normands
3
se sont convertis . Et c'est cette conversion, pierre
angulaire du traité, d'après Dudon, que Flodoard met au
premier plan. Il confirme même le récit du chroniqueur

« Pacem pepigerant » (éd. Lauer,


1
p. 16). — « Nordmanni de Ro-
domo fœdus quod olim pepigerant » (p. 29). — Cf. Translation de
Saint-Ouen, Migne, 162, c. 1155, « rex Francorum Garolus cum Rol-
lone pacis fœdus iniit ».
2
« Itta fluvio transite*, ingressus est terram, quee..., ut hanc fidem
(Chrisli) colerent et pacem haberent fuerat (Nordmannis) data »

(p. 16). — Cf. Translation de Saint-Ouen, loc.cit. : « totius Northman-


niœ provineiam, quam sibi isdem Rollo debellando subegerat, regali
munere liberaliter concessit ».
3
« Fidem Christi suscipere receperunt, concessis sibi maritimis

quibusdam pagis, cum Rothomagensi, quam pene deleverant urbe,


et aliis eidem subjectis » (Hist. eccl. Rem., IV, 14, Migne, 135, c. 293).
d24 LIVRE IV. § II. CHAPITRE II.

au sujet du supplément de terre promis à titre de sub-


side mais il passe sous silence la dation de mains, qu'il
1
,

n'aurait certainement pas manqué de relever si, au lieu


d'être une simple forme de conclusion du traité, elle avait

constitué un hommage de service.


La concordance est donc frappante et elle s'éclaire par
les précédents historiques.
Vers la fin du ixe siècle, vers 897, Charles le Simple
avait tenté de s'allier avec un corps de Normands qui
avaient remonté la Seine. Il comptait, avec leur aide,
vaincre Eudes et récupérer son royaume. C'était bien
— comme, du reste, en 882 déjà — un traité de paix et

d'alliance (fœdus amicitiœ, societas) qu'il avait en vue,


et si ce projet échoua c'est que l'Eglise protesta avec
horreur contre une alliance avec des païens 2 . On s'ex-
plique très bien ainsi que, négociant quelques années plus
tard un traité analogue, Charles le Simple ait fait de la
conversion au christianisme une stipulation essentielle. On
le comprend d'autant mieux que les invasions et les ravages
des Vikings étaient étroitement solidaires de leur fana-
3
tisme religieux .

1
« Nordmanni pacem quam pepigerant, propter promissiones
Karoli, qui eis latitudinem terrœ pollicitus fuerat, infregere » (éd.
Lauer, p. 16-17).
2
Lettre de l'archevêque de Rouen, Foulques : « Quis enim qui
vobis sicut oportet fidelis est non expavescat, vos inimicorum Dei
amicitiam velle... et fœdera detestanda suscipere? Nihil enim distat
utrum quis se paganis société an abnegato Deo idola adoret...
Deum relinquitis, cum vos ejus hostibus sociatis ..'
. . Sciatis quia si

hoc feceretis... cum omnibus coepiscopis meis vos et omnes vestros


excommunicans, œterno anathemate condemnabo » (Lettre citée par
Flodoard, Historia Rem., IV, 5, Migue, 135, c. 276-7)".
3
« Les courses des Vikings... avaient, entre autres buts, celui de
combattre en faveur du vieux paganisme contre le christianisme qui
menaçait son existence; aussi étaient-elles ordinairement dirigées par
des hommes de grande famille ou des chefs qui ne recherchaient pas
seulement le butin, mais encore l'honneur » (Worsaae, De Danskes
Kulturi Vikingetiden, 1873, p. 17-18, cité par Favre, Eudes^ p. 213).
LES ORIGINES DE l'ÉTAT NORMAND. 125

Ajoutez que le caractère du pacte se détermine par la


nature même des choses. Les chefs vikings qui avaient
quitté le sol natal pour se dérobera l'autorité envahissante
1
de leurs rois , et qui, depuis de longues années, avaient
laissé libre cours à leur passion d'indépendance personnelle,
exaltée par la soif de conquête, pouvaient-ils plier le cou à
un vasselage féodal des Francs ? Et à supposer que Rollon s'y
fût résigné, comment aurait-il pu, par un acte individuel'
d'hommage, engager les services de ses compagnons, lier
2
la bande armée dont il n'était que le chef militaire et atout ,

jamais la nation normande [gens normannica) ? Aussi —


Flodoard ne nomme-t-il même pas Rollon et ne parle-t-il
que d'un traité conclu avec les « Normands de Rouen »

(Nordmanni de Rodomo). Et Charles le Simple lui-même,


dans un diplôme de l'an 918, dit en termes positifs que la
cession a été consentie « Normannis Sequanensibus, vide-
licet Rolloni suisque comitibus ». Il ajoute « pour la

sécuritédu royaume » [pro tuiela regnï) 3 .

Dira-t-on que les Francs ne pouvaient renoncer à


l'hommage-lige pour un territoire et des populations

1
« Ils voulaient se dédommager de la perte de souveraineté et de
puissance que leur faisait subir de plus en plus le pouvoir grandis-
sant des monarques » (ibid.). — Adde Prentout, p. 156.
2
Voyez Favre, Eudes. Appendice, 216. —
p. M. Eckel remarque
avec parfaite raison : « Il ne faut pas oublier que la situation toute
particulière de Rollon vis-à-vis de ses compagnons d'armes mettait
un obstacle à une cession à titre de bénéfice, avec des droits et des
obligations pleinement réciproques. A tout prendre Rollon n'était que
le primus inter pares et ne pouvait prendre aucune résolution tant
soit peu importante sans le consentement des guerriers qui l'accom-
pagnaient » (Charles le Simple, p. 88).
3
Donation à Saint-Germain-des-Prés, 14 mars 918 (Tardif, Cartons
des rois, n° 229, p. 143) : « Donavimus et subjecimus illam abbatiam
cujus caput est in Madriacensi pago, super flumen Auture, sancto
Germano.... praeter partem ipsius abbatie quam annuimus Norman-
nis Sequanensibus, videlicet Rolloni suisque comitibus, pro tutela
regni. Idcirco autem res praedictse abbatiee.... excepta portione Nort-
mannorum, tradere... decrevimus ».
126 LIVRE IV. § II. CHAPITRE II.

compris jusque-là dans la Francie? En ce cas, il y aurait


eu néant juridique, puisque le concours des volontés ne
se serait pas produit. Mais quelle autorité supérieure
aurait pu en décider? et quelle possibilité le roi de
France aurait-il eue d'imposer la prétention franque par
les armes ?

Maintenant, que chacune des parties ait nourri le


secret espoir de plier un jour le contrat à ses vues ambi-
tieuses, le roi de transformer l'engagement des Normands
en un hommage-lige de leur chef, le chef normand de
reprendre sa pleine liberté d'action et d'étendre ses con-
quêtes, rien n'est plus vraisemblable. De là sans cloute
cette oscillation entre des prétentions rivales, dont l'état
statique sera, au xi e siècle, l'érection graduelle de la
Normandie, non pas en fief, mais en duché autonome,
sous la suprématie royale.
127

CHAPITRE III

l'indépendance, au point de vue féodal,


de l'état normand, et son extension territoriale.

Si la base légale des relations entre la couronne et le

principat normand était la possession allodiale de la

Haute-Normandie francique, les parties successivement


annexées à ce noyau organique n'ont pu l'être à un autre
titre. Elles ont pu d'autant moins avoir un caractère
différent, que l'équilibre devint plus instable entre les
compétiteurs à l'héritage de Charlemagne, et que les chefs
normands surent, avec plus d'habileté et d'énergique
audace, tirer parti de cette longue rivalité.

C'est une totale méprise de se représenter ces an-


nexions comme des agrandissements d'un fie/', comté,
marche ou duché. Elles furent opérées par conquête et
ont porté sur des territoires et des populations où le
droit, même parement théorique, du roi de France était
réduit à une suprématie illusoire, la seule qu'il avait pu
retenir.
L'idée que Rollon aurait été institué comte de Rouen
ou aurait succédé dans ce comté à des fonctionnaires
carolingiens est un simple a priori.
Connaissons-nous seulement l'existence d'un comté ou
d'un comte franc du Roumois, depuis l'époque des inva-
sions normandes? Avons-nous le moindre indice que ce
soit d'un tel comté que Charles le Simple aurait prétendu
investir Rollon ?
De duché ou de marquisat il n'en est pas davantage
128 LIVRE IV. § II. CHAPITRE III.

question dans les textes. y a des Normandies, il n'y a


Il

pas de Normandie il y a des marches, telles que l'Avran-


1
;

chin, marche de Bretagne, mais le pays normand dans


son ensemble n'en forme pas une. La Normandie n'appa-
raîtra que quand l'État normand se sera progressivement
e
constitué par lui-même, et pas avant le xi siècle. Rollon
est un ou norvégien, je ne sais,
iarl Scandinave, danois
un Northmanns
iarl des campés, puis légalement fixés,
2
dans la vallée de la Seine Son titre de iarl a été traduit
.

en une multitude de termes latins cornes, princeps, dux, :

marchisus, etc., à raison de l'incertitude encore flottante


de la terminologie juridique ou politique
3
, tout de même
que son nom patronymique Hrolf est devenu Rollo, Rosus,
Rodolphus, baptême Robert. Il est qualifié iarl
et par le

de Rouen, Rudu iarl\ comte ou prince des Normands de


Rouen ou de la Seine 5 pour le distinguer du iarl de la
,

Loire, du princeps Nordmannorum qui in fluvio Ligeri


versabantur*. C'est ce titre de comte, prince, duc des
Normands rouennais, qui passera de préférence à ses
successeurs du x e et du commencement du xi e siècle
7
.

1
Ademar de Chabarmes appelle, par exemple, l'Avranchin u ea
Normannia quae antea vocabatur marcha Francise et Britannise »
(éd. Chavanon, p. 148).
2
Voyez la Saga de Harald Harfagr, citée par M. Prentout, op. cit.,
p. 154-155, d'après Y Eeimskring la de Snorré Sturleson, t. I, p. 108 :

« Rolf... s'étant emparé de l'autorité de Normands,


Iarl sur les il

reçut toute la contrée qui s'est depuis appelée Normandie ».


3
J'ai signalé cette incertitude au t. I, p. 170 : « Les titres de duc,
comte, marquis, prince, patrice, avoué, etc., n'avaient plus ou
n'avaient pas encore de signification précise ». — Elle tenait au peu
de fixité de la hiérarchie.
4
Saga de Saint-Olaf {Eeimskring la, II, p. 18). — Prentout, op.
cit., p. 231.
5
Flodoard, éd. Lauer, p. 29 : a Nordmanni de Rodomo ». — Hugues
de Flavigny, append. à Flodoard, éd. Lauer, p. 197 : « Rollo Norman-
norum Rotomagensium princeps ».
6
Flodoerd, p. 15.
7
Cornes Rodomensis (Complainte [x s siècle] sur la mort de Guillaume
l'indépendance de l'état normand. 129

Jamais, à ma ils ne s'intitulent ou ne sont


connaissance,
qualifiés cornesou dux Normanniae, mais princeps, dux,
cornes Northmannorum
i
Et il en est ainsi encore de .

Guillaume le Conquérant même après la conquête de l'An-


2
,

3
gleterre .

Voyons donc les choses comme elles sont, au lieu de

Longue Épée, strophe XVII, éd. Lauer, Louis d'Outremer, appen-


dice, p. 323); Cornes Rotomagensium (Miracles de Sainte-Foi, éd.
Bouillet, p. 111). De même, charte de Richard II, 1024, Mirseus, I,

p. 265; Gesta episc. Camerac, II, 29. Rotomagnorum cornes —


{Raoul Glaber, éd. M. Prou, p. 42); Dux Rotomagnorum (ibid., p. 40);'
— Dux Rotomagensis (ibid., p. 57).

Willelmus princeps Nordmannorum (Flodoard, p. 75); Disposicione


1

divina Normannorum princeps, Robert, 1032-35 (Ch. de Saint-Wan-


drille, éd. Lot, p. 55); Dux Northmannorum (Dudon, p. 218);
Richard II, Princeps et dux Normannorum (Ch. de Saint- Wandrille,
éd. Lot, p. 41); Gratia Dei Dux et princeps (tout court), Lobineau,
Histoire de Bretagne, Preuves, II, p. 96; Dux et patricius (1015,
Gallia Chr. XI, pr. c. 284); Gratia Dei consul et dux Normannorum
(Saint-Wandrille, p. 53); Ma/chisus (968, Richard I, H. F. 731);
Richard II (1014, d'Achery, Spicilegium; Prentout, p. 229); Ch. de

Saint-Ouen, MS. lat. 5423, f° 97 r°, etc.


2
Willelmus, Northmannorum princeps (Dugdale, Monasticon
anglicanum, II, p. 956). —
Dux Normannorum (1067. Martène, Thes.
Anecd.y I, 196. Migne, 149, c. 1371); Patronus Northmannorum —
(Dugdale, II, p. 971); —
Cornes Northmannorum (1069, ibid., I, p. 547.
Migne, c. 1364); —
Gratia dei Normannorum cornes (Baluze, Miscell.
éd. 1715, VII, p. 227); —
Normannorum marchio (1047, Cart. de
Préaux, f° 137, charte publiée par Valin, Le duc de Normandie et sa

Cour, Paris, 1910, p. 258). — Ûivina dispensatione Normannorum


marchio et dux (1066, Livre noir de Bayeux, Léchaudé d'Anisy II,

p. 435).
3
Voyez la note précédente, et ajoutez W. Dei gratia dux North- :

mannorum et rex Anglorum (1066-87, Ch. de Saint-Wandrille, p. 81-


82. — W. dispositione Dei rex Anglorum et cornes invictus Norman-
norum (1074, ibid., p. 86). — Avant la conquête de l'Angleterre, on ne
pourrait alléguer qu'une charte où figurerait le titre de totius Nor-
mannie princeps de Saint-Wandrille, p. 80-81, datée par M. Lot
« (Ch.
« vers 1065 »). Mais nous ne la connaissons que par la transcrip-
tion d'un cartulaire du xiv e siècle.

F. — Tome IV, 9
130 LIVRE IV. — § TI. CHAPITRE III.

les enduire d'un vernis factice : Rollon est un conquérant


Scandinave, qui fait la paix avec le roi des Francs, au sujet
des territoires dont emparé et qu'il gouverne
il s'est

depuis un bon nombre d'années, un envahisseur qui peut


s'incliner devant la majesté royale du successeur de Char-
lemagne, reconnaître sa suprématie, mais qui ne saurait
se rabaisser au rang de comte royal. Et quand, à l'occa-
sion des territoires nouveaux que lui ou ses successeurs
conquerront, soit entre la Seine et la Dive, soit entre la
Dive et le Couesnon, de nouveaux accords seront passés-
avec le roi de France, ce ne sera plus même, comme pour
la région détachée de la Francie, un abandon de droits qui
sera aux Normands, c'est une garantie qui leur sera
fait

octroyée ou une assistance qui leur sera consentie ou pro-


mise, en vue de mettre leurs nouvelles possessions à
couvert.
De cette distinction, nous avons une double preuve.
En 940, après que, non seulement la région entre Seine et

Dive, mais le Bessin, le Cotentin, l'Avranchin ont été pro-


gressivement occupés par le comte normand, l'accord
passé entre Louis d'Outremer et Guillaume Longue Épée
se borne à renouveler En 944,,
la cession faite à Rollon \
pour que Louis d'Outremer pût céder à Hugues le Grand
le Cotentin, l'Hiémois et le Bessin, il avait fallu qu'il s'en
emparât au préalable, à la faveur de la minorité du jeune
Richard 2 .

Remarquez, du reste, que les populations au delà de la

4
« Rex Ludowicus abiit obviam Willelmo principi Nordmannorum
qui venit ad eum in pago Ambianensi et se illi commisit. At ilJe dédit
ei terram quam pater ejus Karolus Nordmannis concesserat »
(Flodoard, ad an. 940, éd. Lauer, p. 75).
2
« Interea dum Ricardus puer fere tribus annis exularet, et rex

Francise sibi Normanniam penitus subjugatam esse putaret, timens


ne Hugo Magnus Aurelianorum dux Normannos adjuvaret, Oximo&
et Bajocas cum toto Constantiensi pago... eidem donavit, et impe-

riose mandavit ut valida manu rebelles Normannos impeteret »


(Orderic, éd. Le Prévost, III, p. 90-91).
l'indépendance de l'état normand. 131

Dive étaient plus réfractaires, plus hostiles que nulle


autre à la domination franque, et que l'hostilité allait

croissant à mesure qu'on s'éloignait vers l'ouest. Dans le

Bessin, le Cotentin, l'Avranchin, c'étaient des Scandi-


naves, païens encore pour la plupart, et parlant le norois 1
,

que Rollon et ses successeurs eurent à contenir et à


dompter. Et si ces populations ont accepté finalement
l'autorité de leurs congénères, elles ne se seraient pas
laissé subjuguer par les Francs qu'elles se glorifiaient
2
d'avoir vaincus et écrasés .

1
Dudon ie dit expressément des Bessinois, opposant Bayeux à
Rouen : « Rotomagensis civitas romana potius quam dacisca utitur
eloquentia, et Bajocacensis fruitur frequentius dascisca lingua quatn
romana » (éd. Lair, p. 221).
2
Voyez Dudon, éd. Lair, p. 189 eam (Franciam) : ssepe bellis
repetivimus, multosque incœpto prœlio prostravimus ».
133

CHAPITRE IV

LES PRÉTENDUS AGRANDISSEMENTS OU RENOUVELLEMENTS


DE FIEF, SOUS ROLLON ET GUILLAUME LONGUE ÉPÉE.

La série des événements historiques qui se sont déroulés


dans les trente ans qui séparent le traité de Saint-Clair-
sur-Epte de l'assassinat de Guillaume Longue Epée permet
de reconstituer d'une manière concrète le canevas juri-
dique et national que je viens d'esquisser.
A vrai dire, nous nous trouvons dans les ténèbres
pendant les dix premières années (911-921), puisque les
Annales de Flodoard ne débutent qu'en 919 et ne s'occu-
pent de façon suivie des Normands que depuis 921.
Cela nous réduit presque à l'écheveau terriblement
embrouillé du récit de Dudon. Nous savons pourtant
qu'après l'espèce d'anarchie qui a suivi, en Bretagne, la
mort d'Alain le Grand, les Normands de la Loire s'étaient
emparés de ce pays et que le duc Robert, à la veille
d'être élu roi, les avait assiégés en vain pendant cinq
mois dans la cité de Nantes, puis, en désespoir de cause,
leur avait abandonné le pays breton, contre remise
d'otages 1
,
— qui sans doute devaient garantir la marche
2
de Bretagne (Maine) contre leurs incursions . Il était fatal,

sous l'empire des théories régnantes, que le moderne

1
« Rotbertus cornes Nordmannos qui Ligerim fluvium occupave-
rant per quinque menses obsedit, acceptisque ab eis obsidibus, Bri-
tanniam ipsis, quam vastaverant, cum Namnetico pago concessit »
(Flodoard, ad*an. 921, p. 6).
2
Cf. t. III, p. 543 et Favre, Eudes, p. 96.
134 - LIVRE IV. § II. CHAPITRE IV.

historien de la Bretagne, M. de La Borderie, vît dans ce


pacte une concession de à un chef normand. Il
fief faite

de Rôgnwald, qui de iarl viking serait


croit qu'il s'agit
devenu un comte de Nantes, vassal du roi de
ainsi
France. C'est une imagination digne de l'abbé Velly 1
.

Rôgnwald n'apparaît dans Flodoard qu'en 923 et on l'y


voit combattre le successeur de Robert, le roi Raoul,
2
envahir la Francie de concert avec Rollon , en se plai-
gnant — tout au contraire de ce que M. de La Borderie
suppose, — n'avait pas encore reçu de terres en
qu'il

Gaule \
A la faveur précisément de ces circonstances et en
échange d'un armistice, Rollon obtient la promesse de
4
territoires outre-Seine (nouvelle preuve que la Transsé-
quanie n'avait pas été comprise dans la cession de Saint-
Clair-sur-Epte). L'année suivante Hugues le Grand et Her-
bert de Vermandois, au nom du roi Raoul, font la paix
5
avec lui, en lui concédant le Bessin et le Maine . Cette

1
D'après M. de La Borderie (Hist. de Bretagne, II, 1898, p. 375),
le comté de Nantes aurait été concédé à Rôgnvald en 921, à titre
de fief et la Bretagne à titre indépendant. Ainsi s'expliquerait que
la première de ces concessions ait dû être renouvelée en 927, étant
devenue caduque parla révolte du vassal, et que la seconde soit à ce
moment passée sous silence. Tout ce pénible échafaudage est bâti sur
la supposition que le pacte de 921 a été fait avec Rôgnvald. Or une
tellesupposition est complètement exclue par Flodoard, qui motive
en ces termes l'invasion de Rôgnvald « quia nondum possessionem :

intra Gallias acceperat » (ad an. 924, p. 24). Il s'agit donc de pactes
faits avec les diverses bandes normandes, à mesure qu'installées sur
un territoire, elles devenaient menaçantes pour les territoires voisins.
2
Flodoard, ad an. 923, p. 15.
3
Voyez note 1, suprà.
4
« Pacem pollicentur... si tamen eis terra daretur quam spaciosam
petebant ultra Sequanam. Rodulfo... obsides... mittunt et inducias
ab eo usque ad jnedium Maium accipiunt » (ibid., ad an. 923, p. 17-
18).
5
« Nordmanni cum Francis pacem ineunt sacramentisper Hugonem
.et Heribertum comités, Seulfum quoque archiepiscopum, absente
AGRANDISSEMENTS OU RENOUVELLEMENTS DE FIEF. 135

concession ne peut avoir d'autre sens que ceci : Rollon


reçoit l'assurance, la sécurité, que le roi lui laisse carte

blanche de s'emparer du Bessin et d'une partie du Maine


(problablement une partie de l'Hiémois, la partie méri-
dionale de YOtlinga), à condition qu'il cessera ses incur-
sions dans la Francie. N'est-ce pas tout juste l'accord
(pactum securitaiis) que Rollon conclura avec Hugues
le Grand, personnellement, un an. plus tard (925) 1
?

Qu'il fût nécessaire de procéder à une vraie conquête


d'un pays où l'élément Scandinave indépendant, mêlé de
survivants des Bretons qui avaient colonisé le pays sous
Nominoe, s'était solidement ancré, deux circonstances le

prouvent. Dès 925 les Bajocasses, profitant de l'absence


de Rollon, qui avait, malgré ses promesses, envahi le

Beauvoisis, se soulèvent et ravagent la rive gauche de la


2 e
Seine . Plus tard, et jusque vers le milieu du xi siècle,

le Bessin ne cessa de faire cause commune avec le

Cotentin pour se révolter soit contre le duc, quand il

paraissait trop français d'alliance ou de mœurs, soit

contre le roi de France quand il prétendait subjuger la


3
Normandie .

Il existe, au surplus, une corrélation parfaite entre les

accords passés par les Normands de la Seine avec les


Francs et ceux que concluent avec eux les Normands de la

Loire, — circonstance qui achève d'en fixer le caractère et


l'esprit. Au traité de Rollon de 924 correspond, la même
année, un pactum securitaiis conclu par Rôgnwald avec

rege Rodulfo; ejus tamen consensu terra aucta, Cinomannis et


illis

Baiocae facto pacis eis concessœ » (Flodoard, ad an. 924, p. 24).


1
c< Hugo... pactum securitatis accepit a Nordmannis » (Flodoard,
<xd an. 925, p. 32).
2
« Baiocenses terram Nordmannorum, ultra Sequanam, deprae-
dantur » (ibid. y p. 30).
3
Révolte de Rioulf contre Guillaume I (934), de Turmod contre le

roi de France (944), des vicomtes du Bessin et du Cotentin (1047)


(Delisle, Hist. de Saint-Sauveur le Vicomte, p. 6-18).
136 LIVRE IV. § II. — CHAPITRE IV.

Guillaume d'Aquitaine et Hugues le Grand *. Et de même,,


quand ces premiers traités eurent été presque aussitôt
rompus que noués, quand les Normands de la Loire
eurent été battus par Raoul à Chalmont (6 déc. 924),.
les Normands de la Seine à Eu (925), les uns et les autres

s'allièrent (927-928) avec Hugues le Grand et Herbert

de Vermandois (en lutte à ce moment avec Raoul), les


premiers en se faisant concéder comté de Nantes 2 les
le ,

seconds en faisant ratifier leurs conquêtes par Charles le


Simple, dont ils galvanisèrent de leur mieux l'autorité
royale. C'est en présence du malheureux roi, mis pour la
circonstance en liberté provisoire, et auquel le fils de
Roi Ion prête un simulacre de serment, que l'alliance est
3
contractée avec Herbert, son geôlier , et lorsque, l'année

suivante, Hugues le Grand entre dans cette belle alliance^


le Normand ne consent à restituer le fils de Herbert, qu'il

détient en otage, que sous la singulière condition que


Herbert prêtera serment lui-même au fantôme de roi qu'il
4
tient à sa merci .

Rien prouve-t-il mieux à quel point le Normand est

1
« Ragenoldus, cum suis Nordmanis, quia nondum possessionem
intra Gallias acceperat, terram Hugonis inter Ligerim et Sequanam
depopulatur... Willelmus et Hugo, filius Rotberti,cum Ragenoldo de
sua terra securitatem paciscuntur, et Ragenoldus cum suis Nord-
mannis in Burgundiamproficiscitur» (Flodoard, ad an. 924, p. 24-25).
2 « Nordmanni de Ligeri, postquam obsessi sunt ebdomadibus quin-

que ab Heriberto et Hugone, datis acceptisque obsidibus et concesso


sibipagoNamnetico,pacempepigere Francis » (ibid.,ad an. 927, p. 38)*
3 « Heribertus Karolum de custodia ejecit secumque in pagum
Veromandinsem, scilicet ad S. Quiutinum. deduxit... Karolus igiîur
cum Heriberto colloquium petit Nordmannorum ad castellum quod
Auga vocatur, ibique se filius Rollonis Karolo committit et amicitiam
firmat cum Heriberto » (ibid., ad an. 927, p. 39).
* « Heribertus cornes... placitum cum Nordmarmis habuit; ipseque

et Hugo, filius Rotberti, amicitiam cum eis pepigerunt. Filius tamen

Heriberti, Odo, quem Rollo habebat obsidem, non redditur illi, donec
se committit Karolo pat er cum aliis quibusdam Francia> comitibus et
episcopis » (Flodoard, ad an. 928, p. 41).
AGRANDISSEMENTS OU RENOUVELLEMENTS DE FIEF. 137

l'arbitre de la situation, avec quelle énergie il en sait


user, avec quelle astuce il fait tourner à l'avantage de sa
dynastie le prestige qui survit dans l'âme populaire de
la légitimité carolingienne? Et c'est pourtant de cette
tragi-comédie qu'on a voulu tirer argument en faveur de
la thèse féodale. Le serment de fidélité prêté, dans les
circonstances que je viens de dire, au monarque prison-
nier, a été représenté comme un hommage de fief, le fait

de se poser en champion de la souveraineté légitime


comme un acte de loyal et fidèle feudataire !

Après la mort de Charles le Simple, Guillaume Longue


Épée se décide, en 933, à faire la paix avec Raoul, pro-
bablement parce qu'il jugea l'alliance d'Herbert insuffi-
sante à lui permettre de tenir tête au roi Robertien et qu'il
voulait avoir les mains libres pour s'emparer du Cotentin
et de l'Avranchin. Il traite au sujet de ces pays dans les

mêmes termes que jadis Rollon au sujet du Ressin. En


échange de la fidélité qu'il promet, la terra Britonum, in
ora marilima sita, est abandonnée à sa libre disposition
1
.

Les circonstances, en effet, étaient propices pour la conquête


de ces territoires. En 931, les Rretons s'étaient soulevés,
avaient massacré le chef normand Felecan et fait une
hécatombe des Normands maîtres du pays 2 Puis une .

armée normande accourue de la Loire, avec le chef Incon à


sa tête, avait réoccupé la Rretagne, saccagé, tué, expulsé
3
les indigènes .

1
« Willelmus, princeps Nordmannorum eidem régi (Rodulfo) se
committit; cui etiam rex dat terram Brittonum in ora maritima
sitam » (ibid., ad an. 933, p. 55).
2
« Interea Brittones qui remanserant Nordmannis in cornu Galliae
subditi, consurgentes adversus eos qui se obtinuerant, in ipsis sol-
lemniis Scti Michaelis, omnes interemisse dicuntur qui inter eos mora-
bantur Nordmannos, cœso primum duce illorum nomine Felecan »
(Flodoard, ad an. 931, p. 50). Il me paraît douteux que cornu Galliœ
désigne ici la Gornouaille. La révolte a dû éclater dans le Finistère
(Voy., infrà, § III, Bretagne).
3
'< Incon Nordmannus, qui morabatur in Ligeri, cum suis Bri-
138 LIVRE IV. § II. CHAPITRE IV.

Ces événements, s'ils n'ont pas été, nous le verrons,


limités à la Cornouailles, ont dû, en tout cas, se res-
treindre à la péninsule britannique, ne s'étendre ni à
l'Avranchin qui a pu servir de refuge à des Bretons exilés,
ni au Cotentin où s'étaient maintenus des Normands fixés

de longue date sans doute accrus des compagnons de


1

Rôgnwald. Il y avait donc pour les Normands de la


Seine une conquête qui s'offrait ou s'imposait, soit en
vue de prévenir une prise de possession par l'armée
d'Incon, soit pour se prémunir contre un retour offensif
des Bretons réfugiés en Angleterre.
Ce retour offensif des Bretons se produisit réellement,
à très brève échéance (937). Leur chef Alain Babetorte
réussit à arracher le pays aux Normands de la Loire et

à fonder ainsi l'indépendance de la Bretagne. Nous igno-


était, à ce moment, la conquête par Guillaume
rons où en
Longue Épée du Cotentin et de l'Avranchin, mais la vic-
toire décisive des Bretons, remportée par eux sur les fron-

tières mêmes de ce dernier pays, entre Dol et Rennes


er 2
(1 a dû
août 939) , lui faire craindre qu'ils franchissent

leCouesnon 3 Dès 940 on le voit se rapprocher momen-


.

tanément de Louis d'Outremer, et renouveler avec lui le


pacte d'alliance que Rollon avait conclu avec Charles le
4
Simple . ou s'accommodera avec les
Il s'accordera
Bretons eux-mêmes, quand, deux ans plus tard, il rece-
vra royalement (regaliter) à Rouen le roi de France 3 ,

— j'ai dit plus haut, en quelles conjonctures 6



et verra arriver en même temps à sa cour son beau-

tanniam pervadit, victisque et pervasis et csesis vel ejectis Britto-


nibus, regione potitur » (ibid., p. 51-52).
1
Cf. Livre noir de Coutances, Gallia Christ. XI, Instr. 217.
2
Flodoard, ad an. 939, p. 74.
3
Voyez sur tous ess w-éî^m^nts, iitfrû, § ilï, Bretagne.
4
Flodoard, ad an. 940, p. 75. Suprà, p. 48.
5
Flodoard, ad an. 942, p. 84. — Richer II, 28.
6
Suprà, p. 49.
AGRANDISSEMENTS OU RENOUVELLEMENTS DE FIEF. 139

frère Guillaume Tête d'Étoupe et les chefs des Bre-


tons.
Il semble aisé déjuger maintenant si l'interprétation qui
a été donnée de ces
1
faits est acceptable, s'il est légitime
d'introduire l'idée de /fc/dans des textes d'où elle est tota-
lement absente, si l'on ne commet pas un anachronisme de
langage et une déformation d'actes en appelant agrandis-
sement de fief le pacte de 933 avec Raoul, renouvelle-
ment de fief (pourquoi du fief originaire seulement, et
non du fief agrandi ?) le pacte de 940 avec Louis d'Ou-
tremer, si enfin il est permis de qualifier « fidèle et même
dévoué au roi, sauf une interruption » un prince qui dès
le début du règne de Louis s'est allié à ses pires adver-
saires, qui a été excommunié en 939 par les évêques de

l'entourage du roi, et a, la même année, engagé sa foi

jurée au roi de Germanie Otton ;


qui n'a donné en défini-
marques de fidélité qu'un serment, presque
tive d'autres
immédiatement trahi, prêté sous la menace d'une invasion
bretonne, et qu'une réconciliation consentie par déférence
2
pour une injonction du pape .

Quant à cette fidélité poussée jusqu'à un dévouement


épique qui aurait été la cause de l'assassinat de Guillaume
Longue Epée, M. Lot lui-même reconnaît que c'est une
pure légende. Mais ce qu'on oublie de remarquer, c'est
que le rôle attribué par la légende à Guillaume n'est pas
celui d'un vassal, soucieux de l'honneur de son seigneur
féodal, mais d'un prince férocement jaloux de la dignité
et du prestige de la couronne de France, dont il relève,
e
c'est aussi que la complainte en vers du x siècle, qui est

une des sources de la légende, ne fait à Guillaume d'autre


mérite, au regard du roi, que d'avoir contribué à le mettre
sur le trône (donc d'avoir été de ceux qui l'ont rappelé
d'Angleterre), afin de pouvoir, grâce à lui, l'emporter sur

1
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 184-185.
2
Voyez suprà, p. 49.
140 LIVRE IV. § II. CHAPITRE IV.

ses ennemis et gouverner lui-même comme un roi :

REGNÀRETQUE REGUM MORE 4


.

Gouverner en roi ce n'était pas, que je sache, se com-


porter en grand vassal de la couronne.

* « Hic audacer olim regem Hcludowicum


seniorem regnaturum,
sibi fecit
ut cum eo superaret hostem suum
regnaretque regum more.
(Strophe 4, éd. Lauer).

— Sans attacher une importance exagérée au terme regnum, if

n'est pas indifférent de le voir appliqué à l'État normaud dans une


charte contemporaine de l'enfance de Guillaume le Conquérant, où
se lit : « gloriosus et victoriosus cornes Richardus (Richard II) ...

filius ejus et ab illo tercius in regno Robertus ... quo defuncto...


fîlioque illius succedente in regni honore pateruo » (Charte de Saint-
Wandrille, éd. Lot, p. 61).
141

CHAPITRE V

LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS POUR SUBJUGUER


LES NORMANDS SOUS LOUIS D'OUTREMER ET SOUS LOTHAIRE.

L'assassinat de Guillaume Longue Épée (17 décembre


942) parut mettre le principat normand à la merci du roi
de France, puisque au milieu des rivalités les plus dange-
reuses, le comte ne laissait pour héritier qu'un enfant en
bas âge.
Nous sommes à l'instant critique où Louis d'Outremer
essaiera avec l'appui .des Flamands de réincorporer à la
Francie les territoires qui en avaient été détachés en
911, et de rétablir sa pleine souveraineté sur une partie
au moins de l'État normand. La tentative échoua; elle
tourna même au profit de l'indépendance du duc et de la
solidification de son État.
Comme toutes les crises ou convulsions graves, celle-ci

permet, mieux que l'état normal, de juger de la nature


vraie des institutions, de faire, si je puis dire, la diagnose
du corps politique. Elle demande donc à être observée et
analysée avec le plus grand soin, et si elle ne l'a pas été,
comme il aurait fallu, c'est que d'une part on s'est privé
de parti pris d'une source d'information précieuse, en
suspectant plus que de raison l'exactitude de Dudon, c'est
que d'autre part on a rapetissé une crise ethnique aux
proportions d'un conflit féodal, d'un effort du roi de
France pour transformer sa prétendue suzeraineté féodale
sur le duc de Normandie en une seigneurie directe sur
les barons normands.
142 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

Je voudrais, en éprouvant la relation de Dudon à la


pierre de touche que Flodoard nous offre, établir que
la substance des faits — le livret de la pièce qui a été
jouée — est digne de foi, que seuls la mise en scène et

les épisodes accessoires, les comparses et les harangues


sont à placer sur la même ligne que les imaginations de
nos chantres de geste.
Guillaume Longue Épée, extrêmement soucieux de
transmettre son pouvoir à son fils Richard, l'aurait, selon
Dudon, fait reconnaître de son vivant pour son succes-
seur. La résolution était d'une prudence si simple, elle
était si conforme aux usages du temps, et le chroniqueur
y revient avec tant d'insistance qu'il paraît difficile de la
révoquer en doute. Tandis que Guillaume de Jumièges
ne raconte l'événement que dans ses rapports avec la
restauration de l'abbaye de Jumièges, Dudon en déroule
la progression en trois étapes successives.

Le prince des Normands commence par présenter le

jeune Richard à l'agrément, comme cornes, dux, patricius


hereditarius, de ses trois plus fidèles conseillers [fidi
secretariï), qui s'engagent par serment à lui assurer la
succession au principat, securitatem regni*. C'est à ce
moment que l'enfant aurait été confié à l'un d'eux,
Rothon, pour être élevé à Rayeux, en pur pays normand,
où il devait apprendre le norois.

Célébrant ensuite dans cette ville les fêtes de Pâques


et de Pentecôte, et y tenant sa cour solennelle, Guillaume
fait renouveler le serment par les trois fidèles palatins et

en même temps par sept de ses plus puissants sei-

gneurs, optimales majoris potentiœ. Ils confirment et

élèvent au principat le jeune Richard regno confir-


mari et sublimarï), ils l'établissent héritier de la domina-
2
tion (hzeres ditionis constituitar) .

1
Dudon, ed. Lair, p. 220-221.
2
lbid., p. 222.
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 143

Voici maintenant l'épisode de la restauration de


Jurnièges, où Guillaume, après sa réconciliation avec
Louis d'Outremer, aurait conçu l'invraisemblable projet
de se retirer du monde. L'abbé l'en détourne en lui

demandant à qui il pourra transmettre son pouvoir


(ducamen). Guillaume répond : « Mon fils, quoique très
jeune, deviendra à ma place, grâce à mes principaux
4
fidèles, le chef tout-puissant de la région » . De retour à
Rouen, il convoque ses fidèles. Il les décide, malgré leurs
objections, à élire, de son vivant, son fils pour chef [ducem
2
eligere), et à lui engager leur foi et leurs services .

La transmission du pouvoir était donc garantie par


avance, mais, après la mort du duc, son successeur devait
être acclamé par le peuple et reconnu par l'ensemble des
vassaux ou fidèles. Dudon mentionne cette cérémonie à la
3
fin du livre consacré à Guillaume ,
puis il la décrit avec
4
complaisance dans le panégyrique de Richard . Il ne manque
pas l'occasion d'assimiler aux vassaux normands les pré-
tendus vassaux bretons, au premier rang desquels il place
le comte Bérenger de Rennes. Mais si, sur ce point, son
récit est certainement tendancieux, rien n'empêche d'ad-
mettre que le comte breton, — qui avait, ainsi qu'Alain, fait
un pacte avec Guillaume Longue Épée, ait été présent —
aux funérailles et ait cherché, en qualité d'allié, à organiser
la résistance contre Louis d'Outremer, pour le cas où le
5
roi voudrait mettre la main sur la Normandie . Et c'est

1
« Principibus meis libenter faventibus, dux erit pro me poten-
tissimus regionis hujus ». — Ibid., p. 202.
2
« Filium meum R. ducem vobis me superstite eligatis, et intentione
custodiendœ fidelitatis et militationis, manus vestras manibus ejus
detis ». — Ibid., p. 202-3.
8
Dudon, p. 209.
4
Ibid., p. 223.
s
L'idée d'une alliance entre les Bretons et les Normands de Rouen
a été contestée à tort par M. Lauer (Louis d'Outremer, p. 92, note)
et par M. de la Borderie (Bist. de Bretagne, II, p. 500-501) le pre- ;
144 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

la perspective en effet sur laquelle Dudon insiste


1
.

Nous sommes donc placé devant un avènement popu-


laire et national. Nulle allusion à un suzerain féodal dont
le consentement et l'investiture, accompagnée d'hommage,

auraient été les conditions nécessaires de l'accession au


pouvoir. Mais Dudon lui-même va nous raconter que
Louis d'Outremer est, après la cérémonie d'intronisation,
accouru à Rouen et a fait don à Richard de la terre de
2
son père et de son grand-père (largitus est terram) .

Voilà aussi et voilà seulement ce que, presque dans les


mêmes termes, Flodoard relate le don de
3
: la terre des
Normands [dédit terram Nordmannoram), — c'est-à-
dire la reconnaissance du fils de Guillaume, — reconnais-
sance qui n'avait pas seulement sa raison d'être dans la
suprématie royale et le droit de garde qu'elle conférait
au roi sur un prince mineur, mais surtout aussi dans la
condition de bâtard que Flodoard a eu grand soin de
4
relever chez le jeune Richard . Il n'y a donc eu ni inves-
5
titure féodale , ni octroi de fief. Pour que le don men-

mier a confondu les Normands de la Loire, défaits en 939, avec les


Normands de deuxième a prétexté que Bérenger et Alain
la Seine ; le

avaient fait en 942 un hommage féodal à Louis, alors que Flodoard


se borne à dire « venerunt ad regem ».
1
« Ne exterœ gentes super nos irruentes,... principari super nos

délibérantes, vindicent sibi Northmannicas Britannicasque fines »


(Dudon, p. 223).
2
« Illico Ricardo... puero, largitus est terram hœreditario avi
yatrisque jure possidendam ; delatisque Sctorum reliquiarum phylac-
teriis, manibus super ipsa impositis, Deo nominàto, inprimis juravit
se contra omnes ilii auxiliari, suosque prœsules et comités idem
facere coegit » (Dudon, p. 226).
8
Flodoard, ad an. 943 (éd. Lauer, p. 86) « Rex Ludowicus filio :

ipsius Willelmi nato de concubina Britanna, terram Nordmannorum


dédit ».
4
Voyez la note précédente.
M. Lauer (Louis d'Outremer
5
, p. 92, note 2) allègue tout à fait à
tort mon t. I, p. 151, comme si j'avais admis l'existence d'une in-

vestiture féodale. J'ai dit là au contraire que le lien qui rattachait le


LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 145

Uonné par Flodoard constituât l'un ou l'autre, il aurait


fallu un acte d'hommage, sur lequel l'annaliste garde le
plus absolu silence. Et ce silence est d'autant plus probant
que Flodoard nous dit expressément qu'une partie des
barons normands ont fait hommage, les uns au roi Louis
d'Outremer, les autres à Hugues le Grand contraints par 1
,

la menace ou gagnés par des largesses.


Louis et Hugues allaient, en effet, se disputer la Nor-
mandie. Mais ils se heurtèrent aussitôt à la résistance
2
ouverte des Normands de vieille souche , dont les pré-
tentions allèrent même jusqu'à rompre tout lien avec le

regnum Francorum, jusqu'à faire retourner la nation au


3
paganisme Une vraie guerre de sécession . s'engage, si

féroce qu'on a pu y voir le thème d'une de nos plus anti-


ques chansons de geste, la chanson de Gormond et Isem-
4
bard .

Dudon a gardé le silence sur ces épisodes, à raison


sans doute des échecs que les Normands insurgés éprou-
vèrent; mais il raconte en détail une révolte, à Rouen
même 5
, où le roi aurait couru les plus graves dangers.
D'autre part, il nous montre Louis emmenant le jeune
prince à Évreux et obligeant les habitants de cette ville à

•duc de Normandie à la couronne « ressemblait à une sorte de traité


d'alliance, aussi souvent rompu que renouvelé ».
1
Quidam principes ipsius (Willelmi) se régi committunt, quidam
«

vero Hugoni duci » (p. 86-87).


2
«Hugo duxFrancorum crebras agit cum Nordmannis, qui pagani
advenerant, vel ad paganismum revertebantur, congressiones... cas-
trum Ebroicas, faventibus sibi qui tenebant illud Nordmannorum
«christianis, obtinet » (Flodoard, ad an. 943, p. 88).
3
Flodoard, ibid.
4
C'est l'opinion de M. Lauer, Louis d'Outremer, p. 272 et suiv.
— La question, du reste, est fort débattue. Elle vient d'être
•examinée à nouveau par M. Joseph Bédier, suivant qui Gormond et

Isembard est un épisode de l'invasion normande de 880-881 (Les


légendes épiques, IV, p. 22 et suiv.) (Paris, 1913).
5
Dudon, p. 224-225.
F. — Tome IV. 10
146 LIVRE IV. §11. CHAPITRE V.

lui prêter serment de fidélité


1
, ce qui est très frappante
Ne savons-nous pas, en effet, par Flodoard, que Hugues,,
2
après avoir pris Évreux, céda la ville au roi ?

C'est après que la révolte de Rouen eut été apaisée,,


grâce aux adroits conseils de Bernard le Danois (dont on
a voulu faire, sans preuve suffisante, un personnage
fictif), que Dudon place la reconnaissance par le roi du
jeune Richard comme héritier de Guillaume. Ici nulle allé-
gation d'une indépendance absolue, puisque, tout au
contraire, Dudon va s'appliquer, dans la suite du récit, à
mettre en plein jour les efforts du roi pour s'approprier
la Normandie. Il n'en est que plus remarquable que l'écri-
vain ne fasse pas la moindre allusion à une prétention
traditionnelle de suzeraineté féodale.
Pour toute la suite des événements, dont l'aboutissant
final devait être un éclatant triomphe de Y autonomie nor-
mande, le récit de Dudon est d'un enchaînement parfait.
Il nous aide à démêler le fil des intrigues complexes qui
furent ourdies, et, loin d'être contredit par les notes concises
de Flodoard, il nous en présente le développement pitto-
resque et vivant. Suivons parallèlement le chroniqueur et
l'annaliste.
D'après Dudon, les Normands de Rouen ont laissé
emmener Richard, pour être élevé à la cour du roi à
Laon, parce que Louis leur a promis de tirer vengeance^
d'Arnoul et leur a demandé de se tenir prêts à une expé-
3
dition contre le Flamand .

4
L'expédition a eu lieu, nous le savons par Flodoard V

mais ce n'est pas Louis qui l'a conduite; c'est Hélouin,


que le roi avait préposé à Rouen et qui, vainqueur d'Ar-

1
« Diu morulans Ebroicas, cogensque subdolo corde ad fideli-

tatem pueri civium turmas » (Dudon, p. 227).


2
« Rex Ludowicus Rodomum profectus Ebroicas ab Hugone duce
recepit » (Flodoard, ad an. 943, p. 89).
3
Dudon, p. 227.
4
Flodoard, ad an. 943, p. 89.
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 147

noul, envoya comme trophée sanglant dans cette ville le


corps mutilé de l'un des meurtriers.
Le roi, selon Dudon, n'a pas tardé à se réconcilier avec
Arnoul et à concerter avec lui les moyens de conquérir la
1
Normandie, en dépouillant le jeune Richard .

Le fait de la réconciliation est confirmé de la façon la


2
plus explicite par Flodoard ,
qui le place en 943, après
la défaite d'Arnoul, et l'attribue à l'intervention de Hugues
le Grand, — intervention que Dudon, apologiste de Hu-
gues, a dû dissimuler à dessein, puisqu'il semble bien que
ce fut un traquenard tendu au roi pour lui aliéner à la
fois les Normands exaspérés contre Arnoul, le meurtrier
de leur duc, et Hélouin, vainqueur d'Arnoul, lequel com-
mandait à Rouen.
C'est à cette réconciliation que l'écrivain normand fait

remonter la captivité du jeune Richard à Laon.


L'idée en aurait été suggérée au roi par Arnoul. Mais
le Son précepteur Osmond 3 le mène à
captif s'évade.
Coucy et le place sous la sauvegarde de Bernard de
4
Senlis, son oncle ou son grand-oncle Bernard se rend .

en toute hâte à Paris auprès de Hugues le Grand et lui


5
fait promettre par serment de protéger Richard , en défi-
nitive de prendre fait et cause pour lui contre le roi.

Et en effet Hugues refuse au roi de lui faire rendre le


6
jeune prince .

Tous ces événements se placent en 944.

1
Dudon, p. 228-229.
* Flodoard, ad an. 943, p. 90.
3
Un personnage du nom d'Osmond souscrit la charte que Richard
a délivrée en 968 à l'abbé de Saint-Denis (H. F. IX, 732).
4
Cf. Lauer, op. cit., p. 5, noie 2.
5
« manibusque supra positis, sacramento verae
Allatis reliquiis,
fidei spopondit se puero contra omnes auxiliari » (Dudon, p. 232).

— Remarquez, à cette occasion, que les termes sacramentum verse


fidei ne font aucune allusion à la foi féodale ou vassalique, mais

signifient simplement « serment chrétien ».


6
Dudon, p. 233.
148 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

Ouvrez maintenant les Annales de Flodoard à cette date.


Qu'y voyez-vous ? Que Hugues le Grand a conclu un pacte
avec les Normands, et qu'aussitôt après, il a de concert
avec les fils de Herbert de Vermandois (en guerre contre
le roi de France), recherché l'alliance du roi de Germanie

Otton 4
,
tandis que Louis d'Outremer, de son côté, se hâtait
de rétablir la paix entre Arnoul et Hélouin, en sacrifiant
2
Amiens Hélouin désormais ne peut plus
. tenir à Rouen
où il ne rentrera qu'avec Arnoul et le roi.
Jusqu'ici Dudon et Flodoard s'accordent donc parfaite-
ment, et il en sera de même dans la suite.

Entre les deux camps rivaux, Arnoul, toujours habile,


négocie une transaction. Au lieu de se disputer la Nor-
mandie, pourquoi ne pas la partager? La base n'est-elle
pas toute trouvée? La Transséquanie sera cédée au duc,
laNormandie francique de Rollon fera retour au roi,
Rouen reviendra à Louis, Evreux, Bayeux à Hugues. Tel
est le pacte dont, tout au long, Dudon raconte la con-
3
clusion . Et que nous dit Flodoard? que nous dira plus
tard Orderic Vital? — Flodoard? que l'entente est refaite
entre le roi et le duc, que Louis, avec Arnoul et Hélouin,
semet en marche pour s'emparer de Rouen, pendant que
Hugues prendra Bayeux, qui lui a été concédé 4 avec

Flodoard, ad an. 944, p. 91


1 « Hugo dux Francorum cum Nord-
:

mannis pactum firmat, datis utrimque et acceptis obsidibus; indeque


profectionem parât cum filiis Heriberti, obviam profecturus Othoni régi
in regnum Lotharii ».
2
Ibid., p. 91. —
Suprà (Flandre), p. 50.
a
Dudon, « Concedam tibi Ebroicacensem et. Bajocacen-
p. 234-235 :

sem comitatum, quin etiam a Sequana ad mare usque ut possideas.


Ego vero quae citra Sequanarn sunt tenebo.... Ego cis Sequanam
pergens Rotomayum obsidebo, tu vero militari manu Bajocas vallans
expugnato. Sic atteramus Northmannos advenas et superbos, nostrœ-
que ditioni subjiciamus illos... Hugo vero dux magnus... pepigit
cum rege hujus conventions fœdus ».
4
Flodoard, ad an. 944, p. 95 : « Ludowicus rex in terram Nord-
mannorum profiscitur cum Arnulfoet Erluino... Arnulfus... régi tran-
situm praeparavit sicque rex Rodomum perveniens a Nordmannis in
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 149

Évreux 1
, à charge d'aider le roi à subjuguer les Nor-
mands. — Orderic Vital nous apprendra que le Bessin,
le Cotentin, le Hiémois ont été, dans ce même but, donnés
2
par Louis à Hugues le Grand .

Mais voici encore un revirement. Une nouvelle rup-


ture va se produire, qui est relatée par Flodoard. S'il

n'en indique ni la cause immédiate ni les conséquences


directes pour Louis, comme Dudon le prétend faire, son
récit n'en moins tous les faits essentiels
confirme pas
avancés par doyen de Saint-Quentin 8
le .

A entendre Dudon, Bernard de Senlis reproche à


Hugues le Grand la spoliation à laquelle il s'est associé,
si bien que le duc se trouve pris entre deux serments,

ne sachant lequel il a le plus d'intérêt à tenir. Il avoue


son embarras, et c'est par lui que Bernard est mis au
fait de la double expédition qui va être menée par le
4
roi contre Rouen, par le duc contre Bayeux Bernard en .

prévient secrètement son homonyme de Rouen et lui sug-


gère ce double jeu : ouvrir les portes à Louis, puis lui

persuader, soi-disant dans son propre intérêt, de ne pas


dépecer la Normandie, de ne pas en laisser prendre à
5
Hugues un des meilleurs morceaux .

Qu'ainsi fut fait, Flodoard l'atteste 6


. Louis est reçu à

urbe suscipitur. — Hugo dux cum suis... trans Sequanatn faciens


iter, Baiocas usque pervenit et civitatem obsedit, quam rex ei dederat
si eum ad subiciendam sibi hanc Nordmannorum gentem adju-
varet ».
1
Voyez Hugues de Fleury, ad an. 943 (Appendice de Flodoard,
éd. Lauer, p. 215).
2
Orderic Vital,
III, p. 91 « Oximos et Bajocas cun toto Constan-
:

tiensipago usque ad montem Sancti Michaelis in Periculo maris


eidem donavit, et imperiose mandavit ut valida manu Normannos
impeteret et oppida eorum sibi strenue subigeret ».
3
Voyez les notes suivantes.
4
Dudon, p 235.
5
Ibid., p. 236-237.
6
« A Nordmannis in urbe suscipitur » (Flodoard, p. 95).
150 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

Rouen, il s'aliène Hugues en lui enjoignant de lever le

siège de Bayeux, en y entrant à sa place, et en repre-


nant Evreux
1
. La rupture pourtant n'est pas immédiate
et, sur ce point encore, les deux écrivains sont d'accord.
D'après Dudon, Bernard de Senlis s'empresse de
rappeler à Hugues son serment en faveur du jeune
Richard. Hugues objecte qu'il ne peut seul combattre
tous les Normands, puisqu'il sont tous (il pouvait le croire,

comme Louis semble l'avoir cru) soumis maintenant au


2
roi. « Attendez les événements », avait répondu Bernard .

D'après Flodoard, Hugues a commencé par négocier


3
avec le roi, et conclu avec lui une trêve de sept semaines ,

bien que le roi eût envahi le Vermandois sur ses alliés


4
les fils de Herbert .

Cette trêve permit à Hugues d' « attendre les événe-


ments » annoncés par Bernard de Senlis. C'était d'abord
la propre attaque de Bernard contre au cours de le roi,

laquelle il prit le château de Montigny, enleva toute une


chasse royale, et dévasta Compiègne avec les villœ voi-
5
sines . C'était le mécontentement que le roi ne devait
manquer de provoquer chez les Normands, en favorisant
les Francs à leurs dépens 6
,
— ce qui, au dire de Flo-

1
<a Receptus autem rex a Nordmannis (à Rouen) mandat duci ut
a prœfatœ civitatis (Bayeux) obsidione discedat. Quo discedente, rex
in eam ingreditur; unde et discordiœ fornes inter regem concitatur
et ducem, sed et pro eo quod rex obsides (ab) Ebrocensibus qui
Hugoni subditi erant, accepit, quos eidem duci reddere noluit »

(Flodoard, loc. cit.).


2
<( Prœstolare attentius eventum rei et quid futuri parient dies
venturi » (Dudon, p. 238).
3
Flodoard, ad an. 945, p. 97 : « Hugo dux placitum cum rege
per séquestres habuit, in quo nihil certi de pace inter ipsos compo-
nenda gestum, nisi tantum quod indutias ad invicem sibi dederunt,
usque ad médium mensem Augustum ».
4
Flodoard, ad an. 945, p. 96.
5
Flodoard, ad an. 945.
6
Dudon, p. 238. Joignez ce que Dudon raconte plus loin des exac-
tions de Raoul la Tourte (p. 248-249).
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 151

<doard, poussa un certain nombre d'entre eux à quitter


la mer à gagner
Ce fut enfin l'arrivée de nom- 1

Piouen et .

breux pirates Scandinaves, que ces émigrés volontaires


ont dû appeler à l'aide.
Que le chef des auxiliaires danois Hagrold ou Harald ait

été, comme le veut Dudon, un roi de Danemark débarqué


récemment près de Bayeux et à qui les Normands du
2
Bessin et du Cotentin s'étaient joints ou un chef des ,

Normands Bajocasses, comme semble l'indiquer Flo-


doard 3 au fond il nous chaut assez peu. Le fait certain
,

est que Hagrold se trouve déjà à Bayeux quand, après


4
:sa trêve avec Hugues, Louis revient à Rouen et ce fait ,

rend vraisemblable l'assertion de Dudon que le roi de


France fut appelé par les Rouennais eux-mêmes, dans
le dessein de le faire accabler par des forces supé-
5
rieures . Hagrold lui assigne un plaid. C'est, selon l'un,
un piège suivi d'une sanglante défaite des Francs 6 selon ,

l'autre un simple guet-apens où tombent Louis et son


escorte En tout cas, le roi n'échappe à la mort que pour
7
.

8
devenir le captif des Normands de Rouen .

Hugues le Grand n'avait plus de raison de louvoyer. Il


ne pouvait que faire cause commune avec les vainqueurs,
afin de tenir la royauté à sa merci et de s'assurer pour

1
Flodoard, ad an. 944, p. 95 : « Quibusdam mare petentibus qui
eum nolebant recipere ».
2
Dudon, p. 239-240.
3
Flodoard, ad an. 945, p. 98 : « Hagroldus Nordmannus, qui
Baiocis prœerat ».
4
Flodoard, loc. cit.
s
Dudon, p. 240.
6 Dudon, loc. cit.
7
-
Flodoard, loc. cit.
8
II devient, selon Dudon, le prisonnier de Bernard le Danois, qui
aurait mené toute l'intrigue de concert avec Bernard de Senlis
(Dudon, p. 244). — La version de Flodoard s'y accorde : « Rodomum
veniens, comprehensus est ab aliis Nordmannis quos sibi fidèles esse
putabat, et sub custodia detentus » (ad an. 945, p. 98).
152 LIVRE IV. § II* CHAPITRE V.

l'avenir, contre elle, le concours des Normands. Il est donc-

naturel que Hugues se soit engagé, comme le dit Dudon, à


faire garantir à Richard par les Francs la paisible et libre

possession de l'héritage paternel, avant que le roi ne sortît


1
de sa captivité, et ne remontât sur le trône .

Un seul point demeure obscur : qu'est devenu finale-

ment Hagrold? Flodoard n'en parle plus et Dudon raconte


qu'il restaura le pouvoir du jeune prince sur ses sujets

normands ou autochtones (payeuses) et remit en vigueur


2
les lois, les mœurs, les règlements de Rollon Il y aurait .

donc eu —
et c'était dans l'ordre des faits une réac- —
tion païenne et Scandinave. Mais après? Hagrold et les

siens ont-ils disparu sans plus ?


Le fait serait étrange quand on songe que de peine eut
plus tard Richard à se débarrasser des auxiliaires païens
qu'il avait appelés contre Lothaire. Cela me ferait croire

qu'il s'agit bien d'un chef normand du Ressin, qui s'était


soulevé contre le roi des Francs, mais qui accepta de
reconnaître, comme ses congénères, l'autorité d'un des
descendants de Rollon, élevé à Rayeux même, dans la

langue et les mœurs nationales.


Le sentiment de l'indépendance ethnique était en tout
cas plus vif que jamais, et trouvait dans la captivité du
roi un moyen inespéré de se satisfaire. C'était ce senti-

ment que Hugues avait à concilier avec ses intérêts pro-


3
pres. Hugues se fait livrer le roi et le tient captif pendant

1
« Antequam liber a custodiœ impedimento reddatur, regnoque
Francisci imperii sublimetur rex Luthdovicus, terra Northmannicie
regionis quieta et solida... tenebitur » (Dudon, p. 244-245).
2
« Jura, legesque et statuta Rollonis ducis tenere per omnia coge-
bat » (Dudon, p. 245).
3
Flodoard, ad an. 945, p. 99 « Dimissus rex a Nordmannis, sus-
:

cipitur ab Hugone principe; quique committens eum Tetbaldo, cui-


dam suorum, profiscitur Othoni régi obviam. Qui rex nolens loqui
cum eo... ». On comprend que le roi Otton ne se soit pas soucié de
se rencontrer avec le geôlier de son beau-frère.
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 153
1
près d'un an (945-946) sous la garde de son allié Thibaut
le Tricheur. Mais a-t-on assez insisté sur la circonstance,
attestée par Flodoard, que les Normands n'y auraient
consenti qu'en échange d'importants otages, d'un fils de
5
Louis, de l'évêque de Soissons ,
peut-être aussi de
3
i'évêque de Beauvais et d'autres encore ? Pourquoi ces
otages puisque Hugues était l'allié juré des Normands,
leur complice même, quoi qu'on en ait dit? De quoi ces
otages devaient-ils être les garants? et à quelles condi-
tions furent-ils libérés? — A toutes ces questions Dudon
seul répond, et sa réponse paraît logiquesi l'on remarque

aucunement exclusive de la suprématie royale.


qu'elle n'est
Les otages ont été engagés jusqu'à ce que les Francs
eussent, dans un plaid (dont la date était fixée), assuré
par serment à Richard et à sa descendance la pleine res-
4
titution de son pouvoir sur la région normande . Et ce ser-
ment fut, à l'époque convenue, prêté sur les reliques par
le roi et les grands. Il garantissait à Richard et à ses
successeurs qu'ils ne devraient de service qu'à Dieu :

1
Flodoard, ad an. 946, p. 101 : « Ludowicum regem, qui tereper
annum sub custodia destinebatur apud Tetbaldum comitem ». Je ne
vois pas bien comment l'éditeur de Flodoard (p. 99, note 4) a pu pen-
ser que son auteur « vient contredire les accusations lancées contre
Hugues par Richer et l'auteur de VHistoria Franc. Senon. qui en font
le complice des Normands. » C'est bien tel, en effet, que Hugues
apparaît dans Flodoard, et M. Lauer lui-même Ta reconnu en somme
dans son Louis d'Outremer (p. 135-137). Hugues le Grand n'a pas
libéré le roi, il l'a fait changer de prison, dans son intérêt propre.
2
Flodoard, p. 99 : « Hugone duce de régis ereptione laborante,
Nordmanni filios ipsîus régis dari sibi obsides quœrunt, nec aliter
regem se dimissuros asserunt », etc.
3
Dudon, p. 246.
4
« Ut Francigenee praesules comitesque et principes atque abbates
ventant contra vos ad prœfiniti temporis placitum, ut sacramento
integrse verœque fîdei terram Nortmmannicge regionis auctorizent
et corroborent atque sanciant omnes Ricardo et posteris suis in per-
petuum » (Dudon, p. 246).
134 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

millis nisi Deo servitium ipse et successio ejus reddat*,


affirme Dudon.
Après cette cérémonie, Richard fait son entrée solen-
nelle à Rouen, où il est acclamé à nouveau par le peuple,
qui se presse dans les rues, et reçu en grande pompe par
le clergé, qui le conduit processionnellement à l'église
2
Sainte-Marie .

On voit combien nous sommes loin d'une concession de


fief. Les otages, que la reine Gerberge avait constitués, à
la demande des négociateurs, le roi les a rachetés en re-
nonçant à la pleine souveraineté qu'il avait revendiquée
sur les Normands et en payant, sous cette forme, le prix
de la cession qui avait été faite à Hugues de sa per-
sonne royale.
Un intervalle maintenant s'écoule où Richard prend en
mains les rênes du pouvoir et au bout duquel Dudon nous
montre Hugues le Grand faisant valoir la nécessité pour
chacun, faible ou puissant, serf ou césar, d'avoir un
3
protecteur ou un auxiliaire . Il aurait décidé ainsi Richard

1
« Rex... fecit securitatem regni Ricardo puero, quod suus avus
Rollo vi ac potestate, armis et prœliis sibi acquisi vit. ut teneat et
possideat, et nullis nisi Deo servitium ipse et successio ejus reddat »

{p. 247).
2
Dudon, loc. cit.

3 C'est le très curieux passage où Dudon met en si claire lumière


le besoin de sécurité : « Non est quippe mos Francise ut quislibet
princeps, duxve... perseveret cunctis diebus taliter in dominio
ditionis suœ, ut non, aut famulatu voluntatis sua?, aut coactus vi et
potestate, incumbat acclivius imperatori, vel régi ducive; et si forte
perseveraverit in temeritate audaciae suse ut non famularetur alicui...

soient ei rixse dissensionesque atque casus innumerabilis detrimenti


saepissime accidere » (Dudon, p. 250). — Nous avons là le principe de
protection que je me suis attaché, dans les précédents volumes, à
faire apparaître comme un ressort essentiel de la société du xe et du
e
xi siècle (Voyez notamment le t. I). Mais, ainsi que je l'ai montré,
il est loin de n'avoir donné naissance qu'à la hiérarchie féodale.
Compagnonnage et mundium, sauvegarde et souveraineté en pro-
cèdent.
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 155.

à lui prêter serment de fidélité ou d'hommage, en échange


1
de la main qu'il lui promettait de sa fille .

Les historiens modernes n'ont fait aucune difficulté pour


admettre ici le témoignage de Dudon : « Ce qu'il faut
retenir à coup sûr du récit de Dudon, dit M. Lot, c'est
le fait de la vassalité de Richard vis-à-vis de Hugues le

Grand 2
. » — Flodoard pourtant n'en parle pas, bien que
l'acte fût important. — De toute manière, cette vassalité
condamne la théorie du « grand fief », puisque ce n'est
pas du roi, mais de Hugues que Richard serait devenu le
vassal, et pas même de celui-ci en sa qualité de duxFran-
corum, mais à titre de protecteur ou d'allié et de futur
beau-père.
M. Lot laisse même entendre que c'est l'hommage
rendu à Hugues le Grand qui a, presque aussitôt, déchaîné
une nouvelle guerre. Il le place, en effet, dès 946, date
qui ne s'accorde guère avec le très jeune âge de Richard. s

er
En réalité, Louis, remis en liberté (avant le 1 juillet

946) et rétabli sur le trône, grâce probablement au roi

<le Germanie, Otton, et en échange de Laon, cédé par lui

à Hugues puis confié par celui-ci à Thibaut le Tricheur


(comme lui avait été confiée la garde du roi), Louis dut
succomber à une double tentation : reconquérir avec l'aide
d'Otton et d'Arnoul (que Dudon présente de nouveau
comme son âme damnée) la Normandie dont il avait été
contraint de reconnaître l'indépendance, alors qu'il était

Un poète normand de la fin du moyen âge a traduit le même sen-


timent que Dudon dans une forme pleine de grâce :

« Arbre, seulet partant de terre,


Bestes et vent, tout luy fait guerre,
Tant que s'il n'a qui le sequeure;
C'estgrand merveille s'il demeure ».

(Guillaume Alexis, OEuvres poétiques, éd. Piaget et Picot, t. II,

p. 9. Paris, 1899).
1
« Si filiam dederis uxorem illi ut militet tibi » (Dudon, p. 251).
Le mariage n'a eu lieu qu'en 960, après la mort de Hugues le Grand.
2
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 190.
156 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

aux mains des Normands et de Hugues; reprendre à


ce dernier sa capitale, en brisant la nouvelle coalition où
Hugues était entré avec Bernard de Senlis et les fils

d'Herbert.
Dès le début des hostilités, le souverain envahit la
Normandie avec ses alliés, se présente même devant
1
Rouen, mais ne parvient qu'à dévaster . Il échoue donc
dans son projet principal et ne réussit qu'à reprendre
Laon.
L'échec et la mort prématurée de Louis d'Outremer
(10 sept. 954), suivie bientôt de celle de son grand adver-
saire Hugues (16-17 juin 956), accrurent singulièrement
le prestige et la puissance du prince normand.
Un souverain à peine sorti de l'enfance, le jeune
Lothaire, se trouvait entre deux rivaux tels que Richard
de Normandie et Arnoul de Flandre, dont le premier,
Richard, héritait de la domination de Hugues le Grand
en devenant le tuteur de ses fils.

Il est inutile de chercher ailleurs les causes de la longue


guerre (elle a duré de 959 à 966) qui éclata entre le roi
.

Lothaire et le duc Richard, et qui se termina à l'avantage


du Normand. C'est encore, au premier chef, une lutte de
deux nationalités, dont chacune vise à la prépondérance,
et aucunement une guerre féodale. Très à tort a-t-on invo-
qué Dudon pour prétendre que Richard avait été sommé
par le roi de remplir ses devoirs de vassal 2 Le chroni- .

queur normand rapporte, au contraire, que c'est pour lui


offrir de contracter une alliance que Lothaire avait con-

voqué le comte normand à un plaid, en se prévalant de


la majesté royale*.

1
Flodoard, ad an. 946, p. 103.
2
Lot, Derniers Carolingiens, p. 349.
3
« Norisneme esseregem Francorum ?... Connectamur ad invicem
taliter competentiis mutuee voluntatis, ut... si quispiam in te vel in me
rixatus exercuerit jurgium, egotuum, tu vero meum contere et dissipa
adversarium.... Quapropter accéléra venire contra me veloems ad pla-
LES TENTATIVES RÉITÉRÉES DES FRANCS. 157

Du reste, le caractère national de la lutte éclate par-


tout, dans la composition des deux camps, dans l'ardeur
farouche qui anime les combattants.
Les Normands n'ont plus d'alliés franks : Thibaut de
Chartres combat aux côtés de Geoffroi d'Anjou et de
Baudoin de Flandre, avec l'appui du Germain Brunon.
Hugues Capet se retranche dans une stricte neutralité.
D'autre part, les congénères Scandinaves sont de nou-
veau appelés à la rescousse en tel nombre et accourent
•en telle force qu'ils semblent reprendre possession de la
France, comme au temps des grandes invasions. Durant
près de cinq ans, ils saccagent le pays par des dévas-
tations si atroces qu'un synode d'évêques, convoqué à
Laon, députa l'évêque de Chartres auprès de Richard,
pour le supplier de sauver la chrétienté en péril.
Dans la description par Dudon de la bataille où Thibaut
est défait, on croit entendre le fracas d'une mêlée de
1
races , et le langage de haine et d'insolente domination
mis dans la bouche des auxiliaires danois, quand, à la
sollicitation des évoques, Richard s'efforce de les faire
2
•consentir à la paix avec les Francs ,
rappelle l'époque de
e
Rollon et des grands vikings du ix et du début du
e
x siècle.

C'est avec Thibaud d'abord que Richard traite, puis


un accord définitif est conclu à Gisors avec le roi. Richard,
pressé par le clergé français, s'engage à faire cesser les
dévastations et à éloigner ses féroces alliés, sous la con-
dition que le roi de France renouvelle la renonciation de
son prédécesseur Louis d'Outremer à toute suzeraineté
effective sur la Normandie, et qu'il s'oblige par serment,

citum, ut colligati indissolubili competentia amicitiarum, gaudeamus


unanimes, securi hostium et adversariorum » (Dudon, p. 270).
Gela ne rappelle-t-il pas le : « Soyons amis, Cinna, c'est moi qu i

t'en convie »?
1
Voyez Dudon, p. 275-6.
2
Dudon, p. 287.
158 LIVRE IV. § II. CHAPITRE V.

avec les grands de son royaume, de ne porter aucune


de l'État normand
1
atteinte à l'intégrité . Sur cette double

base la paix fut faite à Gisors, et une alliance fut conclue


entre le roi des Francs et le duc des Normands 2 .

Lothaire, comme jadis Louis d'Outremer, n'avait pu


soumettre la Normandie.
Le champion actuel le mieux armé de la thèse féodale,,

M. Ferdinand Lot en fait l'aveu « Il est certain, dit-il,


:

que Louis d'Outremer ne put jusqu'à la fin de ses jour&


regagner la moindre autorité en Normandie. Lothaire
ne fut pas plus heureux.... Il renonçait même à revendi-
3
quer la suzeraineté directe de la Normandie » .

1
« Juravit ipse (rex) et optimates regni Northmannicum regnum
ipsi (Ricardo) ejusque posteris, quatenus ipse et nemo, se hortante,
damnum illius regiminis minime faceret iili » (Dudon, p. 287).
3 « Fœderatis rege et duce Ricardo » (ibid.).
3
Fidèles ou vassaux, p. 190-1.
159

CHAPITRE VI

l'absence de suzeraineté féodale et l'existence


de la suprématie royale.

I. — De l'hommage féodal.

Jusqu'à l'époque où nous sommes parvenus (966), c'est-


e
à-dire le troisième tiers du x siècle, loin d'avoir ren-
contré la moindre preuve que le duc des Normands eût
fait hommage au roi carolingien ou robertien, c'est son
indépendance nationale, sous une suprématie plus ou
moins nominale du regnum Francorum, que nous avons
vu triompher en deux circonstances mémorables, après
les tentatives malheureuses de Louis d'Outremer et de
Lothaire pour subjuguer le pays, soit à titre domanial,
soit à titre demouvant du roi. Si le duc est vassal
fief

de quelqu'un, de Hugues le Grand dont il deviendra


c'est

le gendre, puis de Hugues Capet dont il est devenu le


tuteur.
Il n'en est que plus frappant que, depuis le moment o
son pupille Hugues Capet est monté sur le trône, nulle
allusion n'est plus faite à un hommage aux descendants
de Hugues le Grand,
que, pendant plus dé
encore
soixante ans, demeurent excellentes et se
les relations
multiplient entre le prince normand et la dynastie nou-
velle. Silence absolu même sur les relations du Principat

et de la Couronne depuis 968 jusqu'en 992 *. Que le sou-

1
M. Lot a été le premier à le remarquer [Derniers Carolingiens,
p. 57, Fidèles ou vassaux, p. 492, note 3).
160 LIVRE IV. § II. CHAPITRE VI.

verain change, qu'un nouveau duc soit intronisé, il n'est


trace ni de serment ou d'hommage, ni d'investiture quel-
conque. Seule une compilation de la fin du xiii° siècle

semble faire exception, au sujet de Richard, mais le par-


tisan le plus déclaré et le plus érudit de la théorie du
grand fief, celui que j'ai déjà cité tout à l'heure,
M. Ferdinand Lot, a reconnu loyalement que ce texte est
1
dénué de toute autorité, et qu'on ne saurait en faire état .

Ce n'est qu'à titre de supposition gratuite que le même


historien a pu parler d'un hommage que Guillaume le

Bâtard aurait prêté au jeune roi Philippe, à l'occasion de


la paix conclue entre eux, aussitôt après la mort de
er2
Henri I .

3
Cette paix, c'est Guillaume victorieux qui l'a octroyée,
à la sollicitation de son beau-frère Baudoin de Lille,
4
tuteur du jeune souverain , et si durant la lune de miel
qui avait suivi l'avènement des Capétiens, les ducs nor-
mands s'étaient abstenus ou avaient refusé de leur faire
hommage, à plus forte raison n'en pouvait-il plus être
5
question dans la période ouverte en 1053 , alors que l'har-

1
Fidèles ou vassaux, p. 193.
3
Lot, Fidèles ou vassaux, p. 200. — Guillaume de Poitiers, cité par
cet érudit, se borne à mentionner le rétablissement de la paix et de
er
l'amitié rompues par Henri I {ruptis amicitiis, a dit G. de Malmes-
bury, Migne, 179, c. 1217) : « firma pax composita est ac serena
amicitia » (Migne, 149, c. 1233).
3
Victoire qui fait dire à G. de Malmesbury : « nihil postea Francia
plus metuerat, quam Normannorum ferociam irritare » (loc. cit.,

c. 1218).
4
« Hinc factum est, ut pupilli et generi (Baldewinus) mediator
tumores ducum et proviucialium salubri proposito compesceret »

(ibid.).
5
D'après le témoignage formel d'un contemporain, Guillaume de
Poitiers, cette période prit précisément fin parce que Henri I er
(après avoir essayé, à l'exemple de Louis d'Outremer et de Lothaire,
de profiter de la minorité du duc pour réincorporer la Normandie à
la Francie) fut exaspéré de ce que Guillaume, ne voulant se recon-
naître ni son allié ou ami, ni son vassal, lui tenait tête, les armes à
ABSENCE DE SUZERAINETÉ ET SUPRÉMATIE ROYALE. 161

monie avait fait place à une lutte presque ininterrompue


des deux couronnes.
La situation parut, il est vrai, se modifier à l'avantage

du roi de France par la mort de Guillaume le Conquérant


•et par les dissensions qui mirent ses héritiers aux prises,
mais il ne s'établit nulle relation stable et légale avant
l'avènement au trône d'Angleterre de Henri II Plantage-
net. J'appellerai cette période Vere des prétendants, ère
où la royauté française, en échange de l'appui alternatif
qu'elle prête aux descendants de Guillaume, tire, en quel-
que sorte, des lettres de change sur d'éventuels et hypo-
thétiques vassaux.
Si Robert Courte Heuse a fait hommage à Philippe P r


,

ce qu'aucun texte ne dit d'une façon positive, — ce


n'est certainement pas du vivant de Guillaume le Conqué-
rant, qui lui avait concédé le duché, et tant qu'il fut en
bons termes avec son père. Ce n'a pu être qu'à l'occasion
de ses révoltes contre le roi d'Angleterre, ou, après la
mort de celui-ci, pour obtenir le secours fort précaire, —
en fait —
du roi de France, dans ses luttes avec Guil-
laume le Roux. Ce n'est que dans des conflits analogues
aussi qu'il a pu devenir l'homme de Louis VI, alors as-
socié à la couronne. Ce lien fut, en tout cas, fort lâche,
puisque Louis n'eut aucun scrupule de soutenir son com-
pétiteur Henri, moyennant la promesse d'un hommage
analogue, —
qu'il n'obtint pas, du reste, du vainqueur —
de Tinchebrain. Le même spectacle se répète durant toute
e
la première moitié du xu siècle, alors que fils, petit-fils,

la et prétendait être quasi un roi


main, « Inimicitise causas vera-
:

explanamus ac pleniter
•citer Rex egerrime ferebat et velut contu-
:

meiiam suam diffmiebat quam maxime ulciscendam cum imperatorem


Romanum... amicum et socium haberet, provinciis multis prœsideret
potentibus, quarum domini aut rectores militia? suée essent administri
comitem Willelmum suum nec amicum, nec militem, sed hostemesse ;

Northmanniam quae sub regibus Francorum egit ex antiquo, prope


in regnum evectam » (G. de Poitiers, Migne, 149, c. 1229-30).

F. — Tome IV. 11
162 LIVRE IV. § II. CHAPITRE VI.

arrière-descendants de Guillaume le Conquérant se dispu-


tent la Normandie et l'Angleterre. Subitement les hom-
mages, jusque-là introuvables, éclosent, se multiplient,
s'entre-choquent ou se ..poursuivent, comme en une sara-
bande désordonnée.
Que le prétendant Guillaume Cliton devienne l'homme
er
de Louis VI, Henri 1 s'empressera de faire prêter par
son fils Guillaume Adelin, dès qu'il sera en âge, hom-
mage au roi de France (1120). Précaution éphémère,,
que déjoue, quelques mois plus tard, la mort accidentelle
du jeune prince. La même tactique est reprise par Etienne
de Blois. Sitôt qu'il eut réussi à succéder à son oncle
er
Henri I sur le trône d'Angleterre (1135), il s'efforça d'as-
surer la Normandie à son fils Eustache en lui faisant faire

hommage au roi de France. Cet hommage, quoique renou-


velé cinq ans après (1140), n'empêche pas le roi d'ap-
puyer un autre prétendant, Geoffroi Plantagenet, le mari
de Mathilde, dans sa conquête momentanée (1144-1146)
de la Normandie, sauf à se retourner ensuite contre lui

avec une parfaite désinvolture. Et le jeu continue, fasti-

dieusement. Geoffroi Plantagenet provoque une nouvelle


volte-face de Louis VII, en faisant prendre un engage-
ment de vassalité par son fils Henri (1151); engagement
presque aussitôt rompu à la suite de son mariage avec
Éléonore d'Aquitaine, et qu'il a fallu replâtrer parla paix
de 1154, quand Etienne de Blois était encore sur le

trône.
Ce n'est vraiment qu'en 1156, une fois que Henri II se
trouve le maître incontesté de l'Angleterre et de la Nor-
mandie, tout comme de l'Aquitaine, qu'un hommage légal
prend la place des hommages de prétendants. C'est donc
à l'heure même où le duc de Normandie l'emporte infini-

ment en puissance sur le roi de France qu'il consent enfin


à reconnaître sa suzeraineté féodale. Étrange paradoxe de
l'histoire et du droit, dont je n'ai pas en ce moment à
rechercher la cause et qui met un sceau imprévu aux
ABSENCE DE SUZERAINETÉ ET SUPRÉMATIE ROYALE. 163

rapports du principat normand et du regnum Francorum,


tels qu'ils se sont constitués depuis Rollon.

II. — De l investiture et de la suzeraineté.

Aussi peu que d'un hommage par le duc, les partisans


de la thèse que je combats n'ont pu rapporter la preuve
d'une investiture féodale par le souverain, durant les x e
e
et xi siècles. Lors de l'avènement d'un nouveau duc, ce
n'est pas une mutation de fief qui s'opère, c'est une
transmission du pouvoir par la volonté du prince qui en
avait été le détenteur, avec le concours des vassaux et
des sujets qui lui étaient subordonnés. A cette transmis-
sion le roi de France n'a même à donner de consécration
er
formelle que si, comme nous l'avons vu pour Richard I

et Guillaume le Bâtard, la minorité du successeur et


l'irrégularité de sa filiation l'exigent ou le justifient
1
.

1
II est superflu de revenir sur ce qui a été dit plus haut de Rollon,
er
de Guillaume Longue Épée, et de Richard I . Pour leurs successeurs,
er
voici les témoignages des sources : Richard I prend conseil de sou
frère Robert « de patriœ dispositione convoque ses chevaliers
». Il

et leur présente son fils en leur demandant de l'accepter à sa place


« eum eloquio commendans et prœficiens » (G. de Jumièges, IV,
20, Migne, 149, c. 822. Cf. Dudon, p. 297). - Richard II « prœfecit
Richardum filium suum suo ducatui, consultu sapientum » (lbid.,
V, 17, c. 834). — Richard III ne laisse qu'un enfant en bas âge,
Nicolas. On l'élève pour le faire moine à Saint-Ouen, et le frère de
Richard, Robert, est élu ou institué à sa place : « totius monarcbiae
comitatus ab omnibus subrogatur » (lbid., VI, 3, c. 835).
Robert, avant de partir pour la Terre Sainte, convoque les princi-
paux chefs du pays et leur fait reconnaître, pour son successeur au
duché, son fils Guillaume, auquel il nomme des tuteurs. L'élection
est renouvelée après la mort du duc, et ratifiée par le roi, tuteur
suprême, en vertu ûamundium royal.
« Exponens eis W. filium suum... ab eis attentissime exigebat ut
hune sibi loco sui dominum eligerent, et militiœ suae principem prœ-
ficerent. Qui... juxta decretum ducis protinus eum prompta vivacitate
suum collaudavere principem ac dominum, pangentes illi fidelitatem
non violaudis sacramentis. Dux... filium suum fidelibus et sensatis
164 LIVRE IV. §11. CHAPITRE VI.

Faute de preuves d'hommage ou d'investiture, les éru-

dits que hante l'idée de fiëf se sont alors rejetés sur


l'exercice prétendu des droits de suzeraineté par le roi,
et l'accomplissement par le duc des devoirs de vassal.
Faibles retranchements, dont la confusion relativement
facile de la suzeraineté avec la majesté royale est la seule

défense.
Le soi-disant exercice des droits de suzeraineté se
réduit au droit de garde et de tutelle, que j'ai dit être

une prérogative de la royauté, et à la pacification, en


1013, par le roi Robert, de la querelle qui divisait
Richard Eudes de Chartres acte d'amiable compo-
II et :

sition du souverain et non pas acte de justice féodale

comme on l'a représenté Que nous dit le seul chroniqueur


1
.

original qui rapporte le fait, Guillaume de Jumieges? que


le roi a mandé les deux adversaires à une assemblée des
grands convoquée à Coudres, et les a accordés [concordes
fecit) moyennant des concessions réciproques 2 . Il n'est

tutoribus et auctoribus usque ad legitimam œtatem subegit... »

(Ibid., VI, 11, c 846). — « Cui (filio) antequam proficisceretur, uni-


versos sui ducaminis principes adstrinxit miiitaribus sacramentis,
qualiter illum in principem pro se, non rediret, digèrent. Quod si

etiam statim, ex consensu régis Francorum Heinrici, unanimiter


postmodum firmaverunt » (Raoul Glaber, IV, 6, 20, éd. Prou, p. 108).
Guillaume le Conquérant concéda le duché à son fils aîné, Robert
Courte Heuse, dès avant la conquête de l'Angleterre. Ûrderic Vital
lui fait dire sur son Ducatum Normanniœ, antequam...
lit de mort : «

contra Heraldum certassem, Roberto filio meo concessi quia primo-

genitus est. Hominium pene omnium hujus patriœ baronum jam


recepit. Concessus honor nequit abstrahi » (III, p. 242, éd. Le
Prévost).
1
Lot, Fidèles ou vassaux : « Robert II impose sa médiation à l'as-

semblée de Coudres et départage ses vassaux en adjugeant Dreux à


Eudes et Tillières à Richard » (p. 143) (de même, p. 4 95).
2
« Robertus... verens ne ab eis (paganis) Francia demoliretur,
satrapas regiminis sui convocavit, ambosque discordes ad se apud
Coldras convenire mandavit. Ubi dum causas dissensionum utraque
in parte audisset, sopitis eorum animis, protinus illos concordes rèd-
didit, eo quidem tenore ut (etc.) (Guill. de Jumiègés, V. 12, c. 830).
ABSENCE DE SUZERAINETÉ ET SUPRÉMATIE ROYALE. 165

donc question ni de sentence, ni de « médiation imposée ».

L'assemblée des grands c'est une des cours du roi où


les principes Galliœ pouvaient être appelés ou cités

comme les simples vassaux 1


; ce n'est pas une cour féo-
dale. Dans le cas particulier, il semble que le roi n'ait pas
même rempli le rôle d'arbitre, mais simplement usé de
son prestige moral dans l'intérêt du royaume. Pour
délivrer la France des pirates, auxiliaires de Richard, le

roi Robert a négocié une transaction acceptable par les

deux parties.
Il n'en va pas mieux des devoirs de vassalité. Le
secours militaire porté au roi de France, dans diverses
circonstances, qu'on s'est complu à mettre en relief, n'est

pas un service d'ost féodale, mais la suite de l'amitié


(amicitia) qu'en plus du devoir de participer aux levées
en masse pour la défense du pays, la suprématie royale
impliquait, ou de l'alliance (fœdus) que nous avons vu
alternativement se nouer et se rompre entre le roi et le

prince, et qui n'aurait été qu'un vain simulacre si elle

n'avait pas comporté une assistance armée lors de grandes


guerres comme celle de Hugues Capet contre Eudes de
Chartres ou comme la conquête de la Bourgogne par le
roi Robert. Dans ces deux cas, au surplus, ce sont des
armées distinctes, ayant chacune son prince ou son roi
à sa tête, qui opèrent de concert; — exactement comme
dans la campagne de Flandre où le duc était allé au
secours, non pas du roi de France, mais du roi de Ger-
manie 3 , et où la légende a pu faire de lui un troi-
sième roi.

Voyez aussi en quels termes Hugues Capet avait fait

appel à l'assistance de Richard II, et comme il le « bénit »,


après le succès, du service rendu 4 .

1
Voy. t. III, p. 366, p. 455, etc.
2
Pfister, Robert le Pieux, p. 215.
3
Suprà (Flandre).
4
« Rex... Nortmannorum ducem ad colloqium accersivit, eique
466 LIVRE IV. § II. CHAPITRE VI.

Il est manifeste, d'autre part, que si Robert Magni- le


er
fique a-donné asile à Henri I et l'a aidé à monter sur
le trône, la vassalité féodale n'a rien à voir dans sa
conduite, mais seule la fidélité et la sécurité qu'il devait
à l'héritier légitime [naturalis] du regnum Franc or um 1
.

Le prix même dont ce couronnement payé le prouve- fut

rait au besoin. Ce fut,non pas la concession à titre de fief


du Vexin français, mais le détachement de ce pays de la
Francie pour être incorporé à l'Etat normand 2 .

Enfin ce n'est pas en qualité de vassal mais à titre de


réciprocité, pour le secours qu'il avait reçu du roi au
Val des Dunes, que Guillaume le Bâtard se mit à ses côtés
3
dans sa lutte contre Geofïroi Martel .

Si nous passons au service de conseil ou de cour, nous


ne trouvons rien encore qui ne soit en parfaite harmonie
tant avec le caractère de grand fidèle ou de pair qu'avec

ruboris sui dedecus deposuit, orans gratissimam ejus fidelitatem


subventuram sibi, ne tanto praesumptionum ludibrio premeretur a
suis. Dux autem opprobrium pii régis non ferens, congregato mirée
multitudinis exercitu quantocius Milidunum venit, et illud ex una
fluminis parte obsedit, et rex in altéra parte constitit.... Post haec
Richardus dux, rébus decenter expletis, cum benedictione regali ad
,

propria remeavit » (G. de Jumièges, V, 14, Migne, 149, c. 831).


1
C'est à cette fidélité que Guillaume de Jumièges fait allusion dans
le récit de du roi Henri auprès de Robert de Normandie
la fuite :

« Gonsultu suorum ad Robertum Northmannorum ducem cum duo-


decim clientulis confugium fecit, ac apud Fiscannum per fidei debitum
sibiab eo subeviri petiit » (G. de Jumièges, VI, 7, Migne, 149, 837).
Il est à noter que dans une charte de concession accordée. par le

duc Robert à l'abbaye de Saint- Wandrille, où la présence du fugitif


est signalée, celui-ci ne figure que comme simple témoin, entre
l'abbé de Cluny et deux autres exilés, Edouard le Confesseur et son
frère Alfred : « S. Odiloni abbatis, S. Henrici régis qui tune tem-
poribus profugus habebatur in supradicta terra. S. Hetunardi, S. Alu*
reth fratris E. » (Ch. de ikint- Wandrille, n° 13, 44. Lot, p. 54).
2 T. III, p. 528 et suiv.
3
« Vicissitudinem post haec ipse régi fîde studiosissima reddidit y

rogatus ab eo auxilium quosdam inimicissimos ei atque potentissimos


ad officiendum » (Guillaume de Poitiers, Migne 149, c. 1221).
ABSENCE DE SUZERAINETÉ ET SUPRÉMATIE ROYALE. 167

la suprématie royale. Je crois avoir démontré dans- le


tome III (p. 424
que le rôle judiciaire joué par
et suiv.)

Richard II du roi Robert et d'Eudes II de


dans le conflit

Chartres, au sujet de la Champagne, met en éclatante


lumière la qualité de pair du duc normand, par opposi-
tion à la qualité de vassal. Et quant aux actes de cour-
toisie ou de solennisation qui ont été relevés, avec un

soin aussi minutieux que jaloux, tels que le cadeau —


par Richard II d'une coupe d'argent ciselé, à l'occasion
du sacre de Hugues II, auquel il assiste, tels que la récep-
tion du roi dans une abbaye ducale, à Fécamp (1006) ou
à Jumièges (1024), lors des grandes fêtes de l'Ascension
ou de Noël, et la confirmation d'un diplôme en échange
de l'hospitalité monacale, — à peine est-il besoin de
remarquer que c'est là monnaie courante des relations
entre princes et souverains.
Il me suffirait de dire aussi que le respect de la ma-
jesté royale explique amplement que dans ses combats
er
contre Henri I , Guillaume le Bâtard ait évité, mitant
1
que possible de s'attaquer directement à la personne
,

du roi, mais je puis ajouter qu'il était tenu envers lui à


des égards exceptionnels, à raison des liens réputés sacrés
qu'avait établis entre eux le parrainage d'armes : c'était
er
par Henri I que Guillaume avait été armé chevalier.
Le point d'honneur militaire ou chevaleresque venait
renforcer ici la suprématie royale — la regia dignitas,
le decus regium — que très justement Guillaume de Poi-
1
tiers rapproche, à ce propos, de Vamicitia . Rien en

1
« Quantum necessitudo sinebat » (voy. note suivante).
2
Diram mimicitiam suscepit rex Henricus... contraibat ad quem
«

Willelmus, multum tamen veteri amicitiœ tribuens et regiae digni-


tati. Conftigere cum ejus exercitu, eo présente, studio, quantum

necessitudo sinebat, extremo cavebat. Et Nortbmannos cohibebat


saepenumero, nec jussu modo (sed) quasi oratu, quam maxime con-
cupientes praelii contumelia decus regiam fœdare » (Guill. de Poi-
tiers, Migne, 149, c. 1222). —
L'expression « pro sacramento et pro
168 LIVRE IV. § II. CHAPITRE VI.

effet ne résume et ne caractérise mieux que ces deux


termes, amitié et dignité, alliance et suprématie, les
rapports légaux du duc des Normands avec la couronne
e e
de France, au x et au xi siècle.

suffragio obnoxius », employée à la même occasion par GuilJ. de


Malmesbury (Migne, 179, c. 1216) a lemême sens, si suffragium y
comme il est possible, doit s'entendre de l'opinion publique ou du
prestige. Mais le terme peut vouloir dire secours (Cf. Guill. de Ju-
mièges, VI, 6, c. 836) et faire allusion à la bataille du Val des Dunes.
.

169

CHAPITRE VII

LA THÉORIE NORMANDE EN ACCORD


AVEC LA RÉALJÏÉ HISTORIQUE

La conclusion à laquelle nous ont conduit les faits,

étudiés en eux-mêmes d'après les sources originales, est-


elle contredite théoriquement par les contemporains, de
manière y aurait eu un état de droit dissemblable de
qu'il

l'état de fait ? Nous avons vu l'inverse dans Dudon et nul

chroniqueur du x e ou du xi e siècle, soit normand, soit


franc, n'a prétendu ou avancé que la Normandie relevât
féodalement cle la France. Bien plus tard encore, en
pleine féodalité, et par une tradition déformée, la doctrine
a survécu que le duc de Normandie n'avait jamais dû que
l'hommage en marche *, ou l'hommage par parage 2 Les .

écrivains plus anciens ont été d'une exactitude beaucoup


plus rigoureuse, et il n'est pas de condamnation plus déci-
sive de la thèse du grand fief que le témoignage de Robert
de Torigny. M. Ferdinand Lot n'a pu l'écarter que par
une pétition de principes, en supposant démontré par lui-
même ce qui est en question. « Cette théorie, dit-il, est
contraire à tout ce que nous avons vu dans ce chapitre » \
S'il ne s'agissait que de la théorie d'un écrivain normand
de date récente, passe encore, mais ce n'est pas, on le

1
Voy. sur cet hommage Lot, p. 228 et suiv., qui a raison de dire ici
que le fait a été à tort érigé en droit.
2
Par exemple la chronique de Normandie, H. F., XI, p. 343, note.
3
Fidèles ou vassaux, p. 231
170 LIVRE IV. 8 II. CHAPITRE VII.

reconnaît, à « une invention d'érudit » que nous avons


e
affaire, c'est à une doctrine « formulée dès le xn siècle ».
— Alors la conclusion est claire. La connaissance et
l'interprétation des faits et des idées juridiques par un
historien du xx e siècle devrait l'emporter sur cette connais-
sance et cette interprétation par un contemporain, même
par un contemporain aussi bien informé que Robert de
Torigny, moine au Bec dès H 28, en relations étroites
er
avec la cour de France et d'Angleterre, avec Henri I

Beauclerc, plus tard avec Henri II et Louis VII, et dont


la « bonne foi » n'est suspectée par personne. Il est vrai
que ce chroniqueur s'appuie sur une preuve historique,
sur le traité qui, au temps de Richard I er a reconnu ,

l'indépendance des ducs normands. Mais de ce traité il


n'était séparé que de deux siècles, tandis que près de

mille ans nous en séparent, et rien n'autorise à affirmer

qu'il neconnu que par Dudon, duquel, au surplus, je


l'a

l'ai montré, le récit est exact quant au fond.

En outre, et surtout, Robert de Torigny ne s'en tient


pas au passé; il constate ce qui existe encore de son
temps, entre 1140 et 1 ISO, avant l'hommage par lequel
1
Henri II, en 1156, a inauguré une ère légale nouvelle .

Il ne tombe pas non plus dans les exagérations systéma-


tiques de Dudon. Il fait une distinction très nette entre la
suprématie qu'il admet et la suzeraineté qu'il exclut,

entre l'hommage de suprématie, accompagné d'un ser-


ment réciproque de sécurité et l'hommage féodal ,
;

réservant seulement le cas d'un fief particulier tenu du


roi par le duc. Et, en même temps que de la suprématie

royale, il tient compte de l'alliance que rationnellement


elle èntraînait. Rien n'est plus expressif et plus probant
que l'accord qu'il dit avoir été établi entre les deux cou-
ronnes, au point de vue féodal : « Constitutum est, dit-il,

1
M. Lot place le texte « à coup sûr » avant 1154, et « probablement
vers 1140 » (p. 232).
LA THÉORIE NORMANDE ET LA RÉALITÉ HISTORIQUE. 171

quod nullum faciet servitium régi


cornes Normanniae
Franciœ de terra Normamiiœ, neque ei aliter serviret, nisi
rex Francise daret ei feodum in Francia unde ei servire
deberet ». Robert de Torigny définit en somme, avec une
admirable précision, les liens qui rattachaient la Nor-
mandie à la couronne !

, et cela à l'heure même où l'indé-


pendance du principat était le plus compromise par les
discordes violentes des descendants de Guillaume le Con-
quérant et où le chroniqueur allait jusqu'à prédire l'extinc-
tion toute proche, après la septième génération, de la
2
dynastie normande . Si cette prédiction ne s'est pas réa-
lisée, elle semble comme un pressentiment que le glas
de l'autonomie normande allait sonner, et que, cinquante
ans plus tard, l'Etat normand serait absorbé dans le

royaume de France.

1
Je cite le texte d'après la collation du MS. de Leyde, que M.Lot
•en a donnée, p. 25S et suiv.
« lu concordia quse facta est inter Francos et Normannos tempore
primi Ricardi, cum redditus est Ludovicus, rex Franciœ, qui captus
fuerat a Normannis, auxerunt Dani Normanniam ab aqua quœ
vocatur Andella, usque ad aliam aquam quœ vocatur Erta (Epta);
aliitamen dicunt ab Erta usque ad Isaram. Constitutum est etiam
in illa concordia quod cornes Normannise nullum faciet servitium
régi Francise de terra Norman niae, neque ei aliter serviret, nisi rex
Francise daret ei feodum in Francia, unde ei servire deberet. Qua-
propter cornes Normanniam de Norman nia tantummodo facit homi-
nium (hommage de suprématie) et fidelitatem régi Francise de vita
ma et de suo terreno honore (serment de sécurité réciproque). Simi-
liter rex Francise facit fidelitatem et de sua vita et de suarum rerum
honore comiti Normannide. Et nichil aliud differt inter illos, nisi
quod homagium non facit rex Francise comiti Normannide, sicut
cornes Normannide régi Francise facit. Hanc libertatem adquisiverunt
tune Dani parentibus suis comitibus Normanniee » (p. 261).
2
« Ex quo arbitrati sunt quod post septimam generationem ille

ducatus vel defîceret, vel magnas pateretur dissensiones et tribula-


tiones. Quod nos jam ex magna parte impletum videmus, qui Henrico
régi (Henri er
I ),
qui hujus prosapiae loco septimus fuisse dinoscitur,
superviximus » (Ibid.).
172 LIVRE IV. § II. CHAPITRE ^H.

Comment cette absorption avait été préparée par une


francisation progressive, durant les siècles écoulés depuis
Rollon, c'est ce que j'espère faire apparaître dans tout
son jour, en étudiant la constitution interne^du principat,
Faction de l'Église et les réactions de l'état social.
173

§ III. - LE PRINCIPAT DE BRETAGNE

Les cinq peuples gaulois qui, lors de l'arrivée de César,


occupaient la péninsule armoricaine, furent, à l'époque
romaine, assimilés par la nation conquérante. La langue
gauloise fit place au latin vulgaire, la culture romaine
fut implantée. Mais le pays resta couvert de vastes et

profondes forêts, et dans la période d'anarchie impériale,


e
du iv au v e siècle, il se dépeupla par l'action simultanée
des ravages de brigands, des invasions barbares et des
descentes de pirates Scandinaves.
Quand, attirés par les espaces libres, et chassés par
e
les Saxons, affluèrent aux deux siècles suivants (vi -vn e )
les immigrants insulaires, les Armoricains romanisés se
virent refoulés vers Vannes, Rennes et Nantes, et là se
mêlèrent aux Francs qui s'y étaient établis. Il se cons-
titua ainsi deux régions profondément dissemblables, la
région bretonne, occupée parles Celtes venus de la Grande-
Bretagne, où ne surnagèrent que des îlots romains, et le
territoire des Marches de Bretagne, où la population

mélangée de Bretons, de Gallo-Francs et de Scandinaves


resta imprégnée de culture romaine et entretint des
rapports suivis avec la monarchie franque.
La région bretonne fut le foyer d'un esprit national
vivace. Sa population, rebelle au joug étranger, avait,
pour s'y soustraire, abandonné sa patrie d'origine et
l'avait comme transportée avec elle sur le continent. Les
légendes mêmes qui naquirent plus tard de l'imagination
1
des clercs, celle du roi Gradlon par exemple , fortifièrent
et exaltèrent le sentiment national par le culte des plus
vieilles traditions. Encore au temps de Nominoe, l'on

1
Sur le caractère mythique de ce roi, auquel on aurait attribué
les exploits du roi Salomon, voyez Rob. Latouche, Mélanges d'his-
toire de Cornouaille (Paris, 1911), p. 32 et suiv.
174 LIVRE IV. b III.

verra confondre les rois anciens de la Grande-Bretagne


4
avec les chefs des Bretons immigrés , et justifier par là

les prétentions cle ces chefs à la dignité royale. Dès le


vn e siècle, le pseudo-Frédégaire qualifie rex Britannorum
2
le chef de la Domnoé, Judicael .

du dehors, trempée
C'est cette nationalité, transplantée
et fanatisée par pour l'existence qu'elle eut à
les luttes
e
soutenir, qui triomphera jusqu'au xn siècle de tous les
efforts que tenteront contre elle, pour la subjuguer, et les

rois de France et les autres princes cle la Gaule.

Elle ne s'en tiendra pas là. Spectacle inattendu et d'un


puissant intérêt historique, la voilà qu'ayant débordé de
ses frontières, elle reçoit l'empreinte chaque jour plus
profonde de la civilisation gallo-franque, et, grâce à elle,

dans les régions fraîchement conquises, dans les Marches


cle Bretagne, assoit son pouvoir autonome, accomplit son
évolution décisive.
La Bretagne rrous présente, de la sorte, un exemple
typique de l'élaboration d'une nationalité par la fusion,
sous une influence civilisatrice, des éléments ethniques les
plus hétérogènes.

1
Cf. Ferd. Lot, Le règne de Charles le Chauve (Paris, 1909),
p. 216, note i.
2
« Judacaile rex Brittanorum, corso véluci Clippiaco cum multis
munerebus ad Dagobertum perrexit... semper se regnum quem
et

regibat Brittaniœ subjectum dicione Dagoberti et Francorum regibus


esse promisit » (SS. rer. rneroving., II, p. 160).
175

CHAPITRE I

LES RÉGIONS ETHNIQUES ET LES PREMIERS


COMTES DES BRETONS.

Le pays armoricain colonisé par les Bretons insulaires


était borné à vue d'oeil par la Rance et la Vilaine, jus-

qu'au confluent du Men, et ce sont les deux régions extrin-


sèques voisines, la région de Rennes entre la Vilaine et
la Mayenne, la région de Nantes entre la Vilaine et la

Loire, qui ont été les noyaux de cristallisation les plus


actifs de la nationalité bretonne.
Rennes est au centre d'un bassin fluvial creusé dans
les schistes de la Bretagne. Il communique à l'Est avec les
bassins de Laval et d'Angers, il est protégé à l'Ouest par
la région sauvage et forestière de Porhoët (forêt de Bro-
celiande) où s'est arrêtée l'immigration insulaire. Au
Nord, des cours d'eau conduisent à la Manche; au Sud,
s'ouvre le pays de Nantes, dont le commerce fluvial et
maritime a rayonné entre la Vilaine et la Loire, et au
delà de la Vilaine jusqu'à Vannes. Au point d'intersection
de ces deux Marches et de la région bretonne, la grande
abbaye bretonne de Redon s'est élevée, et est devenue, par
sa situation même, comme le nombril de la Bretagne.
Entre la Britannia (ou Letavia) et la Romania, qui
s'opposent ainsi l'une à l'autre 1

,
marquons les phases

1
Vita Samsonis (Acta SS. Bened., I, p. 165) : « quamplura de
actibus quae citra mare in Britannia ac Romania mirabiliose fecit... ».

Ibid., p. 180 : « Quodam tempo re cum esset in domo sua in Roma-


176 LIVRE IV. § III. CHAPITRE I.

d'inimitiés, de luttes et finalement de conciliation et de


fusion qui s'opèrent.

La Grande-Bretagne d'où se détachèrent les immigrants


de l'Armorique était restée celtique, de mœurs et de langue,
sous l'occupation romaine, qui fut surtout militaire et cessa
au plus tard dès Nous pouvons juger de l'état
l'an 407.

social et de la mentalité que les insulaires apportèrent


sur le continent par ce que nous savons de leurs congé-
nères du pays de Galles
1
. Au travers des lois galloises et
de la description de Giraud de Cambrie, ils nous apparais-
sent comme des peuples foncièrement guerriers, chez les-
quels la ténacité et l'endurance le disputent à l'impres-
sionnabilité, animés d'un amour égal de l'indépendance et

de la patrie, groupés autour de chefs nationaux dans une


espèce de système seigneurial dont la famille est la base,
souffrant par suite de la turbulence des nobles et de la
fréquence des vengeances de clan à clan ou de peuplade h
peuplade, mais doués au fond d'une énergie vitale que le

malheur ne saurait abattre et qui suscite et nourrit une


grande force d'expansion.
2
La prise de possession fut violente . Elle aurait été pré-
cédée d'avant-coureurs, de colons pacifiques, accueillis en
qualité d'hôtes chrétiens, sur un sol qui réclamait des bras
3
aptes à le défricher . Elle se fit par peuplades qui se can-

nia »... (( perfectis itaque omnibus tam in BriUnnia quam in Ro-


mania ».

Vita Gildœ, cap. 16 (éd. F. Lot, Mélanges d'histoire bretonne,


p. 446) : « Gum Dei jussu pervenisset in Armoricam quondam Galiiae

regionem, tune autem a Britannis a quibus possidebatur Letavia


dicebatur ».
1
Voyez J. Loth, L'émigration bretonne en Armorique (Paris, 1883),
p. 103-131.
2
... « Movent mox horrida bella
Et custode novo rura replere parant.
Lancea pro censu... »
(Ermoldus Nigellus, III, v. 21 et suiv.; H. F. VI, p. 38).
3
Procope, Histoires, t. II, IV, 20 : « Telle est chez les Brittons
RÉGIONS ETHNIQUES ET PREMIERS COMTES DES BRETONS. 177

tonnèrent en Armor, comme elles avaient été distribuées en


Grande-Bretagne.
Du vi
e
au ix° siècle, ces peuplades luttèrent sans trêve
contre les Francs. Le foyer principal de la lutte martiale,
de la résistance ou de la révolte fut entre l'Ellé et Vannes.
C'est là que s'était établi le chef breton Chanao (Conan),
qui soutint le prince franc Chramne contre son père Clo-
taire
1
, là que son neveu Waroch fonda l'Etat breton de
Bro Waroch (Bro-Erech). Si Waroch consent à payer un
tribut à Chilpéric, c'est pour Vannes dont il s'est emparé.
Son territoire lui sert de base d'opérations pour ravager
le pays de Nantes et de Rennes, dont il emmènera les habi-
tants en captivité. La haine s'entretient et s'avive par
ces excès, entre la Bretagne celtique d'une part, le Vanne-
tais oriental, Nantes et Rennes, de l'autre. Elle se traduit
par un refoulement et un asservissement de la population
gallo-franque. Ce n'est qu'une soumission purement nomi-
nale que parfois un chef breton consent à porter à la cour
du roi des Francs.

Mais voici que subitement, au x e siècle, la situation

change : l'équilibre tend à se rétablir entre les deux ré-


gions, leur fusion se prépare. La grande invasion des Nor-
mands de la Loire disperse à travers la Gaule les chefs

bretons et fait le vide partiel sur leurs territoires, en même

la surabondance de la population que chaque année, en grand nom-


bre, ils émigrent avec femmes et enfants et passent dans le pays des
Francs, et ceux-ci assignent à ces nouveaux venus, pour y habiter,
la partie de leur territoire qui semble trop déserte » (Extraits des

auteurs grecs concernant les Gaules, Cougny, t. V, p. 393).

« Nam telluris egens....


Arva capit prorsus atque tributa parât.
Tempore namque illo hoc rus quoque Gallus habebat
Sed quia baptismi fuerat hic tinctus olivo
Mox spatiare licet et colère arva simul »

(Ermoldus Nigellus, III, v. 15 et suiv.).


1
Grégoire de Tours, IV, 13; éd. Omont-Poupardin (Paris, 1913),
p. 122.

F. — Tome IV. 12
178 LIVRE IV. § III. CHAPITRE I.

temps y dépose des sédiments étrangers. La fron-


qu'elle
tière même de la langue celtique va commencer à reculer

vers l'Ouest. Quand, en effet, les Normands sont chassés


parle retour triomphant d'Alain Barbetorte, les vainqueurs
eux-mêmes et les chefs bretons revenus de — où
l'exil, ils

se sont, en partieau moins, romanisés, — ne peuvent plus


se comporter en oppresseurs. Ils doivent compter avec la
population gallo-franque, avec ses mœurs, sa langue, lui
faire sa place légitime et s'accorder avec elle. Celle-ci,
l
de son côté, devient « bretonne de cœur » , par la recon-
naissance qu'elle doit aux auteurs de sa délivrance, par le

rapprochement qu'effectue entre eux l'action commune de


la civilisation de l'Aquitaine et de la Francie.
Nous avons, dans ce coup d'œil rapide, anticipé sur les
événements. Il importe maintenant d'observer la phase
préparatoire puis d'assister à la naissance, vers le milieu
e
du ix siècle, de la première monarchie nationale des
Bretons,

La soumission générale de la Bretagne aux Francs ne


fut obtenue que sous Charlemagne, en 799, grâce à une
expédition conduite dans l'intérieur du pays par le préfet

de la Marche bretonne (prœfectus limitis Britannicï), le

comte Wido ou Guy 2


. Le texte qui nous l'apprend men-
tionne un rite en apparence étrange. C'est en livrant leurs
armes où leur nom était gravé que les chefs bretons opé-
rèrent leur soumission. Je croirais volontiers à une sorte
de personnification des armes, plus ou moins analogue
à celle qui se retrouve dans les chansons de geste, et il

1
Expression de M. J. Loth, Émigration bretonne, p. 240.
2
Annales dites d'Éginhard Wido cornes
(éd. Teulet, I, p. 242) : «

ac prœfectus Brittanici limitis, qui, eodem anno (799) cum sociis


comitibus totam Brittonum provinciam perlustraverat, arma ducum
qui se dediderunt, inscriptis singulorum nominibus, detulit ».
Annales royales (H. F. V, p. 52) : « Nam his se et terram et popu-
lum uniuscujusque illorum tradidit, et tota Brittanniorum provincia,
quod numquam antea a Francis fuerat, a Francis subjugata est ».
RÉGIONS ETHNIQUES ET PREMIERS COMTES DES BRETONS. 179

me semble fort douteux que le nom ait été apposé spé-


cialement en signe de reddition.
Quoi qu'il en soit, les Francs qui s'applaudissaient déjà
de leur conquête ne tardèrent pas à se convaincre à quel
point elle était illusoire. Du vivant même de Charlemagne,
une révolte éclata et nécessita une expédition nouvelle
(811). Quand le grand empereur eut disparu, les insur-
rections se succédèrent coup sur coup. La plus redoutable
fut celle de Morvan. Nous lui devons le tableau si coloré
de la Bretagne celtique qu'a peint, non sans partialité, le
poète Ermoldus Nigellus.
Morvan est qualifié par Reginon
Brilionum rex 1
,

et Louis le Débonnaire mena en personne campagne


contre lui. Il l'investit dans ses retranchements à la tête
d'une armée nombreuse, mais il n'en eut raison que grâce
à la témérité du chef breton, qui périt en tentant un au-
dacieux coup de main. Dans le récit de ces événements

nulle trace du comte Guy, tandis que le comte de Nantes,


Lambert, y apparaît au premier plan. Nous pouvons, je
crois, en tirer certains indices au sujet de la réorganisation

que va essayer le roi des Francs, et qui, trompant ses des-


seins, aboutira à l'indépendance de l'État breton.
Guy, comme préfet de la Marche de Bretagne, a dû avoir,
dans le principe, sous ses ordres un comte du Vannetais
oriental, Frodoald, qu'on voit figurer, en 801, dans une
charte du Cartulaire de Redon 2 Peut-être aussi y a-t-il eu
.

des comtes particuliers des pays de Rennes et de Nantes.


Mais à partir du ix° siècle, c'est Guy seul que les actes
mentionnent dans le Vannetais, en qualité de comte, au-
3
dessus des machtiern locaux, de Jarnhitin notamment . Et

1
Reginon, éd. Kurze, p. 74.
2
Charte 191, p. 147-148 (datée à tort de 797 par l'éditeur).
8
Ce Jarnhitin paraît dans diverses chartes de Redon du début du
ix« siècle (ch. 168, p. 130 : a ex verbo Jarnhitin machtiern, régnante
Kar. imperatore ».— Ch. 166, p. 129 : « de verbô Jarnhitin... in tempore

Kar. imperatoris et in tempore Widonis comitis »). Il devait être le


180 LIVRE IV. § ni. CHAPITRE I.

puisque d'autre part nous trouvons, en 820, un comte


Roricon dans le Rennois puis qu'en 818, le comte Lambert
1

commande dans le Nantais 2


,
enfin que Guy lui-même n'est
plus, depuis 821 au plus tard, qualifié autrement que cornes
in Venedia, n'en devons-nous pas conclure que les pou-
voirs de Guy avaient été restreints au Vanneiais (Vene-
dia)'? Or le Vannetais n'était pas toute l'ancienne cité des
Venètes, tout le diocèse de Vannes. Il n'en formait que la
partie orientale, la région occupée par les Francs à Test
de Vannes, plus les portions septentrionales du Broerech
comprises entre Vannes et Redon, où l'élément celtique
était dominant, mais mêlé à un élément franc.
L'autre portion du Broerech, de beaucoup la plus consi-
dérable et presque exclusivement celtique, était restée à
part. C'est elle que Louis le Débonnaire a dû concéder, en
819, au Breton Nominoe, qui s'était rendu auprès de lui,
3
au conventus d'Ingelheim et dont Reginon a ainsi pu dire
,

qu'il a été investi du duché des Bretons, ducatus ipsius


K
gentis . Les chartes de 820 à 827 l'intitulent pri?iceps ou
cornes Veneticœ civitatis
5
(et non pas seulement, comme

chef du plou où l'acte était passé. Toutefois la formule générale qui


lui est appliquée dans une charte de 814 (ch. 135, p. 102-103 « in :

ipso anno quo emisit spiritum Karolus imperator, régnante Jarnhi-


tino, et Wido comité), semble bien indiquer, sinon une royauté, du
moins un principat breton, précurseur de celui qui fut reconnu par
Louis le Débonnaire à Nominoe.
1
Cart. de Redon, ch. 164, p. 128. Cf. Vita Conwoionis, I, 2 (Ma-
billon, Acta SS. Ben., IV, 2, p. 194).
2
Ermoldus Nigellus, III, v. 9 et suiv.
3 Conventus tenu au mois de juillet 819. Vita Hludovici, XXXII

(H. F. VI, p. 102).


4
« Murmanus rex Brittonum moritur et Numenoio apud Inglenheim
ab imperatore ducatus ipsius gentis traditur » (Reginon, éd. Kurze*
p. 74).
5
Cart. Redon, ch. 250, p. 201-202 « régnante domno Ludovico
:

imperatore anno VII, Nominoœ princeps Veneticœ civitatis » (820).


Ch. 252, p. 203-4 (827, 6 juin) « régnante domno et gloriosissimo
:
RÉGIONS ETHNIQUES ET PREMIERS COMTES DES BRETONS. 181

elles le fontde Guy, cornes Venedie ou pagi Venedie*)


et quand Guy disparaît (vers 831), tout le diocèse de
Vannes a dû passer sous l'autorité directe de Nominoe 2 .

Bientôt même (dès 833) c'est de la Bretagne entière que


Nominoe est dit le« gouvernant » 3 De proche en proche .

son pouvoir s'est étendu aux trois autres cités de la


Gaule celtique, ainsi que l'a marqué en traits saisissants
Fauteur de la première vie de Convoion 4 .

Nominoe préparait la fondation d'un Etat autonome,


mais il s'abstint d'en tenter la réalisation avant l'heure.
Il attendit sagement la mort de Louis le Débonnaire et la

grande liquidation qu'elle devait ouvrir. Le lien impérial

Ludovico împeratore, Nominoe comité Venetice civitatis, Reginario


episcopo, Portitœ machtiern ».
er
1
Ch. 131, p. 100 (1 avril 821) : « régnante domno et glorios.
imperatore Lud., Widone comité in Venedia »; — de même ch. 155,
p. 120 (16 janvier 830).
Ch. 133, p. 101 (juillet 826) : « régnante (idem) Widone comité in
pago Venedie ».

Ch. 255, p. 206 (3 juillet 826) : « régnante (idem) Widone, comité


in Venedi civitate ».
Ch. 196, p. 153 (juillet 830) : « presentibus Portitoe et Uurvili vassis
dominicis, régnante, etc., Widone commite Venedie ».
2
Ch. 199, p. 155-156 (826-834) « in tempore Lodowici impera- :

toris, régnante Nominoe in Brittania, Rahenhero episcopo in Brou-

veroco »; de même, ch. 5, p. 6 (15 mai 833).


Ch. 200, p. 156 (826-840) : « régnante domno et glor. imper,. tore,
Nominoe misso in Britannia ».
Nominoe est qualifié missus imperatoris Lodovici, 18 juin 834, ch 2, .

p. 1-2, missus imperatoris in Brittannia, décembre 837, ch. 177,

p. 136; ch. 179, p. 139. Il est appelé dux in Britannia, janvier 834.
App.,ch. 355; 4 février 840, ch. 194, p. 151.
5, p.
3
Ch. 178, p. 138 (22 octobre 834) « imperante domno Hlodowico, :

gubernante Nominoe totam Brittaniam et Uurbili machtiern ».


La formule habituelle est jusqu'en 840 gubernante Britanniam. A
partir de 840, c'est la formule possidente Britanniam qui domine.
4
« Nominoe principem qui regebat illo tempore (circa 832), psenè
totam Britanniam, primitus ex jussione Lodovici imperatoris, postea
vero suo arbitrio omnem provinciam invaserat » (Acta SS. Ben., IV.
2, p. 193).
182 LIVRE IV. § III. CHAPITRE I.

ne lui pesait guère; l'essentiel pour lui était qu'il ne se


transformât pas en souveraineté effective, en incorpora-
tion de l'Armorique au royaume de Francie occidentale.
Tandis que le comte de Nantes, Lambert, embrassait,
en 833, le parti de Lothaire révolté contre son père,
Nominoe demeura fidèle à l'empereur Les chartes du 1
.

cartulaire de Redon où il intervient (sauf un duplicata


2
rédigé évidemment par un clerc gallo-franc) ne portent
nulle trace de la substitution, de 833 à 835, du nom de
Lothaire à celui de Louis sur les diplômes impériaux 3 .

Mais d'autre part aussi, les chartes postérieures soit à


l'avènement de Charles le Chauve comme roi des pays
entre Seine et Loire (837-838), soit même au partage de
Worms (839), qui lui attribuait la Gaule occidentale, pas-
sent sous silence le nom de ce souverain 4 * Seul est men-
tionné le nom de l'empereur Louis 1
.

1
En pleine crise, dans la période qui a suivi la déposition de l'em-
pereur, il obtient, comme fidèle (fidelisnoster), une donation en faveur
de l'abbé Conwoion. La charte n'a été dressée que le 27 novembre
834 (Gart.Redon, Append. n° 6, p. 355-356), mais la concession a été
faite à Thion ville dès le mois de juillet (voyez Mùhlbacher, Regesten,
2e édit., n° 930 a).
* Ch. 123, p. 94, duplicata de ch. 6, p. 7.
8
Le nom de Louis comme empereur est porté dans les chartes du
9 février 833, ch. 7, p. 8; 15 mai 833, ch. 5, p. 6; 10 décembre 833,
ch. 6, p. 7; janvier 834, ch. 11, p. 11; 17 juin 834, ch. 4, p. 5;
18 juin 834, ch. 2, p. 2; 22 octobre 834, ch. 178, p. 138; mars 834,
ch. 181, p. 141.
4
M. Ferdinand Lot présume que Nominoe s'est joint aux grands
du royaume pour prêter serment de fidélité à Charles le Chauve après
le partage d'Aix-la-Chapelle (Mélanges, p. 36, note 4), mais il n'en

peut fournir aucune preuve, et le contraire me paraît résulter de la


datation des chartes.
5
Décembre 837, ch. 177, p. 136 : « régnante domno Lodowico
imperatore. ...Nominoe misso imperatoris in Brittannia »; ch. 179,
p. 139 : « régnante domno imperatore Hlodowico. ...Nominoe misso,
imperatoris in Britannia ».

8 avril 838, App. ch. 10, p. 357 : « régnante domno Hl. Nominoe
gubernante Brittanniam ».
RÉGIONS ETHNIQUES ET PREMIERS COMTES DES BRETONS. 183

Observer la même attitude, quand, après la mort de


Louis le Débonnaire (20 juin 840), la lutte fut ouverte
entre ses reconnaître Lothaire pour empereur, et ne
fils,

pas reconnaître Charles le Chauve pour roi, c'était se


rebeller contre ce dernier.
Nominoe ne s'y décida pas de suite. Il commença par
louvoyer. Sollicité par Charles le Chauve de lui faire acte

de fidélité (avril 841), il le promit mais se contenta de la


promesse'. Dans les chartes de 840 à juin 843, il paraît
se tenir en équilibre entre les compétiteurs 2 . Mais, au
cours même des négociations du traité de Verdun, il

attaque le comte de Nantes, le Poitevin Renaud, le défait

et le tue à Messac (24 mai 843). Désormais c'est le nom


de Lothaire que nous voyons figurer régulièrement dans
les chartes bretonnes 3 . La révolte victorieuse de Nominoe
s'y reflète.

4 février 840, ch. 194, p. 151 : « régnante venerabili viro impera-


tore Hlodowico. ...Nomiaoe duce in Brittannia ».

26 mars 840, ch. 171, p. 132 « régnante domno et glorios. impe-


:

ratore Hlodowico, Nominoe possidente Brittanniam ».


1
o Karolus... protinus ad Nomenoium ducem Brittannorum mittit,
scire cupiens si suse se ditionisubdere vellet. Qui adquiescens consi-
plurimorum Karolo munera mittit ac sacramento fîdem deinceps
liis

servandam illi firmavit » (Nithard, II, 5; H. F., VII, p. 18).


2 Cart.Redon, App. 15, p. 360(841) (pas de roi) : « illo anno quando
dimicavit Hlotarius cum fratribus suis ». — L'expédition de Lo-
thaire au mois de décembre 841, qui Ta fait pénétrer jusqu'au Mans et
de menacer Nominoe, en lui demandant de se soumettre à lui, ne

semble pas avoir été aussi dénuée d'effet que Nithard (III, 4) voudrait
le faire croire. Une charte du 30 janvier 842 (ch. 141, p. 108) pone ;

« régnante domino gloriosissimo imperatore Hlothario et Nominoe

possidente Brittanniam ». — Les chartes suivantes ont des dates col-


lectives :

842 (19 juin), App. 16, p. 360 : « regnantibus filiis Ludowici impe-
ratoris et fiente turbatione inter ipsos, N. possidente B. ».
842 (13 novembre), App. 17, p. 361 : « regnantibus Hlotario et
Carolo vel Hlodowico, et N. duce in Britanniam ».
• Le nom de Charles ne réapparaît, — dans trois chartes de Redon
184 LIVRE IV. § HI. — CHAPITRE I.

Charles le Chauve ne pouvait se résigner à une telle


éclipse de son pouvoir. Sitôt le traité de Verdun conclu, il
tenta par des démonstrations armées, les anathèmes de ses
synodes, les mises en demeure de ses conventus, de pro-
voquer la soumission de Nominoe. Finalement il dut se
résoudre, en 845, à une expédition en règle contre son
ancien missus.
Ce qui l'y décida, ce fut le bruit que les Bretons étaient
divisés et qu'un parti hostile à Nominoe lui tendait les
2
bras 1
. Était-ce un piège de ses adversaires ? Le roi, en
ce cas, y trébucha d'une façon lamentable. Il subit à
Ballon un désastre où il manqua périr (22 nov. 845)
3
.

C'était la victoire complète de l'indépendance bretonne.


Les contemporains en ont eu si vive conscience qu'ils en
voulurent moins à Nominoe d'avoir lutté contre Charles le

Chauve pour affranchir sa nation qu'à son allié Lambert,


un Neustrien, d'avoir trahi la sienne en combattant contre
4
les Francs En vain le roi fit-il appel aux grands de la
.

Francie, en convoquant, dès le mois de juin suivant, un


5
plaid général à Epernay Ses chances de succès étaient
.

trop faibles, et l'empire franc trop divisé 6 pour qu'une

(ch. 64, 265, App. 26), — que dans la courte période d'entente
(846-848) qui a suivi le traité de 846.
1
Voy. la lettre de Loup de Ferrières (11 à 22 novembre) citée
par F. Lot, Charles le Chauve, p. 154, note 2.
3
Conjecture très vraisemblable de F. Lot, loc. cit.
8 J'accepte la date établie par F. Lot, en contradiction avec
delà Borderie, qui plaçait l'événement au mois de juin.
4 Chronique de Saint- Wandrille Lantberto tyranno
Voy, la : «

prodilore [propriee gentis ?] haec coopérante » (cum Nomenoio)


(Chronic. Fontan., ad an. 850, H. F., VII, p. 42). « Nomeuoius —
Dux Brittonum, divino judicio malee intentioni fidem dédit sicque :

in finibus Francorum mortuus est. Sed nec sic Lantbertus ad fidem


flexus est, sed propriam gentem, in qua natus est, Brittones cohor-
tans, insecutus est infeliciter, non tamen sine suorum hominum ac
Brittonum damno » (Ibid., ad an. 851).
8
Capitula éd. Krause, II, p. 261.
1
* « Nomenoius propter Britonum multitudine superbus, ac régis
RÉGIONS ETHNIQUES ET PREMIERS COMTES DES BRETONS. 185

tentative de revanche eût moindre chance de succès.


la

Il ne reste à Charles le Chauve d'autre ressource que de


faire la paix avec Nominoe (juill.-août 846). Un traité de
puissance à puissance est conclu, des serments réciproques
sont échangés
1
. Le chef breton allait toucher au but de
son ambition.

Karoli principatum propter fratris sui Lotarii defensionem, volentis


totum regnum Francorum, sicut prius steterat, in unum admittere,
pene declinatum providens... » (Chronique de Nantes, éd. Merlet,
p. 31). — « Rex, tum temporis a beliis fratris sui Hlotarii valde
constrictus » (Ibid., p. 40). — Cf. la série de faits relevés par M. F. Lot
au sujet de l'attitude hostile de Lothaire (Charles le Chauve, p. 168).
1
« Inde partes Britanniee Karolus cum exercitu petens, pacem
cum Nomenogio, duce Britonum, intervenientibus hinc et abinde
sacramentis, paciscitur » (Annales de Saint-Bertin, ad 846, éd.
Dehaisnes, p. 64).
187

CHAPITRE II

LA ROYAUTÉ BRETONNE.

L'indépendance conquise sur le champ de bataille de


Ballon se trouvait consacrée par un acte diplomatique.
Seule pouvait survivre la suprématie franque, et Nominoe
se crut libre de l'interpréter à sa guise, en la rapportant
soit à Charles en qualité de rex Francorum, — comme
il l'a fait dans quelques rares actes de cette époque — 1
,

soit au représentant de la prééminence carolingienne, à


l'empereur Lothaire 2 , dont les prétentions à l'hégémonie
servaient plutôt sa cause.
Les droits que s'arrogeait ainsi le chef breton compro-
mettaient l'unité franque et c'est pour la sauvegarder que
les trois souverains réunis, à Mersen (févr. 847), décla-
rèrent faire cause commune contre Nominoe, qui venait
3
d'envahir le Bessin .

1
Voy. suprà, p. 183-184.
a Cart. de Redon, App. 25, régnante Hlotario
p. 362 (848-50) : «

imperatore, Nominoe duce in Britannia, iniJlo anno quando contentio


episcoporum fuit ». — Ch. 251, p. 202 (849, 29 juillet): « régnante
Lothario imperatore Nominoe dux tota (sic) Britannie. Jarnithin prin-
cipe ». — App. 27, p. 363 (850, 14 maj) « régnante domno Lothario
imperatore, Nominoe principe in Britannia ». — Ch. 249, p. 201
(850, 5 octobre), régnante Lothario, Nominoe commes in tota Bri-
tannia ».
s
846 « ... propter Brittonum dévastation em, qui eodem tempore
eamdem terram (Baiocas civitatem) occupaverant et multa clade
regionem deprimebant » (Translatio Ragnoberti, d'Achery, Spicile-
gium, II, p. 133).
Colloque de Mersen, 847, cap. 10 : « Ut legati ad ducem Brit-
188 LIVRE IV. III. CHAPITRE II.

La quand on remarque que Charles


situation s'éclaire
le Chauve n'a été couronné et sacré, à Orléans, que le

6 juin 848 et que cet événement a pu inciter Nominoe à


entreprendre l'année suivante de nouvelles conquêtes sur
les territoires francs, en vue de se faire couronner et
sacrer lui-même chef des Bretons.
Pour réaliser ce dessein, la condition première était d'as-
surer l'indépendance religieuse de la Bretagne, de dépos-
séder de leurs sièges ceux des évêques qui avaient été
intronisés du consentement du roi de France, de les

remplacer par de dévoués Bretons. Ne voyons-nous


1
pàs Y Indiculus de episcoporum Brittonum depositione
2
(que je crois antérieur à la chronique de Nantes) et puis

tonum mittantur, qui de communi erga eos observatione pacis eum


commoneant ». —
Adnunt. Rlud. : « Sciatis etiam, quia similiter
missos nostros ad Brittones mittimus, et illos ad communern profec-
tum et pacem hortamur; qui si audierint aut non audierint, cum Dei
adjutorio et vestro consilio exinde etiam facere volumus » (Capit.,
éd. Krause, II, p. 70).
1
Mabillon, Acta SS. Bened., Sa3c. IV, p. 186; — H. F., VII, p. 288.
2
Je me rallie sur ce poim à l'opinion de Mgr Duchesne, encore
bien que M. F. Lot la regarde comme abandonnée par tout le monde
(Mélanges d'histoire bretonne, p. 92 et suiv.). Sans affirmer que
Ylndiculus est du ix e siècle plutôt que du x e , je le considère comme
une source antique et non pas comme un extrait de la Chronique
de Nantes. Les objections de M. Merlet et de M. Lot ne me touchent
pas. La principale est l'omission supposée au début de Ylndiculus
du mot igitur (Nomenoius valde superbus, au lieu de « igitur valde
superbus »). On oublie qu'une expression analogue se trouve au
début du même chapitre de la chronique (N. propter Britonum multi-
tudinem superbus) et a pu être introduite là par un emprunt à Ylndi-
culus. Mais après tout, ce n'est là qu'une vétille.
Le point essentiel est que si Ylndiculus avait copié la chronique, il
n'aurait pu omettre le fait capital de l'envoi d'une légation à Rome et
les suites qu'elle a eues. Tout le récit qui s'y rapporte avait été si habi-
lement arrangé par le chroniqueur que l'intérêt de Tours comman-
dait de le reproduire. N'importait-il pas, à mesure que les faits étaient
mieux connus, la controverse plus documentée et plus vive, d'écarter
lesarguments qui se pouvaient tirer contre les évêques de la Vita
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 189

cette chronique elle-même, tous deux documents de source


franque et favorable au siège métropolitain de Tours, assi-
gner comme mobiles à Nominoe dans la déposition des
quatre évêques de Vannes, Aleth, Cornouaille (Quimper)
et Léon, qui devaient leur siège au roi des Francs 1 ,

2
l'ambition de se faire roi ! Et l'onction de Nominoe par
les évêques ses créatures 3 ne nous est-elle pas repré-
sentée comme la conclusion même du schisme?
La date à laquelle Nominoe atteignit son but a dû
coïncider avec l'invasion que le chef breton a faite en

Conwoionis et, en faveur de la bonne foi de Nominoe, des lettres de


Léon IV. D'après la vie de Conwoion, c'est ce saint abbé qui avait
pris l'initiative de l'accusation de simonie dirigée contre les évêques,
et en avait saisi Nominoe. D'autre part, si le pape Léon IV prescrit
l'observation des formes protectrices suivant lesquelles les évêques
doivent être jugés (et, à mon sens, le seul grief légitime contre
Nominoe fut de les avoir violées), sa lettre aux évêques condamne
formellement la simonie et laisse entendre que la déposition doit en
être la conséquence, si elle est prouvée, puisque la pénilence ne suffit
pas pour la racheter : « Episcopis Britannica^ gentis percontantibus :

simonise noxii « utrum possint in ordine panitentiam agere, aut tan-


tummodo extra ordinem et sacerdotalem (fieri) gradum » respondet
se illis « nulla pœnitenlia posse subvenir e » (Jafîé, Begesta pontif.
rom.y 2 e éd., Leipzig, 1885, I, n° 2599). La même conclusion pouvait
se tirer de la lettredu pape à Nominoe, qui se référait aux canons
édictés contre les simoniaques (Ibid., n° 2600).
1
« Episcopos totius suœ regionis, manu Francorum regia factos ».
— « Potestate Francorum regia constitutos » (Chronique de Nantes,

p. 33, 38).
2 « Contemtoque omnisjure Francorum regio, regem se fieri posse
existimavit » (Indicuius, H. F., VII, p. 288). — « Contempto jure

Francorum regio, in corde suo cogitavit ut se regom faceret ». —


« Se faciendo regem regnum Britanniae renovaret » (Chronique,
p. 32, 37).
3
« Nomenoius Dolo monasterio episcopos suos congregans, se in

regem ungere fecit» (Indicuius, p. 289). « Omnes hos episcopos, —


injuste compositos et sanctae ecclesiae Dei invasores, apud hoc
monasterium Doli convocans, se regem irrever enter inungere fecit »
Chronique, p. 39).
190 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

Anjou (849) et au Mans (850) 2 C'est cette date précisé-


1
.

ment que M. Ferdinand Lot assigne à la déposition des


évêques qui, suivant lui, n'a pas eu lieu en 848, comme
on le croyait, mais de 849 à 850 3 .

M. Lot a pourtant révoqué en doute le couronnement


de Nominoe, comme roi, et son onction à Dol 4 attestés à ,

la fois par Y Indiculus et la chronique de Nantes, de


même que l'autorisation que lui aurait accordée le pape
5
Léon IV de se faire sacrer duc .

La chronique de Nantes, qu'il regarde comme la source


de Y Indiculus, lui paraît tendancieuse ; le pape, à ses yeux,
n'a pu une telle concession à un vassal de Charles le
faire

Chauve; Nominoe, ajoute-t-il, n'a jamais été qualifié roi


de son vivant par ses sujets.
Cette critique ne me convainc pas.
De ce que la chronique de Nantes est partiale, c'est ici
une garantie de son exactitude, au moins en ce qui con-
cerne la concession du pape. Hostile à Nominoe, la source
contemporaine qu'elle a utilisée (que ce soit Yindiculus,
comme ou un autre document, comme M. Lot
je le crois,
l'admet) n'aurait pas inventé une concession pontificale
tout à l'avantage du duc breton, légitimant son usurpation
comme duc. Ce qu'on a pu imaginer seulement, pour en
faire grief à Nominoe, c'est qu'il ait outrepassé les termes
du privilège, c'est qu'au lieu de se contenter d'un sacre
comme duc, il se soit fait sacrer comme roi. Et notez qu'à
ce point de vue la distinction établie par le pape Léon IV
est absolument clans l'ordre logique. Il n'admet pas, et
l'opinion publique n'admettait pas en général, que d'autres
que des Carolingiens prissent le titre de roi et fussent

1
Voyez plus loin.
2
Idem.
3
Mélanges d'histoire bretonne, p. 86-87.
4
Ibid., p. 91.
5
Ibid., p. 83.
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 191
4
revêtus des insignes de la royauté . C'est pourquoi Charles
le Chauve, quand il reconnut solennellement plus tard
l'indépendance, sous la suprématie franque, du principat
breton, envoya les insignes royaux à Erispoe et à
Salomon. Cela répond en même temps à l'objection que le
pape ne pouvait conférer à Nominoe le droit de porter la
couronne, au mépris du droit royal de Charles le Chauve,
successeur de Charlemagne. C'est précisément ce que dit
2
la chronique de Nantes et ce que le pape effectivement ,

s'est gardé de faire, puisque sa concession ne porte que


3
sur la couronne ducale .

L'objection que Nominoe n'a pas, de son vivant, été qua-


lifié roi, dans les chartes, puis l'allégation que le chroniqueur
de Nantes, et pape Nicolas I er et Réginon,
avant lui le

ont commis un anachronisme 4 sont également impro- ,

bantes. Si Nominoe n'a pu être sacré et couronné que de


849 à 850, combien peut-il rester de chartes délivrées par
lui depuis cette époque, puisqu'il est mort dès le 7 mars

851? Il ne s'en retrouve, en réalité, qu'une seule dans le


5
Cartulaire de Redon . Et, chose remarquable, de toutes
les chartes de Nominoe, c'est la seule qui le qualifie
« commes in tota Britannia ». Qu'est-ce à dire? sinon que
Nominoe a été couronné non pas roi, au sens où les Francs
entendaient le titre de rex Francorum, mais princeps ou

cornes, au sens où les Bretons ont toujours entendu le

1
Voy. t. III, p. 174.
* Nec decebat Romanam ecclesiam contra fas et patrum statuta
«
quaerere, ut regnum Francorum, tarn valente herede, id est Karolo
Galvo, ac nepote Karoli Magni, de potentia sua minueretur » (p. 35).
* « Nomenoio concessitut dux super populum Britannise fîeret, et

circulum aureum, sicut alii duces, in festis diebus deferret » [Chro-


nique de Nantesy p. 36).
4
Charles le Chauve, p. 217, note 6. — C'est là une affirmation,
ce n'est pas une preuve.
6
Charte 249, p. 201 (5 octobre 850). — L'appendice 27, p. 363
(14 mai 850), est une simple notice.
192 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

terme latin, c'est-à-dire au sens de tiern = dominus 1


. Par
la généralité de son acception ce titre pouvait s'appliquer
aux chefs de famille, comme à leurs représentants, les
principes plebis [machtiern), ou enfin au chef suprême,
au princeps patriœ. A cette dernière qualification corres-
pondait spécialement, au ixe pan celtique »
siècle, le titre «

de gloedic =
dux, imperator (de gwlard, pays, royaume,
patrie), titre que mon savant collègue, M. J. Loth, a
2
retrouvé dans un aveu du xvi e siècle .

On comprend que Grégoire de Tours déjà s'y soit


trompé. Il a pu croire de bonne foi que c'est pour avoir
été soumis par les Francs que les Bretons ont donné à
leurs rois (il parle en effet de leurs régna) la qualification
de comités*. Et cela a permis, d'autre part, à Reginon
d'intituler Murman et Nominoe, tantôt dux, tantôt rex k ,

comme les princes bretons se sont, indifféremment, inti-

tulés eux-mêmes dans leurs diplômes latins.


Le point essentiel me paraît donc acquis. Nominoe a été
sacré et couronné chef suprême des Bretons, princeps
patriœ, gloedic ou roe, mais au point de vue franc, il

n'a pu être regardé que comme un comte ou un duc, le


titre de roi étant réservé aux Carolingiens ou aux princes
qu'ils en avaient investis, sous la réserve de leur supré-
matie.

1
« Tighern, tiern, de tig, ti, maison, en breton, c'est le maître de
la maison, le seigneur, comme en latin de domus vient dominus » (La
Borderie, Histoire de Bretagne, II, p. 145).
2 Voy.
Loth, Breton-moyen gloedic, gallois gwledic (Revue cel-
J.

tique, vol.XXXIII, 1912, p. 352-353).


8
« Nam semper Brittani sub Francorum potestatem post obitum
régis Ghlodovechi fuerunt, et comités non reges appellati sunt »
(IV, 4, éd. Omont-Poupardin, p. 111).
* Reginon, p. 74, 79. — On peut noter encore crue même Erispoe
et Salomon, après qu'ils eurent été' revêtus par Ch. le Chauve des
insignes de la royauté, ne sont qualifiés, du point de vue breton, que
par des expressions latines correspondant à tiern. La plus fréquente
est dominante Brittanniam.
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 193

Que l'indépendance de Nominoe, en qualité de chef de


la nation bretonne, consacrée en droit par son couronne-
ment, triompha pleinement en fait, c'est ce que démontrent

l'action militaire combinée de Nominoe et de Lambert, dans


les années 849 à 851, la prise de Rennes et de Nantes 1
,

l'invasion de l'Anjou
2
du Maine etmême du Vendômois
,
3 4
,

le recul devant elle de Charles le Chauve 5 réduit aux vaines ,

6
protestations de ses évêques , et à l'adjuration qu'ils adres-

sent aux Bretons de se renfermer, pour le moins, dans


les frontières qui leur avaient été consenties 7 .

1
850. « Orta est turbatio non modica inter Karolum regem Fran-
corum et Nominoium ducem. Britannise. Sicque actum est ut Lan-
debertus cornes adhsereret deserens dominatum
Nominoi principi,
Namneticam simul et Ande-
régis Karoli; invasitque totam provinciam
gavam ex obtentu ducis Britanniœ. Porro omnes amici régis hue
illucque dispersi sunt » (Gesta S. Conwoionis, Mabillon, Ssec. IV, 2,

p. 218). — Ajoutez : Chronicon Fontanell., ad an. 850, H. F., VII,


p. 42; Chronique de Nantes, p. 32.
2
Printemps 849 : Nomenogius Brito, consueta perfîdia, Ande-
«

gavis et vicina eis circumquaque loca invadit » (Annales de Saint-


Bertin, p. 70).
Fin 849 : « N. Brito, consueta sibi insolentia, bacchatus est »
(Ibid., p. 72).
3
« Indeque ad Ginomannis cum indicibili furia pervenerunt
(Chron. Fontan., ad an. 850, loc. cit.).
4
Cf. Lot, Charles le Chauve, p. 223-224.
3 refoulement ou l'expulsion
Ajoutez le de la population gallo-
franque, obligée de se réfugier dans la Francie, où Charles le

Chauve la prend sous sa protection par le capitulaire de Servais (853).


v De advenis qui oppressione... Brittanorum in partes istorum reg-

norum confugerunt etc. » (Capit., éd. Krause, II, p. 273).


6
Réunis en concile vers le mois d'août, probablement en Anjou

Leur admonitio rédigée par Loup de Fer-


(Cf. F. Lot, op. cit., p. 220).

rières reconnaît que Nominoe a été établi par Dieu chef de sa nation
(Diu est quod Deus, occulto justo tamen judicio, permisit esse te
rectorem gentis tuœ) (H. F., VII, p. 504), mais ils lui reprochent des
méfaits nombreux (invasion du territoire franc, dévastation, déposi-
tion des évêques, alliance avec Lambert, etc.).
7
« Nec ignoras quod certi fines ab exordio dominationis Francorum
fuerint, quos ipsi vindicaverunt sibi, et certi quod petentibus con-
F. — Tome IV. 13
194 LIVRE IV. § ni. CHAPITRE II.

La mort seule de Nominoe, survenue inopinément à


Vendôme, le 7 mars 851, arrêta le flot breton et releva
la confiance abattue des Francs. Les trois souverains se
réunirent au colloque de Mersen, vers le mois de mai,
et Chauve convoqua dans le
aussitôt après Charles le
Laonnais, à Roucy, le plaid annuel de ses fidèles, pour
tenter à nouveau l'entreprise ardue de dompter les Bre-
1
tons .

Une « immense » armée s'avance vers les frontières


de la Bretagne 2 où le filsde Nominoe, Erispoe, va prendre
l'offensive contre elle.
Il a décrété une levée en masse de sa nation et lui a
3
donné l'ordre de franchir la Vilaine . Le choc se produit,
le 22 août 851, sur le territoire angevin, et une fois en-
core l'armée franque subit une déroute sanglante dont le
4
roi ne parvient à échapper qu'à grand ahan Charles . le

cesserunt Britarmis. Quomodo ergo despicis Jegem Dei quse prse-


cipit Ne transgrediaris terminos, quos posuere patres tui? » et
: «
terram Francorum injuste tibi defendere conaris? Nec formidas illud :

« Maledictus qui transgressus fuerit terminos proximisui » (H. F., VII,

p. 504-505).
1
« Rex Carolus placitum suum in Rouziaco tenuit... Inde in Brit-
taniam iter suum indixit » (Chron. Fontanel. ad 851, H. F., VII,

p. 42-43).
2 « Carolus iterum cum immenso exercitu fines Brittonum (la
marche de Bretagne) intravit » (Reginon, éd. Kurze, p. 80).
3 « Karolus rex commovit universum exercitum suum putabat :

enim quia posset totam Britanniam armis capere, et strages et sectas


hominum facere, et totam provinciam in sua dominatione perducere.
At ubi Erispoe, qui tune Britanniam regebat, hsec omnia audivit
jussit et ipse exercitum suum praeparari, et mandavit ut omnes parati
essentet prœireut eum ultra Visnoniœ fluvium. Statim cuncti Brit-
tones a sedibus suis surrexerunt » (Vita S. Conwoionis, Mabillon,
IV, 2, p. 199).
4
Revelationes Audradi : « Scias te sequenti anno in hoc ipso,
mense, qui nunc est, Brittaniam venturum, ibique ita ab inimicis tuis
dehonestandum, ut vivus évadas ». — « Venit anniversarii dies, et sermo
Domini completus est in Karolum et exercitum ejus » (H. F., VII,
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 195

Chauve doit se résigner à faire la paix. Elle est conclue à


Angers, moyennant l'abandon formel par les Francs des
comtés cle Rennes et de Nantes, ainsi que du pays de
Retz, la reconnaissance du principat et la collation au
duc, comte ou prince des Bretons, des insignes cle la
royauté 1 .

Il pourra donc, de par l'octroi du rex Francorum, s'inti-

tuler rex Britannicœ gentis, titre avec lequel il figure, en


2
8S7, dans une charte de donation qu'a confirmée, la même
3
année, Charles le Chauve .

Les annales de Saint-Bertin, qui nous rapportent les

p. 290-291). — Adde : Chron. Fontan., ad an. 851 {ibid., p. 43) et

Reginon, loc. cit.

« Respagius fîlius Nomenogii, ad Karolum veniens, in urbe Ande-


1

gavorum, datis manibus, suscipitur, et tam regalibus indumentis


quam paternse potestatis ditione donatur, additis insuper ei Redo-
nibus, Namnetis et Ratense (Ann. de Saint-Bertin, ad an. 851,
».

p. 77-78). Cf. Chronique de Nantes c< Faciens pacem cum KaroJo :

rege... marcham et comitatum semper in potestate sua retinuit ».


— « Karolus... coronam regiam Herispogio viventi concessit ha-
bere » (p. 42, 44).
Dans une charte de Redon, datée du 23 août 852 (App. 34, p. 367),
Erispoe affirme la légitimité de ses possessions jusqu'à la Mayenne :

« régnante Karolo rege, dominante Erispoe in totam Britanniam et


usque ad Medanum fluvium ». Cf. le début de la charte : « Ego E.
princeps Britanniœ provincial et usque ad Medanum fluvium ».

Le 11 mars 854, nous trouvons dans une autre charte de Redon


la qualification rex « Adiit W... Erispoe totius Britanniae regem...
:

E. rex testatus est » (App. 40, p. 3 f:


>9).
2
« Herispogius, gentis Britannicœ rex, omnisque suoe gentis
nobilitas christianse religïoni... pro animée nostree remedio... sive pro
amantissimo compatre nostro, Karolo, Francorum rege.... Signum
Herispogii régis Britannicœ gentis ». Charte insérée dans la Chro-
nique de Nantes, p. 44-48 (857).
3
La charte de confirmation a été retrouvée et publiée en 1853 par
La Borderie, les principaux passages sont reproduits par Merlet, loc.

cit., note 2 : « Dilecti nobis compatris et fidelis nostri Herispogii,


cui si quidem marcam sive comitatum Nanneticum beneficiario jure
habendum et secundum nostram fidelitatem tenendum largiti fuimus,
precibus instanlibus... » (857).
196 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

1
conditions du traité , disent d'Erispoe « datis manibus
siiscipitur ». Devons-nous entendre qu'il a fait hommage
pour la Bretagne? Certainement non. D abord
?

il ne pou-
vait s'agir encore à cette époque d'un véritable hom-
mage féodal. Mais, en outre, par cela même que
Charles Chauve reconnaissait à Erispoe la dignité de
le

roi, il comme un duc ou un comte


renonçait à le traiter
lui devant hommage à raison d'un honor concédé par
lui. La dation des mains, en tant qu'elle a pu être un

symbole de fidélité plus étroite que l'engagement de foi


inhérent à tout traité de paix ou que la reconnaissance de
la suprématie franque, cette dation n'a pu s'appliquer
qu'à la cession des comtés de Nantes et de Rennes. Et
voilà, en effet, ce qui ressort avec la dernière évidence
2
de la charte confirmative de 857 que j'ai citée .

En qualité de roi des Bretons, Erispoe était chef d'une


nation autonome, que les seuls liens de la hiérarchie rat-
tachaient au regnum Francorum. A ce point de vue, il

est inexact de dire que désormais, du c'est-à-dire à partir


traité de 831, Erispoe n'a plus reconnu la prééminence
3
impériale, mais seulement la royauté de Charles le Chauve .

Il existe au contraire des chartes de Redon postérieures


4
à 851 où Lothaire figure comme empereur et la véri- ,

table situation juridique (jusqu'à la mort de Lothaire, en


855) est parfaitement définie dans deux autres chartes
du même cartulaire, qui mentionnent Lothaire comme
empereur, Charles le Chauve comme roi et Nominoe

1
Supri, note 3, p. 195.
2
Seul le comté de Nantes y est relaté comme tenu bénéficiant)
jure. Voy. note 3, suprà.
8
Suivant M. Lot, « après le traité d'Angers de l'automne de 851...
la souveraineté nominale de Lothaire disparaît » (Mélanges, p. 39-40).
4
Cartul. de Redon, ch. 20, p. 18 « anno nono (date comptée du
:

traité de Verdun) régnante Holotorio imperatore, Erispoe duce in


Brittaniam» (852, 21 septembre). — Ch. 35, p. 29, même date, même
formule. Cf. App. 32, p. 366(851-855) : « tempore illo régnante Hlo-
tario imperatore. Signum Erispoe ».
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 197

comme prince des Bretons


1
. Ce n'est qu'après la mort de
Lothaire, quand la dignité impériale passa à son fils

Louis II, le jeune et lointain roi d'Italie, qu'il ne fut plus


question de la prééminence de l'empereur. La suprématie
parut se concentrer aux mains du roi de la Francie occi-
2
dentale .

Pour fonder une véritable dynastie royale et pour en


relever le prestige aux yeux des Gallo-Francs, Erispoe re-
chercha l'alliance familiale de Charles le Chauve; recherche
qui s'accordait avec les désirs des Carolingiens de res-
taurer et d'étendre leur pouvoir par des mariages. La
fille d'Erispoe fut, en 856, fiancée à l'héritier du trône,
Louis le Bègue, et celui-ci fut gratifié, à cette occasion, du
duché du Maine, comme Charles le Chauve lui-même
3
l'avait reçu de son père en 838 .

Le texte des annales de Saint-Bertin qui relate les


4
accordailles a certainement été mal interprété par La
Borderie, y a eu
puisque cet historien s'imagine qu'il

concession de territoire par Erispoe à son futur gendre


et en conclut que le Maine tout entier avait été antérieu-
5
rement conquis par les Bretons Il est vrai que selon la .

translatio S. Ragnoberti, dont le rédacteur paraît bien


avoir été Joseph, le précepteur de Louis le Bègue 6 ,

Erispoe aurait concédé le royaume de Neustrie à Louis le


7
Bègue . Mais tout porte à croire que le texte est cor-

1
CartuU de Redon, ch. 70, p. 56 (851-855) : « imperante domno
Lothario imperatore, régnante Karolo rege, dominante Erispoe Brit-
tanniam ». Ch. 120, p. 91, même formule, même date.
2
II n'est pas fait, cela se comprend, la moindre mention de l'empe-
reur Louis.
3
Annales de Saint-Bertin, ad an. 838, p. 27. Cf. T. III, p. 542. —
4
Karlus rex, cum Respogio Britonum paciscens fîliam ejus filio
«

suo Hludowico despondet, dato illi ducatu Cenomannico » (ad an.


856, p. 88).
5
La Borderie, Histoire, II, p. 80-81.
6
Voy. Lot, Charles le Chauve, p. 175, note.
7
« Rex Carolus... villam, quse vocatur Veteres-domus (Louviers)
498 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

rompu, et s'il ne Test pas, il doit vouloir dire que,


1
dans une assemblée solennelle des Francs ,
Erispoe a
reconnu Louis pour roi franc de la région entre la Loire
et la Seine, en renonçant aux prétentions qu'il pouvait
avoir sur le territoire que les Bretons avaient à diverses
reprises occupé.
Ces projets n'eurent pas d'autres suites. Ils échouè-
rent par la mort violente d'Erispoe, qui périt sous les
coups de son cousin Salomon et du Breton Almar
(2-19 nov. 857). Nous ne savons pas s'il fut, comme le

prétend La Borderie, victime d'un mouvement national,


d'une révolte provoquée par ses conventions avec le roi

des Francs. Les annales de Saint-Bertin disent seulement


que les assassins étaient depuis longtemps, din, en
2
conflit avec Erispoe . Il peut donc n'y avoir eu qu'une ri-

valité de pouvoir. Salomon avait dû être associé au gouver-


nement de la Bretagne. Fort peu de temps après la paix
conclue à Angers en 851, il fît acte de fidélité à Charles
le Chauve et fut reconnu par lui comme chef d'un tiers

de la Bretagne (852) 3
. Une charte datée de la même

veniens, venit ad Britonum Hilispogius princeps, cum filio


eum ibi

prsefati nobilissimi régis,Ludovico nomine; ibique Hilispogius, con-


silio cum Francorum nobilissimis habito, Ludovico régis filio Neus-
trise regnum dédit, et in hac regni parte eum regnare constituit ».

(H. F., VII, p. 366-367).


1
Voy. la relation contemporaine d'Héric d'Auxerre [\ vers 877)

dans les Miracles de Saint-Germain d'Auxerre (Duru, Bibl. hist. de


l'Yonne, II, p. 144) : « In pago Rotomagensi regius fiscus est, quem
incolae ob palatii antiquitatem veterem domum nuncupant... Rex
Garolus hue fortasse devenerat, cum Herispogio duce Brittonum pla-
citaturus ac séria quxque de regni negotiis tractaturus. ... Huic
miraculo tôt extitere testes, quot ad hujus generalis conventus spec-
taculum e cunctis regni partibus occurere potuerunt ».
2 « Respogius, dux Britonum, a Salomone et Almaro Britonibus,
diu contra se dissident ibus, interimitur » (Ann. Saint-Bertin, ad an.
857, p. 92).
3 a Salomon Brito Karolofidelis efficitur, tertiaque Britanniae parte

donatur » (Ibid., ad an. 852, p. 79).


LA ROYAUTÉ BRETONNE. 199

année mentionne la domination collective de Erispoe et


de Salomon « Erispoe seu Salomon dominatores
:

Il paraît assez vraisemblable que ce fut par Erispoe

lui-même que Salomon avait été élevé au pouvoir, et que


Charles le Chauve ne fit que ratifier leurs conventions,
mais il ne serait pas impossible que le cousin d'Erispoe
eût convoité son trône et cherché auprès du roi des
Francs un appui pour l'en déposséder, puis, jugeant que
l'accord de 8S6 faisait échec à ses intrigues franques, se
fût rejeté vers les nationalistes intransigeants. Quoi qu'il

en soit, Charles le Chauve ne tarda pas à se convaincre


une fois de plus qu'il n'existait pas de parti franc en
Bretagne. Il comptait sur la discorde, il trouva unies
2
devant lui toutes les forces bretonnes ; bien plus il les

aux comtes rebelles de la Francie pour chasser


vit s'allier
8
Louis le Bègue de son duché du Maine puis à Louis le ,

Germanique pour l'obliger lui-même à se réfugier en


Bourgogne 4 .

Salomon, le nouveau prince breton, continue, durant les

années suivantes à faire cause commune avec tous ceux qui


se soulèvent contre Charles le Chauve ou qui lui résistent :

avec Robert le Fort, avec Pépin d'Aquitaine, avec Louis


le Bègue même, jusqu'à ce que la soumission succes-
sive de ses alliés et les revers qu'il subit lui fassent dé-
poser les armes (863). Il se décide alors à se rendre

1
Cartul. de Redon, App. 35, p. 367 : « per jussionem Erispoe seu
Salomonis qui de ipsa terra eodem tempore sunt dominatores »

(12 septembre 852).


2
« Carolus tertius super Brittones cum exercitu irruere disponit,
sed cum ad terminos gentis appropinquasset, audito quod ad resis-
tendum totis viribus parati essent, subito mutata voluntate magis
elegit paeem suscipere quam bellum n ferre » (Reginon, p. 91).
i

3
« Comités Karli régis cum Britonibus juncti, déficientes a Karlo,
fîlium ejus Hludowicum ejusque sequaces, a partibus Cenomannicis
deterritum, Sequanam transire atque ad patrem refugere compel-
lunt » (Ann. Saint-Bertin, ad an. 858, p. 94).
4
Ibid., ad an. 858, p. 96.
200 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

auprès de Charles le Chauve, à l'abbaye d'Entrammes


(diocèse du Mans). Il se recommande au roi, lui jure fidé-
lité, lui fait prêter serment par les principaux chefs bre-
tons. Il verse l'ancien tribut de cinquante livres d'argent
qu'avait dû la Bretagne *, et que, l'année suivante, il ira
2
porter encore au plaid de Pitres . En échange il reçoit, à
titre de bénéfice, le territoire Entre-Deux-Eaux et l'abbaye
3
de Saint- Aubin d'Angers .

On ne saurait assurer, mais il paraît probable que


l'hommage avait été prêté à raison des comtés de Nantes
et de Rennes et des nouveaux bénéfices octroyés, et que
le tribut fut payé pour l'ensemble de la Bretagne, sur

laquelle la suprématie royale se trouvait rétablie par


ce traité de paix. Paix éphémère, du reste! Aucune des
parties n'en était satisfaite. Charles le Chauve aurait voulu
une soumission plus absolue, qui lui permît de disposer
soit du principat de la Bretagne, soit même des comtés
armoricains, comme de bénéfices, et les Bretons ne sup-
portaient qu'avec une violente rancœur l'obligation de
payer un tribut. Ils le refusèrent après 864, et le souve-
rain franc pour les y contraindre fit adresser par ses

1
« Karolus rex Cenomannis civitatem adit, incleque usque ad

monasterium quod Interamnis dicitur procedit; ubi Salomon, dux


Britonum, cum primoribus suse gentis illi obviam venit, seque illi
commendat et fidelitatem jurât, omnesque primores Britanniœ
jurare facit, et censum illius terrée secundumantiquam consuetudinem
exsolvit» (Ann. Saint-Bertin, ad an. 863,
illi p. 118). — Voy. pour le
montant du tribut la note suivante.
2
« In Joco qui Pistis dicitur générale placitum habet (Karolus), in
quo annua dona sed et censum de Britannia a Salomone, Britanno-
rum duce, sibi directum more preedecessorum suorum, quinquaginta
scilicet libras argenti recipit » (juin 864, Ann. Saint-Bertin, p. 136).
— Cf. sur cette espèce de tribut Waitz, Verfassungsgeschichte,
:

2e édit. (Berlin, 1885), IV, p. 103-104.


3
« Cui Karolus ob fidelitatis suœ meritum partem terrée quae
Inter-duas-aquas dicitur, et abbatiam Scti Albini in beneficium
donat » (Ibid., ad an. 863, p. 118).
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 201
er
évêques un appel au pape Nicolas I (18 août 866) le

sollicitant d'enjoindre, sous peine d'excommunication,


au duc breton de s'assujettir sans réserve au roi des
1
Francs .

1
Lettre des évêques du Concile de Soissons « Ut, more prœces- :

sorum suorum, idem auctor Britonum fîdentissimo filio vestro, domno


et seniori nostro Karolo, in cunctis obtemperet, suaque omni humî-

liatione débita colla submittat, annuosque census persolvat... vestris


suasionibus et, ut expedit, redargutionibus, quaesumus, decernite.
Qui si contra... aspirare nititur, gladio sancti apostolatus vestri se
percellendum debîto cognoscat libramine » (Texte inséré dans Chro-
nique de Nantes, p. 55).
Déjà en 859, dans l'important concile de Savonnières, près de Toul,
auquel assistaient avec Charles le Chauve, les rois Lothaire II de
Lorraine et Charles II de Provence, Salomon avait été menacé d'ana-
thème s'il ne se soumettait pas pleinement et ne payait pas tribut aux
Francs, comme ses ancêtres y étaient tenus : « Ut recordetur gentem
Britannorum Francis ab initio fuisse subjectam et statutum dépen-

disse tributum, ac per hoc non dedignetur ad nuper oinissam reverti


consuetudinem » (Morice, Preuves, I, 310). La menace était sérieuse

puisque Charles le Chauve lui-même reconnu justiciable du


s'était

concile : « A regni sublimitate supplantari vel projici, a nullo debue-


ram, saltem sine audientia et judicio episcoporum » (Voy. Hefele,
Conciliengeschichte t IV, p. 206).
L'attitude des Bretons et de leur chef en face des prétentions de
la royauté franque, appuyée sur l'épiscopat, de même que la sou-
mission relative à laquelle Salomon a momentanément consenti, tout
cela a sa répercussion assez nette dans les chartes. Pendant les sept

premières années de son règne, je ne trouve dans le Cartulaire


de Redon que deux chartes où il soit fait mention du roi franc,
l'une en 858 (ch. 36, p. 30), l'autre, l'année précisément du concile
de Savonnières (ch. 69, p. 55, 2 janvier 859). Partout ailleurs, Salo-
mon figure seul dans les dates comme ayant autorité (dominatus,
principatus) sur la Bretagne, comme la dominant, la gouvernant, la
régissant (régente, ch. 104, p. 78), avec l'indication même une
foisque son pouvoir s'étend jusqu'à la Mayenne (dominante Sa-
lomone Britanniam usque Medanum ftumen, ch. 72, p. 57, circa 859).
Ce n'est qu'après le traité de 863, et après le paiement du tribut au
plaid général de Pitre (juin 864) que le nom de Charles le Chauve
reparaît dans deux ou chartes (ch. 57, p. 46, 29 juillet 864,
trois
ch. 55, p. 44, et ch. 56, p. 45, 863 865), puis il revient dans deux
202 LIVRE IV. — § m. CHAPITRE II.

Était-ce bien l'heure d'une pareille démonstration, et


quelle chance de succès pouvait-elle prétendre quand le

plus valeureux champion des Francs, Robert le Fort,


venait de périr à Brissarthe (25 juillet 866) ? L'attitude du
pape est la* meilleure réponse. Il n'y a trace d'aucune
lettre pontificale à Salomon qui soit postérieure au concile
or
de Soissons *, et dans les lettres que Nicolas I a adressées
le 6 décembre soit aux pères du concile, soit à Charles le
Chauve, en réponse à leurs missives 2 le souverain pontife ,

ne fait pas la plus légère allusion aux affaires de Bretagne.


Du reste, le roi lui-même ne tarda pas à se rendre à l'évi-
dence des faits et à s'y plier. C'est toujours la même
tactique aboutissant au même résultat : l'indépendance
er
bretonne. Convocation de l'ost (cette fois au 1 août 867)
pour une expédition en Bretagne, et tout aussitôt négocia-

tions engagées avec le duc des Bretons en vue d'un nou-


veau traité 3 Celui-ci est conclu le jour même du 1 er août,
.

à Compiègne, où s'est rendu, avec pleins pouvoirs, le


gendre de Salomon, Pascwithen. Nous en connaissons les
clauses essentielles*. Il n'est plus question de tribut, ni

autres presque immédiatement avant le concile de Soissons (ch. 49,


p. 39, 13 juillet 866, ch. 52, p. 42, 12 août 866). — Nous verrons ce
qu'il en sera après le traité de 867.
1
Jaffé date circa 862 la lettre de Nicolas I
er
insérée dans la Chro-
nique de Nantes (2* éd., n° 2708). M. Merlet
de 866, mais la croit
il reconnaît qu'elle est antérieure au concile de Soissons, puisque la
femme de Salomon Wembret, dont il y est parlé, est morte au mois
de juillet 866 (Chron. de Nantes, p. 62, note 2).
2
Voy. Jaffé (2 e éd.), n os 2822-2824.
3
Annales Saint-Bertin, ad an. 867, p. 166. C'est en revenant de
Metz où il s'était rencontré dans les deruiers jours de mai avec Louis
le Germanique (Mùhlbacher, 2 e éd., n° 1462 i) que Charles le Chauve

convoqua l'ost à un plaid général pour le mois d'août (lbid.).


4
Annales Saint-Bertin, ad an. 867, p. 167 « Karolus, datis'obsi- :

dibus, Paswithen Salomonis legatum, Kalendis Augusti in Compendio


suscipit, et ei; vicario sciJicet Salomonis, comitatum Constantinum
cum omnibus fiscis et villis regiis et abbatiis in eodem comitatu con-
sistentibus ac rébus ubicumque ad se pertinentibus, excepto episco-
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 203

de fidélité jurée autre que celle d'un allié naturel, et pour


cimenter l'alliance le roi non seulement reconnaît et con-
1
firme par serment la souveraineté de Salomon et de son
2
fils sur la Bretagne, mais il leur abandonne le Cotentin
et la majeure partie au moins de l'Avranchin, sinon ce
3
territoire tout entier .

Il n'y avait plus le duc Salomon des


qu'à revêtir
insignes royaux comme
Chauve l'avait fait jadis
Charles le

d'Erispoe. Dès l'année suivante, à la première marque de


fidèle alliance que Salomon lui avait donnée en s'offrant

à combattre seul les Normands, le roi franc lui envoya par


son camérier Engelran une couronne parée d'or et de
pierres précieuses, et un somptueux costume royal. Le
principat royal des Bretons était donc pleinement res-
tauré. Salomon put prendre, au regard des Francs, le titre
4
de roi dans les chartes. Il le fait dès 868 et désormais il

patu, donat, et sacramento primorum suorum confirmât, et ex parte


Salomonis, a prœfato ipsius vicario fidelitatis atque pacis atque
prœstandi adjutorium contra inimicos suos sacramentum ea condi-
tione suscipit, ut Salomon et filius ejus, cum his quœ antea habe-
bat, hoc donum etiam habeant et Karolo ac filio ejus fidèles exis-
tant ».
1
L'acte est rappelé dans le capitulaire de Kiersy (877), cap. 23 :

« Qualiter regnum quod necessitate Brittonibus quondam juramento


confirmatum fuerat » (Gapit. LL., éd. Krause. II, p. 360).
2
L'aîné des fils, Rivalon, étant mort,Wigon, fît en le plus jeune,
873 acte de fidélitéSalomon fîlium suum, nomine Wigon,
au roi : «

ad eum (Karolum) cum primoribus Britonum misit, qui filius ejus se


Karolo commendavit, et fidelitatem coram fidelibus suis illi juravit »
(Ann. Saint-Bertin, ad an. 873, p. 235).
3
Translation de Saint-Laumer (vers 872) (récit contemporain) :

« Transtulit corpus... in pagum Abrincadinum, in villam quae dicitur


Patricliacus : quam denique retroactis temporibus Rodulfus, vassus
dominicus, memorato monasterio... contulerat, ipsamque olim gens
Britannorum cum principe suo Salomone, cum multis aliis posses-

sionibus, regeCarolo condonante, in possessionem acceperat» (Mabil-


lon, SS. Ben., IV, 2, p. 246).
4
Cart. de Redon, ch. 240, p. 187 (29 août 868) : « Salomo gratia
Dei Brittanice provinciae princeps... Signum Salomonis régis,..
204 LIVRE IV. § ni. CHAPITRE II.

reconnaît nouveau la suprématie franque en mention-


cle

nant avec une régularité parfaite le règne de Charles le


Chauve Au regard des Bretons, il est resté leur tiern :
1
.

la formule la plus usuelle des chartes est « dominante Brit-


2
tannia » . Salomon ne néglige pas du reste de rappeler ses
droits sur des territoires franciques. On le voit s'intituler
« Salomo, gratia Dei, totius Britannise magnœqne partis
Galliarum prmceps » 3 .

La renaissance du principat royal s'effectue avec une


pompe, un éclat, et l'institution d'un régime d'ordre et de
justice que les gouvernements antérieurs n'avaient pas
connus 4 Mais, au fond, un tel régime était encore préma-
.

turé, inconciliable avec l'esprit de turbulente indiscipline


et de rude indépendance des Bretons. Le duc Salomon
semble bien en avoir eu conscience. Il cherche à donner
satisfaction à l'humeur de sa nation en établissant une sorte
de gouvernement seigneurial 5 . Le remède se montra

régnante Karolo rege, anno XI dominante Salomone Brittaniam >».

Ch. 21, p. 18 (14 septembre 868) : « ante Salomonem regem totcius


Brittanise, presentibus ejus nobilibus ducibus et optimatibus ».
1
Presque toutes les chartes du Cartulaire de Redon postérieures à
867 portent : « régnante Karolo rege ».
2
Dans le Cartulaire de Redon plus de vingt chartes de Salomon
portent cette formule.
3
Cart. de Redon, ch. 241, p. 189 (12 avril 869). Il est assez remar-
quable que par une sorte d'exception, le règne de Charles le Chauve
ne soit pas mentionné.
4
Nous en parlerons dans le chapitre consacré aux pouvoirs du
principat.
5
Cela paraît ressortir du curieux récit de Le Baud emprunté par
lui à des annales perdues. Salomon se serait retiré du monde pour
vaquer à ses devoirs religieux, mais sans se démettre de son pouvoir
suprême. Il en avait confié la direction aux grands, mais nulle affaire
d'importance ne se résolvait que d'accord avec lui : « Il se retira des
euvres du monde pour vacquer à oraison sans empeschement, et les
barons, prelaz et autres seigneurs commencèrent à traiter vertueu-
sement le peuple breton. Mais ils ne concluoient nulles haultes choses
sans Vadvis et consentement du roy Salomon, car néanmoins que il

entendeist à oraison, nes'estoit-il pas du tout desmis de son royaume.


LA ROYAUTÉ BRETONNE. 205

insuffisant. Son résultat fut d'énerver le pouvoir et de


surexciter l'ambition des machtiern ménagés par le duc.
Ils allèrent jusqu'à se coaliser avec les Francs qu'il avait

refoulés ou subjugués
1
. Salomon eut le sort qu'il avait
infligé à son prédécesseur Erispoe. Il périt assassiné

(25 juin 875) par ceux-là mêmes qu'il avait associés à son
2
pouvoir .

Aussitôt se déchaîna une anarchie terrible, une disloca-


tion du principat si tumultueuse que chaque chef de
3
région prétendit au titre de roi . Elle dura jusqu'à l'avè-

Ainsi fut Bretaigne notablement gouvernée par aucun temps, et

obeissoient lesditz seigneurs aux commandemens du roy Salomon


sans les enfreindre » (l re Hist. de Bretagne, de Le Band, rédigée vers
1480 à demande de Jean de Chateaugiron, restée inédite. Bibl.
la

nat., ms.fr. 8266, fos 122 v°-123 r°). Cf. La Borderie, II, p. 114.
1
« Insecutus a primoribus Britonum... nec non et Francis homi-
nibus quos valde afflixerat » (Ann. Sant-Bertin, ad an. 875, p. 238).
2
« Pascuitan, Vurhan (Gurwan) et Wigon filio Rivilin » (Ibid.). —
A en croire Hincmar, qui a rédigé cette partie des Annales de
Saint-Bertin, les chefs bretons ajoutèrent l'astuce à la trahison.
Salomon se livra à eux sur la foi donnée qu'aucun Breton ne lui

ferait de mal, et ils le livrèrent eux-mêmes aux Francs qui le mirent


à mort (Ibid., p. 239).
3
« Denique hoc Salomone mortuo inter comités et proceres Bri-

tanniœ qui de regali Britannide progenie processerant super regno


surrexit gravissima controversia. Denique cornes Redonensis et cornes
Venetensis Alanus preepotentes principes Britanniae Monarchiam
affectant, quibus ex adverso Leoniee et Golovise comités resistere
contendunt, adeoque Britanniae principatum dividunt, quod quilibet
eorum in sua terra regem se Britonum nuncupante. Adduntur his
magnis et intestinis bellis non minus adversi exterorum insultus. Au-
dita siquidem régis Salomonis morte miserabilique totius patria? divi-
sione et contentione percepta, regnum divisum desolaturi Dani veniunt
et Northmanni, civitatesque et castella, ecclesias, monasteria, domos
incendunt, regionem vastant, universamque Britanniam longe late-
que depopulantur, donec tôt a Britanniae regio in vastum eremum
et solitudinem redacta sit ».

(Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire de Bretagne,


T. I [Paris, 1742], col. 142). —
C'est un morceau de la Collectio MS. de
rébus Britanniœ que Lohineau, puis Morice, ont intercalé dans le
206 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

nement du frère de Pascwiten, Alain le Grand (888).


Jusque-là, le pouvoir suprême fut disputé entre les deux

texte de la Chronique de Nantes, publié par eux. — On peut rapprocher


ce texte du ch. XXXII de la Vita Gildx écrite au xi e siècle (éd. Lot,

Mélanges d'études bretonnes, p. 460-461). Il est également en étroit


rapport avec les « Chronicques annaux » de provenance très diverse
que Le Baud a utilisés. Voici, en effet, ce qu'il écrit dans la deuxième
rédaction de son Histoire de Bretagne (début du ch. XVII, p. 122) :

« Et dient autres Annaux


que « Chronicques annaux » de
(autres
l'église de Redon) que ledit Salomon mort s'esleva très griefve con-

troverse sur le royaume entre les comtes et les barons du pais qui
estoient procédés de la lignée royalle des Bretons. Car Salomon, le
comte de Rennes et Allai n comte de Vennes, très puissants princes
qui estoient neveux dudit Salomon, affectèrent la monarchie de Bre-
tagne. Auquel au contraire les comtes de Léonense et de Gœtlo Pas-
cuethan et Gurwant qui Tavoient saisie et départie s'efforcèrent de
leurs puissances contrarier et résister. Si fut lors la principauté
divisée tellement que chacun en sa province s'appelloit roi des Bre-
tons » (t. III, p. 199, éd. des Bibliophiles Bretons, 1911).
Il me paraît indispensable de donner ici quelques indications plus
précises sur ces diverses sources, spécialement sur Le Baud.
Le Baud avait, vers 1480, è la demande de Jean, seigneur de
Châteaugiron, fait une compilation des plus vieilles chroniques de la

Bretagne. C'est la première rédaction de son Histoire de Bretagne.


Elle est contenue dans le magnifique manuscrit à miniatures de la

Bibliothèque nationale (fr. 8266), et était restée inédite jusqu'en 1907,


où sa publication a été entreprise par la société des Bibliophiles bre-
tons sous le titre de Cronicques et ystoires des Bretons par Pierre le

Baud. Trois tomes ont paru (1907-191 4 ) allant jusqu'au 92 e chapitre


du livre III. L'éditeur le vicomte Ch. de la Lande de Calan y a inséré
en même temps des extraits de la deuxième rédaction, VHistoire de
Bretagne publiée par d'Hozier en 1638. Cette deuxième rédaction,
dédiée à Anne de Bretagne, est une compilation de chroniques faite
de 1498 a 1505, dont le ms. original est conservé aujourd'hui au British
Muséum et dont une copie de la même époque se trouve à la Biblio-
thèque nationale (N. acq. fr. 2615). Entre les deux rédactions se
place une Histoire abrégée des ducs et princes de Bretagne, rédigée
en 1484 et représentée par le ms. fr. 6011.
Le Baud a mis bout à bout des extraits traduits avec soin et dans
une langue fort pittoresque des vieilles chroniques et chartes bre-
tonnes, dent le plus grand nombre est perdu. Ses compilations sont
donc extrêmement précieuses et ont, à certains égards, la valeur de
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 207

principaux complices du meurtre de Salomon : Pascwiten


et Gurwan (875-877) l

,
puis entre Alain et le fils de
Gurwan, Judicael, dont le premier, Alain, avait manifesté
avec éclat sa prétention à l'hégémonie en se faisant oindre
de l'huile sacrée par l'évêque de Nantes (12 juin 878) \
Ce n'est qu'en 888, en face du péril imminent d'une
conquête définitive de toute la Bretagne par les Nor-
mands de la Loire, que la nécessité d'une action commune
rapprocha les deux rivaux action entamée avec vigueur
;

par Judicael, qui presque aussitôt y laissa la vie, pour-

sources originales. Il est regrettable seulement que nous ne soyons


pas mieux renseignés sur la provenance et la date des documents mis
en œuvre ou reproduits. Le Baud se borne à la simple désignation
de « Chronicques annaux » ou « annaux » de Saint-Sanson de Dol,
de Saint-Sauveur de Redon, de Péglise d'Angers, de Nantes, etc.
Mais il suffît de réfléchir à l'importance de la Chronique de Nantes
et à la fidélité avec laquelle elle a été traduite par Le Baud pour
juger de la confiance que méritent et ces sources elles-mêmes
et le décalque que V Histoire de Bretagne nous en donne, pourvu
qu'on dégage celui-ci des anachronismes et des légendes qui lui
font une sorte de revêtement.
De même que Le Baud, mais avec moins d'ampleur et moins de
méthode deux autres compilateurs du xv e siècle ont fait
et de talent,

des extraits des vieilles chroniques armoricaines. L'une de ces collec-


tions a été mise à profit par Lobineau sous le titre de Vêtus collectio
manuscripta eccleside Namnetensis. Elle n'a pas été retrouvée. L'autre
a été découverte et acquise par M. de la Borderie qui lui a donné le
nom de Collectio manuscripta de rébus Britanniœ.
1
D'après une charte de Redon, une division du royaume avait été
opérée entre eux (ipsius Salomonis regnum obtinuerunt et inter se

diviserunt, ch. 243, p. 194, er Reginon,


1 août 875). (Cf. p. 107,
« cum duo regnum ejus inter se dividere vellent, sed in divisione
hii

dissentirent »). Les deux textes s'accordent au fond. La division est


réelle. Pascwiten prit la région du Sud avec Nantes, et fonda la

maison des comtes de Nantes, Gurwan celle du Nord, et fut la


souche des comtes de Rennes. Mais la dissension persista, chacun
la souveraineté exclusive de la Bretagne.
d'eux aspirait a
2
de Redon, ch. 235, p. 183
Cart. « Alan princeps.... Armen- :

garius episcopus provintiae Namneticae, qui ibi aderat et eum sacro


oleo uxionis illo die uxit ».
208 LIVRE IV. § III. CHAPITRE II.

suivie avec succès par le désastre qu'à Questembert


(août-nov. 888) Alain infligea aux Normands. La déli-
vrance fut achevée par une double victoire que rempor-
tèrent en 890 les chefs des deux maisons rivales, le comte
1
de Rennes, Bérenger, frère ou fils de Judicael ,
qui défît
les Normands près du Couesnon, le comte de Nantes Alain
2
qui les battit près de la Loire .

Une période nouvelle s'ouvrait, un règne qui depuis


889 fut paisible et en somme glorieux, qui se prolongea
pendant près de vingt ans (888-907) et qui valut à Alain le

surnom de Grand.
Alain reprit le titre de duc suprême, summus dur
(tiern), au regard des Bretons, de roi au regard des
3
Francs . C'est une seconde restauration du principat qui
s'opère et, comme elle coïncide avec la mort de Charles
le Gros (888) et la naissance de reguli dans le royaume
franc, son indépendance n'en fut que mieux assurée. Un
seul acte d'Alain mentionne un Charles sans le qualifier

même de roi, et sans qu'on sache dès lors si c'est de

1
M. Merlet regarde le comte Bérenger, dont il est parlé à la note
suivante, comme
de Judicael (Chron. de Nantes, p. 70, note 4).
fils

M. La Borderie voit en lui tantôt le fils (II, p. 334), tantôt le frère de


ce prince (II, p. 546). Ils admettent en même temps qu'il fut le père
de Juhel Bérenger. Le Baud donne une autre généalogie qui sent la

légende (voy. note suivante).


2
« Après s'assemblèrent partie des dits Bretons sous le vicomte
Bérenger de Rennes, du comte Salomon, neveu et filleul du roy
fils

Salomon... fils de sa sœur et de Moderand, comte de Rennes, etc. ».


Chronicques et ystoires, III, p. 204 (Extrait de la 2 e rédaction de Le
Baud).
3
Alain prend les deux titres dans une charte transcrite par le

chroniqueur de Nantes (p. 74-75) : « Alanus rex, summus Britonum


dux... manifestum fore cupimus... omnibus Britonum episcopis et
ducibus ». — Il me semble que nous avons bien là la distinction entre
le tiern et les machtiern. —A la fin de la charte : « Signum piissimi
ac misericordissimi Britonum régis » (p. 77) (circa 900). Cf. la charte
de la note suivante.
LA ROYAUTÉ BRETONNE. 209

Charles le Gros ou de Charles le Simple qu'il s'agit


1
. Avec
Charles le Simple il n'apparaît de preuve certaine d'aucuns
rapports, et l'on voit, au contraire, après la mort d'Eudes,
un fils de celui-ci, du nom de Gui, compétiteur possible
du roi franc, devenir l'hôte du duc Alain 2
.

Malheureusement la nation bretonne manquait encore


d'une solide cohésion. Alain Grand meurt en 907 et
le

laisse à côté de deuxet Dervien, ses deux


fils, Rudalt
gendres Matuedoi, comte de Poer, et le comte Tanki. La
royauté est disputée entre eux tous, surtout entre Rudalt,
qui commandait dans le pays de Vannes, et Matuedoi,
dont les possessions s'étendaient bien au delà du comté
de Poer. Nous ignorons comment il se fit qu'un comte de
Cornouaille, Gourmaëlon, l'emporta sur eux et fut reconnu
roi des Bretons. En tout cas, il semble bien que les deux
gendres d'Alain et son plus jeune fils se rallièrent au nou-
veau duc-roi Dervien et son parrain Tanki figurent dans
:

une charte datée du règne de Gourmaëlon 3 et Mathuedoi


4
fait confirmer une donation par ce prince C'est donc .

1
Donation de Saint-Serge à i'évêque d'Angers Rainon : « Ego
Alan, gratia Dei pius et pacificus rex Britanniae... pro remedio anirnae
Karoli et Pascwiten et anirnae meae et fîliorum meorum... Data VI
Kal. Dec.... régnante Alano in Britannia» (897). (D. Morice,I,p. 332-
333).
2
« Alauus... tradidit... donationem in manu Roberti monachi..,.
cum fuste buxea quam manu tenebat. Et haec at'firmatio fuit in cas-
tello Reus... coram multis testibus... P. D. B. (fils d'Alain). Guido
filius Otonis régis Francis qui tune erat cum Alano » (Charte du
28 août 903, publiée en note par l'éditeur du Cart. de Redon,
p. 377).
3
Cart. de Redon, ch. 279, p. 226 : « Cum haec Tangi (alias :

Tanchi, cornes) perageret filiolum suum Derian, fîlium Alani qui


secum plebem Eluen partiretur, advocavit ut et ipse parrœchiam
(Lunen) per manicam suam una cum Tanchi graffîaret. Quod ita
factumest... Gurmahilon régnante Brittaniam » (27 novembre 910).
4
Cart: de Redon, ch. 276, p. 224 « Uno consensu Bili episcopus
:

ac Matuedoi cornes Catluiantque abbas miserunt Gurgnou mona-


chum ad Gurmhailon comitem, qui tune monarchiam Brit tannin
F. — Tome IV. 14
210 LIVRE IV. § HI. CHAPITRE II.

Rudalt, le fils aîné d'Alain, qui aurait été le véritable


compétiteur de Gourmaëlon. Une charte nous le montre
dans son rôle de justicier, soucieux de faire régner
1
Tordre et la sécurité .

En tout cas, le pouvoir n'était nullement vacant et nous


pouvons en conclure que si, comme le prétend Dudon,
Charles le Simple a, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte,
permis en 911 à Rollon de s'installer en Bretagne pour
2
vivre sur le pays , il n'a pu lui concéder qu'un titre aussi

nu que le droit qu'en 877 Charles le Chauvedonné avait


à ses fidèles, quand, alléguant la disparition de Salomon
et de son fils, à qui la Bretagne avait été confirmée par
3
serment, il la leur déclarait acquise .

Les Francs n'étaient pas plus en état d'attaquer et de


réduire la Bretagne qu'ils n'étaient en mesure de la

regebat, ut et ipse parrœchiam... graffiaret, et manu propria firmaret.


Quod ita faetum est » (25 octobre 913).
1
Cart. de Redon, ch. 274, p. 222 : « Hae litterae conservantes
indicant... qualiter dederunt fîlii Treithian securitatem in illa terra
quam tanquam heredes, per vim expetebant... Et ideo hoc
antea,
evenit quia maliciosi de quibus sermo est, predam ustionemque
fecerant in parrochia S. Salvatoris, et non poterant reddere. Tune
Catluiant abbas ac sui fratres petiverunt Rudaltum principem suum
ut eis, pro nomine Domini, faceret de filiis T. justitiam ».
« Princeps vero advocavitepiscopum Bili atque Riuvalt fratrem ejus,
in quorum servicio erant predicti prasdatores, eteos causavit cur suos
homines permisissent malum perpetrare contra monachos. Ipsi vero
multum excusantes, juraverunt quod eis hoc taie malum quousque
peractum fuerat... nesciebatur atque ab hoc, si bene placitum habe-
retur seniori predicto Rudalt, dum non baberent fîlii T. malum per-
petratum unde restituèrent... securitatem darent; quod ita factum est
...multis nobilibus clericis laicisque videntibus... Bili, episcopus,
testis, Rudalt testis... » (15 mars 913).
2
Voy. suprà, Normandie.
3
Capit. de Kiersy, c. 23 : « Qualiter regnum, quod necessitate
Brittonibus quondam juramento confîrmatum fuerat, quia de Mis,
quibus firmatum est, nullus superstes est, a fldelibus nostris reci-
piatur » (Capit., éd. Krause, II, p. 360).
LA ROYAUTÉ BRETONNE.

défendre Quant à Rollon et à ses Normands, ils avaient


1
.

assez à faire pour maîtriser les populations de la rive


droite de la Seine, sur lesquelles la domination venait de
leur être reconnue, et pour étendre leur conquête sur la
rive gauche, dans la vaste Transéquanie qui les séparait
de la Bretagne. Il est vrai que les Bretons se trouvaient
affaiblis par les dissensions entre les chefs et la division

du pouvoir. Mais rien n'indique que cet affaiblissement


fût très considérable avant 914. Jusque-là Gourmaëlon
exerce, pour une large part au moins, l'autorité suprême,
le ducalus, et si l'abbaye de Landevenec, située préci-
sément clans le comté de Cornouaille, fut détruite alors par
2
les pirates il n'est point certain du tout que la destruction
,

soitdue à l'impuissance de Gourmaëlon. Elle l'est avec plus


de vraisemblance à la mort du duc dont il n'est plus fait
nulle mention après 913. Cette mort a dù provoquer
la brusque apparition des Normands et donner plus tard
le change au chroniqueur de Nantes 3 quand il a fait
remonter à la mort d'Alain Grand un événement pos-
le
4
térieur, sans conteste, à l'année 913 .

1
« Reges enim Francise omnino adnullati et adnihilati erant, nulla
que fortitudo, nullus vigor defensionis in eis erat » (Chron. de Nan-
tes, p. 81).

Voy. Je calendrier breton du xi e siècle conservé à la Bibliothèque


2

de Copenhague « Eodemanno (913 ou 914) des tru[ctum est] monas-


:

terium Sancti [Vuinva] loci a Normannis » (Delisle, Instruct. du


Comité des travaux historiques ; Littérature latine du M. A. [Paris,
1890], p. 19).
3
Chronique de Nantes, p. 80.
4
II n'y a eu d'incursion sérieuse des Normands en Bretagne que
vers 914. Voy. Merlet, Chronique de Nantes, p. 82, note i.
213

CHAPITRE III

L'OCCUPATION SCANDINAVE DE LA BRETAGNE.

Dès lors que la nouvelle se répand au loin de la dispa-


rition en Normandie d'un pouvoir fort, les pirates font
irruption de toutes parts. Une flotte Scandinave, com-
mandée par les Viking Otter et Roald, ravage (915) les
1
côtes bretonnes . C'est elle, sans doute, que nous voyons
dans Le Baud côtoyant la Neustrie et contournant la Bre-
tagne jusque près des embouchures de la Loire, à Gué-
2
rande, où elle éprouva un échec . Lorsqu'elle eut assez

1
Voy. les textes anglo-saxons cités par A. de La Borderie, t. II,

p. 350.
2
« Nageans par la grant mer costoyant Neustrie et Bretaigne vin-
drent en territoire de Vennes et se applicquerent à Guerrande une
ville située près le rivaige de la grant occeanne... Pour la venue des-
quelx les habitans d'icelle terre impourveuz et veants la grant multi-
tude de nefs armées apportans iceulx pirathes, ung genre de cruelz
hommes efïrenez desquelx le souverain désir estoit espandre sang
humain, capturer les hommes et se enrichir de leurs despoulles
ravies, ilz furent tellement espoventez qu'ilz ne savoient quelle part
tourner, quar ilz n'avoient force ne puissance de résister ne de fuyr
nulles, sinon qu'ilz habandonnassent et laissassent leurs petiz enfans,
leurs femmes et touz leurs biens; et ja s'espandoient leurs annemis
par la terre; toutefïbizau sons de leurs trompes ilz s'entreappellerent
et se aùnerent ensemble et lors tous fuyrent à l'église du glorieux
confesseur Saint Aulbin... le depriant estre leur advocat, leur duc et
conducteur... quar eulx ne ayans aucuns chiefs, ducs, princes ou
gouverneurs enterre qui pugnast pour leur tuicion et deffense (Saint
Aubin leur envoie pour chef un chevalier « a armes resplandissantes »,
ils attaquent impétueusement les Normands et les mettent en fuite)*
214 LIVRE IV. § III. CHAPITRE III.

saccagé, elle alla piller la Grande-Bretagne, puis revint


en 917 reprendre l'œuvre dévastatrice. La seule charte
postérieure à 913 que nous ait conservée le Cartulaire de
Redon date de la courte période de répit qu'en 916 le
départ des pirates avait laissée, et elle ne met plus en
1
scène que des chefs de plou, des machtiern .

Par les fortes brèches désormais ouvertes, un flot de


Scandinaves se déverse sur la région armoricaine. Voici,
en 919, la grande invasion des Normands de la Loire,
2
commandés par Regnwald ,
que Flodoard a consignée dans
ses Annales* et à laquelle certainement se rapportent les
récits Chronique de Nantes et des vieilles chroniques
de la

bretonnes analysées ou traduites par Le Baud 4 La dévas- .

5
tation fut atroce , les Bretons furent massacrés, vendus,
chassés 6 Nantes est pris et le roi Robert, après une tentative
.

vaine de la reprendre, et dans le but évident de préserver le

pays entre Loire et Seine, conclut avec les conquérants un

Et sans demeure les pirathes sentant Dieu les oppugner et non les
hommes tournèrent en fuye et delaissans ou rivaige pluseurs charoi-
gnes des leurs plus ignellement que ilzn'estoient venuz rentrèrent en
leurs nefTs » (Le Baud, III, ehap. 74, l re rédaction, Chronicques et
ystoires, t. III, p. 442-143).
1
Cart. de Redon, ch. 282, p. 228. Donation à Redon d'une villa

(Penkoit, sur la rive gauche de la Vilaine, diocèse devantes) par un


nommé Rikart. Parmi les témoins : « Bernart princeps, et Godalen
filium Gleudaen, princeps, testis de Ma plèbe » (1
er août 916).
2
Voy. suprà, Normandie.
8
« Nordmanni omnem Britanniam in cornu Galliee, in ora scilicet

maritima sitam depopulantur, proterunt, atque delent, abductis, ven-


ditis, ceterisque cunctis ejectis Brittonibus » (éd. Lauer, p. 3).
4
Chronique de Nantes, p. 81 et suiv. Le Baud, l re rédaction, III,
74, Chronicques et ystoires, t. III, p. 444.
5
Vêtus coll. ms. de rébus Britanniœ,ip. 170-171 (La Borderie, III,
p. 356) « Universam Britanniam longe lateque depopuJantur, donec
:

tota Britanniee regio in vastum heremum et solitudinem redacta est ».


6
« Fugientesque inde prse pavore Noimannorum territi, comités,
vicecomitcs ac mathiberni omnes dispersi surit per Franciam, Bur-
gundiam et Aquitaniam » (Chronique de Nantes, p. 81-82).
L'OCCUPATION SCANDINAVE DE LA BRETAGNE. 215

traité qui rappelle, à certains égards, le traité de Saint-


Clair-sur-Epte l
L'abandon
. qu'il consent de tous ses
droits sur la Bretagne et sur le comté de Nantes est con-
firmé en 927 par Hugues le Grand et Herbert de Ver-
mandois (au 'moins quant au comté de Nantes sur lequel
ils avaient des prétentions plus directes), après qu'ils

eurent, eux aussi, essayé sans succès de dompter les


Normands de la Loire par la force des armes 2 .

En 930 pourtant, ces pirates furent entamés par une


3
grande défaite dans l'Aquitaine qu'ils avaient envahie ,

et leur déroute semble avoir redonné courage aux Bretons.


Sous les ordres de Juhel (Judicaël) Bérenger, comte de
Rennes, ils se soulèvent en 931. Si la charte de ce prince
1
qui figure au Cartulaire de Redon "
est authentique, le
nord de la Bretagne avait gardé jusqu'alors une partie
au moins de son organisation indigène. Le comte de
Rennes y tenait encore sa cour, il était en relation avec
le comte d'Anjou (Foulque le Roux), son action s'étendait
jusqu'à l'extrémité occidentale du diocèse de Tréguier.

1
Flodoard, ad an. 921, p. 6 : « acceptis ab eis obsidibus, Britan-
niam ipsis, quam vastaverant, cum Namnetico pago concessit; quique
fidem Xristi cœperunt suscipere ». Cf. sur le sens de ce traité suprà,
Normandie.
2
Flodoard, ad an. 927, p. 38.
3
Flodoard, p. 45.
4
Cart. de Redon, ch. 305, p. 257 : « Juhel Berenger, consul...

tradidit S° Salvatori... insulam quandam parvam in Britanniam...


Quadam vice, dum ex more cum obtimatibus tocius
supradictus cornes
Britanniae in plèbe quse vocatur Lanmurmeler curiam suam teneret,
et de commuai utilitate sui regni cum ipsis tractaret, legati comitis

Andegavorum, viri iJlustrissimi a suo comité publica legatione trans-


misse plurima donaria secum déférentes, ad eum venerunt... cornes...
equos sibi preparari jussit. Sed priusquam ascenderet, cujus esset
illa insula... requisivit. Gui dictum est a quodam dapifero quod sui
juris esset propria. At ille cirotecam dextere manus extrahens dédit y

illam insulam, sicut eam possidebat... coram multis nobilibus... et


basilicam in ipsa insula, sine alicujus viventis calumnia, fabricari
jussit, et cimiterium ipse baculo... mensuravit » (vers 931).
216 LIVRE IV. § III. CHAPITRE III.

C'est là, à Lanmeur, que la charte nous le montre en


fonction. Sans doute le flot des Normands de la Loire

n'avait-il pénétré que fort clairsemé dans cette région


septentrionale et c'est elle, à coup sûr, et non la Cor-
nouaille, que Flodoard désigne par le terme Cornu
1 2
Galliœ ,
quand il rapporte la révolte de 931 . Cette
révolte, dont Le Baud, d'après les Chroniques annaux, nous
a laissé le pittoresque récit, fut signalée par le massacre,
le jour de la Saint-Michel, des Normands installés dans
3
le pays . De terribles représailles s'ensuivirent. Les
Normands de la Loire accourent en force sous la conduite
de leur chef Incon. Ils mettent tout à feu et à sang.
Les Bretons sont écrasés, asservis, tués ou chassés au

1
Flodoard (ad an. 919) s'était servi du même terme (suprà, p. 214,
note 3) pour désigner toute la Bretagne.
2
« Interea Brittones qui remanserant Nordmannis in cornu Gal-
liae subditi, consurgentes adversus eos qui se obtinuerant, in ipsis
solemniis Sancti Michaelis omnes interemisse dicuntur qui inter eos
morabanturNordmannos, csesoprimum duce illorum nomine Felecan »
(Flodoard, ad an. 931, p. 50).
3
La première rédaction de Le Baud est très voisine du récit de
Flodoard, mais elle nous fait connaître le chef des Bretons. La
deuxième rédaction citée par Merle t (Chron. de Nantes, Introd.,
p. xliii-xliv) raconte en détail le combat qui avait précédé le mas-
sacre (Voy. Cronicques et ystoires, p. 207).
Voici la première rédaction, à mon sens, la plus précieuse : « Assez
tost après la désolation desusdite reprindrent les Bretons leurs forces
et ceulx qui en la région estoient demourez et les autres qui espars
avoient esté parles régions estranges avoez et accompaignez ensemble
prindrent leurs armes et combattirent contre leurs ennemis, lesquelx
ils chacèrent par puissance hors de leurs contrées, et le jour de la
sollempnité monsieur Saint Michel Tan de Nostre Seigneur neuf cens
XXXI les Bretons qui estoient demourez occirent touz les Norman?
qu'ilz porent trouvez en Bretaigne, et premièrement leur duc Felascon.
Et de cette emprinse fut premier acteur et inventeur ung noble
juvenceau comte de Rennes appelée Jnhael et seurnommé Beranger,
qui droittement estoit descendu de la lignée royalle des princes de
Bretaigne, lequel estoit preux et vaillant combateur » (Cronicques et
ystoires, t. III, p. 149-150).
.

L'OCCUPATION SCANDINAVE DE LA BRETAGNE. 217

loin
1
. Un grand nombre d'entre eux cherche un refuge
en Grande-Bretagne, auprès du roi saxon Athelstan.
Est-ce à ce moment que se place l'exode vers le même asile
du comte de Poher Mathueodi et de son fils Alain, dont
2
Athelstan était le parrain ? Sans aller aussi loin que M. de
La Borderie, qui fait remonter leur départ jusqu'à 921, je
le croirais volontiers antérieur à la révolte de 931

Juhel Bérenger ne les rejoignit pas. Il se cramponna au


3
sol armoricain et continua à s'y défendre de son mieux,
mais sans pouvoir alléger le joug des Scandinaves sur les
4
colons indigènes qui n'avaient pu s'enfuir .

Si, comme nous venons de le voir, les Normands de la


Loire étaient maîtres de la Bretagne, l'espèce de carte
blanche que Guillaume Longue-Épée a obtenue en 933
5
du roi Raoul de s'emparer des territoires jadis bretons
n'a pu s'appliquer qu'au Cotentin et à l'Avranchin, régions
que les nouveaux conquérants n'avaient dû ni asservir
ni occuper. Je veux bien qu'il n'eût pas coûté davantage
au roi Raoul de céder toute l'Armorique bretonne, sur
laquelle le roi des Francs n'avait plus depuis longtemps
aucun pouvoir effectif, que ces territoires de popula-
tion mêlée qui, eux aussi, avaient dès longtemps échappé
à la Couronne. Mais Guillaume Longue-Epée n'était

1
« Incon Nordmannus, qui morabatur in Ligeri, cum suis Britan-

niam pervadit, victisque et pervasis et ceesis vel ejectis Brittonibus


regione potitur » (Flodoard, ad an. 931 in fine, p. 51-52).
2
Chronique de Nantes, p. 82. ,

3
« Et après que ces Normans furent ainsi occis (en 931) occupa
(Juhael) certaine porcion de la région de Bretaigne, laquelle il s'ef-

força deffendre à l'encontre des autres Normans qui pour vengence


prendre de la mort des leurs estoient en Bretaigne entrez à puis-
re
sance de armes et par force guerroient le pays » (l rédaction, Cro-
nicques et ystoires, t. III, p. 150).
4
Pauperes Brittani terram colentes sub potestate Normannorum
«
remanserunt absque rectore et defensore » (Chronique de Nantes,
p. 83).
5
Flodoard, p. 55. — Voy. suprà, Normandie.
218 LIVRE IV. § III. CHAPITRE III.

pas en état et ne pouvait avoir dès lors la moindre


velléité de s'en prendre à des adversaires aussi redoutables
et aussi solidement campés que les Normands de la
Loire. Seul le soulèvement général du pays était de force
à expulser les conquérantsun tel Scandinaves, et

soulèvement ce que des princes indigènes, des


n'était

descendants des anciens rois, soit de Nominoe, comme


Juhel Bérenger, soit d'Alain le Grand, comme Alain Bar-
betorte, qui pouvaient l'entreprendre avec succès.
Et telle fut l'œuvre, en effet, des chefs bretons
qu'Athelstan avait accueillis à sa cour et auxquels il prêta
pour délivrer leur pays et leur nation l'aide d'une
flotte qu'il parvint à équiper (936) l
. Alain Barbetorte
tombe à coups redoublés sur les envahisseurs normands
2
à Dol, à Saint-Brieuc , à Nantes, dont il s'empare
3 er
(937) . La victoire décisive, il la remporte à Trans (1 août
939) avec l'aide du comte de Rennes, Juhel Bérenger,
et du comte du Mans Hugues \

1
Flodoard, ad an. 936, p. 63 : « Brittones a transmarinis regio-

nibus Alslani régis prsesidio revertentes terram suam repetunt ».


re
2
Chronique de Nantes, p. 89. Le Baud, l rédaction, Cronicques
et ystoires, III, p. 150. Flodoard, ad an. 937, p. 68 : « Brittones,
ad sua loca post diutinamregressi peregrinationem,cum Nordmannis,
qui terram ipsorum contiguam sibi pervaserant, frequentibus dimi-
cant prœliis, superiores pluribus existentes et loca pervasa reci-
pientes ».
3
Chronique de Nantes, p. 90 et suiv.
4
Flodoard, ad an. 939, p. 74 : « Brittones, cum Nordmannis
contingentes, victoria potiuntur et quoddam Nordmannorum castellum
cepisse feruntur ». La première rédaction de Le Baud se borne à
traduire le passage de Flodoard (Croniques et ystoires, III, p. 153),

mais la seconde donne ces détails, que l'on retrouve également dans la

Vêtus Collectio MS (La Borderie, II, p. 397, note 2) : « Etdel'expul-


sion desdits Normans de la région de Rennes, dient aucunes autres
chronicques Annaux que Bretagne demoura depopulée et fut en soli-
tude jusqu'à ce que la gent des Bretons en chacun lieu disperse après
aucuns ans fut de toutes parts rassemblée par le très noble comte de
Rennes, qui avec l'aide des comtes voisins, c'est à sçavoir Allain de
INOCCUPATION SCANDINAVE DE LA BRETAGNE. 219

Juhel Bérenger et Alain Barbetorte combattent ici côte


à côte, comme leurs pères avaient en 890 uni leurs efforts
et par une double victoire consommé la délivrance de la
Bretagne. Tous deux pouvaient prétendre à la dignité
suprême. Le choix populaire décida entre eux. D'après
la Chronique de Nantes, il donna la préférence, comme
duc des Bretons, au descendant d'Alain le Grand N'est- 1
.

ilpas d'autant plus remarquable que le ducatus ait fini


par revenir dans le cours du x e siècle aux descendants du
premier roi, à la maison de Rennes qui descendait de
Nominoe?
Le fait paraîtra moins surprenant si l'on ramène à leur
juste valeur, sur la base des faits, les affirmations tran-
chantes des historiens au sujet des rapports de Juhel
Bérenger et d'Alain Barbetorte,

Nantes et Hugon du Mans surmonta en publique bataille celle gent


barbare des Normans et l'extermina du tout le jour des Kalendes
de aoust » (93"9) (Le Baud, 2 e rédaction, Cronicques et ystoires, III,

p. 208). On voit que le principal rôle et l'initiative même sont attri-


bués ici au comte de Rennes, que la Vêtus Collectio désigne, du
reste, un peu plus loin par son nom Judicaëlus Berengarius. Sans
doute, avons-nous ici une source d'origine rennoise.
1
La Chronique de Nantes (p. 89) raconte qu'aussitôt après les
combats de Dol et de Saint-Brieuc, les Normands évacuèrent la Bre-
tagne proprement dite, que les Bretons dispersés revinrent et étirent
duc Alain Barbetorte « ex totis partibus venientes ad Alanum, illum
:

super se ducem erexerunt et constituerunt », « l'establirent, dit Le


Baud, seigneur et prince sur eux » (l
re
rédaction, III, p. 150).
221

CHAPITRE IV

LA RIVALITÉ DES MAISONS DE NANTES ET DE RENNES.


L'ÉLÉMENT BRETON ET L'ÉLÉMENT GALLO-FRANC.

Le dernier historien de la Bretagne, le mieux docu-


menté, mais non le
3
plus clairvoyant, s'en est tenu à
1
l'opinion basée sur la Chronique de Nantes que c'était de
la Bretagne entière, y compris le comté de Rennes avec
ses dépendances, qu'Alain avait été établi duc, et

qu'ainsi Juhel Bérenger non seulement lui était subor-


donné comme les autres comtes de la Bretagne, mais
2
relevait féodalement de lui . M. de la Borderie n'est-il

pas allé jusqu'à dire qu'Alain Barbetorte était rentré en


Bretagne avec des idées toutes féodales 3 ! Et où donc
les avait-il prises, ces idées? A la Cour du roi anglo-

saxon? Puis comment les concilia-t-il avec les traditions

bretonnes, que dis-je? avec l'esprit d'indépendance


farouche de sa nation, si, comme on l'affirme sans preuve,
le libérateur s'est empressé, sous l'empire des mêmes
idées, d'aller au-devant de la suzeraineté féodale du roi
des Francs? Laissons les hypothèses, prenons les faits.

Le Baud, appuyé sur d'autres Annaux, donne un dé-


menti formel à la Chronique de Nantes. Suivant lui, Juhel

1
« Iste dux Alanus fuit vir potens... habens et possidens omnem
Britanniam, fugatis in de Normannis, sibi subditam, et Redonicum
pagum et Namneticum » [Chron. de Nantes, éd. Mer iet, p. 96).
2
A. de la Bordere, Histoire de Bretagne, II, p. 407 et suiv.
8
I6id.,p. 409.
222 LIVRE IV. § III. CHAPITRE IV.

Bérenger est resté indépendant du duc des Bretons 1


.

Ainsi s'explique fort bien, en effet, et ainsi seulement, la


lutte qui, dès 944, s'est deux princes 2
engagée entre les .

C'était ou un effort par Alain de se soumettre le comte


de Rennes, ou une tentative du comte de Rennes de dé-
posséder Alain du ducatus breton. Les péripéties de cette
lutte nous sont inconnues, mais elle fut grave, puisqu'elle
ouvrit une fois de plus la Bretagne aux Scandinaves. Dol
est pris, les Bretons sont massacrés et dispersés, leur terri-

toire est occupé 3 Pour chasser les pirates, il fallut mettre


.

fin à la guerre intestine. Les deux adversaires se récon-


cilient. On voit leurs signatures côte à côte au bas d'une
charte qui doit se placer vers 946 \
1
« Juhael Beranger et Aliain, qui estoient princes de Bretaigne,
car combien qu'il soit dit en la Chronique de Nantes que Allain avoit
toute Bretaigne, touttefoiz selon plusieurs autres ystoires, Beranger
en possedoit... porcion dont le siège estoit en la cité de Rennes et
sans en faire service audit Allain » . Le ;
Baud y revient un peu plus
loin : « Le duc Allain... fut duc de toute Bretaigne fors de la pro-
vince de Rennes, laquelle le prince Juhael lors possedoit combien qu'il
soit dict par les cronicques de Nantes... que le duc Allain possedoit
tout le pays de Rennes » (Le Baud, l re rédaction ms.fr. 8266, Cro-
nicques et ystoires, III, p. 153-154). Il est bon, du reste, de noter que
si la libération et la restauration de la Bretagne sont présentées par
la chronique nantaise comme l'œuvre d'Alain Barbetorte, la vie de
saint Gildas, source rennoise du xi e siècle, en fait honneur au comte
de Rennes. Voy. le ch. xxxiv de cette vie (éd. Lot, Mélanges
d'études bretonnes, p. 462).
2
Flodoard, ad an. 945 (p. 94) : « Subsecuta mox Brittonum perni-
cies, qui discordia inter se principum Berengarii et Alani divisi, a
Nordmannis, cum quibus pactum inierant, pervasi et magna sunt
caede attriti ».
3
« Victoria potiti Nordmanni Brittones usque ad internetionem
ceedunt, et a terra ipsorum disperdunt. Ipsique Nordmanni, qui nuper
a transmarinis ad vénérant regionibus, eorum terras invadunt » (Flo-
doard, loc. cit.).
4
Cart. de Landévennec, n° 25 : « Hi sunt testes, qui audierunt
et viderunt heec omnia : Alan, dux; Judheeel, cornes; Iuthouen
(Wicohen), arcbiepiscopus etc. » (Voy. sur cette charte Latouche,
op. cit., p. 54 et suiv.).
LA RIVALITÉ DES MAISONS DE NANTES ET DE RENNES. 223

Cette réconciliation prouve d'aucune sorte que


ne
Juhel Bérenger était devenu le vassal d'Alain. Il a pu
s'accorder avec lui sans pour cela se soumettre à lui.

L'indépendance de son pouvoir est visible quand s'ouvre


la successiondu duc (952).
va se faire concéder, à prix d'argent, par
C'est lui qui
Thibaut le Tricheur, tuteur du jeune Drogon, (en partici-
pation avec l'archevêque de Dol, Wicohen) la moitié du
1
principat breton .

Dans la lettre adressée par le pape Jean XIII à tous


les évêques de la Bretagne (965-972) Juhel Bérenger et
son fils Conan sont cités avec les fils survivants de Bar-
betorte, Hoel et Guerech, comme les principaux des Bre-
tons {maxime nobiliores) et c'est en tête que leur nom
2
figure .

On peut donc dire que, depuis la disparition de Gour-


maëlon, il n'a cessé d'y avoir rivalité ouverte entre les
deux dynasties nationales de la Bretagne. La lutte se
poursuivra entre elles jusqu'à la fin du x e siècle et se clora
par le triomphe de la dynastie de Nominoe, représentée
par les comtes de Rennes, sur la dynastie d'Alain le

Grand, représentée par les comtes de Nantes.


Rennes et Nantes sont comme les deux foyers générateurs
d'une ellipse qui englobe Y Armorique à l'ouest, et à l'est les
pays gallo-bretons entre la Vilaine, la Sarthe et la Mayenne :

1
Chronique de Nantes, p. 108 : « Theobaldus, cornes Blesensis,
Fulconi, comiti Andegavensi, tradens sororem suam, relictam Alani
Barbselortee ducis, ei dimisit... totius Britanniae medietatem ; et resi-

duam partem Britanniae, quam Juhael Berengarii cornes et Wicohenus


archiepiscopus Dolensis, de Mo receperunt, in sua potestate retinuit.
Et de expletis quœ inde habuit, Garnoti turrem et Blesii et Gainonis
perfecit »,
2
« Joannes... universis episcopis citerions Britanniae... Inlerea
sciant regni vestri homines maxime nobiliores, nominatim Berenga-
rius, et fîiius suus Conanus, et Hoel cum fratre suo Guerech cum

caeteris majoribus... » (Mansi, XVII, 258, H. F., IX, 238). (Jaffé,


n° 3756).
224 LIVRE IV. § III. CHAPITRE IV.

l'Armorique où s'était conservé malgré tout un élément


1
romain , les comtés de Rennes et de Nantes où, par la
force ascènsionnelle de la culture, cet élément gagna de
proche en proche les couches supérieures jusqu'au sommet
ducal, où il s'alimenta et se vivifia grâce aux alliances
matrimoniales et à la fréquence des relations avec les
régions voisines, Neustrié, Normandie, Aquitaine. C'est
a Saint-Benoît-sur-Loire qu'est élevé Guerech, le fils
2
naturel d'Alain Barbetorte , c'est à Nantes qu'Alain fixe
le du principat. C'est une princesse angevine que
siège
Conan de Rennes épouse et qui lui donne pour héritier
Geoffroi Bérenger.
Elle n'est donc vraie qu'à moitié l'assertion d'une vieille

chronique que la délivrance de la Bretagne par Alain


Barbetorte fît revivre les coutumes ou lois des anciens
3
Bretons . Leur empire alla s'affaiblissant sous l'influence
des éléments gallo-francs et ainsi arriva-t-il que le prin-
cipat en Bretagne fut de plus en plus entraîné dans l'or-
bite du regnum Francorum et disputé entre les grands
principats qui en dépendaient, à des degrés divers : Anjou,
Blois, Normandie.
Mais cette influence et cette attraction ne firent rien

Mon savant collègue M.-J. Loth m'assure que le roman n'avait à


1

aucune époque disparu en Armorique. Il en a fourni des preuves nom-


breuses dans son remarquable travail Les langues romane et bre- :

tonne en Armorique (Revue celtique, XXVIII, 4 [1907], p. 374 et


suiv.). Voici, par exemple, ce qu'il y dit : « On peut affirmer hardi-
ment d'après l'étude des noms de lieux gallo-romains que les Bre-
tons, à la fin du vi e siècle, occupaient à peu près comme surface la
zone où nous les trouvons établis à la fin du ixe , mais ce que n'ont
pas vu ceux qui se sont occupés de la question c'est que dans l'inté-

rieur de cette zone bretonnante, il y avait des îlots romans et que le

roman a dû survivre encore assez longtemps après ; même en zone


bretonnante, on en trouve des preuves évidentes » (p. 375).
2
Chronique de Nantes, p. 113.
8
« Exinde cœpit Letavia seu Britannia a suis nativis denuo incoli

etavitis legibus uti » (Vêtus Collectio, ms., p. 75. La Borderie, II,

p. 397, note 2).


LA RIVALITÉ DES MAISONS DE NANTES ET DE RENNES. 225

perdre à l'esprit national de son énergie, et rien de sa


vitalité au corps composite de nation qui venait de se
créer au cours des quatre siècles écoulés depuis l'émi-
gration bretonne. Energie et vitalité étaient telles que
M. J. Loth est allé jusqu'à dire « Il ne me paraît pas :

douteux que si des événements historiques bien connus


n'étaient venus l'entraver, les Bretons n'eussent réussi à
s'assimiler même les régions romanes du Nantais et du
1
Rennais » ,
régions, où, remarque-t-il plus loin, «les Bre-
tons s'établissent après les conquêtes de Nominoé et

d'Erispoé et où, entourés de gens de leur langue, ils

fondent de puissantes seigneuries sur les frontières ».

Les descendants mêmes des Scandinaves qui avaient


conservé des possessions en Armorique, après l'expulsion
e 2
de leurs congénères, se bretonnisèrent au xi siècle .

Il est vrai, je l'ai dit, que la limite de la langue bre-


tonne recula vers l'ouest, mais ce ne fut pas, comme on
3
l'avait cru ,
par un brusque effet de l'occupation Scan-
4
dinave, laquelle ne chassa au loin que les chefs , mais
par une infiltration progressive des patois du Maine, de
l'Anjou et de l'Avranchin. Il en alla de même de laroma-
nisation dans son ensemble. On y verrait à tort une vic-
toire de l'élément romain ou gallo-franc sur l'élément

1
Voy. op. cit., p. 376.
2
Une charte de Redon nous en offre un très vivant exemple :

« Gatuallonus, abbas... perrexit ad quendam probum virum Gurki


nomine (nom breton), qui in insula.quae vocatur insula S. Gutuali
morabatur, quam ipse, post destructionem Britanniae, edifîcaverat,
quse a Normannîs destrucla fuerat... erat vir férus, génère Norman-
nus, qui et induebalur semper albis vestibus ex pura ]ana contextis.
Sed postea, nutu Dei et ammonitione Sancti viri compunctus », etc.
(1037, Cari, de Redon, ch. 373, p. 326-7).
3
M. J. Loth me semble avoir réfuté cette opinion de façon victorieuse
{op. cit., p. 383 et suiv.).
4
Chronique de Nantes, p. 83 : « Pauperes vero Britanni terram
colentes sub potestate Normannorum remanserunt absque rectore et
defensore ».

F. — Tome IV. 15
226 LIVRE IV. § III. CHAPITRE IV.

breton. Ces divers éléments coexistèrent, puis subirent


une fusion ou une assimilation réciproque sous la direc-
tion de chefs ethniques en qui survivait, malgré les chan-
gements de langue et de mœurs, l'esprit national que
leurs ancêtres leur avaient transmis et dont ils étaient les
représentants aux yeux des populations.
C'est ce patriotisme qui a fait obstacle à toute souverai-
neté effective et pendant longtemps, à toute suzeraineté
féodale du regnum Francorum; c'est lui qui a arrêté de
même et rendu impuissantes et stériles les tentatives des
principats voisins de subjuguer ou de s'incorporer le prin-

cipat breton.
Pour défendre cette indépendance — dont Raoul Glaber
a dit avec dédain qu'elle fut longtemps, avec le fromage ou
le lait [copia lactis), la seule richesse des Bretons — l
, la
nation tient tête à ses prétendants étrangers, alors même
qu'ils obtiennent l'aide d'autres princes de la Gaule et
jusque de l'anglo-saxon Harold. Elle réussit, à travers
tous ces conflits, à maintenir ou à restaurer le prestige
de la monarchie traditionnelle, et si elle se résigne plus
tard à une incorporation à la Normandie, c'est après
avoir, en coopérant à la conquête de l'Angleterre, noué
une sorte de fraternité d'armes avec les Normands, c'est

par libre association et non par violente contrainte.

1
« Inhabitatur (civitas Redonum) diutius a gente Brittonum,
quorum solee divitiee primitus fuere libertas fisci publici et lactis
copia. Qui, omni prorsus urbanitate vacui, suntque illis mores inculti

ac levis ira et stulta garrulitas » (R. Glaber, II, 3, § 4, p. 30).


227

CHAPITRE V

LA PRÉTENDUE VASSALITÉ FÉODALE DE LA BRETAGNE.

Le site de Nantes et son importance stratégique suffi-

sent à expliquer qu'Alain Barbetorte ait préféré cette ville


à Vannes pour y établir sa résidence et en faire la capi-
tale de son principat. Mais ses sentiments personnels

comme ceux des chefs bretons qui étaient revenus se


1
grouper autour de lui ne furent sans doute pas étrangers
à ce choix. Eux et lui avaient pris, en exil, un intime
contact avec le monde gallo-franc. Plusieurs années
durant, Alain avait vécu dans la familiarité de Louis
d'Outremer, à la cour de ce roi Athelstan, dont Louis était

le petit-fils et lui-même le filleul. Plus longtemps encore,


les comtes et machtierns bretons avaient trouvé refuge
2
en Francie, en Aquitaine, en Bourgogne et, s'ils ne
s'étaient pas romanisés, avaient reçu du moins l'empreinte
d'idées, de sentiments et de mœurs nouveaux pour eux.
C'est de ces chefs qu'Alain Barbetorte va former sa
maisnie et sa cour. Il partage avec eux et avec l'évêque la cité
et ses dépendances, il leur attribue le tiers du tonlieu et
leur distribue la plupart des terres qui avaient formé jadis
3
le régaire épiscopal . Leurs castels domineront leur quar-

1
« Audientes autem comités vicecomites et mathiberni per plures
regiones fugitivi et adhuc tune temporîs superstites, quod idem
Alanus dux et dominus totius Britannise erat, fugatis et devictis
Normannis, accurrerunt illi valde Jœtificati » (Chron. de Nantes,
p. 93).
2
Chronique de Nantes, p. 82.
3
Ibid., p. 95-96.
228 LIVRE IV. § III. CHAPITRE V.

tier de la cité, de même que le donjon ducal, né d'une


transformation de la tour de l'église, dominera la partie
de la ville que le duc s'est réservée. Je ne doute pas que
ce soit eux que nous allons retrouver à Rouen, en 942,
à l'entrevue du duc et du roi de France, dont il importe
maintenant de fixer le caractère vrai, en dissipant le

mirage féodal qui l'a dénaturé et qui a égaré jusqu'au


chauvinisme breton de M. de la Borderie.

Aussi imbu de l'idée féodale que soucieux de l'indé-


pendance de la Bretagne, cet historien se débat pour les
concilier dans d'insolubles contradictions. Il prétend
écarter la suzeraineté normande, qui est sa bête noire,
au moyen de la suzeraineté féodale du roi de France, et

ne rien rabattre de la pleine autonomie nationale. A l'enten-


dre, Alain Barbetorte, étant revenu d'exil « avec des idées
\ la « forte création de Nominoé » est
toutes féodales »
devenue entre ses mains « un grand fief mouvant par
hommage simple de la royauté française » 2 Elle a été .

rattachée (sous le titre de duché de Bretagne) « à la


grande fédération féodale française » « par un lien pure-
ment nominal de suzeraineté et de vasselage » de telle

sorte que ce lien « n'altère en rien l'indépendance poli-


tique des Bretons qui reste entière et complète jusqu'à
l'union de la Bretagne à la France ». En d'autres termes,
le duché de Bretagne devient un grand fief de la Cou-
ronne, et n'en reste pas moins un alleu ! Et voilà comment
Alain Barbetorte aurait, en 942, reconnu Louis d'Ou-
tremer pour le suzerain auquel il devait fidélité et service
3
militaire ! Si les autres historiens ne sont pas tom-
bés dans les mêmes contradictions, ils ont cru trouver
dans l'entrevue de Rouen une preuve convaincante de
la suzeraineté féodale du roi de France sur le duché

1
Histoire de Bretagne, II, p. 409.
3
Ibid., II, p. 400.
3
Histoire de Bretagne, II, p. 410.
LA PRÉTENDUE VASSALITÉ FÉODALE DE LA BRETAGNE. 229
1
de Bretagne . C'est Terreur que je voudrais dissiper.
Rappelons, en les précisant, les circonstances dans les-
quelles cette entrevue a eu lieu et les personnages qui y
2
prirent part . Guillaume Longue-Epée, malgré la conven-
tion passée avec Louis d'Outremer, en 940, s'était, dès
la même année, joint aux adversaires du roi, Hugues le

Grand et Herbert de Vermandois, pour s'emparer avec eux


de Reims et mettre le siège devant Laon.
Louis réussit à faire lever le siège et à rentrer clans sa
capitale, dont il concéda le comté à son ancien ennemi
le comte de Douai, Roger, désormais vassal fidèle. Mais
peu de temps après Hugues et Herbert lui infligent une
grave défaite dans le Porcien et l'obligent de s'enfuir avec
Roger 3 . Le roi en est réduit à errer en fugitif et à
recruter des alliés, pendant que de leur côté Hugues et

Herbert s'efforcent de nouer une alliance plus étroite avec


Guillaume Longue-Epée, Arnoul de Flandre et le roi de
Germanie Otton I er (941).
De Vienne, où il fut accueilli par le fils de Louis
l'Aveugle, le roi se rend auprès du comte de Poitiers,
Guillaume Tête d'Étoupe, qui l'avait aidé, dès 940, à faire

lever le siège de Laon et sur la fidélité duquel il pouvait


compter. Il séjourne à la cour de Poitiers avec Roger, au
4
mois de janvier 942 , et c'est là qu'il a dû se concerter
avec son hôte pour faire entrer clans leur alliance contre
Hugues et Herbert, à la fois Guillaume Longue-Epée,
beau-frère du comte, et Alain Rarbetorte, compagnon
d'exil du roi.
Pour qu'une telle entente devînt possible, il fallait au

1
Voy. par exemple Lauer, Louis d'Outremer, p. 80.
2
Suprà, Flandre, Normandie.
8
Flodoard, éd. Lauer, p. 82.
4
Le roi janvier 942, à l'abbaye de Saint-Hilaire de
y oclroie, le 5

une charte de confirmation de ses biens, sur la prière du


Poitiers,
comte et marquis Guillaume et du comte Roger (Cartul. de Saint-
Sernin de Toulouse, ch. 289, p. 203).
230 LIVRE IV. § III. CHAPITRE V.

préalable que fussent réglés les différends qui séparaient


le duc Alain de Guillaume Tête d'Étoupe, au sujet des
territoires de la rive gauche de la Loire, de Guillaume
Longue-Epée à raison de l'occupation par celui-ci du
Une conférence de ces trois
Cotentin et de l'Avranchin.
personnages avec le roi et sous ses auspices était donc
indispensable. Elle a dû être négociée par Roger, lequel fut
envoyé en mission auprès de Guillaume Longue-Epée, et

put se prévaloir des bulles pontificales qui, à l'heure


même, enjoignaient aux princes delà Gaule de reconnaître
Louis d'Outremer comme roi. Roger mourut au cours de
son ambassade. Il ne put donc faire rapport au roi de l'is-

sue favorable qu'elle avait eue. Mais Guillaume Longue-


Epée lui-même la lui fit connaître en l'invitant à se rendre
à Rouen où il lui fit une réception royale (automne 942).
Sans nul doute est-ce lui aussi qui invita à sa cour les
chefs bretons et qui y convia son beau-frère Guillaume
Tête d'Étoupe.
Ce n'est donc nullement en vue de faire acte d'hom-
mage à Louis que les chefs bretons et Guillaume Tête
d'Étoupe se sont rendus à Rouen. Celui-ci, le roi venait
à peine de le quitter, il était assuré de sa fidélité, et quant
aux chefs bretons, une telle démarche aurait été en con-
tradiction absolue avec l'indépendance qu'ils venaient de
1
reconquérir . Les véritables motifs de l'entrevue, je viens
de les faire connaître : c'était la conclusion d'accords
particuliers comme préliminaires d'une alliance commune.
De fait, les accords furent conclus, nous en avons la
certitude par la Chronique de Nantes 2 et par les événe-
ments historiques : le but final , fut atteint, la coalition

1
Cf. la remarque de M. Lauer (loc. cit.) : « Alain, qu'on peut
s'étonner de voir figurer ici comme vassal, alors que ses prédécesseurs
avaient sans cesse revendiqué l'indépendance, était un très puissant
seigneur ».
' Chronique de Nantes, p. 96-97.
LA PRÉTENDUE VASSALITÉ FÉODALE DE LA BRETAGNE. 231
1
fut formée et aussitôt suivie d'effet, nous le savons par
Flodoard. Il nous apprend que les chefs avaient, suivant

l'usage, amené avec eux leurs principaux fidèles (maisnie)


et que l'armée alliée se mit immédiatement en marche sur
l'Oise. Et c'est là aussi tout ce que dit le chroniqueur de
Nantes. Il ne nomme pas même Alain, il ne fait pas la
moindre allusion à un serment de foi et d'hommage soit
2
des chefs bretons, soit de Guillaume Tête d'Étoupe Richer .

seul a paru fournir un argument en faveur dé l'existence


3
d'un tel acte Mais Richer n'a
. fait qu'amplifier ou délayer
Flodoard et lui-même n'a pas été exactement interprété.
L'engagement dont il parle a un but tout actuel et précis 4 :

le concours armé promis au roi Louis contre Hugues,

Herbert et les Lorrains.

Un tel concours armé, Alain Barbetorte paraît l'avoir


fourni encore quelques années plus tard lors de la guerre
or
que Louis, avec l'aide d'Arnoul et d'Otton I ,
entreprit
en 946 contre Hugues Grand et les Normands. Cette
le

guerre, la Chronique de Nantes l'a confondue avec la lutte


qui mit aux prises (trente-six ans après la mort d'Alain!)
le roi Lothaire et l'empereur Otton II, mais cette chro-
nique n'en a pas moins défini avec véracité le rôle à' allié,

de compagnon d'armes, à' ami, qu'en 942 et en 946

1
Le Cotentin et l'Avranchin ne paraissent plus depuis lors contestés
par les Bretons aux Normands.
2
Voici le passage intégral de Flodoard « Rotgarius cornes apud :

Willelmum Nordmannorum principem functus legatione proLudowico


rege, ibidem defunctus est. Willelmus regem Ludowicum regaliter
in Rodomo suscepit. Item Willelmus Pictavensis et Brittones cum
suis principibus, ad regem venerunt. Cum his ergo rex super Isaram
venit » (Flodoard, ad an. 942, p. 84-85).
3
« Wilelmus Aquitanorum dux Brittannorumque Alanus, piratas
regiam rem curare comperientes, accessum maturant, regem adeunt
atque Jide parti miliciam jurant » (Richer, II, 28).
4
Richer ajoute aussitôt :« Hisitaquerex collectis, predictistirannis
(Hugues et Herbert) secus fluvium Isaram locuturus procedit », et
le chapitre suivant débute ainsi : « Rex, principibus in pace dimissis,
cum paucis iter in Belgicam retorquet ».
232 LIVRE IV. § III. CHAPITRE V.

Alain Barbetorte a joué auprès du rex Francomm* .

C'est au retour de l'expédition de 946 et pour récom-


penser l'assistance de son allié que Louis d'Outremer
demande d'Alain Barbetorte, confirmé l'aboli-
aurait, à la
tiondu servage en Bretagne 2 S'il en était ainsi, ce serait, .

à coup sûr, une preuve éclatante de la subordination


politique et même législative cle la Bretagne à la France,
dès le milieu du x e siècle. Mais quelle étrange méprise! et
quelle méconnaissance des institutions et des faits ! Quelle
interprétation fantaisiste des documents ! — Qui donc, à cette
époque, pouvait songer à une mesure telle que l'abolition
générale du servage dans une région comme la Bretagne?
et qui s'imagine le rex Francorum légiférant dans l'Armo-
rique, alors qu'il ne légifère pas même dans la Francie?
Quel abîme enfin entre le chapitre de la Chronique de
Nantes sur lequel on s'appuie et l'interprétation qu'on en
donne, comme entre celle-ci et la réalité des faits !

Au lieu de confirmer une prétendue abolition du ser-


vage, le roi, dans le du chroniqueur, renonce au
récit

droit de suite sur ses originaires (serfs ou colliberts) qui


3
vont s'établir en Bretagne et loin que le servage ait
,

.
1
« Rex Ludo\âcus... mandavit suis commilitibus ac omnibus fide-

libus, et etiam illustri principi Alano, duci Britanniae... verbis amica-


bilibus scripsit, ut omnes sibi potenti virtute subvenirent » (Chron.
de Nantes, p. 98).
2 L'éditeur de la Chronique de Nantes, M. Merlet, dont Jes notes
témoignent en général d'autant de sens historique que de solide éru-
dition, a eu le tort ici de suivre trop aveuglément M. de La Borderie.
3
Je ne m'explique pas qu'on se soit mépris à ce point sur le texte
fort clair Chronique de Nantes, alors qu'on avait de plus pour
de la

guide l'interprétation exacte de Le Baud. Voici texte et traduction :

« Alanus commeatura a rege requirens, deprecatus est eum, ut qui-

cumque servus vel collibertus Britanniam, causa manendi ibi, petie-


rit, liber ab omni servitute concessione sua omni tempore perma-
neret ». (( Alain se partant du roy Loys luy pria que si aucun serf ou
affranchi de sonroyaume venoit en Bretagne pour y résider, il
y peust
demourer franc de toute servitude sans qu'il le vendicast » (Chro-
nique de Nantes, p. 101-102).
LA PRÉTENDUE VASSALITÉ FÉODALE DE LA BRETAGNE. 233

disparu depuis lors en Bretagne, l'existence de serfs n'y


1
est pas douteuse .pendant de longs siècles encore .

La seule chose vraie c'est que le servage a été moins


intense et moins répandu, par la simple raison que la
population rurale avait été décimée ou extirpée par les
invasions Scandinaves et les guerres, que de vastes terri-
toires étaient réduits en friche, et que pour les coloniser,

pour les peupler 2 , il fallait attirer des hôtes, en leur assu-


rant une fixité de redevances et de services et une liberté
relative que le servage excluait.
En somme, l'abolition du servage est, comme la suze-

raineté féodale, une pure fiction. Et s'il en fallait, quant


à celle-ci, une autre et décisive preuve, ne la trouverions-
nous pas dans le fait que durant toute la seconde moitié
du x e et tout le cours du xi c siècle, il ne se rencontre pas
le plus faible indice d'un hommage réclamé par les

rois de France ou à eux prêté par les ducs des Bretons?


Le seul dont on ait pu arguer porte, sans contredit, à
faux. Il a été tiré d'un document que M. Ferdinand Lot,
après en avoir démontré l'incohérence ou l'inanité chro-
3
nologique, a qualifié de « misérable » : la Translatio
Scti Maglorii*. Le texte certainement n'est pas antérieur
au xn e siècle, et les erreurs intéressées qu'il accumule ne
permettent pas de faire le moindre fond sur lui. Il

s'appuie sur un diplôme faux de Lothaire et de Louis V 5


,

1
Je le prouverai en étudiant la condition économique des campa-
gnes. Voyez, en attendant, les réserves que M. Sée a faites sur la
thèse de M, de LaBorderie (Henri Sée, Les classes rurales au moyen
âge, Paris, 1901, p. 206 et suiv.).
2
C'est l'objectif que la Chronique de Nantes, elle-même attribue à
Alain : « Namque timens semper ne iterum Normanni ad eam
devastandam redirent, volebat patriam populare, ut melius se a bar-
baris posset defendere » (loc. cit.).
3
Lot, Mélanges d'histoire bretonne, p. 188-191.
4
Mabillon, Annal. S. Bened., III, p. 719-721.
3
La fausseté en a été démontrée par M. Halphen, Recueil des actes
de Lothaire et de Louis V, p. 157-158.
234 LIVRE IV. § III. CHAPITRE V.

il imagine que la femme de Hugues Capet était une


descendante de Charlemagne, il confond les invasions des
er
Normands de la Loire avec les guerres de Richard I et
de Louis d'Outremer (942-945), il substitue Hugues Capet
à Hugues le Grand, il allègue une série de donations d'un
Berengarius, cornes Britannorum, dont la principale aurait
été due à l'intervention du roi Robert, quand ce Bérenger
serait venu à Paris pour voir le roi et lui faire hommage
de service \ Ne serait-ce pas là une confusion nouvelle de
Juhel Bérenger, contemporain de Hugues le Grand, avec
Geofïroi Bérenger, contemporain de Hugues Capet, et alors
de Robert II avec Hugues le Grand qui était en 945
2
le véritable souverain de la France ?

Quelle induction tirer d'un tel salmigondis de méprises,


quant à un hommage du duc de Bretagne au roi de
féodal
France ? A plus forte raison tout argument échappe-t-il si
nous avons affaire à quelque invention basée sur des docu-
ments apocryphes et destinée à rendre vraisemblables des
libéralités suspectes d'un Berangarius quelconque. Et ce
doit être là le vrai, puisque ce n'est pas seulement de Lo-
thaire et de Louis V, mais aussi de Robert II qu'on avait
3
forgé de faux diplômes, au profit de Saint-Magloire .

1
Après la mention du faux diplôme de Lothaireet Louis, soi-disant
délivré à la demande de Hugues Capet, le texte poursuit : « Sub
Roberto vero rege, memorati ducis fîlio, cornes Britannorum, Beren-
garius nomine, Parisius advenit eumdem principem visurus, milita-
reque obsequium prœbiturus... Prsedictus itaque cornes tam régis
quam monachorum piœ petitioni prsebens assensum, ipsam Lehonen-
sem ecclesiam... concessit, quam ipse etiam postmodum largissimis
prsediis propria donatione ampliavit » (p. 720-721).
2
Suprà, Normandie.
L'un d'eux (H. F., X, 575) aurait été une confirmation du faux
8

diplôme de Lothaire et Louis V, l'autre (H. F., X, 574) une donation


de biens à Saint-Magloire. M. Halphen a prouvé la fausseté du pre-
mier (loc. cit.) et M. de Lasteyrie celle du second (CartuL général
de Paris, n° 73, p. 100-101).
235

CHAPITRE VI

LES RAPPORTS AVEC LES PRINCIPATS DE NORMANDIE,


DE BLOIS ET d' ANJOU.

Aussi peu que je puis admettre la constitution sous


Alain Barbetorte d'un duché féodal de Bretagne relevant
du roi de France, aussi peu ratifierai-je le jugement des
historiens qui ne voient qu'une longue anarchie dans la
période comprise entre la mort d'Alain et l'avènement de
1
la maison de Cornouaille . La confusion est tout exté-
rieure. Au fond se déroule, avec une continuité parfaite,
un développement progressif du principat national, divisé
seulement en deux tronçons qui cherchent à se ressouder
et qui finissent par y parvenir.
Les rapports avec le roi de France ne varient pas. Ils

se bornent à une suprématie lointaine et une assistance


éventuelle à laquelle rarement il est fait appel. Les
antiques prérogatives demeurent attachées au principat,
le titre royal même est pris par ses chefs, la transmission
s'opère par l'élection d'entre les descendants des rois
bretons du ix e siècle. Des intermittences, il est vrai, se
produisent dans le plein exercice de ces droits, mais elles

sont dues au succès momentané des maisons étrangères,


Blois, Anjou ou Normandie, qui prétendent se subordonner
le principat ou même l'accaparer.
La nature juridique de ces prétentions et leurs vicissi-

1
M. Luchaire a écrit : « Suit une longue pe'riode d'anarchie (952

1066), pendant laquelle les principaux seigneurs bretons se disputè-


rent le titre de duc » (Histoire de France de Lavisse, II 2 , p. 65-66).
236 LIVRE IV. § III. CHAPITRE VI.

tudes ne me paraissent pas avoir été mises en assez claire


lumière, et je ne m'étonne pas que les historiens aient eu
peine à se reconnaître dans l'enchevêtrement apparent
auquel elles ont donné naissance.
La mouvance temporaire de Normandie ne remonte pas
e
plus haut que le premier tiers siècle, et quant aux du xi
deux autres leur précarité ressort de leur origine. Celle
de Blois n'a d'autre base que la gérance d'une tutelle
dative, celle d'Anjou procède du douaire d'une veuve
remariée.
L'une et l'autre sont donc limitées clans leur principe
etdans leur durée. Les bornes furent même plus étroites.
Thibaut de Blois, à qui Alain Barbetorte avait confié la
garde de son jeune fils Drogon, concéda ou reconnut à
Juhel Bérenger, cle compte à demi avec l'archevêque de

Dol, Wicohen, la moitié du principat breton C'était en


1
.

réalité une confirmation qui ne pouvait devenir caduque

par la mort du pupille, comme le devint la suzeraineté


que Thibaut exerçait en qualité de tuteur. Celle-ci ne put
se prolonger que par des pactes, des traités, des actes
d'hommage consentis sous la poussée de l'intérêt ou de la
crainte et, par cela même, intermittents.
De même en maison d'Anjou. Quand
arriva-t-il pour la
Foulque le Bon, qui avait épousé la veuve d'Alain Bar-
betorle, mourut en 960, les droits qu'il tenait de sa
femme 2
et que Thibaut son beau-frère lui avait reconnus 3
ne passèrent pas à ses successeurs, issus de sa première
femme Gerberge. Geoffroi Grisegonnehe, et après lui

Foulque Nerra, ne pouvaient donc prétendre à d'autre


suzeraineté qu'à celle qu'ils parviendraient à imposer pour

1
«Residuam partem (medietatem) Britannise quam Juhael Beren-
garii cornes, et Wicohenus archiepiscopus Dolensis de illo recepe-
runt » (Chronique de Nantes, p. 108).
2
« Fulconi comiti, qui tune ratione dotalitii uxoris suœ Jevabat
emolumenta Namnetis » (Ibid., p. 111).
3
Ibid., p. 107-108.
LES RAPPORTS AVEC LES PRINCIPATS VOISINS. 237

un temps aux chefs bretons ou que ces chefs leur consen-


tiraient en échange de leur assistance.
De 960 à 970 (entre la mort de Foulque le Bon et la

mort de Juhel Bérenger),le principat reste partagé entre


les deux dynasties nationales, et l'on ne voit pas qu'elles

aient eu à subir, durant cette période, une suzeraineté


étrangère, qu'elles aient eu besoin du recours qui leur
était ouvert : à Tune, auprès de la maison de Blois, à
l'autre auprès de la maison d'Anjou. Mais après la dispa-

rition du vieux comte de Rennes, Juhel Bérenger, un


conflit violent éclate entre ces dynasties et amène l'inter-
vention des protecteurs intéressés qui guettent leurs
dépouilles.
Hoel, l'un des deux bâtards d'Alain Barbetorte, que,
peu de mois avant la mort de Foulque, les citoyens de
1
Nantes s'étaient jugé en droit d'élire pour chef non
,

content de la légitimation dont il bénéficiait ainsi pour la


cité de Nantes, prétendit l'étendre au principat de la

Bretagne entière et obliger le fils de Juhel Bérenger,


Conan le Tort, à lui faire hommage.
Conan ravage le Nantais (vers 975) et, d'après
s'y refuse,
la chronique de Nantes, se débarrasse de son rival en
le faisant assassiner (vers 981). Le frère de Hoel, Guerech,
2
est élu à sa place et la lutte devient de plus en plus
ardente. Les Normands soutiennent Conan, les Angevins
soutiennent Guerech. Une bataille se livre à Conquereuil
où la victoire reste indécise (982).
Que Guerech ait, dans ces circonstances, cherché
d'autres alliés, rien n'est plus naturel, et je tiens très
volontiers pour vraisemblable que tel fut son but quand
il se rendit à la cour de Lothaire, comme aussi que cette
visite a pu porter ombrage à Geoffroi Grisegonnelle.

1
Chronique de Nantes, p. 112-113.
2
; « Namnetenses Guerech... in loco Hoeli,fratris su i, comitem super
se constituerunt » (Chronique de Nantes, p. 118).
238 LIVRE rV. § III. CHAPITRE VI.

1
Mais il y a loin de là à conclure que Guerech est allé

se placer directement sous la suzeraineté du roi de France


pour échapper à la fois à celle des comtes d'Anjou et
à celle des comtes de Blois,.et qu'en conséquence il lui y
ait fait hommage. Sur tous ces points la Chronique de
Nantes est muette, et l'on ne saurait suppléer à son texte
par de pures conjectures. Seule, je le répète, l'hypothèse
d'une demande éventuelle de secours est admissible, et
elle suffit pour expliquer que le comte d'Anjou ait

voulu astreindre Guerech à un hommage que jusque-là,


semble-t-il, celui-ci ne lui avait pas prêté. Cela est si vrai
qu'après que Geoffroi Grisegonnelle fut parvenu à ses
fins, en capturant le chef breton et en ne lui rendant la
liberté qu'en échange d'un hommage pour Nantes et une
partie de la Bretagne Guerech n'en renouvela pas moins
sa visite à la cour de Lothaire et en revint avec assez de
confiance pour reprendre plus vivement que jamais sa
lutte contre Conan le Tort (vers 987) 3 .

Mais il meurt bientôt après (vers 988), victime lui aussi,

d'après la légende, d'un attentat de Conan, et son fils

Alain ne que de peu. Leur double disparition


lui survit
ayant coïncidé avec la mort de Geoffroi Grisegonnelle
(21 juillet 987), il ne reste en présence de Conan que
deux tout jeunes bâtards de Guerech, dont l'aîné Judicael
n'a guère que douze ans et qui n'ont pour appui que le
comte d'Anjou Foulque Nerra, âgé de dix-sept ou dix-huit
ans à peine.
L'heure paraît venue de restaurer l'unité du principat
et de préparer son affranchissement de toute immixtion
ou domination étrangère. Conan le Tort se met en pos-
session de tout le territoire breton sur lequel les succes-

1
Voy. Merlet, Chronique de Nantes, p. 121, note 3; La Borderie,
Hist. de Bretagne, II, p. 428; F. Lot, Hugues Capet, p. 164-165.
2
Chron. de Nantes, p. \2i et 122.
3
« Guerech, a régis curia reversus, acrius et fortius comitem
Redonensem quam antea consueverat debellavit » (Ibid., p. 123).
LES RAPPORTS AVEC LES PRINCIPATS VOISINS. 239

seurs d'Alain Barbetorte avaient eu pouvoir, il enlève


Nantes (990) où il fait construire un nouveau château-
1 2
fort, puis il se fait proclamer et couronner duc des
3
Bretons gavant le 28 juillet 990) Il aurait même, d'après .

4
un récit de la Chronique des comtes d'Anjou pris l'of- ,

fensive contre Foulque Nerra, tenté de s'emparer d'Angers


et d'étendre, comme du temps de Salomon, les limites de
la Bretagne jusqu'à la Mayenne 5 Ce . sont là des faits qui
6
paraissent légendaires et qu'on ne sait où placer . Le fait

certain est l'intervention énergique de Foulque Nerra en


faveur de Judicael dont il fait sienne la cause. Nantes est
repris par trahison et le château seul résiste. Conan accourt
du fond de Broerec et appelle les Normands à l'aide,
puis il provoque le comte d'Anjou au combat.
Foulque acceptedans la Grande-Lande de Con-
le défi

champion du jeune Judicael. Il pré-


quereuil, à titre de
sente le jaune prince au peuple, affirme la justice de
sa cause, et pour revendiquer ses droits en bataille
confie sa propre bannière, son enseigne, à l'oncle de

1
Chronique de Nantes (reconstituée d'après Le Baud), p. 128. —
re
Le Baud (l rédaction) : « Et après ces choses se fist Conan duc sur
Bretons et régenta toute Bretaigne universellement » {Cronicques et
ystoires, III, p. 168).
2
« Brittonum aliquando princeps extitit quidam, Conanus nomine
qui... insolentior ceteris sue gentis principibus cepit existere. Nam
more regio imposito diadematè in sui anguli popello plurimam
sibi

inconsulte exercuit tyrannidem » (Raoul Glaber, II, 3, éd. Prou,


p. 30-31).
Le 28 juillet 990 Conan se qualifie princeps Britannorum et
3

dominus des neuf évêques de la Bretagne, dans une charte en faveur


de l'abbaye du Mont-Saint-Michel (D. Morice, Preuves, I, p. 350-
351).
4
Chronica de gestis consulum Andegavorvm (xn e siècle), éd. Hal-
phen et Poupardin, p. 48-49.
5
« Usque ad hune (Meduanamj Conanus et filii consulatum habere

volebant » (lbid.).
6
Cf. Halphen, Le comté d'Anjou au xi e siècle, p. 25, note 3.
240 LIVRE IV. § III. CHAPITRE VI.

Judicael, le vicomte de Nantes, Haimon *. C'est à un véri-


table jugement de Dieu qu'il est fait appel, c'est un com-
bat judiciaire qui doit prononcer entre deux dynasties
rivales. Le verdict est ambigu. Conan le Tort est d'abord
vainqueur, le porte-enseigne est tué, Foulque grièvement
blessé, mais Conan lui-même est frappé d'un coup mortel
2
(27 juin 992) .

Conan mort, les maisons d'Anjou et de Blois se dispu-


tèrent avec un acharnement croissant le principat de la
Bretagne, qui semblait vacant. Foulque Nerra qui s'était
fait livrer le château de Nantes par les chevaliers de
Conan et qui comptait réduire son jeune protégé Judicael

1
Chronique de Nantes (reconstituée d'après LeBaud), p. 130-131.
— Le Baud (l
r
* rédaction) : « Et Fulco... se fist présenter Judicael,
l'enfant du comte HoeJ, et recorda à touz... que à luy plus justement
et plus droiturierement appartenoit la cité de Nantes que à nul autre
quelconque; puix print de sa main la baniere portant le signe de ses
armes et la comist et bailla à Haymon le vicomte, oncle de cestui
Judicael, affin qu'il la portast à la bataille pour faire la vengence de
la mort de ses frères et acquérir le droit de son neveu » {Cronic-
ques et ystoires, III, p. 170).
2
Les Angevins, par suite, revendiquèrent la victoire et, jouant sur
le sobriquet de Conan, firent passer en proverbe la « bataille de Con-
quereuil où le droit l'a emporté sur le tort». Historia SanctiFlorentii
Salmurensis : « Proinde proverbium est vulgatum : « Bellum Con-
» querentium, quo tortum superavit rectum » (Chronique^ des églises
d'Anjou, p. 260). La Borderie, Histoire, IJ, p. 426, a compris ce pro-
verbe à contresens, et voulu l'appliquer à la première bataille de
Gonquereuil. Les anciens Bretons l'avaient entendu de même, tout
en l'appliquant à la seconde bataille et cela grâce à une subti-
lité. Voy. Le Baud (2
e
rédaction) : « de laquelle adventure, selon celuy
même auteur de la dite chronicque de Saint-Fleur ent, fut divulgué
un proverbe qu'on disoit communément quand il venoit à propos :

« c'est la bataille de Gonqueruz, où le tort surmonta le droit », car


j'açoit que ledit Conan y mourust, touttefois avoit-il droict de vendic-
quer les dessusdits territoires d'Anjou et cité de Nantes » (Cronicques
et ystoires, III, p. 213;.
Un vers célèbre de la chanson de Roland (v. 1015) ne serait-il pas
la source première du proverbe?
« Païen unt tort, et chrestien unt dreit ».
LES RAPPORTS AVEC LES PRINGIPATS VOISINS. 241

à une étroite vassalité, profita de la première occasion


propice (un complot ourdi par Eudes contre Hugues
Capet) pour s'assurer le concours du roi de France et

avec son aide évincer définitivement la maison de Blois


(993-994). Le succès ne répondit pas à son attente.
Eudes de Chartres parvient, en effet, à faire la paix
avec le roi, en promettant de lui donner toute satisfac-
l
tion ,
promesse vague dont le roi, d'après Richer, se
contente, et qu'un historien récent a jugé acceptable par
suite de l'intérêt de Hugues Capet à une politique de bas-
2
cule entre les deux maisons rivales . Cette acceptation
prouve, en tout cas, aussi bien que le silence des chro-
niqueurs au sujet d'une prétention quelconque du roi de
France à une suzeraineté féodale sur la Bretagne, que
Hugues Capet n'est intervenu que dans un but purement
dynastique.

1
« Si rex jubeat, se mox ulterius iturum, et sibi de omnibus satis-
facturum » (Richer, IV, 93).
2
F. Lot, Hugues Capet, p. 176.

F. — Tome IV. 16
243

CHAPITRE VII

l'unification bretonne par la maison de rennes.

Pendant que les comtes d'Anjou et de Blois avec


leurs nombreux alliés se disputaient la domination de
la Bretagne, le conflit fut tranché, en dehors d'eux, par
les intéresséseux-mêmes. Judicael et le successeur de
Conan, Geoffroi-Bérenger, sont aux prises, et c'est celui-ci
qui l'emporte.
Il recueille le fruit des tenaces et laborieux efforts 1 de
2
son père Conan le Tort et il parachève son œuvre.
Geoffroi-Bérenger n'est pas seulement reçu ou reconnu
duc des Bretons 3 ; il consolide, au sens juridique du mot, le

principat breton; il détient la monarchie de toute la Bre-


4
tagne . Judicael descend au rang de comte de Nantes,

1
Chronique de vantes (reconstituée d'après Le Baud), p. 133.
2
L'unification opérée par Conan est très bien décrite dans •
le

curieux texte de la Chronique de Saint-Brieux, cité par Merlet,


Introd. à Chron. de Nantes, p. 44, note 3 éviction du copartageant :

Wicohen, réduction à l'obéissance des comtes ou machtierns, à


l'exception d'abord des comtes de Nantes contre lesquels la lutte fut
ardue. Le Baud a traduit le même texte, et il le fait suivre d'une
conclusion qui n'est pleinement vraie que pour le successeur de
Conan « En après Conan les surmonta avecques leurs aides, les uns
:

vaincus et pris par bataille, et les autres occis par art, et obtint la
monarchie de tout royaume » (Cronicques et ystoires,
le III, p. 21 1).
3
Chronique devantes (reconstituée), p. 132.
4
« Gaufredus, vir et ipsein armis strenuus, qui totius Britanniœ
monarchiam tenuit » (Gildœ Translqtio, éd. F. Lot. Mélanges d'his-
toire bretonne, p. 462).
344 . LIVRE IV. § III. CHAPITRE VII.

1
vassal de Geoffroi . C'est le triomphe définitif de la maison
de Rennes, dû peut-être en partie à l'instinct que l'autono-
mie nationale des Bretons était plus en sûreté à Rennes qu'à
Nantes, entre les mains d'une dynastie qui n'avait que
des attaches lointaines avec la Francie qu'en celles d'une
maison qui subissait l'emprise de voisins aussi proches et
aussi envahissants que les Angevins. N'est-ce pas cet
instinct de sécurité qui présida par la suite à l'organisa-
tion féodale du pays, à l'établissement d'une ligne continue
de fiefs frontières le protégeant contre l'Anjou et à l'abri
duquel la maison de Rennes put procéder à la reconsti-

tution de la société et lutter aussi bien contre les dissen-


sions intestines que contre les entreprises étrangères?
N'est-ce pas la même appréhension encore qui a pu
pousser la Bretagne vers l'alliance normande et, par
crainte du péril, en faire naître un autre?
Nous venons de voir les services que cette alliance
avait rendus à Conan le Tort, et peut-être Geoffroi-Béren-
ger, lui aussi, dut-il en partie son succès à l'aide du duc
de Normandie.
C'est à dater de son époque que des relations de plus
en plus étroites se nouent ou s'affirment entre les deux
pays. En 996, Geoffroi-Bérenger se rend à la cour du
nouveau duc Richard II pour « prendre amitié et compa-
2
gnie » Il y reçoit
. un somptueux accueil, il y épouse
Havoise (Hadwis, Hedwige), la sœur du duc Richard II 3 ,

et ce duc, à son tour, ne tardera pas à épouser la sœur


4
de Geoffroi, Judith Cette double alliance devint, pour
.

1
Chronique de Nantes (reconstituée), p. 133-134.
2
Wace, Roman de Rou, éd. Andresen, II, p. 85 :

« Giffrei, ki quens ert des Bretuns


, Plusurs od lui dé ses baruns,
Vint à Richard en Normendie
Prendre amistie e compaignie »>.

3
Ibid., et Guill. de Jumièges, V, 5 (Migne, 149, c. 826).
4
Wace, i&id., p. 103. G. de Jumièges, V, 13.
l'unification bretonne par la maison de rennes. 245
e
le xi siècle, un trait d'union puissant entre les deux
principats, réagit sur les destinées de l'un et de l'autre,
et indépendance commune au regard de la
fortifia leur

Francie. Geofïroi-Bérenger, en mourant, confia la protec-


tion ou la garde (advocatus) de ses deux jeunes enfants,
Alain et Eudon, à son beau-frère Richard et les plaça
sous la tutelle de leur mère, Havoise. Celle-ci fut même
beaucoup plus qu'une tutrice. Elle gouverna, autoritaire-
ment, en vraie Normande, sous le nom collectif de ses fils 1

durant tout le reste de sa vie (1008-1034).


Est-ce la vigueur de son administration qui a pro-
2
voqué, vers 1025, un soulèvement des paysans bretons ,

1
M. de La Borderie est allé trop loin en avançant que Havoise
« se plut à laisser le duché indivis entre ses deux fils » (III, p. 6).

Il est très vrai qu'Alain III et Eudon figurent l'un à côté de l'autre et
avec leur mère dans des chartes assez nombreuses, et M. de La Bor-
derie a pu invoquer notamment Pacte de la fondation du prieuré de
Livré (1013-1022) publié par lui dans son Recueil d'actes inédits
(p. 6 et suiv.) où les deux frères sont qualifiés « Britannorum monar-
chi » (Voy. aussi l'opuscule de episcopatu abbatiœ [Redon, p. 275] :

Hoc Eudo frater Alani


Ut Alanus voluit,
Hadovisque mater horum
Nec minus id petiit. )

Mais Alain figure seul en titre dans un grand nombre de chartes


antérieures au décès de Havoise ( i 034) (Voy., par exemple : Redon,
p. 259, 276, 247; Saint-Georges de Rennes, p. 90, 106, etc.), et là où
le nom de son frère accompagne le sien, Eudon n'est jamais qualifié
que cornes, tout court, tandis qu'Alain porte le titre de dux, prin-
ceps Britannorum, totius Britanniœ (Par exemple : Redon, p. 308,
237; Saint-Georges de Rennes, p. 102, 100, 112, etc.).
On doit conclure qu'il n'a pas existé de véritable indivision,
que le principat a passé à l'aîné Alain, quand il est devenu majeur,
mais que Havoise s'est appuyée sur ses deux fils pour exercer le
pouvoir. C'est de cette circonstance qu'ont pu naître les prétentions
ultérieures d' Eudon au partage de la puissance ducale, sa prise
d'armes et, après sa défaite, la création à son profit de l'apanage de
Penthièvre, qui allait être la source de tant de conflits nouveaux.
2
Le Baud, Cronicques et ystoires des Bretons (nis. fr. 8266, f° 141,
246 LIVRE IV. § III. CHAPITRE VII.

analogue à la révolte célèbre qui avait éclaté en Norman-


die au début du règne de Richard II? Est-ce la forte dis-
cipline par quoi elle s'efforça de dompter la turbulence
des chefs bretons qui a poussé ces derniers à prendre
les armes contre elle et ses fils
1
? Nous ne savons; mais
il n'est pas douteux que, ces révoltes apaisées, grâce à
2
l'énergie militaire de l'aîné de ses fils Alain III ,
plus
d'ordre, une meilleure police, plus de cohésion sociale se
trouvèrent introduits en Bretagne, en même temps que,
par une réaction naturelle, le sentiment national fut sti-

mulé ou avivé.
Sous la régence, comme après la mort de sa mère,
quand il l'eut emporté sur son frère Eudon (1034-1035),
Alain III poursuivit avec succès la politique de la maison
de Rennes. Il soutint l'évêque de Nantes contre le

bâtard de Judicael, le comte Budic (qui s'était retourné


vers le comte d'Anjou Foulque Nerra) et l'amena à lui

faire hommage 3
. Il imposa même son alliance matri-

v° : « En l'an de grâce mil vingt cinq fut grant sédition en Bretaigne


quar les hommes rustiques seslevants a lencontre des nobles occis-
trent pluseurs de ceux, prindrent leurs chasteaux et leurs lieux des-
quelx ilz les exterminèrent, mais à la parfin les nobles joigns avec le

duc Alain compagnies de rusticques qui sans duc et sans conseil


les

estoient venus en bataille vainquirentet les desconfirent et demsemble


desjoignirent ».

L'événement est relaté par la Translatio de Saint-Gildas « Per :

idem tempus, Britanni in seditionem versi bella commoverunt nam :

rustici insurgentes contra dominos suos congregantur. At nobiles,


juncto secum comité Alano, agmina rusticorum invadunt, trucidant,
dispergunt, persequuntur, quoniam sine duce et sine consilio véné-
rant in prselium » (chap. xxxvn,éd. Lot, Mélanges d'histoire bretonne,
p. 464-465).
1
(( Deinde quidam nobilium insurrexerunt contra comitem, sednon
praevaluerunt, quoniam ipse vir ignavus et sine scientia non erat »
llbid.).

« Li quens Alains fu forz e fiers,


Vaillant e nobles chevaliers ».

(Wace, II, p. 135).


5 Chronique de Nantes,
p. 138-1 39.
l'unification bretonne par la maison de rejxnes. 247

moniale à la maison de Blois, en faisant enlever, pour


l'épouser en grande pompe, Berthe, fille d'Eudes II de
Chartres.
On le vit reprendre 1
ou recevoir le titre de comte ou
duc de toute la Bretagne (cornes, dux, princeps totius Bri-
tanniœ) ou même le titre de roi 2 Ce dernier
. titre les Bre-

1
Le Baud, ms. fr. 8266, f° 141, v° : « Bit gouvernoit au temps de
lors ledit duc Aliain ainsne fîlz du duc Geffroy toute la monarchie de
Bretaigne et l'avoit saesie après ce que eut asge suffisant pour icelle

tenir et sen estoit fait duc et prince royal ».


2
Pour n'avoir pas à y revenir, il m'a paru utile de placer ici le

tableau que j'ai dressé de la titulature du principal breton, de la fin


du x e au début du xn e siècle, d'après les cartulaires de Redon, de
Saint-Georges de Rennes et de Sainte Croix de Quimperlé. ,

Le voici :

Gonan le Tort (990-992) Conano comité dominante Britanniam


:

(Redon, p. 309).
Geoffroi Bérenger : Gauffredi comitis tempore, cujus gubernacula
tota regebatur Britannia (vers 1000) (ibid., p. 280). — Mention d$
•« Gaufridus... divina ordinante clementia totius Britanniœ dux et

princeps » (ch. de 1026) (ibid., p. 246).


Alain IN. Cornes et dominus. Alano comité Britanniam féliciter

obtinente (1019) (Redon, p. 276). — Cornes Alanus et ejus fraler


«

Eudonus (1021) (ibid., p. 308); — in prœsentia domini nostri Alani


totius Britanniœ principis.... Alanus cornes, cum fratre Eudone
(1029-1037) (ibid., p. 237). — Piissimo Alano dominante Brita-
niam(1037), p. 281. Cf. 256. — Alanus cornes, omni Britannice impe-
rans regioni (p. 250); — imperante super Britannos nobilissimo
Alano comité (p. 253).
Dux et Princeps. Alan duce dominante in Britanniam (1008-1031)
(Redon, p. 259). — A. princeps Britanniœ (1019) (p. 275).— A. Bri-
tannice gentis dux atque princeps (1028-1030) (G. Saint-Georges de
Rennes, 90). — A. gracia Dei Britannorum dux (1032)
p. (ibid.,

p. 102). — Alani totius Britanniœ ducis ac principis (dans la même


charte Al. comitis) (avant 1034,
: 106). — Ego A. gratia ibid., p.
Dei Britannorum dux (1034) 100,112). — Britannorum, Dei
{ibid., p.
dispositione, dux.... S. A. comitis (circa 1034) 111-112). — (ibid., p.
Ex jussu et voluntate Alani tocius Britanniœ ducis (1037, Redon,
p. 326) (dans la même charte rex. Voy. infrà).
Rex, regnum, monarchia. Alanus... regnum patris suscipiens,
strenue gubernavit et tenuit (1026) (Redon, p. .247). — Al. tocius
248 LIVRE IV. — § III. CHAPITRE VII.

tons le lui ont donné couramment dans leur langue (en


breton, reibret\ roi de Bretagne) et il est resté attaché à son
2
nom (Alain ruybriz , robre ou rebre z ) clans les chroniques.
Il en signe les monnaies qu'il fait frapper. Tandis que
ses lointains prédécesseurs n'avaient conservé que machi-

Britanniae dueis, Gaufridi Pilii, qui etiam rex a nonnullis vocabatur...


Alano tocius Britannie monarchiam strenue gubernante(1037, Redon,
p. 326-328).
Conan II. Cornes. CoramConano chomite, in die qua chômes factus
est (dans la même charte C. dux, et cette formule : elevato Conano
principe super omne regnum Britanniœ) (1048) (Redon, p. 243-244).
- C. comité (1060) (p. 316).
Hoel. Consul et cornes. Ego H. Britannorum consul (Quimperlé,.
p. 150) (4069). — Hoèl cornes (Redon, p. 283) (4072).
Alain IV (Fergent). Consul et cornes. Ego A. Britannorum consul
(4089) (Quimperlé, p. 224). —
A. tocius Britanniœ consul (4091)
(Redon, p. 276) (de même 1092, p. 254). Ego A. Dei gracia Bri- —
tanniœ cornes (4084-4107) (Quimperlé, p. 459, 162). Alanus... —
cornes totius Britanniœ et princeps (Redon, 1112, p. 324).
Dux et princeps. A. tocius Britanniœ ducatum optinente (1084)
(Redon, p. 286), (1086) (tôûf.,p.290). — A.
dux Britanniœ... S. Alani
comitis (1085) (Saint-Georges de Rennes, p. 134-135). Ego A. Dei —
gratia dux Britanniœ (1084-1112) (Quimperlé, p. 167), (1096) [ïbïd: v
p. 196). — A. totius Britanniœ principatum obtinente (1095) (Redon,
p. 345). — Alano Britannis imperante (1096) 294), (1404) (ibid., p.

(ibid., p. 305). — Coram Alano principe (4108) 332). (ibid., p.

Regnum. Alano totius Brittanie regnum obtinente (1089, Redon,


p. 240). — Régnante Alano, totius Britannie consule (1092) (Redon,
p. 251).
1
Li quens Alains fu forz e fiers
Cil de Bretaigne le honurerent
E rei bret pur ceo le apelerent,
Ke a lur dit ert reis de Bretaigne
Kar nuls avant puis Gharlemaigne
Nen ont tenu si fermement
Bretaigne tute entièrement.
(Wace, Roman de Rou, éd. Andresen, II, p. 135).

2
Ruy briz = Roué Breiz (roi de Bretagne) (La Borderie, Recueil
d'actes inédits, p. 40).
3
C'est Je qualificatif qu'une main du xvi e siècle a accolé au nom
d'Alain dans le CartuU de Redon (Voy. par exemple, p. 237, 250).
l'unification bretonne par la maison de rennes. 249

nalement le type carolin avec la légende GRATIA D. I.

REX, et que Conan le Tort (si c'est bien de lui qu'il s'agit)

n'y a mis que son nom accompagné du titre de Consul 1


,

Alain III s'est approprié la légende carolingienne en la


transformant en ALEN RIX 2
.

Alain III ne contredisait point par ces actes la préémi-


nence ou la suprématie théorique de la couronne de France.
C'est même sous son règne que nous rencontrons les
mentions les plus fréquentes de roi de France dans la
3
date des chartes . Le lien traditionnel se conservait ainsi
entre la Rretagne et la Francie et il ne semble pas que les

ducs bretons aient jamais fait le moindre effort pour le

briser. Mais ce lien ne constituait à aucun degré un assu-


jettissement féodal, et c'est contre un tel assujettissement
de la part de la Normandie qu'Alain III a lutté de toutes
ses forces.
Il s'est refusé catégoriquement à se reconnaître le vas-
4
sal de Robert le Diable ou le Magnifique . Une guerre

1
CONANUS CONS. (type attribué par Poey d'Avant à Conan le

Tort, Monnaies seigneuriales, 1853, p. 42-43).


2
Engel et Serrure, Numismatique du moyen âge. Paris, 1894,
t. II, p. 383.
3
Voici celles qui se trouvent dans le Cartul. de Redon:
1008-1031 : Tempore Roberti Francorum régis, Alan duce domi-
nante in Britanniam (p. 259).
1019 : Robertorege monarchiam tôt ius Francise ammistrante, Alano
comité Britanniam féliciter obtinente (p. 276).
1021 : Rotberto monarchiam totius Francise gubernante, Alano
Brittanniam strenue et oportune ammistrante (p. 308).

1037 : Alano tocius Britanniae monarchiam strenue gubernante,


Henrico regnum Francise obtinente (p. 328).
Date incertaine : Tempore Henrici Francorum régis incliti, impe-
rante super Britannos nobilissimo Alano comité (p. 253). Cette der- —
nière mention est dans une notice de l'Église de Nantes. Les autres
sont du diocèse de Vannes.
* Cf. Cartul. de Landevennec, ch. xlviii « Alanus, cornes nobilis :

Cornubiensium partium (Alain Canhiart)... cum ambulaturus in adju-


torio Alani ducis Britanniae contra Normannos properaret ».
250 LIVRE IV. § III. CHAPITRE VII.

s'ensuivit, que finit par pacifier leur oncle l'archevêque de


Rouen. Nous ne connaissons pas les conditions certaines du
traité qui fut conclu.Les écrivains normands disent bien
i
qu'Alain dut promettre service et fidélité à Robert Mais lui .

fît-il réellement hommage en qualité de chef des Bretons ? Ou


ne conclut-il avec lui qu'un pacte d'alliance et d'amitié ? Cette

dernière hypothèse est d'autant plus plausible que, lors de


son départ pour la Terre Sainte (1035), c'est à Alain III que
Robert le Diable remet le gouvernement de la Normandie
et la garde de son jeune fils Guillaume 2 Eût-il osé . le faire*

s'il avait infligé récemment une grave humiliation au duc


des Bretons et s'il pouvait craindre que celui-ci cherchât
à s'en relever ou à s'en venger?
C'est en s'acquittant avec zèle de ses fonctions de
régent de la Normandie, qu'Alain III meurt dans ce pays
(1040), empoisonné parles seigneurs normands qui refu-
sent de reconnaître son pupille pour duc et qui livrent
3
le principat à l'anarchie .

1
Guillaume de Jumièges, VI, n : « Mox (Robertus prsesul)
nimiura rigida eorum preecordia, propitiante Christo, eam ad quietem
composuit, ut omni dissensionuui motu sedato serena concordia eos
uniret, et Aknum in servitio ducis, pacta fidelitate, supplicem
omnino complicaret » (Migne, 149, c. 845). — Wace, Roman de Rou :

Ses dous nevouz fist acorder


E pais prometre et pais doner :

Alain fist homage a Robert,


Veiant la gent, a descouvert.
(Éd. Andresen, II, p. 143).

2
Orderic Vital, II, p. 366 : « Ducatum vero suum Guillelmo, VIII
annorum puero, non rediturus reliquit, ipsumque Alanno consan-
guineo suo, Britonum comiti commendavit ». Adde, III, p. 224-225,
Wace, II, p. 150 :

A Alain, ki esteit sis huem,


Par Tarcevesque de Ruem
Livra sa terre en cumandise
Cume a seneschal ejustise.
3
« Alanuum comitem Britonum, suique ducis tutorem, Normanni
veneno peremere.... seseque mutuis certaminibus pene quotidie in-
l'unification bretonne par la maison de rennes. 251

La Bretagne est menacée d'un sort pareil. Alain n'a


laissé qu'un fils de trois mois, Conan, et son frère Eudon,
malgré son apanage de Penthièvre, ne cesse de prétendre
au duché, pour y avoir été associé du vivant d'Havoise. Il
s'empare du pouvoir, et l'exerce pendant quinze ans en

pleine indépendance
1
. Il s'intitule dux Britannièe sur les
2
monnaies d'argent qu'il fait frapper . Toutefois le senti-
ment dynastique de la légitimité est assez énergique et

assez vivace déjà en Bretagne pour que des partisans


nombreux du jeune Conan le soustraient dès l'âge de
3
sept ans à la dépendance de son oncle et, l'année sui-
4
vante, rélèvent solennellement au principat . Si, en fait,

Eudon continue à gouverner, son autorité est ébranlée


ou amoindrie. Aussitôt que Conan, de quatorze à quinze
ans, devient majeur et apte à porter les armes, il saisit le

crédibiliser necaverunt... et confusionem magnam atque mœrorem


necessariis orbatœ regioni patrcmis intulerunt » (Orderic Vital, II,

p. 369-370).
1
« In Britannia Eudo fratri suo Alanno successit, et XV annis ita
libère ut sine dominio esset alicujus, principatum exercuit » (Orderic
Vital, II, p. 370).
C'est à Eudon comme prince des Bretons (Britonum principi) (et
à Alain Canhiart [Analo [sic] comiti] qui venait de prendre possession
du comté de Nantes) que le pape Léon IX notifie les mesures prises
contre les évêques bretons simoniaques, et voici en quels termes il

l'engage à bien gouverner : « Et hoc te auctoritate bortamur aposto-


lica, ut per totum regnum tibi commissum pacem tacias, justitiam
-diligas, subditos pie regas. Turpe est enim cum unus ex maximis
Gallix principibus habearis, naturalibus sis vitiis subjugatus »

.(1050. Jafïé-Wattenbach, n° 4225; Migne, 143, c. 648-649).


2
EDO DUX BRITANIE (Engel et Serrure, II, p. 384).
3
Chronique de Quimperlé (en tête du Cartulaire), p. 65, ad an.
MXLVII : « Conanus puer de custodia patrui sui elabitur Redo-
«is ».
4
Cartul. de Redon (1048, p. 243 et suiv.) : « elevato Conano prin-
cipe super omne regnum Britannie, dum episcopus Mainus sermonem
faceretad populum, inter cetera dixit : « Honoravimusjiodie principem
terrenum... ».
252 LIVRE IV. § III. CHAPITRE VJI.

ducatus d'une main vigoureuse 1

, brise l'opposition de son


oncle, qu'il fait prisonnier, et tient tête aux nouvelles
insurrections qui éclatent.
Son énergie n'est pas moindre vers le dehors. Il refuse
de se soumettre à Guillaume le Conquérant, qui mène
contre lui l'expédition qu'a rendue célèbre la tapis-
serie de Beauvais, mais qui ne parvient pas à le réduire.
Bien plus, Conan prend l'offensive et contre l'Anjou dont
il met les troubles à profit pour étendre ses frontières, et
contre Guillaume lui-même qu'il menace d'une attaque à
l'heure où se prépare la descente en Angleterre. Il n'est
plus question seulement de refouler la dynastie nor-
mande, mais de la supplanter. Conan II argue Guillaume
de bâtardise et revendique contre lui le principat de la
Normandie, du chef de sa grand'mère Havoise 2 . Le poi-
son débarrasse le duc normand de cet adversaire dange-
reux et la Bretagne voit s'éteindre, avec lui, la dynastie
de Rennes.

1
« Quousque Conanus cornes gubernacula Britannia? sumpsit et
vigorem regnandi invasit » (Cart. de Redon, 1055-1062, p. 383
2
C'est un insolent défi que Guillaume de Jumièges prête à
Conan II : « Terram, quam ego quia puer eram possidere nequibam,

invasisti et contra fas, cum sis nothus, hucusque tenuisti. Nunc igitur

aut mihi débitant redde Northmanniam aut ego tibi totis viribus

bellum inferam » (VII, 33, Migne, 149 c. 872).


253

CHAPITRE VIII

LA MAISON DE CORNOUA1LLE ET LTNFÉODATION


DE LA BRETAGNE.

L'extinction de la maison de Rennes ne compromit pas


l'unité nationale. Celle-ci ne s'en trouva même que plus
étroitement cimentée. Le beau-frère de Conan, Hoel, qui
fut reconnu comme son successeur, réunissait en ses mains,
outre le comté de Cornouaille qu'il possédait depuis la

mort de son père Alain Cagniart (1058), les deux comtés de


Rennes et de Nantes, le premier du chef de sa femme, le
second de par sa mère Judith, fille de Judicael.
La maison de Cornouaille put contribuer ainsi à la for-
mation de l'âme bretonne. Elle réunit à la cour ducale
1
les Bas et les Hauts-Bretons et, par ses alliances matri-
moniales, par le mariage notamment d'Alain IV Fergent
avec Ermengarde d'Anjou (fille de Foulque le Réchin),
exerça une influence rénovatrice, accrut la sociabilité,
tempéra les mœurs et améliora les institutions. Sous elle,

grâce au comté et à l'Église de Nantes, les relations


devinrent plus fréquentes avec la Francie, et un rappro-

1
Par exemple Cartul. de Quimperlé, p. 153 (1070) « Ego :

Hoël... coram multibus nobilibus meorum principum tam ex Nannetis


civitate et Venetis finibus quam ex Cornugalliqcensibus et Leonen-
sibus primatibus... ïa publico conventu apud Kemperele ». — Ibid.,

p. 162 (1107) Ego Alanus... multorum nobilium tam Cornugallie


: «

quam et aliarum partium in curia commorantium rogatu... ». —


Cartul. de Redon, p. 332 (1108) « Congregata apud Rothonum, ut
:

moris erat, coram Aiano principe, curia omnium nobilium Britannie».


Adde D. Morice, Preuves, I, c. 524.
254 LIVRE IV. § ni. CHAPITRE VIII.

chement s'opéra avec la papauté. Des chartes se réfèrent


au règne des Capétiens *, des allusions y sont faites au
temps où Bretons et Francs avaient le même empereur 2 .
Une bulle de Grégoire VII (si elle est authentique) recon-
naît à nouveau que la Bretagne entière est placée sous
la protection du Saint-Siège, qui garantirait ainsi son indé-
pendance nationale 3 .

1
II s'en trouve déjà du temps d'Alaiu Cagniart, comte de Cornouaille
(Cartul. deQuimperlé, 1029, p. 99 : « Roberto rege Francorum impe-
rium tenente »). En voici sous Hoël et Alain Fergent : « Contigit

temporibus victoriosi et gloriosi principis Henrici, qui Francorum


rempublicam reyebat, et illustris Hoël qui mediterraneam (la Mée =
comté de Nantes) singulari prudentia gubernabat » (charte de 1075)
(Redon, p. 331). — « Actum ci vitate Nampnetis... régnante Philippo
Francorum rege, anno IV regni siu,consule Hoëllo» (25 octobre 1062,
Cartul. de Redon, p. 233). — « Haec donatio factaest, Philippo regnum
Franciœ obtinente, annuente Raginaldo episcopo (évêque de Saint-
Malo), Hoëllo Cornubiœ présidente, Gautrido notho, filio Alani, urbem
Redonem optinente » (1062-1080, ibid., p. 234). — « Datum fuit et

confirmatum in tempore Mathiae comitis Nannetensis, régnante in


Francia Philippo rege
» (1104?) (ibid., p. 330). « Papa Paschasio, —
Philippo Francorum rege, Alano et Mathia comitibus Britanniae »
[ibid., p. 250).
2 Dans un plaid public (in placito publico), tenu devant le duc Alain
Fergent et sa femme Constance, auquel assistaient de nombreux clercs
et laïcs, évêques, abbés, nobles et chevaliers, paysans et bourgeois,
lesmoines de Redon produisent des diplômes de Louis le Débonnaire
et le Chauve et invoquent en ces termes l'autorité du
de Charles
premier « Hludovicus pius Francorum Brittannorumque irnperator »
:

[Cartul. de Redon après 1085, p.


,
238). — Cf. une lettre deConan III au
pape Honorius (1127) « Conanus dux Britannorum... abbatiam Ro-
:

thon... quam divae memoriae Ludovicus pius irnperator quondam in


minori Britannia, que nu ne estmea, construx;t » (Cartul. de Redon,
p. 298).
3
« Britannia, sicut nonnulli gentis vestre testantur, non solum ab
imperatoribus, sed etiam ab ipsis habitatoribus, tutele et defensioni
Sancte Romane Ecelesia commissa est... Nos itaque, Deo autore, hec
que actenus neglectasunt ad memoriam satagimus reducere, et tanto
sollicitius circasalutem et honorem patrie vestre procuramus studium

impendere, quanto, sicut jam diximus, Beati Pétri patrocinio gentem


I

l'iNFÉODATION DE LA BRETAGNE. 255

Mais d'autre part la maison de Cornouaille prépara,


sans en avoir conscience, une stricte sujétion à la monar-
chie anglo-normande, d'où allait dériver, conséquence
inattendue, l'incorporation féodale à la France. La con-
quête de l'Angleterre en fut le point de départ, par la
participation des Bretons et le rapprochement qui en sortit,

par le prestige royal et la puissance militaire dont elle


rehaussa la dynastie normande, par les inquiétudes qu'elle

éveilla en France, et la rivalité ardente qu'elle fît naître


entre les deux couronnes. Dix ans après cette conquête,
sous Hoel, nous assistons à une intervention simultanée
en Bretagne du roi d'Angleterre, Guillaume, et du roi
er
de France, Philippe I . Origine et but en sont restés
énigmatiques.
Il semble, au premier abord, que Philippe I
or
,
— dont
l'intervention est attestée surtout par un de ses diplômes
1
,

— soit allé au secours du duc et des seigneurs bretons


assiégés, dans Dol, par Guillaume le Conquérant, afin
d'empêcher ce dernier de s'emparer de la Bretagne.
2
Telle est l'opinion traditionnelle des historiens français ,

tandis que les chroniques bretonnes nous montrent Hoel


et Guillaume assiégeant de concert dans Dol des chefs
bretons insurgés, — parmi lesquels se trouvait le vassal

vestram pro devotione colla submisisse cognovimus » (Cart. Quim-


perlé, p. 257 et suiv., 25 mars 1078. Jaffé, n° 5072).

La protection d'un pays par le Saint-Siège constituait en prin-


cipe une liberatio, l'affranchissement à l'égard de toute autre puis-
sance (Cf. P. Fabre, Étude sur le liber censuum. Paris, 1892, p. 124).
— Notez la mention du pape Pascal dans la date d'une charte citée
sujrà (note 1).
1
Tune temporis cum magna festinatione et nimis private vene-
«

ramus Pictavim ad Gaufredum, ducem Aquitanorum, ut nobis auxi-


lium preberet contra Guillelmum, regem Anglorum et comitem Nor-
mannorum, qui tune contra nos in Britannia quoddam opidum obse-
derat » (14 octobre 1076, Prou, Recueil des actes de Philippe Ier p. 220). ,

Le dernier historien de Philippe er M. Fliche, ne se prononce pas


2
,

nettement, il constate surtout que la question est obscure (p. 270 et


suiv.).
256 LIVRE IV". § III. CHAPITRE. VIII.

rebelle de Guillaume, Raoul de Gael ou de Montfort, — et


er
Philippe I les obligeant à lever ce siège. Le roi de
France n'aurait donc fait autre chose que soutenir des
révoltés, fomenter et entretenir, en vue d'une mainmise
possible sur le pays, des dissensions intestines.
C'est la politique même qu'avait pratiquée le prince
normand en 1065, et qu'il dut reprendre après l'avène^
ment du fils de Hoel, Alain Fergent (1084). Quand
celui-ci fut aux prises avec le comte Geoffroi, fils d'Eudon
(1085-1087) V, Guillaume essaya de contraindre le nouveau
duc à lui faire hommage, en tentant de s'emparer de Dol
sur ses vassaux, mais il y subit un grave échec et se
décida à conclure avec Alain un pacte d'amitié que scella
le mariage du duc breton avec Constance, la fille de
2
Guillaume (1086-1087) .

Dans les luttes prolongées et violentes entre les fils du


er
Conquérant, Alain Fergent prit le parti de Henri I

Beauclerc. 11 combattit à ses côtés à Tinchebrain (1106)


et contribua puissamment à sa victoire. Et c'est ainsi sans
doute qu'il en arriva à faire hommage au roi d'Angleterre,

dont son fils Conan III épousa la fille naturelle Mathilde.

Alain IV nous l'apprend dans une charte de Quimperlé


1
« Cum :

in comitem Gaufîridum Eudoni comitis filium exercitum ducerem, ut


me et meos ab ipsius insidiis atque violentia que tune imminebat
in ipso itinere, Dominus illesos servaret... » (1085-1087, Cartul. Quim-
perlé, p. 227).
2
« Deinde prudens rex, ut se vincere virtute Britones non posse
prospexit, aliud consilium sibi posterisque suis commodum solerter
praecogitavit. Cum Alanno Ferganno fœdus amicitiœ firmavit, eique
Constantiam filiam suam in conjugium Gadomi honorifîce copulavit »
(Orderic Vital, II, p. 291). Cf. Cartul. Quimperlé, p. 230-231 (Ch.
er
du 1 août 1088).
Le Baud, ms. fr. 8266 : « L'an mil quatre-vingt-sept, le duc A liai n
Fergaud...print à femme très noble dame Constance fille de Guillaume
roy d'Angleterre.Il convenença à Baieux et dillec en après la emmena

en Bretaigne au bout de seix jours ensuivants célébra magnifie-


et
quement ses noces en la cité de Rennes a grant solemnite des barons
prelaz et autres seigneurs de son pays ».
l'iNFÉODATION DE LA BRETAGNE. 257

Mais le fait que dans de Gisors (1113) Louis VI


le traité
er 1
« concède la Bretagne à Henri I » prouve que le roi
de France avait conservé la suprématie royale. Il n'y a
2
nullement là, comme les historiens l'ont admis , un abandon
de la suzeraineté par Louis VI, mais un acte d'exercice
de sa souveraineté. Cela est si vrai qu'en vertu de cette
souveraineté, qui continue à lui appartenir, le roi de
France peut non seulement faire appel au duc de Bre-
tagne clans la levée en masse de 1124, mais obtenir son
concours armé dans les expéditions d'Auvergne de 1126
et 1129. En outre des chartes bretonnes continuent à
3
être datées du règne du roi de France Louis VI , et non
er
de celui du roi d'Angleterre Henri I .

La suprématie ou souveraineté de la couronne de


France se transforma quand
en suzeraineté féodale
Henri II, en 1156, eut fait hommage à Louis VII et que
Conan IV, dix ans plus tard, eut abdiqué entre les mains
du roi anglais. En conséquence, dès 1199, Philippe-
Auguste inféoda la Bretagne à Arthur, neveu de Richard
Cœur de Lion, et lorsque, après l'assassinat d'Arthur par
Jean sans Terre, les Bretons eurent chassé les Anglais,
son droit de garde sur l'héritière d'Arthur lui permit de
mettre le fief dans sa main et, en mariant sa pupille à un
Capétien, Pierre de Dreux, d'assurer à sa dynastie l'hom-
mage-lige du duc de Bretagne.

1
« Tune Ludovicus Henrico Belismum et Cenomanensium comi-
tatum, totamque concessit Britanniam. Fergannus etenim, Britonum
princeps, homo régis Anglorum jam factus fuerat » (Orderic Vital,
IV, p. 307-308).
2
Voy. en dernier lieu, Luchaire, Louis VI, p. cvn, p. 81, et His-
2
toire de France de Lavisse, II , p. 300.
3
1116. « Presidentibus Francise rege Ludoiuico, Britannia? Gonano
duce » (Cartul. de Redon, App., p. 391).
1123. « Regnum in Francia Ludovico rege tenente et Gonano in
Britannia consulatum » (ibid., p. 297).
1127. « Régnante Ludovico rege in Francia, Gonano comité in
Britannia » (ibid., p. 249).

F. — Tome IV. 17
LA FRANCE MÉDIANE. 259

§ IV. - LA FRANCE MÉDIANE

Les principats de Flandre et de Normandie que nous


avons étudiés étaient nés de démembrements de la Francie
occidentale, le principat de Bretagne d'un démembre-
ment de la Gaule.

Les principats lorrains et alsaciens dont nous allons


nous occuper ont été parties intégrantes de la Francie
médiane et furent séparés du regnum Francorum par
usurpation, violence ou astuce, pour être soudés tant bien
que mal au royaume de Germanie.
A ce double point de vue, ils demandent à être envi-
sagés à part.
Quant aux dépendances ou appendices qui avaient été
rattachées et subordonnées aux Francies, soit médiane, soit
en sont issus rentrent dans
1
occidentale , les principats qui
l'étude des groupes ethniques et régionaux que ces dépen-
dances constituaient, en tout ou en partie, et qu'ont
englobés la Bourgogne et l'Aquitaine.

1
Voyez suprà, p. 16 et suiv.
261

CHAPITRE I

LORRAINE ET ALSACE.

Le trait saillant de la Lorraine, telle qu'elle fut érigée


en royaume, et dont l'Alsace fit partie jusqu'au milieu du
x° siècle au moins, est d'avoir été non seulement un

élément constitutif, puis un démembrement autonome de


la Francie, mais le cœur même du regnum Francorum.

C'est là que s'était fait l'établissement des Francs


ripuaires, là que les Saliens se sont substitués à eux,
après avoir triomphé des Alamans, c'est là que l'Aus-
trasie avait eu son centre, la dynastie carolingienne son
berceau. Le royaume de Lorraine fut donc une France
par excellence, et il aurait été inexplicable que sa popu-
lation eût jamais perdu la conscience des liens profonds
qui l'unissaient au royaume de France après que la
monarchie lorraine eut cessé d'exister. En réalité, les

sentiments et les cadres ethniques persistèrent à travers


tous les remaniements et les partages par lesquels ce
royaume se démembra 1
.

Le traité de Verdun (843) n'avait nullement séparé la

1
Les limites territoriales de ces groupements ethniques furent
d'abord indécises et flottantes tel le ducatus Moslinsis que men-
:

tionnent deux diplômes de Gharlemagne (782-783) [Dipl. KaroL,


I, p. 201-203) et qui reparaît sous la dénomination de ducatus Mosel-

licorum dans le partage de 839 (Ann. Bert.\ an. 839), à côté d'un
ducatus Ripuariorum; tel aussi le ducatus Helisatiœ du même par-
tage, où des historiens ont vu à tort une simple désignation topogra-
phique.
262 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE I.

Lorraine de la France ; il avait divisé la France de Char-


lemagne en trois royaumes, en trois Francies, qui toutes
trois relevaient des Carolingiens.

La France du milieu continua, après le partage de 855


entre les fils de Lothaire I, à former le siège du gouverne-
ment et la résidence du roi Lothaire II
1
. Elle était séparée
de la France occidentale par l'Escaut et la Meuse, de la
France orientale par le Rhin, et cle la Bourgogne, au sud,
par le plateau de Langres, où la Meuse prend sa source.
Ce fut elle qui devint la Lorraine, c'est à elle que le nom
2
des deux Lothaire demeura attaché par la simple raison
qu'ils furent les deux seuls rois de la Francie
vraiment
médiane, considérée comme un regnum Francorum, auto-
nome et distinct. Ce regnum Francorum se survécut
dans l'appellation regnum Lotharii*, Lothariense ou
1
Lotheriense regnum *, qui devint dans la seconde moitié
du x e Lotharingia*. L'Alsace y était politiquement
siècle
et traditionnellement comprise, tandis que les pagi bour-

1
Voyez Parisot, Le royaume de Lorraine sous les Carolingiens
(Paris, 1898), p. 108-109.
2
Reginon, ad an. 842 : « Porro Lotharius (Lothaire I), qui et
major natu erat et imperator appellabatur, médius inter utrosque
incedens regnum sortitus est, quod hactenus (avant 915, date de la

mort de Reginon) ex ejus vocabulo Lotharii nuncupatur » (p. 75, éd.


Kurze). — Id.,ad an. 855 : « Lotharius (Lothaire I) eonvocatis primo-
nbus regni imperium fîliis suis divisit... equivoco, id est Lothario,
(Lothaire II) regnum, quod ex suo nomine vocatur, concessit»(p. 77).
3
Voyez la note précédente, et comme un des premiers exemples,
les Annales Augienses, ad an. 917 (Migne, 162, c. 1212) : « usque
ad fines Lotharii regni ».
4
« Lothariensis regni » [Continuât. Regionis, ad an. 917, p. 155).
Lotheriense regnum (Miracles de Saint-Eugène de Brogne [935-937],
SS. XV, p. 652) : « Eadem tempestate, qua timor Hungrorum omnes
invasit qui morabantur in regno Lotheriense ».
s
La forme Lotharingia apparaît vers 960 dans VAntapodosis de
Liudprand, livre II, chap. 18 et 24 (Migne, 136, c. 819, 821). Dans
les deux passages, la Lotharingia est opposée à la Francie orientale
qui est devenue la Franconie.
LORRAINE ET ALSACE. 263

guignons ou provençaux qui en dépendaient n'en cons-


tituaient que des appendices, au point de vue du droit
public franc.
Après la mort de Lothaire II, le roi de la France occi-
dentale, Charles le Chauve, revendiqua la couronne de
Lorraine par préférence à l'empereur Louis, en invoquant
le partage de Worms
(839), où Louis le Débonnaire lui
4
avait attribuéune grande partie de la Lorraine et en se ,

prévalant de l'antique coutume franque qui donnait à la


royauté pour assise originelle l'élection dans une famille
prédestinée, mérovingienne d'abord, carolingienne en-
suite
2
. Au droit successoral de son neveu, il oppose le

libre choix des Francs austrasiens 3 dont un grand nombre, ,

4
en effet (les évêques surtout), s'étaient ralliés à lui , de
préférence à l'empereur qui était loin, et au roi de Germanie
qui était malade, en obéissant, sans nul doute, à cette
affinité de sentiments, de mœurs et de langue dont nous
retrouvons la persistance vivace aux siècles suivants.
5
Malgré que le pape Adrien II soutînt la cause de Louis II ,

1
Lettre de Hinemar à Adrien II : hanc regni partem sibi a
« Fateatur
pâtre Ludovico Augusto, consensu tam episcoporum quam cœterorum
procerum totius imperii traditam, et a fratre Lothario sacramento
publico confirmatam » (Migne, 126, c. 177).
2
Cf. T. III, p. 162, p. 236.
3
« Computant quanta iste ab episcopis et populo qui regem non
habebant, et a paganis et seditiosis impetebantur, in regnum quod
Lotharius habuit invitatus exordinata ordinaverit » (Hinemar, epist.
cit., Migne, 126, c. 180).
4 « Plures... il li mandaverunt ut, quantocius commode posset,
usque Mettis properare satageret, et ipsi tam in itinere quam ad
ipsam civitatem ei occurrere maturarent » (Annales Saint-Bertin,
ad an. 869, éd. Dehaisnes, p. 190).
5
Hinemar, dans sa lettre à Adrien II, revendique avec la plus
grande énergie le droit des Francs de repousser toute intrusion
de la papauté dans le libre choix de leurs rois : « Dicunt saecularem
scripturam dicere quia omne regnum saeculi hujus bellis quœritur,
victoriis propagatur, et non apostolici vel episcoporum excommuni-
cationibus obtinetur... nos Francos non jubeat servire, quia istud
264 LIVRE IV. — § IV. CHAPITRE I.

les évêques lorrains présentèrent le roi de France comme


Y élu de Dieu et du peuple, l'élu de Y unanimité popu-
laire, et, à ce titre, Y héritier légitime de la couronne,
choisi qu'il était dans la famille carolingienne \ Charles le

Chauve fut par eux solennellement couronné et sacré roi


2
des Lorrains, le 9 septembre 869 dans la cathédrale de
,

Saint-Pierre de Metz, puis il se fit acclamer en Alsace 3 .

S'il dut ensuite, sous la menace d'une invasion, céder


par le traité de Mersen (8-9 août 870) à son frère Louis
le Germanique le cours du Rhin avec Metz, Trêves et le

diocèse de Strasbourg, alors qu'il retenait Toul et Cam-


4
brai , ce morcellement anormal de la Francie médiane,
qui faisait violence aux groupements ethniques, ne put
être qu'éphémère.
La France mé-diant n'était pas morte. Charles le

Chauve continua à dater ses diplômes lorrains du jour de


son couronnement à Metz, tandis que Louis le Germanique
ne se fît pas couronner roi de la Lorraine orientale et ne
data que très rarement ses actes de l'annexion qu'il devait
au traité de Mersen.
La Lorraine orientale, Charles le Chauve tenta de la

jugum sui antecessores nostris antecessoribus non imposuerunt, et


nos non possumus, qui scriptum esse in sanctis libris
illud portare

audimus, ut pro libertate et hsereditate nostra usque ad mortem


certare debeamus » (Migne, 126, c. 180-181).
1
Déclaration d'Advence, évêque de Metz : « Quia denique volun-
tatem Dei... in concordi unanimitate nostra videmus, hune regni
hujus heredem esse legitimum, ei nos sponte commisimus... illum a
Deo electum et nobis datum principem credimus »... (Eleetio Karoli,
Gapit. II, p. 339). Cf. T. III, p. 237 et suiv.
2
La reine Ermentrude étant morte peu de temps après, Charles le

Chauve épousa une Lorraine, Richiide, sœur de Boson.


3 « Karolus... iter in Eli sacias partes arripuit, ut Hugonem Liutfridi
filium (Hugues, comte d'Alsace, neveu de Lothaire I) et Bernardum
Bernardi filium obtineret, sicut et fecit » (Annales Saint-Bertin, ad
an. 869, p. 201).
4
Voyez pour le détail Parisot, Le royaume de Lorraine sous
les Carolingiens (Paris, 1898), p. 370 et suiv.
LORRAINE ET ALSACE. 265

ressaisir à la mort de Louis le Germanique, mais il se


heurta à la résistance victorieuse, à Andernach, de Louis
le Jeune. Celui-ci poursuivit même la reconstitution h
son profit d'une Francie intégrale. Il n'abandonna à son
frère Charles le Gros que l'Alsace et le pays de Baie, et

aussitôt après la mort du fils unique de Charles le Chauve,


Louis le Bègue (10 avril 879), il entreprit, avec la com-
plicité de deux traîtres, l'abbé de Saint-Denis Gozlin et
1
Conrad, comte de Paris , de s'emparer de la couronne de
la France occidentale. Il s'avança, en 879, jusqu'à Verdun,
et l'année suivante jusqu'à Ribémont, avec des armées
2
allemandes qui commirent les pires atrocités , et parvint,
grâce aux dangers que faisaient courir au royaume de
France normandes sur l'Escaut, à se faire
les invasions

abandonner par de Louis III et de Carloman


les conseillers

la Lorraine occidentale que le traité de Mersen avait con-

servé à Charles le Chauve 3 L'Alsace restait à Charles le


.

Gros, qui devait bientôt, succédant à la fois à son frère


Louis le Jeune et à son cousin Carloman de France, res-
taurer la plénière unité du regnum Francorum.
Cette unité ne fut que de courte durée. La déposition de
Charles leGros à la diète de Tibur (11 novembre 887) y mit
fin. Seule la Francie orientale reconnut le bâtard de Louis
le Jeune, Arnulf. La Francie médiane lui résiste, et le nou-

1
« Gozlenus abbas... Chuonradum Parisiaci comitem... sibi

conjunxit... acceleraverunt dicti Goslenus et Conradus quoscumque


potuerunt episcopos et abbates atque potentes homines ad conven-
tum vocare... persuaserunt ut Hludowicum Germanise regem in hoc
regno convocarent » (Ann. Saint-Bertin, ad an. 879, p. 279-280).
2
« Veniens autem Hludowicus usque ad Virdunum, tanta mala

exercitus ejus in omnibus neqvitiis egit, ut paganorum mala facta


illorum vincere vider entur » (Ibid.). —
Pour les excès commis
en 880, voyez une note d'un ms. de Munich publiée dans les
Mon. Germ. (SS. III, p. 569, note 2).
3
Ann. Saint-Bertin, ad an. 880, éd. Dehaisnes, p. 281 et 283,
Ann. Saint- Vaast, ad an. 880, p. 302. Ann. Fidd., ad an. 880, éd.
Kurze, p. 94.
266 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE I.

veau roi de Bourgogne transjurane, Rodolphe, exploite


cette résistance. Il envoie des émissaires par tout le

royaume de Lorraine et, grâce à l'épiscopat et à l'aris-

tocratie qu'il gagne, dispose les esprits à l'accepter pour


souverain 1
. De là semble être né pour ses sujets transju-
rassiens la possibilité — malgré l'absence d'une élection
régulière par les Lorrains — de le faire sacrer à Toul
2
par l'évêque Arnaud (mars 888) non seulement roi de la ,

Transjurane, mais roi de la France médiane, dont celle-ci


3
n'avait été qu'une dépendance .

Par le sacre de Toul, ainsi que jadis Charles le Chauve


par le sacre de Metz, Rodolphe poursuivait une résurrec-
tion du royaume de Lorraine (regnum Lothariense) mais ;

il heurtait de front les droits carolingiens. Fut-ce ou,

non le motif que le nombre de ses partisans se trouva


moins grand que Reginon le laisse entendre? le fait certain
est que Rodolphe ne put se maintenir dans la Lorraine
franque. L'Alsace, qui n'était ni franque ni teutonne, lui
offrit seule un point d'appui solide. Arnulf se mit en marche
pour l'y poursuivre, et finalement se contenta d'envoyer
contre lui une armée d'Alamans 4 . Rodolphe lui tint tête,

grâce aux défenses naturelles que lui offraient les monta-


5
gnes d'Alsace , mais apprenant sans doute que ses chances

1
Reginon, ad an. 880, éd. Kurze, p. 130 : « Ruodolfus... mittit
legatos per universum regnum Lotharii et suasionibus pollicitationi-
busque episcoporum ac nobiJium virorum mentes in sui favorem
demulcet ».
2 Ann. Saint-Vaast, ad an. 888, At Jurum
p. 331 : « hi qui ultra

atque circa Alpes consistunt, Tullo adunati, Hrodulfum, nepotem


Hugonis abbatis, per episcopum dictœ civitatis benedici in regem
petierunt; qui et ita egit ».
3
Je rectifie légèrement en ce sens la note du T. III, p. 182.
4
« Rex contra Rodulfum Elisaciam progreditur; inde ad eum misso
Alammico exercitu ipse per Franciam Baiowariam reversus est »

{Ann. Fuld,, ad an. 888 [octobre], p. 116).


s
II n'y a nulle raison de rapporter aux campagnes ultérieures
(comme le propose,, M. Poupardin, Le royaume de Bourgogne, Paris,
LORRAINE ET ALSACE. 267

de succès étaient trop faibles en Lorraine, il consentit à


conclure un armistice avec les chefs de l'armée adverse,
et à se rendre à Ratisbonne pour négocier avec Arnulf 1 .

L'accord dut se faire sur la double base d'un abandon


par Rodolphe de ses prétentions au royaume de Lorraine
et d'Alsace et de la légitimation consentie par le carolin-

gien Arnulf de la royauté transjurane.

1907, p. 16, note 6) la résistance de Rodolphe que Réginon décrit


ainsi en 888 : « IUe per artissima itinera fuga dilapsus in tutissimis
rupium locis salutis presidium quœsivit » (Reginon, p. 130).
1
« Rodolfus cum primoribus Alamannorum sponte
initio consilio

sua ad regem urbem Radasbonam usque pervenit multaque inter


illos convenienter adunata ipse a rege cum pace permissus, sicuti

venit, ad sua remeavit » (Ann. Fuld n ad. an. 888, p. 116).


269

CHAPITRE II

LE ROYAUME DE LORRAINE.

La restauration du royaume de Lorraine que Rodolphe


avait tentée avec le concours des ultra-jurassiens, Arnulf
l'accomplit, à la longue, en faveur de son fils, Zwentibold.
Il lui fallut pour cela vaincre la résistance légale des Francs
de la Lorraine, résistance justifiée à plusieurs titres.

Arnulf, bâtard carolingien, avait bien été reconnu roi


à Francfort par les Francs orientaux (887), mais à cette
élection qui se faisait hors de chez eux, dans une autre
Francie, les Francs de la Lorraine n'avaient point par-
ticipé. — On peut le conclure du silence des chroniqueurs
qui n'auraient pas manqué, semble-t-il, de signaler la
présence des représentants de la Francie médiane 1
.

Depuis lors, le seul descendant légitime des Carolingiens,
Charles le Simple, était devenu majeur 2 et avait été
couronné roi à Reims (28 janvier 893). D'autre part,

^es Annales de Hildesheim ne parlent que des Orientales Franci,


la continuation de Rat sbonne des Annales de Fulde
;
mentionne à
côté des Francs, les Saxons, Bavarois, Thuringiens : « Gonspiratione
facta adversus eum, orientales Franci reliquerunt eum et elegerunt
Arnulfum in regem » (Ann. Hild., ad an. 887, éd. Waitz, p. 19). —
« Maie inito consilio Franci et more solito Saxones et Duringi qui-
busdam Baiowariorum primoribus et Alamannorum ammixtis cogi-
taverunt deficere a fidelitate imperatoris... Igitur veniente Karolo
imperatore Franconofurt isti invitaverunt Arnolfum... ipsumque ad
seniorem eligerunt, sine mora statuerunt ad regem extolli » [Contin.
Ratisbon., ad an. 887, éd. Kurze, p. 115).
5
Charles le Simple, né le 17 septembre 879, était entré en sep-
tembre 892 dans sa quatorzième année.
276 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE II.

Zwentibold était, comme son père, un bâtard que primait


légalement Louis l'Enfant, né en légitime mariage.
Les Lorrains eurent donc beau jeu, quand à Worms, en
894, Arnulf leur proposa Zwentibold pour roi, de répondre
par un catégorique refus 1 .

Le roi de Germanie revint à la charge Tannée suivante.


Mettant à profit la rivalité, en France, d'Eudes et de
Charles le Simple, se prévalant de l'assistance du premier,
qu'il traita en souverain, corrompant les grands par des
largesses, gagnant les évêques par l'octroi de privilèges,
il finit par imposer son fils. Zwentibold fut, en présence
d'Eudes, proclamé roi de Lorraine, couronné et sacré
(mai 895).
Il ne s'agit là en aucune manière d'une incorporation
à l'Allemagne. Le royaume de Zwentibold est un État
autonome, indépendant de la Germanie et soumis, en tant

que royaume franc, à la prééminence ou suprématie du


seul héritier légitime, à ce moment, des Carolingiens,
le roi de France. Charles le Simple prétendit même à plus :

dès cette époque, il revendiqua la souveraineté directe sur


la Lorraine, ainsi que l'attestent lesévénements de l'an 898.
En cette année-là, le comte ou duc lorrain Renier, petit-
fils peut-être par sa mère de Lothaire I, avait été dis-
gracié et spolié par Zwentibold. Renier s'enferme avec
le comte Odacer dans la forteresse de Durfos où l'assiège
en vain le roi de Lorraine. Le siège levé, les deux comtes
se rendent auprès de Charles le Simple, le reconnaissent
pour roi et l'introduisent en Lorraine 2 .

Une trêve intervient entre Zwentibold et le roi de


France. Elle est suivie de la Conférence de Saint-Goar
(899) à laquelle participèrent des envoyés d'Arnulf et où

1
Reginon, ad an. 894, p. 142.
2
« Rege ab obsidione résidente, prefati comités Carolum adeunt
et eum cum exercitu in regnum introducunt... Carolus recto itinere
Aquis venit,deinde Niumagam perrexit» (Reginon, ad an. 898, p. 146).
LE ROYAUME DE LORRAINE. 271

chacun semble être resté sur ses positions, ce qui revient


à dire que le roi de Lorraine ne put restaurer son pouvoir.
Il est notable, en effet, que Charles le Simple fut repré-
senté par le comte Odacer et que ni lui ni le duc Renier
ne se réconcilièrent avec Zwentibold. Leur coopération au
soulèvement des grands de la Lorraine, qui entraîna la
1
déposition du souverain , ne saurait être douteuse. Mais à
côté d'eux, les comtes Etienne, Gérard et Matfrid durent
faire pencher la balance en faveur du fils légitime d'Arnulf,
de préférence à Charles le Simple, dans l'espoir que son
jeune âge (il avait moins de sept ans) assurerait mieux
leur indépendance. Reconnu pour roi à Thionville, dès le

printemps 900, Louis l'Enfant est consolidé sur le trône


par mort de Zwentibold (13 août 900).
la défaite et la

Les chefs Conrad et Gebhard gouvernent la Lorraine


sous le nom de Louis l'Enfant qui, clans la Francie
orientale, avait succédé dès le 4 février 900 à son père
Arnulf, et quand Louis meurt (911) le fils de l'un d'eux,
Conrad le Jeune, est élu roi de Germanie, mais non pas
roi de Lorraine. Tout naturellement, tout légitimement, les

Francs-Lorrains avouent ou élisent pour leur roi Charles


le Simple 2 .A la différence du nouveau roi de Germanie, il
était, lui, non seulement un descendant de Charlemagne,

1
« Inter Zvendibolch et primoribus regni inexpiabilis oritur dis-
sensio propter assiduas depredationes et rapinas, quae in regno
fîebant, et quia cum mulieribus et ignobilioribus regni negotia dispo-
nens, honestiores et nobiliores quosque deiciebat, et honoribus et
dignitatibus expoliabat » (Reginon, ad an. 899, p. 148).
2 « Karolus, jam tandem Occidentalium rex, regnum etiam Lotha-
riense recepit » (Ann. Lobienses, ad an. 912). — « Hlodarii Karolum
regem Gallise, super se fecerunt » (Ann. Alamannici, ad an. 912,
SS. I. 55). — Les historiens ont même admis sur la foi de ces der-
nières Annales que la défection des Lorrains était antérieure à la

mort de Louis l'Enfant (Ann. AZam., ad an. 9H « Hlothariorum :

principes a Hludowico rege divisi »). Elle aurait donc pu être —


motivée par la crainte, en prévision de cette mort, d'une compétition
des Francs orientaux. Mais M. Parisot a émis des doutes sérieux sur
la valeur de ce texte (Le royaume de Lorraine, p. 574).
272 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE II.

mais le chef actuel de la dynastie carolingienne, dynastie à


qui le loyalisme des Lorrains restait pleinement acquis et à
laquelle étaient apparentés beaucoup de grands du pays,
tels que les comtes Wigeric et Etienne, Drogon et Renier.

C'est son héritage de roi carolingien que Charles le Simple


recueille en réunissant de nouveau, sous son sceptre, les
deux Francies occidentale et médiane, comme l'indique si

clairement l'usage de sa chancellerie de dater désormais


ses diplômes de cette réunion [largiore hereditate indeptd),
1
non seulement en Lorraine, mais en France Il est devenu .

plus pleinement roi des Francs et prend maintenant de


préférence ce titre de rex Francorum, au lieu du simple
2
titre de rex dont il usait précédemment Il
y ajouta même, .

durant les deux premières années, la qualification archaïque


3
de vir illustris .

1
II y eut ainsi une triple date avènement, restauration après la
:

mort d'Eudes, réunion des deux Francies après la mort de Louis


l'Enfant. —
Voyez diplôme pour Cambrai (20 décembre 911) :

« Anno XVIII régnante Karolo rege gloriosissimo, redintegrante


XIV, largiore vero hereditate indepta 1 » (H. F., IX, p. 514) et la
série des diplômes de Charles le Simple dans H. F. — Ajoutez
Diplôme pour l'abbaye d'Andlau en Alsace (3 février 912) (Grandi-
dier, Histoire de l'Église de Strasbourg, II, p. cccxx).
2 Voyez la série des diplômes de Charles le Simple dans H. F., IX,
p. 468-558. —
Les chartes lorraines sont datées des années du
règne de Charles in regno Lotharii, ou même in Francia (sous-
entendu média). —
Voyez Cartul.de Gorze (éd. d'Herbomez), ch. 90,
:

p. 167 (914) « Anno III régnante domno Karolo rege in regno


:

Lotarii quondam régis féliciter ». — Charte pour Saint-Evre de Toul


(5novembre 91 6) (Mabillon, Ann. Ord. S. Ben., III, p. 697) « AnnolV :

régnante Karolo rege in Francia ».


3
« Rex Francorum, vir illustris » (911, H. F., IX, p. 513).
Rex Francorum et vir illustris (912, H. F., IX, p. 514, p. 516).
273

CHAPITRE III

l'anarcbie et les prétendues cessions de la lorraine.

Les tentatives réitérées du roi de Germanie Conrad pour


conquérir la Lorraine échouèrent Tune après l'autre (912-
913) jusqu'à ce que les déchirements de la France por-
tassent un coup fatal à l'autorité de Charles le Simple
dans le royaume de Lorraine. La famille du lorrain Renier
semble avoir voulu jouer alors dans la Francie médiane le

même rôle que la famille de Robert le Fort dans la France


occidentale; et son origine carolingienne, si elle est avérée,
lui donnait plus de droits que n'en avaient les Robertiens
d'accéder au trône. C'eût été en ce cas une dynastie natio-
nale qui se serait intronisée en Lorraine.
Dès le premier soulèvement des seigneurs neustriens
contre Charles le Simple (919-920), le fils du duc Renier,
Giselbert, se soulève à son tour et se fait proclamer prin-
ceps, chef de la nation franco-lorraine, au lieu et place de
Charles, par un grand nombre de Lorrains (p/urimi) 1
,

bien que le roi de France ne cessât de compter des parti-


sans fidèles dans les diverses parties du pays.
Dans les deux Francies, des négociations parallèles
sont poursuivies, des trêves sont conclues, des concilia-
tions tentées, non seulement entre le roi de France et ses

sujets rebelles, mais entre lui et le roi de Germanie, Henri


l'Oiseleur, qui soutenait la rébellion des Lorrains, dans

1
« Gisleberto, quem plur'mi Lotharienses principem, relicto Karolo
rege, delegerant » (Flodoard, ad an. 920, p. 4).

F. — Tome IV. 18
.

274 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE III.

l'espoir de s'emparer ensuite de leur pays. L'entrevue


des deux souverains à Bonn, le 7 novembre 921, a fourni
le premier thème des cessions imaginaires que les rois de
France auraient faites de la Lorraine aux rois de Germa-
nie et qui furent inventées par les chroniqueurs ou histo-
riens allemands pour le besoin des revendications teutonnes.
Le point de départ de l'erreur, si souvent répétée
1
depuis ,
que, par le traité de Bonn, la Lorraine a été
cédée à Henri l'Oiseleur, paraît être clans une assertion
ambiguë du continuateur deBeginon, lequel écrivait après
967 2 Or, nous possédons le texte intégral du traité 3
. .

Dans le préambule se trouve la formule même dont


Charles le Simple se servait dans ses diplômes : « Lar-
giore hereditate indepta ». C'est donc en sa qualité de
rex Francorum, ayant récupéré la Lorraine en 911, qu'il
4
traite avec Henri, qualifié pour la circonstance par le
rédacteur de l'acte rex Francorum orimlalium, bien qu'il
fût Saxon 5 Et . le traité consiste tout uniment en un pacte

1 Voyez les auteurs allemands cités par M. Parisot, Le royaume de


la Lorraine, p. 645, note 5.
2
L'auteur de cette continuation, qui n'est qu'une histoire de la

dynastie saxonne, n'ose pas dire que Charles le Simple a cédé la Lor-
raine, mais, renversant les rôles, il représente le roi de France comme
ayant quitté Bonn avec la résolution de ne plus Yusurper : « Karolus
et Heinricus reges apud Bonnam Castellum conveniunt et pacem inter
se facientes fœdus ineunt, et Karolus nunquam sibi amplius Lotha-
riense regnum usurpaturus regreditur » (Contin. Regin. ad an. 924,
éd. Kurze, p. 4 57). — Au xn e
Sigebert deGembloux sera plus
siècle,

catégorique, et ainsi des autres Reges Henricus et Carolus apud


: «

Bonnam confœderantur : Carolusque reddit Henrico régi regnum


Lotharingie, episcopis et comitibus utrique jurando rem confirman-
tibus » (Sigebert, ad an. 923 j
8
Pactum cum Karolo rege Franciœ occidentalis (Constit. et acta
imper, et regum, SS. (éd. Weiland [1893], I, p. 1-2).
4 « Ànno regni domni et gloriosissimi régis Francorum occidenta-
lium Karoli XXIX... largiore vero hereditate indepta X ».
5
Charles le Simple dans son serment ne le qualifie que rex orien-
talis. Cf. T. III, p. 194-195.
ANARCHIE ET PRÉTENDUES CESSIONS DE LA LORRAINE. 278

de paix et d'amitié conclu par un serment réciproque 1


.

Ce serment, les fidèles des deux rois le ratifient en s'y


2
associant . Or, parmi les fidèles de Charles le Simple
figurent quatre évêques et au moins autant de seigneurs
3
lorrains , tandis qu'aucun Lorrain n'accompagne Henri •

l'Oiseleur.
Tranquille du côté de la Germanie, Charles le Simple
4
se remet en campagne pour soumettre Gislebert Mais .

avant qu'il y réussisse, la grande rupture se produit en


France par l'élection et le sacre de Robert (30 juin 922).
Chose curieuse, le respect de la légitimité carolingienne
avait poussé en Lorraine des racines si profondes que
beaucoup de Lorrains restèrent fidèles, malgré tout, à
l'héritier légitime, sacré et couronné, Charles le Simple,
et allèrent, pour lui garder leur foi, jusqu'à chercher un
appui auprès du roi saxon Henri l'Oiseleur.
Un annaliste nous apprend que quelques-uns d'entre
eux se soumirent spontanément au roi . de Germanie pour
ne pas être obligés de reconnaître Raoul qui les avait
5
privés de leur légitime souverain .

Que des partisans de Charles le Simple aient ainsi lié

partie avec le roi de Germanie, cela a pu donner quelque


vraisemblance à l'idée d'un abandon que le premier

1
« Inter ipsos preefatos principes unanimitatis pactum ac socie-
tatis amicitia quaesita repertaque exordia sumpsit »... « Hanc sibi

vicissim convenientiam ob statum pacis juramento sanxerunt ita »


(Suivent les serments réciproques d'amitié),
2
« Collaudando acceptaverunt et manibus suis sacramentum fir-

maverunt ».
3
Les archevêques de Cologne et de Trêves, Hériman et Roger, les
évêques Etienne de Cambrai et Baudri d'Utrecht, les comtes Matfrid,
Waltker, Thierry.
4
Cf. Flodoard, ad an. 922, p. 7.
Eodem anno (923) Heinricus Saxonum et Orientalium Franco-
5
«
rum rex quosdam optimates de regno Lotharii sibi in fidèles sponta-
neos recepit, qui dedignati sunt Rudolfi fieri fidèles, qui suo domino
eos privabat » (Ann. Prumienses, SS. XV, p. 292).
276 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE III.

aurait fait au second de la Lorraine, en échange d'une


alliance contre les Robertiens et notamment pour prix
de l'aide qu'il en aurait reçue à la bataille de Soissons
er 1
(15 juin 923) où Robert I fut tué .

En réalité, il y a là, comme pour le traité de Bonn de


921, une pure invention des chroniqueurs allemands,
destinée à légitimer, après coup, l'usurpation des rois de
Germanie. Nul contemporain ne parle de cette prétendue
cession. Ce n'est qu'au xi e et au xn c siècle qu'on voit
mettre en circulation des récits fantaisistes comme ceux
2
des Annales de Verdun , de Thietmar de Mersebourg ou
3
de Sigebert de Gembloux ,
auxquels des historiens fran-
4
çais ont eu le grand tort d'accorder le moindre crédit .

1
Ainsi s'explique que Sigebert de Gembloux ait placé en 923 le pré-
tendu abandon par le traité de Bonn (Voyez, supra). — La légende a
en quelque sorte gravité autour de cette bataille. On la retrouve dans
Dudon, sous cette forme (Voyez, in/rà,p. 282, note 2) et vers le milieu
du xie siècle dans ce curieux passage des annales de Saint-Vast de
Verdun, rédigées par des clercs du Verdunois à la dévotion du roi de
Germanie : « Principes Francorum expellunt Carolum regem. Quem
Otto imperator restituit gravi bello Suessionis, eisdem principibus
superatis, et ob hoc Lothariense regnum ab eo dono accepit »
(Annales Virdunenses, SS. IV, 8).
2 Voyez la note précédente.
3
« Fuit in occiduis partibus quidam rex, ab incolis Karl Sot, id est
stolidus ironice dictus, qui ab uno suimet ducum captus, tenebris
includitur carceralibus. Hic Heinrici régis nostri, nepotis auternsui^.),
inplorans auxilium, dexteram Cbristi martiris Dionisii etcum ea omne
regnum Luthariorum, si ab eo liberaretur, sibi traditum sacramentis
promisit. Nec mora, inclitus. miles invictricibus s& armis circumcin-
gens, proximum laborantem visitât, et in erepcione ejus ac resti-
tucione dignus operator, mercedem suam promeruit, et honorem
prislinum sibi suisque successoribus in tantum adauxit » (Thietmar
Chronicon, éd. Kurze, I, 23, p. 14). — Ce conte est ainsi résumé par
Sigebert de Gembloux (ad an. 922) : « Garolus rex Francorum se et
Franciam Henrico régi submittit; eique in pignus perpetui fœderis
et amoris mittit manum preciosi martyris Dionysii Parisiensis, auro
gemmisque inclusam ».
* Voyez la note très juste de M. Parisot, Royaume de Lorraine,
p. 665, note 1.
ANARCHIE^ET PRÉTENDUES CESSIONS DE LA LORRAINE. 277

Il n'est pas douteux qu'en Lorraine le loyalisme dynas-


tique envers la descendance de Charlemagne n'a cessé de
se combiner avec la volonté tenace de rester un État
franc, autonome et distinct.

A ce double point de vue, Gislebert aurait pu, en cas cle

disparition du souverain légitime, aspirer au principal.


Mais Charles le Simple, quoique captif, n'était pas déchu
du trône; de là un trouble des esprits, des luttes intes-

tines entre Lorrains, et finalement une anarchie de plu-


sieurs années (923-2S) qui ouvrit la porte à l'usurpateur
saxon.
279

CHAPITRE IV

l'usurpation germanique et les revendications françaises.

Mettant à profit les déchirements de la Francie occiden-


tale, les embarras que les Normands causaient à Raoul,
ses conflits avec Guillaume d'Aquitaine ou Herbert de
Vermandois, le roi de Germanie parvint à mettre la main
sur la Lorraine, à l'incorporer violemment à la Germanie
dans laquelle la Francie orientale avait été absorbée.
C'était en réalité une occupatio bellica qui heurtait de
front l'esprit d'indépendance nationale des Lorrains, et,

pour se prémunir contre leur résistance, Henri l'Oiseleur


dut accorder au prince indigène Giselbert le c/acalus de
la Lorraine, avec la main de sa fille Gerberge (928).
Ni ce mariage, ni cette concession n'atteignirent le but
visé, et nous allons voir combien fut précaire, avec quelle
fréquence fut rompu le rattachement par la force de la

Lorraine à la Germanie. J'espère prouver aussi que nul


traité régulier, soit des derniers Carolingiens, soit des
premiers Capétiens, n'a jamais transformé l'état de fait en
état légal.
Si Giselbert a pu être relativement fidèle à son beau-
père Henri l'Oiseleur, il prit dès 936 une attitude hostile
au regard de son successeur Otton I
1
, en même temps
qu'il s'efforça de jouer un rôle dans les affaires de la

France. En 939, lui et les principaux comtes lorrains,


Otton, comte de Verdun, Isaac, comte de Cambrai, se
rendent auprès de Louis d'Outremer, le reconnaissent

1
II soutint contre lui son frère Henri le Querelleur.
280 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE IV.

pour souverain et lui font hommage ou fidélité


1
. Les
évêques lorrains, nous le savons pertinemment, eussent
fait de même s'ils n'avaient été retenus par les otages
2
donnés à Otton I . Un certain nombre d'entre eux n'en
vinrent pas moins dans le Verdunois se soumettre au roi

de France, et d'autres, tels que l'évëque de Strasbourg,


qu'Ottôn avait emmenés au siège de Brisach, décampèrent
3
de nuit et allèrent se joindre à Giselbert .

C'en était fait, semblait-il, de la domination saxonne


en Lorraine et le royaume de la France médiane parais-
sait sûr d'être reconstitué, soit directement au profit de
Louis d'Outremer, soit avec Giselbert pour roi sous la
suprématie de Louis. Un coup de fortune guerrière en
disposa autrement. Victime d'une surprise, Giselbert
périt dans le Rhin, à Andernach. Le roi de France,
consterné par cette perte, se hâta bien d'accourir en
Lorraine, il épousa même sans délai la veuve de Gisel-
bert, Gerberge, mais la lutte qu'il avait à soutenir contre

les Robertiens paralysa son action.


Est-ce à dire, comme on l'a avancé, qu'il ait fait à
4
Otton I abandon de la Lorraine? Loin de là . Malgré la

coalition qui l'a contraint à chercher un refuge passager


en Bourgogne, il revient à la charge vers la fin de 940,

1
« Lotharienses iterum veniunt ad regem Ludowicum et proceres
ipsius regni, Gislebertus scilicet dux, et Otho, Isaac atque Theoderi-
cus comités eidem se régi committunt » (Flodoard, ad an. 939,
p. 72).
2 « Episcopi vero quoniam rex Otho eorum detinebet obsidatum,
Ludowico régi se committere differunt » (Ibid.).
3 Contin. Reginonis, ad an. 939, p. 161.
4
Ce n'est que par la force et par la trahison qu'Otton s'est rendu
maître de la Lorraine. La résistance de Févêque de Metz est brisée,
Févêque de Strasbourg est exilé; les défenseurs de Chièvremont sont
pris en traîtrise (Contin. de Reginon, loc. cit. Widukind, Res —
gestœ saxonicœ, II, 25-28), et de même la plupart des autres Lorrains
sont violemment soumis : « Otho rex in regnum Lotbariense regre-
diens, penecunctosadse redire cogit Lotharienses » (Flodoard, ad an.
939, p. 74).
USURPATION GERMANIQUE ET REVENDICATIONS FRANÇAISES. 281

il envahit la Lorraine où l'appellent une nouvelle révolte


des Lorrains contre le roi de Germanie et l'expulsion
par eux du frère d'Otton, établi duc sur eux 1
. Une simple
2
trêve deux souverains, une
fut conclue ensuite entre les

trêve et non pas un traité, si peu un abandon ou une


cession de la Lorraine, que le duché fut confié à Ricuin,
fils de cet Otton de Verdun qui, Tan d'auparavant, avait

fait hommage au roi de France.

Cette trêve ne fut convertie en paix que deux années


plus tard, à Visé-sur-Meuse, et cette fois encore nulle
3
renonciation quelconque ne fut consentie ,
mais, selon
un pacte d'amitié et d'alliance
l'usage, la paix assurée par
(novembre à décembre 942) 4 .

C'était trop encore au gré des Lorrains. Otton I

1
« Heinrico fratri régis Lothariensis ducatus commit titur, quimox
eodem anno a Lothariensibus expellitur » (Contin. Regin., ad an.
940, p. 161).
2
« Ab eorum fidelibus inter eos indutise déterminât» suot » (Flo-

doard, ad an. 940, p. 79).


Gela n'a pas empêché les historiens allemands de la supposer.
3

Voyez par exemple Kalckstein, Gesch. des Franz. Kônigthums,\>. 234-


235. Après avoir posé en principe que Louis, en épousant Gerberge,
sœur d'Otton I, avait dû par cela même renoncer à la Lorraine,
« von vornherein verzichtet haben wird », présente cette renonciation

comme acquise par avance lors du traité de 942 [ausser dem Verzicht
auf Lothringen), ce qui le dispense de la prouver. On peut soutenir
beaucoup plus justement que, Gerberge étant la veuve du duc Gil-
bert, le roi Louis, en l'épousant, avait consolidé ses droits à la fidélité

des Lorrains.
4
« Ludowicus rex Othoni régi obviam profîscttur, et amicabiliter

se mutuo suscipientes amicitiam suam firmant conditionibus » (Flo-


doard, ad an. 942, p. 85). — Bernoldi Chron., ad an. 942 : « Otto
et Ludowicus reges pacificantur ». —
Le caractère du traité ressort
clairement des événements ultérieurs. Louis d'Outremer continue à
avoir des fidèles en Lorraine; ce sont des Lorrains qui Passistent
au siège de Mouzon en 947, à l'attaque contre Senlis en 949
(Flodoard, p. 104, p. 1 24). Et le roi de France et les Lorrains ne
cesseront, nous allons le voir, de revendiquer leurs droits à ren-
contre du roi de Germanie.
282 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE IV.

ayant institué pour duc le Franconien Conrad le Roux,


les Lorrains se soulèvent et tout se rompt entre les deux
rois. Ils ne se rapprochent à nouveau que grâce à la
captivité de Louis d'Outremer livré par les Normands à
Hugues le Grand.
Il est d'évidence qu'allié d'Otton I, Louis d'Outremer
s'est vu dans la nécessité de ne pas soulever la question
1
lorraine. Il y a eu remise, temporisation : d'abandon
jamais. Les Lorrains ne se sentent pas même liés par
2
cette alliance . En 951 le fidèle du roi Renier entre en
lutte avec le duc Conrad, et deux ans plus tard, lors des
dissensions qui éclatent entre Otton I, son frère et son
gendre, les Lorrains prennent les armes pour récupérer
leur indépendance nationale.
La mort prématurée de Louis d'Outremer permet une
mainmise de la Germanie non seulement sur la Lorraine,
mais sur la France. Lothaire I n'est âgé que de treize
ans, et tombe sous la tutelle, puis sous la régence de son
oncle Rrunon, le frère d'Otton I, dont celui-ci avait fait

en 953 son aller ego en Lorraine et contre lequel les


Lorrains se révoltent violemment en 957. Régent de la
France, archiduc de la Lorraine, Brunon peut comprimer
cette révolte comme dans un étau, et en exiler le chef,

1
Otton I sent si bien la précarité de la situation qu'il s'efforce de
se prémunir par des accords avec Hugues le Grand contre une main-
mise du roi de France sur la Francie médiane.
2
II aurait été étonnant que les Allemands n'eussent pas prétendu
une fois de plus que la cession de la Lorraine était le prix de l'al-

liance. Nous trouvons l'écho de ces prétentions dans les propos


fantaisistes que Dudon met, à cette occasion, dans la bouche d'Ar-
noul de Flandre. Il fait dire par Arnoul à Otton, au nom du roi de
France « Si obsidens Rotomagnum Northmannicum acquisiveris
:

nobis regnum, dabimus tibi in perpetuum Lothariense regnum, quod


patri tuo fuit repromissum propter prselium Suessonico campo mira-
biliter peractum » (allusion à la légende du traité de Bonn) (Dudon,

éd. Lair, p. 253).


USURPATION GERMANIQUE ET REVENDICATIONS FRANÇAISES. 283
1
Renier . Mais les fils de celui-ci se réfugient en France
d'où ils reviendront exercer Y alterna vindicatio.
Brunon veut profiter de l'occasion inespérée qui s'offre
à la Germanie pour faire légitimer, par son pupille
Lothaire I, au milieu des festivités de Pâques, l'usur-
pation de la Lorraine. Il n'y réussit pas. Les chroniques
contemporaines ne parlent ni d'abandon, ni de renoncia-
tion, mais d'un simple pacte de sécurité. Flodoard, la

meilleure autorité, ne mentionne qu'un assurément, une


securitas de regno Lotharie)ise donné par Lothaire à
Brunon 2 , et cette sécurité même était viciée dans son prin-
cipe puisqu'elle était imposée par un tuteur à son pupille.
La réplique des Lorrains ne se fit pas attendre. L'an-
née n'était pas écoulée qu'une grande révolte éclatait
sous la conduite du comte Immon 3
.

La mort de Brunon, puis celle d'Otton I, firent plus


que cette révolte; elles changèrent la face des choses.
Dès 973, les fils de Renier au Long Col, Renier IV et Lam-
bert, réfugiés en France, reparaissent en Lorraine et

se mettent à la tête de leurs compatriotes soulevés ;


puis,
à leur instigation, Lothaire lui-même entre en cam-
pagne (978) pour récupérer « la portion usurpée de son
4
royaume » .

L'expédition de Lothaire a vivement frappé l'imagina-


tion des contemporains, ainsi que l'attestent non seulement
les chroniques mais les chartes. Une charte de Marmou-

1
Voyez les textes réunis par M. F. Lot, Les derniers Carolingiens,
p. 22, note 3.
2
« Lotharius rex, cum raatre regina, Coloniam proficiscitur in
diebus Paschse, moraturus hacfestivitate cum avunculo suo Brunone.
Dataque illi securitate de regno Lothariense, et quibusdam acceptis
ab avunculo donis, Laudunum revertitur » (Flodoard, ad an. 959,
p. 146).
8
Flodoard, loc. cit.
4
« Cum regni sui pars ab hoste usurpata fuerit » (Richer, III,

68). — Cf. Raoul Glaber, I, 3, § 7 : « temptavit redintegrare


regnum ut olim fuerat ».
284 LIVRE IV. S IV. CHAPITRE IV.

tier est datée de l'année où Lothaire a mis l'empereur en


1
fuite .

Le roi de France s'empara en effet d'Aix-la-Chapelle,

d'où Otton II et sa femme durent s'enfuir en hâte si préci-


pitée que les Français trouvèrent les tables mises et man-
gèrent les repas préparés pour le couple impérial. Pen-
2
dant trois jours Lothaire occupa le palais d'Aix et pour
symboliser la prise de possession de la Lorraine, il fit

retourner vers l'Est l'aigle d'airain qui déployait ses ailes


sur le faîte, et que les Ottoniens avaient tourné vers l'Ouest
3
pour défier les Francs .

Ce ne sont pas seulement les chroniqueurs français,


tels que l'auteur de VHistoria Francorum Senonensis,

qui nous disent que Lothaire s'est dans cette campagne


4
rendu maître de la Lorraine , les Anna/es de Saint-Gall
ne tiennent pas un autre langage 5 .

Est-il vrai que le roi à Metz et y


de France soit entré

ait reçu la soumission des chefs lorrains, comme le racon-


6
tera plus tard Guillaume de Nangis ? Cela n'a rien d'in-

1
« Mense marcio, sub magno rege Hlothario anno scilicet XXVI,
quando impetum fecit contra Saxones et fugavit imperatorem » (Col-

lection Moreau, t. XII, f° 426).


2
« Lotharius rex hortatu et consilio filiorum Reginharii, qui
fuit princeps et dux iu regno Lotharii, cum electo numéro militum
repente invasit Aquisgrani palatium, seciit que tribus diebus ibi,
ordinans atque constituens quee sibi congrua videbantur » (Annales

Altah. majores, ad an. 978, éd. OEfele, p. 1 3-14).


3
Richer, III, 71. — Cf. Thietmar, III, 8.
4
« Hlotharius rex congregans exercitum copiosum valde reno-
vavit in ditione sua Hlotharium regnum » (Hist. Franc. Senon.,
Migné, 163, c. 859).
5 « Lotharius rex Francorum, contentione agens adversus Ottonem
imperatorem de fïnibus regni, Aquisgrani tamquam sedem regni
patrum suorum invasit, terram quoque inter Mosellam et Renum,
quae erat in Ottonis imperio, affectare cœpit » (Ann. Sangall. maj.,
ad an. 984).
6
« Lotharius rex Francorum... Lotharingiam intrat, et eam sub
ditione sua redigit; in civitateque Metensi baronum recepit homagia»
USURPATION GERMANIQUE ET REVENDICATIONS FRANÇAISES. 285

vraisemblable en soi, puisque au secours des Lor-


c'était

rains révoltés et notamment des fils de Renier que Lo-


thaire s'était porté. Il me semble donc que nos historiens
récents se sont trop empressés de suivre les historiens alle-
mands, dont ils reconnaissaient pourtant la partialité chau-
vine 1 en révoquant en doute l'assertion de Guillaume de
,

Nangis. Il n'est aucunement exact que ce chroniqueur se


soit borné à copier, pour le surplus, mot à mot, \ His-
toria Francorwn Senonensis, et rien ne nous dit qu'il

n'eut pas à sa disposition d'autres textes aujourd'hui perdus,


tels par exemple que les Gesla Remensium episcoporum.
L'affirmation qu'on lui oppose du moine Alpert, suivant
lequel Lothaire aurait essayé en vain de s'emparer de Metz 2 ,
prouve tout au moins que le roi de France a poussé jus-
qu'à cette ville (ce que les autres chroniques ne nous appren-
nent pas) et elle est conçue en termes trop vagues, elle
est trop manifestement émise dans l'intérêt de l'évêque
Thierry, dont le moine veut faire le panégyrique, pour qu'on
puisse lui accorder une créance décisive.
Il est à noter, du reste, que la retraite de Lothaire ne
s'explique que par la soumission obtenue de la Lorraine,
puisque Otton II, réfugié à Cologne, n'a pu prendre l'offen-

(Guillaume de Nangis, ad an. 978, H. F., IX, p. 81). — L'anachro-


nisme est évident dans la forme, mais ne vicie pas le fond.
1
« Les historiens allemands, remarque M. F. Lot (Derniers
Carolingiens, p. 106, note 3), en rapportant la lutte de Lothaire et
d'Otton II en 978, obéissent à des considérations patriotiques regret-
tables au point de vue critique ».
2
« Lotharius rex Francorum in partem Belgarum regni... animum
intendit, ut suse ditioni Hrenum usque sibi subjugaret... Hac felici-

tate (la fuite d'Otton II) sublevatus, spem suis augere et audacius
crebras incursîones agere, Mettimque usque profiscitur ; sed nulla
re navefacta probrosus rediit... Praesul itaque Deodericus, quamvis
inanes incursus régis forent,... cum legatis ad Ottonem Csesa-
litteris

rem missis,... dicit... non debere eum hanc contumeliam diutius pati
sibipopulisque ejus fieri » (Alpertus, De episcopis Metensibus,
Migne, 140, c. 445).
286 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE IV.

sive qu'après avoir levé une armée de 30.000 hommes


recrutée jusqu'enCette armée, grâce à son Italie.

nombre, a bien pu arriver jusqu'aux portes cle Paris et


chanter un alléluia sur les hauteurs cle Montmartre 1
, mais
elle a dû se retirer devant la poussée française et a subi
sur les bords cle l'Aisne une déroute que les historiens
allemands ont cherché vainement à pallier 2 .

Au point de vue juridique, la campagne de Lothaire


garde toute sa valeur. En réalité, le procès ne cesse de se
rouvrir. La péremption d'instance n'est jamais acquise. En
vain allègue-t-on, imagine-t-on, du côté allemand, une
série fictive cle désistements, les sources historiques chaque
fois les démentent. En voici un nouvel exemple.
En 980, une révolte de Hugues Capet oblige Lothaire
à s'appuyer sur Otton II , à s'allier avec lui à Margut-
sur-Chiers. La thèse germanique réapparaît, alors que
les chroniques reflètent surtout l'intransigeance des deux
3
parties adverses . Prenez la moyenne entre les Annales

1
« Ad pompandam victoriœ suae gloriam... accitis quampluribus
clericis Alléluia te martirum in loco qui dicitur mons Martirum,
intantum elatis vocibus decantari precepit, ut attonitis auribus ipse
Hugo et omnis Parisiorum plebs miraretur » (Gesta pontif. Camerac,
I, 97, Migne, 149, c. 99).
2
Voyez les Gestes des évêques de Cambrai, 1, 98, et les Ann. Altah.
ma]., ad an. 978, p. 14). Les explications embarrassées de ces chro-
niqueurs cachent mal la défaite que Raoul Glaber raconte « Lotha- :

rius ex omni Francia atque Burgundia militari manu inunum coacta,


persecutus est Ottonis exercitum usque in fluvium Mosam (Axonam)
multosque ex ipsis fugientibus in eodem flumine contigit interire »
(R. Glaber, I, 3, § 7).
3 Un seul point ressort avec évidence des sources : les deux sou-
verains ont fait la paix (Ann. Laub. et Leod., ad an. 980 : « Lotharius
rex cum imperatore pacempactus est ». — Ann. Elnon. minores (980) :

« Otto imperator et Hlotharius rex pacificantur ». — Gesta pontif.


Camerac., 1, 104 : « Otto imp. et rex Lotharius inter se fœderati vacan-
tur et utrumque regnum, facta tranquillitate, quievit »). Tout le
reste est interprétation, surtout des chroniqueurs postérieurs, dont
certains, Sigebert de Gembloux de nouveau en tête, admettent une
USURPATION GERMANIQUE ET REVENDICATIONS FRANÇAISES. 287

de Hilde^heim qui parlent d'un hommage de Lothaire à


Otton II et V Historia Francorum Senonensis qui veut
que ce soit au contraire Otton II qui ait fait hommage à
Lothaire, et vous serez dans le vrai, vous reconnaîtrez que .

la situation légale entre lesdeux rivaux n'a pas changé 1


.

Sitôt qu'Otton II meurt (7 décembre 983), la lice se


rouvre. Otton III n'a que cinq ans, Henri le Querelleur
cherche à le supplanter, les droits du roi de France sur la
Lorraine s'affirment avec éclat.
Les comtes lorrains Renier et Lambert, l'archevêque de
Trêves, le frère de Lothaire, Charles, que le roi de Ger-
manie (peut-être pour légitimer par en-dessous sa position)
avait institué duc de Basse-Lorraine, toute l'aristocratie
du pays enfin se tournent vers le roi de France. L'esprit
de la population lui est favorable; la fidélité aux Caro-
lingiens a survécu, comme il apparut au siège de Ver-
dun 2 .

Lothaire, en effet, prend et reprend Verdun (985). Il se


dispose à assiéger Liège et Cambrai. Son succès paraît
inévitable malgré la trahison de l'archevêque de Reims,
Adalberon, quand il est surpris par la mort (février 986).
Louis V ne vécut pas assez pour reprendre l'œuvre ainsi
interrompue. Il dut l'ajourner sous la menace d'une inva-

renonciation du roi de France à la Lorraine, alors que les plus


fanatiques parlent d'un vasselage soit de l'un soit de l'autre des deux
souverains.
1
Annales Hildesh., ad an. 980, p. : « Lotharius rex cum
magnis muneribus ad imperatorem veniens, sese cum filio suo subi-
cit voluntati imperatoris et eodem anno firmata pace imperator Ita-
iiam pénétra vit, ». — Historia Franc. Senon., Migne, 163, c. 860 :

« Pacificatus esi Hlotharius rex cum Ottone rege... Dédit autemHlo-


tharius rex Ottoni régi in benefîcium Hlotharium regnum ».
2
II existait, parmi les chevaliers même de l'évêque, un parti favo-
rable à Lothaire, et prêt à lui livrer la ville : « Multis profecto epis-
copalium militum resistentibus, aliquot vero consentientibus, urbem
cum presumpta vendicatione Lotharius ingreditur » (Gesta pontif.
Camerac, I, 105, Migne, 149, c. 106).
288 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE IV.

1
sion allemande , mais aucun de ses actes n'indique qu'il y
ait renoncé, et nul doute que si Charles de Lorraine fût
devenu roi de France, il aurait récupéré la couronne de
Lorraine.

1
Lettre de Gerbert (fin septembre 986), n° 91 (éd. J. Havet), p. 83 :

« Nec satis sciam utrum exercîtum ante autumnum in Italiam dedu-


cam, an in Germania demoremur, ut quamplurimas copias contra
Ludowicum regem Francorum, nisi quievertt, comparemus ».
289

CHAPITRE V

LA PERSONNALITÉ ETHNIQUE DE LA LORRAINE


ET LES RAPPORTS AVEC LES PREMIERS CAPÉTIENS.

Autant il est certain que l'avènement des Capétiens fit

d'abord obstacle à la revendication de la Lorraine, autant


j'estime qu'il laissa intacts les droits qu'avait sur la France
du milieu le seul royaume de France survivant. A sup-
poser même (ce que je n'admets pas) 1
que les droits des
2
Carolingiens n'eussent point passé à la dynastie nouvelle ,

la suprématie franque n'en restait pas moins sauve. Elle


n'était pas attachée à une dynastie, mais au recpium Fran-
corum. Supposez que la Lorraine fût restée un tel royaume,
fût restée une France, et que le royaume de France occi-
dentale eût disparu (absorbé, par exemple, par les Nor-
mands), c'est le roi de Lorraine qui aurait hérité de la
suprématie sur la Gaule. Si, d'autre part, la Lorraine a cessé
d'être une France, elle n'a pas cessé d'être une entité eth-
nique sur laquelle les droits du rex Francurum ont sur-
vécu.
La Lorraine est restée, par sa civilisation plus avancée,

1
Voyez T. III, p. 199 et suiv.
3 C'est dans la conscience populaire que ces droits avaient leur
siège, Jeur fondement. Non seulement mais tous les
les rois Capétiens,
habitants de la Gaule passèrent pour Carolingiens, Kàvlenses. Guil-
laume Le Breton appellera Philippe-Auguste Karolida, ou plus fré-
quemment Karolides. Allemands et Italiens du xu e siècle appelleront
la France Karlinga. Et, alors, ceux qui revendiquent les Lorrains pour
la Germanie les distingueront des Karlenses (voyez par exemple les
Gesta pontif. Camerac, I, 55, Migne, 149, c. 62).

F. — Tome IV. 19
290 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE V.

par ses mœurs et ses aspirations, par son esprit particula-


riste, par la langue française qu'elle parlait, par ses senti-
ments traditionnels un pays profondément distinct de
enfin,

la Germanie 1
. La tradition du Rhin limite de la Gaule n'a
2
cessé d'être vivace aussi bien en Lorraine qu'en Alsace 3
et en France; la rive gauche a continué de s'appeler
regnum Lotharii par opposition à la terra teutonica; ses
habitants Lotharienses et même Lotha-Karlenses* (ce qui
est spécialement caractéristique, les Karlenses étant les

Français), par opposition aux Teutonici; les manifestations

d'esprit national se succèdent sans interruption; enfin, que


la Lorraine parlât dès le xe siècle
5
le roman, la langue de

1
Cf. l'excellent livre de M. Robert Parisot, Les origines de la
Haute-Lorraine (959-1033) (Paris, 1909), Dotamment p. 463 et suiv.
2
Vie d'Adalberon II, évêque de Metz (984-1 005), par son contempo-
rain et commensal Constantin, abbé de Saint-Symphorien, cap. 15 :

Domnus Heinricus rex, qui tertio Ottoni divo imperatori, ad regnan-


«
dum quidem, necdum ad imperandum, in tota Germania, quœ extra
Hrenum est, et in Lotharii regno, quod ci s Rhenum est, successerat »
(SS. IV, p. 663, Migne, 139, c. 1559).
Voyez mon livre Les affinités françaises de V Alsace avant
8

Louis XIV, Paris, 1915.


4
Henricum regem Lotha-Karlensium adeunt »... (Gesta Lietberti
te

episcopi, cap. 3, Migne, 149, c. 179).


s
Dès le ix e siècle il y avait, à ce point de vue, opposition entre
les Lorrains et les Germains. Nous l'apprenons à propos de l'abbaye
de Prum qui faisait partie de la Haute-Lorraine. Voici, en effet,
le témoignage très frappant d'un contemporain. Le moine Walden-
bert raconte qu'un noble Germain fît un détour et se couvrit la tête
de son manteau pour ne pas rencontrer ni même voir des hommes
qui parlaient le roman : « Reginarius, homo licet nobilis... cum...
omnes Romande nationis ac linguœ homines (id est Gallicane, note
Mabillon) ita quodam gentilicio odio exsecraretur, ut ne videre qui-
dem eorum aliquem sequanimiter veliet... rogat servum qui comitaba-
tur, ut si possit ea se via ducat qua conspectum.. valeat declinare . :

tantaejus animum innata ex feritate barbarica stoliditas apprehen-


derat, ut ne in transitu quidem Romanœ linguœ vel gentis homines...
adspicere posset, etc. » (Miracula S. Goaris. cap. 7, Mabillon, Acta
SS. Bened., Il, p. 290-291 ; SS. XV, I, p. 365).
Vers la fin du x e siècle, Folcuin, abbé de Lobbes (Basse-Lorraine),
LA PERSONNALITÉ ETHNIQUE DE LA LORRAINE. 291

Gaule [gallica lingua) et non le teuton ou tudesque, les


témoignages contemporains en font foi. A Toul, à Metz,
1
le teuton est lingua barbarica . De l'aveu d'un chroni-
queur saxon, Widukind, le français est la langue mater-
nelle des Lorrains. Ce dernier témoignage est particulière-
ment curieux. Il prouve que les Allemands d'aujourd'hui,
dans leurs subterfuges de guerre, ne font qu'imiter leurs
barbares ancêtres. Widukind raconte qu'en 939, à labataille
de Birthen, où le duc Giselbert combattait contre Otton I,

des Saxons qui savaient un peu de français [qui Gallica


lingua ex parte loqui sciebant) se mirent à pousser en
cette langue un grand cri de sauve qui peut, comme s'il

partait du rang des Lorrains et provoquèrent ainsi une


panique 2 . — C'était, mille ans par avance, la sonnerie
française, à l'aide de laquelle les Germains ont essayé de
tromper nos soldats !

Il ne faudrait pas se méprendre sur la portée de la

restitution que, dès le début de son règne (987-988),

le même moine et chroniqueur de Saint-Bertin, savait


qui fut d'abord
le roman il nous dit que c'étaient les
et le teuton, et deux idiomes
qui se parlaient dans la Gaule. Mais il était lui de langue latine
ou romaine, comme le montre par exemple sa locution « Teutones hoc :

astipulare videntur ». —
Voyez Gesta abbatum Laubiensium, cap. 1,
2, 20, etc. (Migne, 137, c. 547 et suiv., et spécialement, cap. 2) :

<( ex duobus usitatis Galliee locutionum generibus... latina videlicet,


quam usurpantes vitiarunt (latin corrompu = roman) et teutonica».
A la fin du même siècle (995), le concile de Mouzon, auquel n'assis-
tent, en dehors de Gerbert, que des évêques et des seigneurs lorrains,
est présidé par l'évêque de Verdun, Aimon, à raison de la connaissance
qu'il a de la langue romane (eo quod linguam gallicam norat,
Richer, IV, 100) et c'est de cette langue qu'il se sert (Gallice concio-
natus est, Actes du concile, Gerbert, éd. Olleris, p. 245).
1
Voyez, par exemple, la vie de saint Gérard de Toul par le moine
2
lorrain Guerry, D. Calmet, Hist. de Lorraine, I , p. clxxxi.
2
« Ex nostris etiam fuere qui Gallica lingua ex parte loqui sciebant,
qui clamore in altum gallice levato, exhortati sunt adversarios ad
fugam. Illi socios hujusce modi clamasse arbitrati, fugam ut clamatum
est inierunt » (Widukind, Res gestœ Saxonicœ, II, 17; SS. III, p. 443).
292 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE V.

1
Hugues Gapet fit de Verdun et y voir une renonciation
quelconque aux droits des rois de France sur la Lorraine.
Elle fut tout accidentelle, et, faite sans doute à l'instiga-
tion de l'archevêque de Reims Adalberon, elle dut être
le prix de l'appui prêté au chef de la nouvelle dynastie
pour son accession au trône. Quoique Lorrain, en effet,
Adalberon s'était montré hostile, jusqu'à la trahison
inclusivement, à la récupération de la Lorraine par la
couronne de France 2 , non pas qu'il fût partisan de la
royauté teutonne, mais parce qu'il poursuivait, comme
Gerbert, une restauration de l'empire romain au profit
de la dynastie des Ottoniens. N'est-ce pas un fait frap-
pant qu'aussitôt après la mort d'Adalberon (janvier 989),
dès les mois de février-mars de cette année, nous voyons
Hugues Capet s'efforcer de rétablir son autorité en Lor-
3
raine ?
11 importe maintenant de remarquer, — M. Parisot l'a

constaté comme une circonstance singulière — que de 4


,

987 à 1002, le duc de Haute-Lorraine Thierry I, cousin


germain du roi de France Robert, n'apparaît, ni dans les

diplômes ni dans les chroniques, en relations avec


Otton III, tandis que le carolingien Otton, duc cle la

Basse-Lorraine, figure dans l'entourage de ce souverain.


Cette circonstance rend tout à fait vraisemblable qu'à
la mort d'Otton III (janvier 1002), Thierry, au lieu de
prendre parti pour l'un des trois compétiteurs qui sé
5
disputaient la couronne de Germanie , ait reconnu pour

1
Lot, Hugues Capet, p. 4.
2
Lot, Derniers Carolingiens, p. 238.
3
Lettres de Gerbert, éd. Havet, n° 154, p. 136.
4
Parisot, Haute -Lorraine, p. 372, — Il n'est pas moins étrange
qu'une charte de Montier-en-Der soit datée simultanément du règne
d'Otton III et de Robert : « Actum apud castellum Barrum... impe-
rante Ottone in regno [Saxonum], Roberto in regno Francorum »
er
(I Gartul. ms. de Montier-en-Der, f° 45 r°, cité par M. Parisot,

p. 528). •
.

8
La succession d'Otton III, revendiquée par Henri le Boiteux, dué
LA PERSONNALITÉ ETHNIQUE DE LA LORRAINE. 293

souverain le roi de France Robert. Et, en une charte


effet,

de Saint-Mihiel est datée, cette même année, du règne de


1
notre roi .

On objecte, il est vrai, que Henri II a été reconnu h


Mayence (juin 1002) par des seigneurs mosellans (prima-
tus ) à Aix-la-Chapelle (7. septembre 1002) par des
2
et

Lorrains. Mais la qualification de Mosellans, comme celle


de primatus \ est ambiguë, et les Lorrains réunis à Aix-
la-Chapelle sont exclusivement des évêques et comtes de
4
la Basse-Lorraine . D'autre part, Thierry n'est pas nommé,
une seule fois avant l'assemblée tenue à Thionville (jan-
vier 1003) où Thietmar dit que Hermann, duc d'Alémanie
et d'Alsace, l'un des concurrents jusque-là de Henri II,
lui a fait hommage, et où le même chroniqueur parle de
Thierry et de ce duc en termes tels qu'on voit bien que
leur fidélité était plus que douteuse 5 .

Voyons maintenant ce qui se passe quand Henri II

de Bavière (fils de Henri le Querelleur) lui était disputée par le Mar-


grave Ekkehard et par Hermann II, duc d'Alémanie et d'Alsace,
dont Strasbourg était la capitale, caput ducatus (Thietmar, V, 12,
p. 114). -
1
Charte publiée par M. Parisot, op. cit., p. 526-528. Elle porte la
suscriptiondu duc Thierry et du comte de Bar. Une autre charte de
Thierry, du 27 décembre 1Û05, est également datée du règne de
Robert [ibid., p. 385 et 528).
.
2
« Francorum et Muselenensium primatus régi manus tune appli-
cans gratiam ejus meruit » (Thietmar, V, 11, p. 114).
3
La présence du duc Thierry n'est mentionnée nulle part, sauf à
rassemblée de Thionville dont je vais parler.
4
Le texte de Thietmar De laisse aucun doute à ce sujet (Thietmar,
V, 20, p. 118-119).
Le duc Hermann seul fait hommage, ce qui ne l'empêche pas,
3

d'accord avec le duc Thierry, dont pour la première fois il est ques-

tion, de sopposer (vainement, selon le chroniqueur) à la tenue d'as-

sises judiciaires « Herimannus ac Theodericus, solo nomine duces,


:

sed non re, temptabant hoc impedire, sed frustra ». Et ce qui prouve
bien à quel point la soumission était précaire, c'est la destruc-
tion, par le roi du château de Mulsberg, qui appartenait au duc
Thierry (ibid.).
294 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE V.

meurt en 1024 (13 juillet), à une époque où Gozelon avait


succédé à son frère Godefroi de Verdun dans le duché de
Basse-Lorraine, et où, dans la Haute-Lorraine, Frédéric II,
gendre du duc de Souabe et d'Alsace, avait été associé à
son père Thierry L
Il semblerait que Gozelon dût hériter de l'inimitié qui
avait longtemps régné entre son frère Godefroi et la
famille des Renier, les fidèles partisans du roi de France.
Thierry I, de son côté, s'était trouvé en violent et prolongé
conflit avec Eudes II de Chartres, à qui des possessions
étaient provenues en Haute-Lorraine du traité par lequel
Godefroi l'Ancien de Verdun avait dû racheter sa déli-
vrance des mains d'Eudes I et de Herbert de Vermandois.
Eh bien ! toutes ces luttes allaient s'apaiser comme par
enchantement pour faire place à une entente des ducs de
Basse et de Haute-Lorraine avec le roi de France Robert.
Les deux compétiteurs franconiens à la succession de
Henri II se rattachaient par leur parenté à la Lorraine.
L'un était neveu de Gérard, comte de
Conrad l'Ancien, le

Metz, l'autre Conrad le Jeune, le beau-fils de Frédéric IL


Les ducs des deux Lorraines se mirent d'accord pour
donner la préférence à Conrad le Jeune Gozelon, appa- :

remment, parce que Conrad l'Ancien avait soutenu les

Renier, Thierry et Frédéric parce qu'ils attendaient un


surcroît de puissance de l'avènement de leur jeune parent.
Or, à l'assemblée réunie à Cambon le 4 septembre 1024,
c'est la candidature de Conrad l'Ancien qui l'emporta. A
qui alors les ducs lorrains s'adressent-ils? Au roi de
France Robert. Et à quelle fin ? Ce ne peut pas être pour
lui demander aide et secours, en faveur de leur candidat,
puisque non seulement l'élection est faite et Conrad l'An-
cien couronné, mais puisque Conrad le Jeune s'est solen-
nellement désisté à son profit et soumis à son autorité. Il

faut donc admettre qu'ils ont voulu reconnaître Robert


comme légitime souverain à titre de chef du regnum
Francorum et successeur des Carolingiens.
LA PERSONNALITÉ ETHNIQUE DE LA LORRAINE. 295

Cela ressort clairement, en effet, de la lettre écrite à


Robert par le comte d'Anjou Foulque Nerra, au nom de
Guillaume d'Aquitaine. Guillaume demande au roi d'agir
sur les ducs de Lorraine (comme sur ses fidèles) pour
qu'ils le soutiennent dans sa lutte contre Conrad l'Ancien,
auquel il disputait pour son fils le royaume d'Italie
1
.

Pour avoir raison de Conrad en Lorraine, Robert


devait à la fois réduire les seigneurs lorrains qui restaient
fidèles au roi de Germanie, et prêter main-forte à ses
propres partisans.
Il commence par s'assurer le concours d'Eudes II en
se réconciliant avec ce puissant vassal, puis il pénètre en
Lorraine afin de réduire Cambrai, dont l'évêque Gérard
était douteux, et Metz, dont l'évêque Thierry était rallié à
2
Conrad. Gérard paraît s'être soumis, mais Metz résista ,

et Robert dut se replier sans l'avoir pris (juillet-août

1025). Deux événements graves suivirent cet échec et


arrêtèrent le roi. La mort de son fils Hugues (17 sep-
tembre 1025) le plongea dans une sorte de prostration
morale, et Guillaume d'Aquitaine ne put se maintenir en
Italie. Abandonnés à eux-mêmes et trop faibles pour
résister seuls, les ducs de Lorraine se virent réduits à
faire la paix avec Conrad, mais Robert se garda bien
de ratifier leur soumission. Malgré les efforts de Conrad,
qui lui envoya l'Alsacien Brunon d'Eguisheim, le futur

1
« Mandat vobis, postulans suppliciter gratiam vestram ut deti-
neatis komines de Lolharingia, et Fredericum ducem, atque alios

quos poteritis, ne concordent cum rege Gono, inflectando eos quan-


tum quiveritis ad auxilium ejus. Dabit vobis pro hoc negotio mille
libras denariorum et centum pallia, et dominae reginae Constantin
quingentas libras nummorum » (Migne, 141, c. 938).
2
Tandis que les autres chroniqueurs ne parlent que d'une invasion
de la Lorraine, une chronique ms. découverte à la Bibliothèque
impériale de Vienne, par Aug. Prost, relate spécialement une expé-
dition contre Metz : « Robertus Francorum rex ad invadendam Met-
tim animum intendit, sed Corardus imperator ei resistit » (Cf. Pari-
sot, op. city p. 423).
296 LIVRE IV. — IV. — CHAPITRE V.

Léon IX, pour négocier une entente, il demeura inébran-


lable dans une hostilité qui se prolongea jusqu'à sa mort.
Si Henri I se départit momentanément de l'attitude de
son père, on se tromperait du tout au tout en lui prêtant
une renonciation quelconque aux droits du royaume de
France sur la Lorraine. Par la paix qu'il conclut avec
Conrad II à Deville-sur-Meuse (mai 1033) (paix qui fut,
du reste, un acte de désastreuse politique suggéré par la
guerre que la reine-mère Constance lui avait faite avec
l'appui d'Eudes II), il s'engageait seulement à ne pas *

seconder son vassal Eudes dans ses revendications sur la


Bourgogne ou sur la Lorraine. De fait, il observa la neu-
tralité quand Eudes, évincé en Bourgogne, se jeta sur la

Lorraine et s'attaqua au duc Gozelon, qui devait lui


infliger la mortelle défaite de Bar (1037).

La preuve que Henri I n'avait jamais entendu abandon-


ner les droits cle la couronne sur les pays revendiqués
par le comte de Chartres, en qui il voyait non un vassal,
mais un rival c'est que ,dix ans plus tard tirant ,

parti du départ de Henri III pour l'Italie (1047), il marche

droit à la capitale de la Lorraine et, selon les propres


termes d'un contemporain, cherche à ressaisir le royaume
de Lorraine et le palais d Aix-la-Chapelle qui lui reve-
naient par droit a?icestral i .

Il y a plus, Henri I a affirmé solennellement les droits


de la couronne de France, à la face même de Henri III,

lors de l'entrevue d'Ivois (1056). Le chroniqueur allemand

1
Anselme (chanoine de Saint-Lambert de Liège), Gesta pontifi-
re
cum Leodiensiurn, l recension : « Nichil obstare, quin possessa
prineipali.sede, in partem regni sui csetera deinceps cedat Lotharin-
gia » — « velle sibi vindicare regnum et palatium ab antee essor ib us
hereditario jure sibi debitum » — « Sedes regni antecessoribus dolo
circumventis sublata, tibi est jure hereditario repetenda » (SS. VII,
p. 225-226); 2 e recension : « Interea videntes Franci tutius patriae
robur hac occasione fuisse imminutum... régi suo suggerunt
Aquense oppidum quondam sui juris exstitisse in requirendo nullam
diffîcultatem modo prepedire » (SS. XIV, p. 116).
L

LA PERSONNALITÉ ETHNIQUE DE LA LORRAINE. 297

qui rapporte sa protestation la déclare injvirieuse et hos-


tile (contumeliose
atque hostiliter objurgatus). Pour
nous, elle couronnement de la longue série des
est le

actes interruptifs de prescription que nous avons passés


en revue. Cette protestation, la voici Le roi de France :

reproche à l'empereur d'Allemagne « de lui avoir fré-


quemment menti en une foule de choses et d'avoir
retardé. jusque-là de lui restituer une grande partie du
royaume de France (partent maximam regni Francorum)
que les ancêtres cle l'empereur avaient dolosivemcnt
occupée »

Il me semble que je puis, sur ces paroles postérieures


de plus de deux siècles au traité cle Verdun, arrêter la

démonstration que les premiers Capétiens ont su conserver


et maintenir les droits que les Carolingiens leur avaient
transmis sur la France médiane.

1
Lambert de Hersfeid, Annales, ad an. 1056 : « Imperator... perrexit

ad villam Civois, in confinio sitam regni Francorum ac regni Teutoni-


corum colloquium ibi babiturus cum rege Francorum. A quo contu-
meliose atque hostiliter objuryatus, quod multa sœpe sibi mentitus
prisset, et quod partem maximam regni Francorum, dolo a patribus
ejus occupatam reddere tam diu distulisset » (Migne, 146, c. 1062;
SS, V, p. 154).
299

CHAPITRE VI

LES DESTINÉES PARTICULIÈRES DE ^ALSACE.

De la France médiane, comme du royaume de Lorraine,


l'Alsace, nous le savons, faisait partie. La preuve que j'ai
fournie s'applique donc à elle dans l'ensemble. Il n'est pas
inutile pourtant de dissiper à son sujet quelques erreurs
trop répandues, de relever ce qu'il y a de spécial dans
ses destinées.
La région naturelle comprise entre les Vosges, le Jura
et le Rhin, où des nationalités nombreuses se sont mêlées,
mais où l'élément gaulois était resté prépondérant 1

e
ne connut d'unité politique qu'à dater du vn siècle de
notre ère, sous un duc franc qui commandait aux deux
cités de Strasbourg et de Baie. L'unité semble même
avoir été si étroitement réalisée que ce duc n'eut qu'un
seul comte sous ses ordres et un seul évêque à ses côtés.
La famille des Etichonides, dont le chef Atic ou Adalric
(le père de sainte Odile) a été institué duc par Childéric,
resta en possession du duché au moins jusqu'en 739. Les
historiens admettent généralement que le duché d'Alsace
vers le milieu du vm siècle et que les
e
cessa d'exister
c
mentions qui se rencontrent au ix siècle, dans des
diplômes, des chroniques, des actes de partage, d'un
ducatus Elisatiœ ne sont que des désignations topogra-
phiques. La chose est fort loin d'être certaine et s'accorde
difficilement avec l'octroi, par Lothaire II, du duché

1
Cf. Camille Jullian, Le Rhin gaulois, Paris, 4915.
300 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE VI.

d'Alsace à son bâtard Hugues Celui-ci, à la mort de 1


.

Lothaire, fut dépossédé du duché par le roi de France


Charles le Chauve, que nous avons vu reconnaître, en
Alsace, comme souverain légitime du royaume lotha-
ringien, mais qui, par le traité de Mersen, dut céder
momentanément le diocèse de Strasbourg à Louis le

Germanique. Je dis momentanément, puisque l'Alsace fut


réincorporée à la France médiane quand Charles le Gros,
à qui elle avait été abandonnée par son frère Louis le

Jeune, restaura l'unité de l'empire franc.


C'est comme roi couronné à Toul, roi de la Frauda
média, que Rodolphe de Bourgogne l'occupa pour un
court temps 2 .
Après quoi elle fit partie intégrante du
3
royaume de Lorraine et sous Zwentibold et sous Louis
4
l'Enfant ,
enfin, sous Charles le Simple. L'Alsace se
montra fidèle au roi de France, sans qu'il eût besoin de
faire la moindre expédition pour la soumettre, et Conrad

1
« Hlotarius... filio suo de Waldrada Hugoni ducatum Elizatium
donat » [Annales de Saint-Bertin, ad an. 867,éd.Dehaisnes, p. -166).
2
Suprà, p. 264.
3
Zwentibold signa à Strasbourg le 4 janvier 896 un diplôme qui
confirmait des possessions alsaciennes de l'abbaye de Munster, au Val
Saint-Grégoire. Et ce diplôme fut délivré au nom de l'archicbancelier
de la Lorraine. L'original d'après lequel l'acte a été publié par
Schœpflin (Alsatia dipL, I, p. 97) se trouve maintenant aux archives
de Colmar (fonds Murbach). — Une charte strasbourgeoise du
:

14 mars 898, en faveur de la même abbaye (Alsatia dipL, I, p. 98),-


est datée : « Anno III reg. Centiboldo rege ».
La présence de Zwentibold en Alsace aux mois de juin et de juillet

897 paraît ressortir de deux diplômes royaux datés l'un (13 juin) de
Herolvesheim (Calmet, Rist. de Lorraine, 2 e éd., II, p. cxlïii),
l'autre (11 juillet) de Bilefurti (L-tcomblet, I, p. 42), où l'on peut avec
vraisemblance sinon avec certitude reconnaître Herlisheim et Belfort.
4
Le 15 mai 904 Louis l'Enfant renouvelle à Strasbourg d'an-
ciennes immunités fiscales, en faveur de son Église (Grandidier,
Hist, de VÉglise de Strasbourg, II, p. cccxvn), diplôme qui a été
récemment argué de faux par Mùhlbacher (Regesta CaroL, 2e éd.,
n° 2020, p. 807) mais sans preuve suffisante.
LES DESTINÉES PARTICULIÈRES DE l'aLSACE. 301
1
tenta en vain de la lui reprendre . Je considère, en effet,

comme une erreur historique certaine, l'assertion ger-


manique, acceptée par trop d'historiens français, que
Conrad I s'est rendu maître de l'Alsace sur Charles le
Simple et que, depuis lors, elle a fait partie de l'Alle-
2
magne .

Sur quoi se fonde cette prétendue annexion par Conrad?


Le roi de Germanie aurait dès 916 réuni l'Alsace à la Souabe
sous un duc nommé par lui; puis il aurait, en 923, mis en
fuite Charles le Simple venu pour s'emparer de l'Alsace.
Or, la première de ces affirmations est totalement fausse,
et la seconde est basée sur un texte dénué d'autorité suffi-

sante, le continuateur de Réginon, qui a confondu l'expé-


dition deRaoul en 923, dirigée contre Saverne que des
Allemands avaient occupé, avec une tentative de Charles le
Simple de conquérir Worms, dans la Francie orientale. Si
ces arguments sont dénués de toute valeur, nous avons,
par contre, la preuve directe que Charles le Simple était

maître de Strasbourg en 913 et l'est resté jusqu'à lajuort


de Conrad, au moins. Le siège épiscopal fut occupé suc-
cessivement par trois évêques, Odbert, Godefroi et Ricuin,
dont les monnaies portent le nom de Charles et aucune le

nom de Conrad. L'un de ces prélats était un neveu du


roi de France et un autre son partisan avéré.
Ce n'est que sous Henri l'Oiseleur que des monnaies
épiscopales de Strasbourg portent le monogramme du sou-
verain allemand, et j'ai montré qu'en effet, il avait usurpé
le royaume de Lorraine, après 925. L'Alsace qui y était

comprise partagea le même sort.

A partir de 950 environ, elle fut rattachée politiquement

1
Voyez sur ces événements, dans Je détail desquels il me paraît
superflu d'entrer, Eckel, Charles Simple (Paris, 1899), p. 100-101,
le

et Parisot, Le royaume de Lorraine (Paris, 1898), p. 585 et suiv.


2
Cette opinion vient d'être brillamment réfutée par M. Parisot, Le
royaume de Lorraine, p. 592 et suiv.
302 LIVRE IV. § IV. CHAPITRE VJ.

1
au duché de Souabe , mais eihniquement , elle continua
à être regardée comme une portion du patrimoine franc
qui en avait été indûment détachée par les Teutons. Les
rois de France la revendiquèrent au même titre que la

Lorraine proprement dite. C'est l'Alsace, du reste, que


Louis d'Outremer en 939, Lothaire en 985, envahirent
quand ils entendirent faire valoir leurs droits sur l'an-
cienne France médiane.
Pas plus clone pour l'Alsace que pour la Lorraine, ces
droits n'ont jamais été ni oubliés ni abandonnés au
e e
x et au xi siècle. Une revendication continue les empê-
chera de même de tomber en désuétude clans la longue
période qui va du xn e au xvn e siècle 2
.

1
Voyez Parisot, Haute-Lorraine (1909), p. 121-122; cf. Le royaume
de Lorraine, p. 751.
2
Voyez mon livre Les affinités françaises de VAlsace avant
Louis XIV (Paris, 1915), p. 53-78.
303

CHAPITRE INTERMÉDIAIRE

FRANCE, BOURGOGNE ET AQUITAINE.

La structure sociale de la France, telle qu'elle apparaît


dès l'époque romaine, et telle qu'au fond elle persistera à
travers toutes les phases de notre histoire, repose sur
quatre assises ethniques quej'ai appelées les groupes pri-

mordiaux le groupe celtique, le groupe belgique, le


1
,

groupe aquitain, le groupe provençal au sens originaire


du mot.
Ces assises sont profondément implantées au sol et
protégées par des fleuves et des montagnes. Elles corres-
pondent finalement aux quatre grandes régions de la
France : les bassins de la Loire et de la Seine, ceux de la
Meuse du Rhin, le bassin de la Garonne, enfin les
et
bassins de la Saône et du Rhône. Autant et plus peut-être
que la nature, c'est le caractère ethnique, la communauté
séculaire d'habitat, de traditions et de mœurs qui délimitent
ces régions. Philippe le Bel déjà l'affirmait à propos de la
Bourgogne, en un langage digne de mémoire : « Les
fleuves, disait-il, ne marquent pas toujours les frontières

des États; elles sont tracées aussi par les nationalités et


les territoires constitués dès l'origine en patries et en domi-
2
nations distinctes » .

Rien n'explique mieux que les royaumes qui se sont

1
Voyez. T. III, p. 21 et suiv.
2
« Nec enim fines regnorum semper per talia fluvia distinguntur,
sed per nationes patriœ atque terras, prout cuilibet regno ab initio
fuerint subjecte ».
304 LIVRE IV. § IV. — CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

fondés à la suite des invasions germaniques se soient


superposés aux divisions ethniques et régionales, et leur

aient procuré de la sorte une consistance et une solidité


nouvelles.
La seconde région et la majeure partie de la première
furent occupées ou soumises par les Francs qui y établirent
le siège fondamental [Francie) du regnum Francorum.
La troisième région, élargie jusqu'à la Loire, fut con-
quise par les Wisigoths et érigée en royaume de Gothie,
puis d'Aquitaine.
Les Burgoncles s'emparèrent des bassins de la Saône
et du Rhône et en firent le royaume de Bourgogne.
France, Aquitaine, Bourgogne, ce furent, à travers le,

Moyen âge, les trois grandes divisions de la France,


encore que la Gaule Belgique se survive dans une sub-
division de la Francie, la Francie médiane ou Lorraine i

qui continue, nous l'avons vu, à former une entité ethnique


1
et que des textes appellent Gaule médiane .

Ces divisions organiques, je les retrouve à la base de toute


notre formation nationale. J'y vois les puissantes matrices
de la Gaule, où les germes vivants, autochtones ou im-
portés, se sont accouplés selon leurs affinités propres ou
sous l'action de forces externes pour donner naissance
aux patries provinciales qui ont élaboré la patrie com-
mune.
Si la fusion gauloise s'est opérée au sein de ces grands
organes, l'un d'eux a rempli dans le grand œuvre l'office
de noyau vital. Voilà ce que représente, à mes yeux, la
suprématie de la Francie et du regnum Francorum.
Nous venons de voir, dans les chapitres qui précèdent,
comment se sont constituées et sont demeurées attachées
à la Francie les nationalités autonomes de la Flandre, de
la Normandie, de la Bretagne, puis le sort qu'a eu la

France médiane.

* Voyez T. III, p. 566, note 1.


FRANGE, BOURGOGNE ET AQUITAINE. 305

Je me propose de montrer dans les chapitres qui suivent

qu'un lien de suprématie analogue, en principe et en droit,

mais, en fait, réduit souvent à une ténuité extrême,


subordonnait à la Francie les deux autres grandes régions
de la Gaule, la Bourgogne et l'Aquitaine.
Mais là aussi la complexité s'est introduite dans les
rapports du principat et de la Couronne. Les tendances
nationales ou particularistes ont disloqué le groupe pri-
mordial, soit au profit de chefs multiples, soit au profit
de groupements nouveaux. Et ce sont ces chefs ou ces
groupements qui ont pu se trouver alors en contact direct
avec le rex Francorum.

§ 1. — La suprématie royale au Centre


et au Midi de la France.

En Aquitaine, malgré les efforts centralisateurs des mai-


sons d'Auvergne, de Poitiers et de Toulouse, qui se dispu-
tent l'hégémonie entre la Loire et les Pyrénées, il s'ef-

fectue un morcellement en États distincts. La Vasconie,


quoique rattachée théoriquement à l'un de ces États, ne
cessera de revendiquer son indépendance ethnique. C'est
donc sous des aspects très variables que se présente la

condition du principat au regard de la royauté. Elle se


diversifie aussi bienque les qualités dont les princes se
prévalent duc d'Aquitaine
: ou comte de Poitiers, marquis
de Gothie ou duc de Gascogne.
En Bourgogne, des royautés se fondent qui prétendent
dominer la majeure partie du royaume primitif de Bour-
gogne. Mais de profondes scissions s'opèrent à l'intérieur
du corps politique traditionnel. Des deux groupes ethniques
principaux qui se font face, sur les deux rives de la Saône,
et qu'a délimités le traité de Verdun, celui de la rive
droite continue à graviter dans l'orbite de la France et
constitue le duché de Bourgogne, tandis que l'autre, qui
s'étend jusqu'aux Alpes et occupe une partie de la Suisse
F. — Tome IV. 20
.

306 LIVRE IV. CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

actuelle, s'efforce d'englober la partie méridionale de la


région, l'ancien royaume de Boson, puis est assujetti à
l'empire germano-romain. Cette domination toutefois reste
beaucoup plus nominale que réelle : la vitalité nationale
tient en échec la force conquérante. — Dans la Bourgogne
transjurane, l'autonomie des populations jurassiques et
helvètes donne naissance au comté de Bourgogne, qui
deviendra la Franche -Comté. Dans la Cisjurane l'élément
autochtone et l'élément latin (Provence) s'assurent chacun
une existence propre, et ce dernier par d'étroites attaches
se relie à l'Aquitaine
Tous ces principats, toutes ces patries régionales sont
entraînées par un courant d'affinités naturelles et de rela-
tions sociales, de traditions historiques et d'intérêts maté-
riels, dans le sillage de la France. Et ainsi se perpétue
virtuellement la grande unité gauloise que la conver-
gence profonde de séculaires tendances finira par restaurer
un jour.
Pour retrouver la source vive de cette œuvre d'unifi-
cation, qui semble tenir parfois du prodige, il faut dégager
d'ambiguïtés sans nombre le fond commun primitif d'où
elle a émergé, pénétrer jusqu'à l'essence des entités
sociales qui y ont coopéré.
1
« La Gaule, ai-je dit , n'avait cessé, malgré des divi-
sions profondes, de constituer un grand corps de nation,
d'avoir le sentiment, plus ou moins conscient, de son
unité ethnique ».
Si ce sentiment a été transformé en une réalité concrète

c'est avant tout — j'en ai fourni déjà d'abondantes


preuves — grâce à la suprématie franque. Or de celle-ci

nous avons trouvé le centre et le foyer dans la région


du Nord de la Loire que séparent du Midi, à travers tout
le Moyen âge et bien au delà, l'idiome, les lois, les mœurs,
le tempérament populaire.

1
T. III, p. 205.
FRANCE, BOURGOGNE ET AQUITAINE. 307

Cette circonstance semble, à première vue, donner rai-


son à l'opinion commune qui attribue l'existence de ces
deux grandes divisions ethniques de notre pays à un
dualisme des origines germaniques et des origines ro-
maines de la Gaule.
Cela pourrait être vrai, en effet, si, par suprématie
franque, il fallait entendre une suprématie germanique,
et l'on en reviendrait à la doctrine, qui a tant faussé notre
histoire, de la Gaule conquise et régénérée par la race
germanique.
Avant donc d'aborder la région méridionale, il importe
d'écarter toute méprise à ce sujet. Pour le faire, il me
suffira presque de réunir en faisceau les données que j'ai
1
fournies dans les précédents volumes , sauf à les préciser
et à les compléter sur quelques points.

§ 2. — Le caractère gallo-franc
de la suprématie royale.

Voici d'abord une observation essentielle. Si je me suis


servi parfois du terme de race franque pour désigner la
nation, c'est au même titre qu'on dit race royale pour
dynastie. J'ai voulu exprimer la prééminence quasi dynas-
tique de la nation née sous le vocable Franc, d'une fusion
de la minorité des envahisseurs germains avec l'immense
majorité des Gallo-Romains en un corps politique animé
d'une conscience commune.
Les Francs, en effet, ont entamé à peine le tréfonds
imprégné et fécondé de civilisation romaine.
gaulois, tout
Leur seule action directe a été d'infuser aux cités gau-
loises du nord de la Loire, où ils substituèrent de force
leur domination à l'autorité romaine, quelque chose de

1
Voy. notamment au T. III, p. 127 et suiv., 158 et suiv., 199 et
suiv., 218 et suiv., etc.
308 LIVRE IV. CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

leur énergie barbare


1
, et par des victoires et des conquê-
tes communes, les rendre participantes de leur orgueil
de race ou de peuplade 2 . Leur habileté fut de s'en

1
C'est le plus qu'on puisse dire au point de vue de la prétendue
régénération par les Germains, et il faut rappeler ici le jugement si

perspicace et si vrai de Guérard que toute l'œuvre de Fustel de


Coulanges a confirmé :

« Ce serait en vain, dit Guérard, que la poésie et V esprit de sys-


tème prendraient à tache d'exalter les Germains, de grandir et d'en-

noblir leur caractère, et de les peindre comme ayant, par leur mélange
avec les Romains, retrempé l'état social. Lorsqu'on recherche avec
soin ce que la civilisation doit aux conquérants de l'empire d'Occi-
dent, on est fort en peine de trouver quelque bien dont on puisse
leur faire honneur.... L'esprit d'indépendance qui les animait n'était
autre qu'un penchant irrésistible de se livrer sans règle et sans frein
à leurs passions farouches et leurs appétits brutaux. La liberté qu'ils

connaissaient, la liberté qui leur était chère, et pour laquelle ils bra-
vaient les dangers, était la liberté de faire le mal. Avides de posséder
quelque chose, ils s'efforçaient à tout prix d'acquérir davantage, et,
lorsqu'ils affrontaient la mort, c'était moins par dédain pour la vie

que par amour pour le butin » (Prolégomènes du Polyptyque d'Irmi-


non, I, p. 200).
Pas plus que d'une régénération morale, il ne saurait être ques-
tion d'une régénération physique, du renouvellement d'un sang
épuisé. Littré est allé jusqu'à dire : « physiologiquement, ce ne furent
pas les barbares qui améliorèrent la population romane, ce lut la
population romane qui améliora ies barbares » (Études sur les barbares
et le Moyen âge, 1867, p. 207).
Fustel de Coulanges lui-même avait écrit, en 1872, quand il traçait

comme programme de son œuvre future « L'établissement des


le :

Germains en Gaule n'a pas pu produire les grands effets qu'on lui
attribue ordinairement. Le sang n'a pas été notablement altéré, car
ces Germains étaient peu nombreux. Tout ce qui est vivace dans une
nation et tout ce qui y est signe de vie a subsisté en Gaule après
eux (langue, religion, mœurs, caractère) A regarder enfin à quel
niveau tombèrent le sens moral et l'intelligence dans les siècles qui
suivirent l'invasion, on ne saurait prétendre que ces Germains aient
épuré la conscience humaine ou ravivé Jesprit » (Revue des Deux
er
Mondes, 1 mai 1872, p. 241).
* Il suffit de lire, sans parti pris, le. célèbre prologue de la loi Sali-

que pour se convaincre qu'il a été rédigé par un Gallo -Franc chrétien.
FRANCE, BOURGOGNE ET AQUITAINE, 309

remettre à l'Église chrétienne pour parer à l'anarchie


qu'ils avaient déchaînée et d'où allait sortir une société
nouvelle, comme aussi d'utiliser, pour leur gloire et leur
profit, les services d'intelligence, de savoir et d'expérience
de leurs sujets gallo-romains, qui furent les véritables
artisans de cette rénovation.
Telle fut la double source du triomphe des rois méro-
vingiens sur les nationalités barbares rivales, de leur vic-
toire sur les Alamans, de leur conquête des royaumes visi-

goths et burgondes. Telle fut la double assise sur laquelle


se fonda la suprématie franque et se créa la nation fran-
çaise. C'est par l'Église que l'État franc s'organise ; c'est

dans la population gallo-romaine que Clovis et ses succes-

seurs recrutèrent en majeure partie Yexercitus Franco-


rum, soldats et généraux 1 ; c'est de la population gallo-
romaine que sortent fonctionnaires et magistrats, clercs
et colons; c'est elle que nous retrouvons dans le palatium
Francorum et parmi les proceres Franci. De sorte que,
dès le vu
6
siècle, le nom de Francs désigne la nation
légale gallo-frauque de la Francie, nation dont la cons-
titution avait été favorisée par l'existence d'une cohésion
2
ethnique gauloise en face de l'élément franc .

Dans le Midi, au contraire, ce dernier élément était


beaucoup trop clairsemé pour pouvoir présider à la fusion

de nationalités multiples et diverses : Celtes et Latins, Aqui-


tains et Gascons, Ligures et Allobroges, Goths et Burgondes,

1
Un chef gallo-romain, Aurelianus, combat à Tolbiac, et s'empare
plus tard de Melun, dont îl devient duc. Quand Chilpéric et Gontran
se disputent l'Aquitaine, deux gaulois, Mummolus et Desiderius,
commandent leurs armées.
2
On pourrait presque dire que la nation gallo-franque est issue de
la combinaison de deux éléments simples (gaulois et franc) par l'in-

termédiaire d'un troisième (romain), et dans une proportion


cela
dont la langue romane serait le meilleur symptôme si nous étions en
mesure de faire la part exacte des dialectes populaires gaulois qui
ont agi sur le latin, concurremment avec l'idiome franc.
310 LIVRE IV. CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

nationalités où se maintenait vivace, et en général prépon-


dérante, la tradition romaine, et que deux dominations
rivales des Francs avaient groupées en monarchies dis-
tinctes.

A l'époque carolingienne seulement, quand l'autorité du


regnum Francorum eut été solidement assise sur l'en-
semble de la Gaule, la qualification de Francs put s'éten-
dre jusque-là, jusqu'au delà des limites de la Francie
proprement dite. Elle exprimait alors à la fois l'idée de
sujétion commune au rex Francorum et l'idée d'unité de
la Gaule. La Gaule tout entière put être appelée Francie,
tous les Gaulois des Franci. C'est la terminologie dont
use au ix c siècle le moine de Saint-Gall, en y insistant
1
,

et, au siècle suivant encore, le chroniqueur allemand


Wipon appelle la Gaule « Francie latine»*. L' Astronome,
du reste, oppose nettement les Francs aux Germains 3 ,
et,

à l'époque carolingienne, les Italiens appellent Franci tous


les habitants de la Gaule, sans distinction entre les Francs
4
d'origine et les Gallo-Romains .

Mais, par la dissolution de l'empire carolingien, ce sont


les sujets directs du regnum Francorum, de plus en plus
resserré territorialement, qui demeurèrent les Francs par
excellence, les « Francs de France ». Les habitants des
autres régions de la Gaule, tout en étant compris dans
la France majeure, ne furent plus désignés que par leurs
qualifications régionales, et leurs chefs ne furent plus rat-

1
« Franciam vero interdum cum nomino, omnes Cisalpinas Pro-
vincias signifiée- » (De gestis Caroli Magni, I, 10, H. F., V, p. 110).
Cf. I, 2. : « Moderni Galli sive Franci » (V, p. 107).
2
Gesta Chuonradi, c. 27, p. 34.
Vita Hludovici, cap. 20 (H. F., VI, p. 96) « Monitus est tam a
3 :

Francis quam a Germanis ». —


Cap. 45 (ibid., p. 111) « Imperator :

diffidens Francis Germanis ».


magisque se credens
4
Voy. les textes groupés par Lapôtre, L'Europe et le Saint-Siège,
Paris, 1895, p. 330-333. Cf. Kurth, La France et les Francs dans la
langue politique du Moyen âge (Revue des questions historiques,
1er avr. 1895,
p. 342-343, 347-348, etc.).
FRANGE, BOURGOGNE ET AQUITAINE. 311

tachés au rex Francorum que par le lien de la supré-


matie que je m'efforce de mettre en lumière.
Pour mieux montrer la nature gaUo-franque, et non
point germanique, de cette suprématie, observons de
plus près la fusion d'où la nation franque est sortie, et
c
qui autorise à l'appeler française dès le ix siècle.

§ 3. — La fusion gallo*franque.

L'orgueil est comme la moelle épinière du caractère


ethnique des Germains. Quand cet orgueil fléchit, il fait

place à l'humilité ou à la servilité. C'est ainsi que de nos


jours, avant l'ère bismarckienne, l'Allemand se pliait,

s'adaptait aux mœurs, se soumettait à la discipline des


autres peuples auprès desquels il cherchait asile ôu
gagne-pain. Au bout d'une ou de deux générations, il se
fondait dans le milieu ambiant.
Tout autrement en a-t-il été quand la mégalomanie, née
de ses succès, s'est emparée de lui. Il s'est retranché alors
dans sa nationalité comme dans un fort inexpugnable.
Devînt-il citoyen étranger, il considérait que ce n'était
que pour la forme et pour son avantage, qu'au fond, il

restait citoyen allemand.


Ces dispositions naturelles nous donnent la clef de la
fusion qui s'est opérée à l'époque carolingienne.
Sous la dynastie antérieure, la dynastie de l'invasion
de la Gaule, de la prise de possession par groupes de ses
cités, les chefs, tout en se faisant gloire de ressembler le
plus possible aux anciens dominateurs romains, afin de
pouvoir passer pour leurs successeurs, gardèrent leur
orgueil et leur férocité de race. Mais dès alors les bar-
bares fixés dans les villes, où ils constituaient une faible
minorité, ou sur domaines des grands propriétaires
les
gallo-romains, dont ils ne pouvaient que dépendre, se
plièrent aux mœurs, aux sentiments, aux idées de la
société indigène. Les avantages que la clergie offrait
312 LIVRE IV. CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

en décidèrent un grand nombre à entrer dans les rangs du


clergé soit régulier, soit séculier, et pour cela à acquérir
une culture nouvelle, un esprit nouveau, et h se mêler
étroitement à la population gauloise.
Les mariages mixtes étendirent cette fusion, les chan-
gements de nom et l'adoption du même costume l'attes-
tèrent et la consacrèrent.
La haute aristocratie germanique fut, par l'ambition
et l'intérêt, entraînée sur la même pente, soit pour ac-
quérir autorité et influence sur des groupes urbains ou
ruraux, soit surtout aussi pour s'élever aux dignités ecclé-
siastiques et aux grands offices du palais. C'est de la sorte
qu'une aristocratie mixte se constitua et parvint à sup-
planter la première race royale, qui, sous un vernis de
civilisation, avait gardé les vices du barbare germain, la
cupidité, la férocité des haines, l'intempérance, et que la
débauche avait fini par énerver.
Dans la phase anarchique qui prépara l'avènement
d'une dynastie nouvelle, la question de race n'a rien à
voir, si ce n'est en ce sens qu'une femme du Midi, au
cours même d'une lutte féroce de quarante années, tra-
vaille à l'organisation d'un État gallo-franc, et qu'au
patriciat gallo-romain sont dues, pour la plus large part,
les qualités de tout ordre qui assurèrent l'avènement des
Carolingiens.
Brunehaut, a dit un excellent historien, M. Pfister,
fut conduite par une idée, au lieu d'être, comme la plu-

part des barbares mérovingiens, le jouet des caprices et


des passions : l'idée de « maintenir, avec l'absolutisme
royal, les principes d'ordre et d'administration ».
Si elle succomba, ce fut sous la marée montante de
Sa défaite
l'anarchie seigneuriale. n'était pas une victoire

du germanisme, mais une victoire de l'aristocratie coalisée

franque d'origine et gallo-romaine de souche, qui con-


tinua la lutte dans les conditions où elle était engagée,
c'est-à-dire en restant groupée par région (Est et Ouest
FRANGE, BOURGOGNE ET AQUITAINE. 313

de l'ancienne Gaule). Et quand ces deux groupes régio-


naux, le neustrien et l'austrasien, cherchent à l'emporter
l'un sur l'autre, ce n'est pas un conflit entre Gallo-
Romains et Germains, mais une scission de la Francie à
laquelle la dynastie nouvelle, gallo-franque elle-même,
mettra fin.

Cette dynastie est élevée au trône « in regni solio


sublimatiis » par l'autorité et la puissance (imperium)
du pape Zacharie, par l'onction du Saint-Chrême reçu
des mains des bienheureux prêtres des Gaules (per
manus beatorum sacerdotum Galliarum) et par le choix
les hommes libres, de la Francie [electionem
de tous
omnium Franchorum) Elle est essentiellement gallo-1
.

franque par ses possessions originaires 2 et , elle soumettra


la Germanie par les armes.

1
Clausula de consecratione Pippini (SS. rer. merov., I, p. 465),
note contemporaine, conservée dans un ms. du x e siècle du Livre
des miracles de Grégoire de Tours, qui avait été insérée dès 767 dans
un ms. plus ancien appartenant à l'abbaye de Saint-Denis. Pépin y
est qualifié catholicus rex Francorum et patricius Romanorum.
Quand, en 754, trois ans après sa consécration, Pépin fut, avec ses
deux fils Charles et Carloman, oint et bénit comme roi eipatrice (in
regem et patricium) par le pape Etienne, le pape bénit en même
temps la reine Bertrade et les princea des « Francs » (principes
Francorum), et il obligea la nation entière (omnes), sous la menace
de l'interdit et de l'excommunication, de ne jamais élire un roi d'une
autre famille (de alterius lumbis).
2
Saint Arnoul, l'ancêtre delà ligne paternelle (mort en 641), était
évêque de Metz et possédait de vastes domaines patrimoniaux entre
l'Oise et la Meuse.
L'ancêtre maternel, Pépin l'ancien (dit de Landen) (mort en 639),
était le chef (princeps) de la région la plus occidentale de l'Austrasie,
celle qui a dû
cœur de la région celtico-belge, le territoire des
être le
Nerviens, Eburons, Rêmes, entre l'Escaut et la Meuse, entre Tournai
et Liège, la région que les Francs en sortant de la Toxandrie ont
occupée, mais d'où ils se sont écoulés vers l'Ouest (Laon) et le Sud-
Ouest (Soissons, Reims, Paris).
Le fragment si curieux de la fin du vn e siècle (écrit en un latin pur,
et certainement œuvre d'un Gallo-Romain), qui fait un récit élogieux
314 LIVRE IV. CHAPITRE INTERMÉDIAIRE.

De sa nature gallo-franque témoignent encore ses traits


de caractère 1
, son parler bilingue 2 comme son physique 8
4
et sa généalogie .

En réalisant, par Charlemagne, une renaissance impé-

de la carrière de Pépin le Gros (dit d'Héristal) jusqu'en 689, et nous


donne quelques détails sur ses ascendants, s'exprime ainsi au sujet
de Pépin l'ancien : « Pippini praecelentissimi principis, qui populum
inter Carbonariam silvam et Mosam fluvium, et usque ad Fresionum
limites vastis limitibus habitantem justis legibus gubernabat » (H. F.,

II, p. 677).
1
Déjà le fragment que je viens de citer louait en Pépin le Gros le

sentiment de la justice, l'intrépide constance et la modération (justi-


tiœ rigor, fortitudinis invicta soliditas et temperantide moderamen-
tum). — Louis le Débonnaire était si peu Germain de sentiments
qu'il prit en aversion les vieux chants populaires des Francs : « Poe-
tica carmina gentilia, quse in juventute didicerat, respuit, nec légère,
nec audire, nec docere voluit » (Thegan, Vita Hludovici, cap. 19).
Nous verrons plus loin qu'il mit beaucoup de zèle à favoriser la cul-

ture latine en Aquitaine.


3
Charlemagne parlait, au témoignage d'Éginhard, aussi couram-
ment le latin que sa langue maternelle, « aequè illa (latina lingua) ac
patria lingua orare esset solitus ».
3
Charlemagne était brachycéphale (apice capitis rotundo, dit

Éginhard), et son père Pépin était « bref », c'est-à-dire de petite


taille.

* Non seulement Saint Arnoul et Pépin l'ancien appartenaient


à des familles gallo-franques, mais, d'après une série de documents
hagiographiques, premier par son ascendance, Pépin par son ma-
le

riage avec Itta, lamère de Sainte Gertrude, paraissent se rattacher


à l'Aquitaine. A l'objection de la science d'Outre-Rhin que cette
généalogie a pu être fabriquée au ix 9 siècle pour glorifier les Carolin-
giens, et notamment leur faire honneur d'une parenté avec de saints
évêques du Midi, Fustel de Coulanges a répondu, pour la ligne pa-
ternelle, par un dilemme irréfutable « De deux choses l'une, ou la :

généalogie est vraie, et alors Charlemagne descendait en partie d'une


grande famille de l'aristocratie romaine, ou elle est fausse, et alors
Charlemagne prétendait ou croyait en descendre... », « et il faudrait
se demander pour quel motif Charlemagne ou ses contemporains
auraient imaginé et fabriqué une généalogie qui, au lieu de le faire
descendre des Germains, le rattachait à une famille romaine » (Trans-
formations de la royauté, p. 142).
FRANGE, BOURGOGNE ET AQUITAINE. 315

riale, politique et littéraire, d'inspiration gallo-romaine et


chrétienne, elle mit le sceau à la fusion ethnique. Elle
fonda définitivement la nation française en reliant étroi-
tement à la Francie les autres régions de la Gaule. Ce
lien subsista après que se fut rompu celui qu'avait créé
la conquête des pays voisins, Germanie, Italie, Espa-
gne, etc.
Des figures presque surhumaines, comme celles d'A-
lexandre, de Charlemagne, de Napoléon, creusent dans
l'âme des peuples un sillon que rien n'effacera plus et y
déposent des semences indestructibles. Alors même que
la féodalité eut mis l'Etat en pièces, l'empreinte persista.
Le prince et le seigneur apparurent comme des images
réduites et subordonnées de la majesté royale, le com-
pagnon ou communier comme un concitoyen de l'an-
le

cien empire des Gaules. Et ainsi, du roi et du prince au


peuple, à tous les degrés de l'échelle sociale, sous les
formes infiniment variées de la fidélité, de la foi, l'idée
unitaire et la conscience nationale se conservèrent dans
leur germe et évoluèrent, à travers tous les obstacles,
jusqu'au plein épanouissement.
Nous allons étudier ce phénomène dans les rapports de
la royauté et des grands principats à l'Est et au Sud de
la Loire, en commençant par la Bourgogne. Nous le

retrouverons plus tard dans le tableau d'ensemble de l'état

social de la France.
317

§ V. - LES PRINCIPATS OU ROYAUTÉS DE BOURGOGNE,


DE VIENNOIS ET DE PROVENGE

L — Aperçu général.
L'ancien royaume de Bourgogne, qui des Burgondes
passa aux Francs, avait aggloméré quatre groupes de
populations, à la tête de chacun desquels fut placé, dès

l'époque de Charles Martel, et même auparavant, un


comte supérieur, duc ou marquis : la Bourgogne éduenne
(duché d'Autun), la Bourgogne séquane (duché de Trans-
jurane), la Viennoise (duché de Vienne), la Provence
(duché d'Arles).
De ces unités ethniques et régionales, il y en eut qui
retinrent le nom de Bourgogne : le groupe éduen qui de-
vint le duché de Bourgogne, et le groupe séquane d'où
sortit royaume de Bourgogne transjurane, puis plus
le

tard le comté de Bourgogne.


La même qualification ne s'étendit que pour un temps,
et d'une manière tout à fait artificielle ou factice, aux deux

autres groupes, quand ils furent l'objet, au x° siècle,


d'une mainmise des rois de la Bourgogne transjurane,
de même qu'ils avaient été précédemment soudés l'un à
l'autre sous la domination du roi Charles de Provence,
puis de Boson. Malgré cette double circonstance, ils n'en
conservèrent pas moins leur ethnicité propre et distincte.
Le groupe viennois, dont la population était surtout
allobroge latinisée, et qui avait été le siège principal de
la domination burgonde, constitua, après son adjonction
précaire au royaume de Bourgogne transjurane, un comté
•en grande partie autonome, dont le chef continua à entre-
tenir des rapports directs avec le roi de France, et qui,
concédé aux archevêques de Vienne (1023), forma le noyau
de leur puissance.
Le groupe provençal, où dominait la population latine, à
318 LIVRE IV. § V. -I-

laquelle les Goths s'étaient mêlés, échappa presque entiè-


rement à l'autorité des rois de Bourgogne, et donna nais-
sance, dans le cours du x e siècle, au puissant marquisat de
Provence, sur lequel le Saint-Empire n'eut qu'une ombre
de pouvoir, et qui passa aux mains de princes de l'Aqui-

taine ou de la Marche d'Espagne unis par de multiples


liens à la Couronne de France.
319

IL — La patrie bourguignonne.

Qu'un sentiment unitaire traditionnel ait persisté après


la dissolution de l'empire carolingien et animé les deux
Bourgognes, on doit, pour se l'expliquer, chercher des
points de comparaison chez les peuples qui, de nos jours,
alimentent leur patriotisme à la source des royautés natio-
nales évanouies dans un lointain passé : la nation serbe
à la tradition de l'empire de Douchan, les Bulgares aux
souvenirs de la Grande-Bulgarie, le peuple irlandais aux
fastes royaux de l'Ile d'Érin. On s'étonne moins alors de
la survie d'une patrie bourguignonne, à laquelle tant de
conditions naturelles et tant de bouleversements histori-
ques semblaient faire obstacle.
La Bourgogne, vue d'ensemble, le pays qui correspond
très approximativement aux deux provinces ecclésias-
tiques de Lyon et de Besançon, n'est pas une unité géo-
grahique et se prête difficilement à être une unité ethnique,
solide et durable. Ouverte de toute part, manquant d'un
centre de gravité ou d'un foyer de résistance, « manquant,
comme M. Vidal de La Blache l'a si bien dit, d'une base
territoriale en rapport avec l'étendue des relations qui s'y
croisent », elle est un couloir où passent et circulent les
flots humains, sans rien qui physiquement leur serve*
d'écluse ou de digue.
Ces flots ont été disparates et antagonistes. Aux Eduens
et aux Séquanes, qui s'opposaient sur les deux rives de la
Saône, sont venus se mêler Helvètes et Alamans, se super-
poser Burgondes et Goths, puis, comme dominateurs, les
Francs. Si les Burgondes ont fourni le nom, le cadre et
le prestige d'une nationalité, ils ont agi avec moins de
vigueur, de personnalité et d'esprit de suite que les Gallo-
Francs, et n'ont pas su réaliser pour leur propre compte,
sous l'autorité de leur nation légale, une fusion intime des
320 LIVRE IV. § V. -II-

éléments ethniques en présence. Cette fusion ne s'est


opérée qu'au profit du particularisme régional.
L'éclat que la culture latine avait jeté dans la vallée de
laSaône et du Rhône en fut le point de départ, et la pré-
pondérance de l'élément gallo-romain en fut la base. Mais
l'agent le plus actif d'unification nationale a dû être
l'afflux de civilisation venu de Gaule et d'Italie, que les
abbayes bourguignonnes, Cluny en tête, surent recueillir
en un merveilleux réservoir.
A cela s'ajouta le mirage de la tradition, le souvenir
dont s'enorgueillissait la masse populaire et que la légende

épique a embelli et exalté, d'avoir formé un royaume


illustre et puissant — qu'il fût gouverné par des princes
burgondes ou des princes francs — un royaume dont la
e
cohésion avait été cimentée, dès le vi siècle, par l'unifica-
tion législative du roi Gondebaud.
Les Burgondes furent avec les Goths au premier rang
des Barbares qui se laissèrent pénétrer par la civilisation
romaine et qui s'efforcèrent, dans leurs établissements,
d'en être les continuateurs et les représentants directs.
Plus près de la source, ils en ont subi plus vive-
ment l'attrait, jusqu'au point de s'abandonner à son cou-
rant.
Sur deux rives de la Saône, ce sont moins des con-
les

quêtes qu'ils font que des occupations consenties.


Dans la région éduenne, l'aristocratie les appelle en
l'an 457, s'il faut s'en rapporter à un texte très contro-
versé du Pseudo Frédégaire pour se soustraire aux 1
,

2
extorsions du fisc impérial .

Dans la Séquanie, les populations foulées et dépouillées


par les Alamans, féroces etrapaces, les accueillent comme

1
Liv. II, cap. 46 (SS. ver. merov., II, p. 68).
2
La chronique de Mari us d'Avenches (ad an. 456) se borne à
dire : « Eo anno Burgundiones partem Galliae occupaverunt terras-
que cum Gallis senatoribus diviserunt ».
LA PATRIE BOURGUIGNONNE. 321

des maîtres plus équitables et plus doux, presque comme


des libérateurs.
Elles ne furent pas déçues. L'ordre et la sécurité repa-
rurent; la stabilité romaine parut restaurée. Les Bur-
gondes se donnent pour de simples fédérés leurs rois se ;

qualifient maîtres de la milice ou revêtent les insignes


du patriciat, ils font frapper des monnaies à l'effigie

impériale, ils datent leurs jugemehts de Tannée consu-


laire
1
. Le plus grand d'entre eux Gondebaud a, longtemps
avant Charlemagne, sa cour de lettrés gallo-romains; il

parle latin et cultive les lettres latines.


L'organisation administrative romaine reste à la base
du régime nouveau; les Gallo-Romains, entre eux, sont
soumis à une législation toute romaine, la lex romana
Burgundionum ; leurs écoles se rouvrent à Lyon, à
Valence, à Vienne. Fait capital, ils ne sont pas traités en
vaincus ; dès le début de la fondation du royaume bur-
gonde, ils sont placés, au point de vue légal, sur un pied
absolu d'égalité avec les Burgondes. Un Code commun,
où domine largement le droit romain, est rédigé par ordre
de Gondebaud (la loi Gombette), et promulgué à nouveau
par son fils Sigismond, pour tous les procès, pour tous les
rapports juridiques entre Gallo-Romains et Burgondes loi :

qui, dans toutes ses dispositions, non seulement traite avec


une égalité parfaite 2 les deux nationalités, mais qui con-
tient une série de mesures propres à réprimer toute vio-

lation de cette égalité, par abus de force ou d'autorité.


C'est ainsi qu'est interdit le patronage du Burgonde en
faveur du plaideur gallo-romain 3 que le déni de justice ,

1
Voy., par exemple, le jugement inséré clans le titre 52, § 5 de la

loi Gombette (éd. Salis, p. 87).


2
« Burgundio et Romanus una conditione teneantur » (tit. 10).
« Inter Burgundiones et Homanos œquali conditione volumus custo-
diri )> (tit. 15), etc.
3
Tit. 22 : De removendo in negotiis Romanorum patrocinio Bar-
bar or um.
F. — Tome IV. 21
322 LIVRE IV. § V. -II-

et la partialité intéressée du juge sont réprimés, etc.


1
.

Du reste, juges, officiers publics, comtes appartiennent à


2
Tune et l'autre çationalité .

Il est vrai que les Gallo-Romains avaient dû subir une


dépossession 3 céder à leurs hôtes la moitié de leurs mai-
,

sons, les deux tiers de leurs champs et admettre les


nouveaux venus à la jouissance commune des pâturages et
des forêts. Mais ce fut là une colonisation opérée une fois
pour toutes, et qui, pour la population gallo-romaine, fut
infiniment moins onéreuse et moins dure que la spoliation
brutale ou violente que pratiquèrent d'autres peuplades
germaniques. Elle y trouva même l'immense bienfait d'une
renaissance des campagnes. Celles-ci étaient dévastées;
il leur fallait des travailleurs, des colons, des hôtes.
C'est ce que furent les Burgondes, et rien, me semble-
ne dut contribuer davantage à l'ascendant que put
t— il,

prendre l'élément indigène que précisément le système


d'hos/jitalité introduit. On un pourrait l'appeler presque
métayage légal ; il une association
constituait en tout cas
étroite d'habitat et d'exploitation, si étroite que la loi
défend à l'hôte burgonde d'un Gallo-Romain d'intervenir
en sa faveur dans un procès d'héritage avec un autre
Gallo-Romain 4 . Telle était la solidarité des intérêts, et

telle déjà l'assimilation que le Code, en grande partie

romain, rédigé en vue des rapports entre Gallo-Romains


et Burgondes, a dû être appliqué aussi dans les rapports
entre Burgondes, puisque nous n'en connaissons pas qui
leur soit spécial.
Par le contact et le mélange de populations si intime-

1
Voy. la prœfatio, éd. Salis, p. 31 et suiv.
2
Ibidem.
3 55-56.
Origines, T. II, p.
4
« Quotiens de agrorum finibus, qui hospitalitatis jure a Barbaris
possidentur, inter duos Romanos fuerit mota conlentio, hospites eo-
rum non socientur litigio » (tit. 55).
LA PATRIE BOURGUIGNONNE. 323

ment associées, comment le fond gallo-romain n'aurait-il


pas pris le dessus sur l'élément barbare, tout en oscillant
entre l'unité gauloise ou bourguignonne et les entités
régionales éduenne-romaine sur la rive droite de, la
:

Saône, séquane et helvète sur la rive gauche.


La noblesse burgonde [pptimus buryundw) tend à se
fondre dans la noblesse sénatoriale (nobilis romanas),
que la loi Gombette place sur le même rang qu'elle 1
. La
première, à l'exemple de ses rois, désarme devant la cul-
ture latine, la seconde perd de son raffinement stérile, et
travaille efficacement à l'élaboration d'institutions nou-
velles. Sidoine Apollinaire admire Syagrius de s'être fami-
liariséavec l'idiome des Burgondes, et d'être devenu
un Solon pour l'interprétation de leurs lois 2 il le loue ;

d'enseigner aux Burgondes à mieux parler leur propre


langue et de leur faire acquérir un cœur latin 3 .

Le résultat fut durable. La nationalité mixte ainsi créée


implanta des racines si profondes dans l'âme populaire
qu'elles persistèrent à travers les siècles, impuissants à les
arracher. Le nom de Bourgogne (Burgundiu), la tradition

d'une royauté bourguignonne, glorieuse, bienfaisante,


équitable, devinrent comme un signe de reconnaissance et
un centre de ralliement pour des régions que les vicissi-
tudes politiques séparèrent, mais dont les liens rompus
furent renoués par les grandes abbayes bourguignonnes,
foyers à la fois de culture latine, de civilisation chré-
tienne et d'organisation politique. Leur action régénéra-
c 9
trice commence dès le vn et vnr siècle avec le brillant

1
Tit. 26, 1.
2
Quantum stupeam sermonis te germanici notitiam tanta facili-
«

Germanorum senectus negotiis mutuis arbitrum te


tate rapuisse....
disceptatoremque desumit. Novus Burgundionum Solon in legibus
disserendis... decernis, audiris » (Sidoine, Lettre 75).
3
« Quanquam œque corporibus ac sensu rigidi sint indolatilesque,
amplectuntur in te pariter et discunt sermonem patrium, cor latinum •>

(Sidoine, loc. cit.).


a

324 LIVRE IV. § V. -II-

épanouissement de l'abbaye de Luxeuil, et elle atteint


e
son point culminant au xi siècle avec Cluny.
Bien que la constitution séparée du duché de Bour-
gogne du royaume de Bourgogne jurane ait scindé la
et

une double forme,


patrie bourguignonne, elle lui a, sous
donné une consistance nouvelle, en même temps qu'elle
revivifiait les aspirations particularistes.
c
Ne verrons-nous pas, au x siècle, Hugues le Noir, au
e
xi siècle, Otto-Guillaume poursuivre le but de créer un

principat unitaire de la Bourgogne propre, principat qui


aurait pu se souder directement à la France, selon des
destinées plus ou moins analogues à celles du duché de
Bourgogne.
Si ces tentatives ont échoué, c'est en partie à raison des
lacunes que présente l'unité physique du pays bour-
guignon : « 11y a dans la structure géographique de ce
pays, a dit de nouveau M. Vidal de La Blache, un
principe de faiblesse interne pour les dominations qui
essayèrent d'y prendre leur point d'appui ».

Néanmoins, la conscience nationale bourguignonne a


survécu, indépendante et vivace, à l'annexion artificielle

du royaume de Bourgogne au Saint- Empire romain, et.


témoigné avec éclat de la force des affinités qui, des deux

côtés de la Saône, continuèrent à l'unir au royaume de


France.
Avec la Bourgogne éduenne, le rattachement politique
à la Couronne ne fut jamais interrompu ni suspendu.
C'est donc par le Duché de Bourgogne que nous aborde-
rons notre sujet.
325

III. — Le duché de Bourgogne.

CHAPITRE I

LA NAISSANCK DU DUCHÉ. LE COMTÉ d'aUTUN


ET RICHARD LE JUSTICIER.

Par le traité de Verdun, la région Nord-Ouest de l'an-


cien royaume de Bourgogne, que délimite assez celle

exactement la Saône, resta une dépendance de \aFrancie


occidentale. Elle deviendra le duché de Bourgogne et
gardera même parfois le nom de « regnum Burgun-
1
diœ » .

Le noyau certain de formation du duché, je le vois


dans le comté d'Autun. Avec le Maçonnais et le Chaunois
9
qui, dès la première moitié du ix siècle, y furent réunis
2
sous la main du comte ou duc Warin il formait une ,

véritable marche entre l'Aquitaine et la Francie, senti-


nelle veillant sur le seuil de Bourgogne.
La capitale éduenne, Autun, la « Rome celtique »r

héritière à la fois de Bibracte et d'Alise, se survivait en


2
un castrnm et commandait la grande voie romaine qui

1
Voy., par exemple, diplôme de Louis IV, 10 novembre 949 :

« Hugo prœcelsus marchio... nec non proceres regni Burgundiœ »


{Gallia christ., IV, Instr. c. 72; H. F., IX, 606). — Charte de Ro-
er
bert I Burgundie regnum » (Petit, Hist. des ducs de
(1053) : «
Bourgogne, I, p. 378). —
Dans une charte de l'empereur Otton I
(967) Cluny est dit. situé « infra regnum Burgundie » (Cartul. de
Cluny, n° 1230, II, p. 319).
5
Cf. note rectificative de Mabille dans la nouvelle édition de
['Histoire du Languedoc, t. II, p. 301 (suite chronologique des pre-
miers comtes d'Autun).
8
T. II, p. 238, et mon livre L'origine de l'habitation en France,
p. 29 et suiv.
326 LIVRE IV. § V. - III CHAPITRE L

faisait communiquer du Rhône avec la alors la vallée


vallée de la Seine, celle qui, longeant le pied du mont de
Rème, se continuait à travers l'Auxois. Autun était de plus
la tête d'un compas dont les deux branches aboutissaient

à Chalon et à Dijon. Elle dominait de loin et la voie romaine


de Langres, et la route fluviale qui passait par Mâcon et
Chalon, et la route montagneuse vers la Seine que sur-
1
veillait castrum de Dijon
le , route beaucoup moins
fréquentée au Moyen âge, parce qu'elle était plus dange-
reuse et plus pénible que la voie d'Autun.
Un homme de grande valeur et de haut lignage, Ri-
chard le Justicier, sut mettre à profit les avantages na-
2
turels et le prestige ancien de la cité d'Autun ,
pour,
appuyé sur elle, incorporer dans le duché de Bourgogne,
qu'il créa, l'esprit national et le particularisme régional
dont j'ai analysé la genèse.
Richard réussit d'autant mieux dans son œuvre, domi-
natrice et ethnique, qu'il était étroitement apparenté à la
famille royale. Et la même raison aussi devait maintenir
et resserrer les liens de la suprématie franque et carolin-

gienne.
Il était le frère de Boson, le premier roi de Bourgogne-
Provence, le beau-frère donc de Charles le Chauve, le
3
neveu de Lothaire II ,
et, en épousant Adélaïde, sœur
er
de Rodolfe I ,
premier roi de la Bourgogne transjurane,
il devint le petit-neveu par alliance de Louis le Débon-
er
naire et de Lothaire I , le neveu du duc des Francs,
4
Hugues l'abbé .

Des historiens récents ont admis que le comté d'Autun

1
T. II, p. 239.
2
Un
prédécesseurs de Richard, dans le comté d'Autun,
des
Bernard de Septimanie est qualifié déjà en 878 « dux Augustodu-
nensium » (Annales de Saint-Vast, ad an. 878, éd. Dehaisnes,
p. 297).
3
Voy., pour cette généalogie, T. III, p. 175 et suiv.
4
Voy. la généalogie, T. III, p. 179 et suiv.
LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. — LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 327

avait été concédé à Richard, en 880, par Louis III et Car-


loman, au moment où Boson venait de se déclarer indé-
pendant, et afin de procurer aux rois son alliance contre
son frère 1 . même jusqu'à dire que le duché de
On est allé
2
Bourgogne avait été créé en vue de tenir tête à Boson .

Ce sont là de simples hypothèses que les textes ne me


paraissent justifier en rien. Tout porte, au contraire, à
penser que Richard a observé la neutralité entre les rois

de France et nouveau roi de Provence, comme


le il l'ob-
serva plus tard entre Eudes et Charles le Simple. Il dut à
cette attitude de multiples avantages; il put recevoir le

comté autunois des mains de Boson et obtenir de Carlo-


man, en 880, en .faveur de l'évêque d'Autun, une charte
de confirmation dans laquelle la qualité de comte d'Autun
4
lui est reconnue 3 ;
puis, après la reddition de Vienne ,

se faire confier la garde de sa belle-sœur et de sa nièce


et les emmener à Autun.
Les destinées du comté avaient été fort mouvementées
jusque-là et demeurent, en somme, assez obscures. Elles
ne se précisent un peu qu'à partir de 864. Confisqué, à
cette époque, sur Bernard le Veau, fils de Dhuoda 5 qui, ,

1
Poupardin, Royaume de Provence, p. 130 et suiv., p. 334.
2
Manteyer, par Poupardin, p. 339, note 1.
cité
3
Cartul. d'Autun (éd. Charmasse), p. 87 H. F., IX, p. 418 « Quo-
; :

nîam nos ad deprecationem Richardi comitis Augustodunensis »


(30 nov. 880).
* Hincmar qui nous l'apprend, après avoir mentionné la prise de
Vienne, ne dit aucunement que le siège fut dirigé par Richard et
que c'est lui qui s'empara de la ville. Voici le texte fort concis, selon

l'habitude d'Hincmar Mense septembrio nunciatum est il i (Kar-


: « 1

loman) certo nuntio, quia capta Vienna, uxorem Bosonis et filiam


ejus Richardus, frater ipsius Bosonis, ad comitatum suum Augusti-
dunensem adductam habebat » [Annales de Saint-Bertin, ad an.
882, éd. Dehaisnes, p. 288).
5
Annales de Saint-Bertin, ad an. 864, p. 138, cbn. mêmes Annales,
ad an. 866 (note suivante). —
Sur Bernard, fils de Dhuoda, voy.
l'introduction de Bondurand au Manuel de Dhuoda et l'Eclaircisse-
ment, p. 254 (Paris, 1887).
328 LIVRE IV. § V. CHAPITRE I.

malgré cela et malgré les concessions royales accordées


successivement à Robert le Fort et à Louis le Bègue,
1
parvint longtemps à s'y maintenir , il est, en 872, octroyé
par Charles le Chauve à Bernard de Septimanie ou de
Gothie, fils de Blichilde, lequel avait fini par s'en emparer
2
sur le rebelle .

Ce Bernard se révolte, à son tour, en 878, et, par une


sentence du concile de Troyes, est frappé de confiscation \
Ses honneurs sont partagés entre Thierry, le Chambrier,
et lecomte d'Auvergne Bernard II Plantevelue 4 Le comté .

d'Àutun, dans ce partage, revint certainement à Thierry,


car, l'année suivante, après la mort de Louis le Bègue,
durant une sorte d'interrègne, Thierry cède le comté à
Boson, en échange d'abbayes bourguignonnes, sous les
auspices de Hugues l'Abbé 5 Rien donc . n'est plus naturel
que Boson, élu roi à Mantaille (15 oct. 879) et ayant ses
principales possessions dans la vallée de la Saône et du
Rhône, ait disposé librement du comté d'Autun au profit
de son frère Richard 6 .

Nanti du centre de domination que lui assurait le comté


d'Autun, Richard sait habilement se maintenir en équi-
libre, au milieu des trois royaumes qui l'enveloppaient

1
u Comitatum Augustidunensem a Bernardo filio Bernardi, super

Rodbertum occupatum Hludowico, filio suo, ipsius Rodberti ccnsilio,


ad eum ditandum committit » (Annales de Saint-Bertin, ad an. 866,
p. 155).
\Annales de Saint-Bertin y
ad. an. 872, p. 230.
3
Annales de Sainl-Vaast, ad an. 878, p. 297.
4
Annales de Saint-Bertin, ad an. 878, p. 272.
* « Inter Bosonem et Theodericum, mediante Hugone abbate,
conventum est, ut Boso comitatum Augustodunum haberet, et Theo-
dericus abbatias, quas Boso in istis partibus habuerat, in commuta-
tione acciperet » (Annales de Saint-Bertin, ad an. 879, p. 279).
6
Cette cession a dû être postérieure au 8 novembre 879, puisque
nous voyons encore à cette date Boson (qualifié gratia Dei rex)
faire une confirmation de biens dans l'Autunois à l'église dAutun

(Cartul. d'Autun, p. 27; H. F., IX, p. 670).


LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 329

(sans parler de l'Aquitaine) : la Francie occidentale, la


Bourgogne transjurane et la Provence. Alors qu'il était
menacé d'être étouffé, absorbé ou annihilé par eux, il
réussitau contraire à s'agrandir à leurs dépens.
Le royaume occidental était disputé entre Eudes et
Charles le Simple. Richard ne prend parti ni pour l'un ni
pour l'autre; il leur rend des services, à tous les deux, sans
se brouiller avec aucun. En 891 il est auprès d'Eudes à
Verberie, en 894 il donne asile à Charles le Simple ou du
moins lui laisse chercher refuge en Bourgogne. Ce n'est
qu'après la mort d'Eudes qu'il se liera au roi carolingien
par un serment de fidélité.

Avec le roi de Bourgogne transjurane, Richard entre-


tient des rapports d'amitié ou d'alliance et les cimente en
er
épousant la sœur de Rodolfe I , Adélaïde. Il conjure ainsi
tout danger d'empiétement.
Dans le royaume de Provence, quand Boson, après la

prise de Vienne et jusqu'à sa mort (H janv. 887), pour-


suit contre la Couronne une lutte tenace dont les péripéties

nous échappent, Richard s'abstient certainement d'y inter-


venir. Il devient ensuite, avec sa belle-sœur Ermengarde,
tuteur du jeune Louis et le fait élire roi en 890.
Cette politique avisée porte ses fruits. Elle facilite et
consolide l'extension de pouvoir que poursuit Richard,
qu'il réalise graduellement, pendant un laps de quarante
années, et qui aboutit à la constitution d'un grand prin-
cipat, solide déjà pour lui, durable pour ses successeurs.
Qualités déployées , circonstances heureuses , services
rendus au pays coopèrent à cette formation : l'énergie et
la bravoure, l'esprit d'ordre et de justice, le prestige et
l'influence, la richesse acquise et l'appui de vassaux fidèles,
largement pourvus, enfin la persistance d'une tradition
et l'éclosion d'un sentiment national sont,
particulariste
pour Richard, autant de sources de puissance, que les
événements nous montrent en action et dont témoignent
les documents soit contemporains soit de date rapprochée.
330 LIVRE IV. — § V. CHAPITRE I.

De même que l'accession au trône des Robertiens a été


due pour une large part à leurs efforts victorieux contre
les Normands, de même l'autorité ducale de Richard lui

vint en droite ligne de la bravoure qu'il déploya contre


ces terribles envahisseurs.
Nous sommes en présence d'un double phénomène,
remontant à une cause unique, l'éveil d'un nationalisme,
d'un patriotisme ou général ou régional, par l'urgence de
résister à des hordes barbares et païennes. La tradition et
le besoin de sécurité, la défense de la civilisation et de
la foi religieuse faisaient front contre le péril, formaient
lien entre les populations et produisaient la soumission à
des chefs communs, capables de sauvegarder la patrie,
petite ou grande, et la chrétienté menacées. Tel fut le rôle

qu'assumèrent, simultanément et de concert, les fils de


Robert le Fort et Richard de Rourgogne.

Eudes avait lutté à Paris et dans le Nord contre la


<( grande armée normande », dont la majeure partie finit
par chemin de l'Angleterre, en 892. Cette
prendre le

année-là même, Richard remporta à Argenteuil, dans le


Tonner ois, une éclatante victoire sur les pirates 4 et ,

peut-être est-ce lui qui, dès 886, lors du siège de


Paris, avait organisé et soutenu la résistance victorieuse
de Sens aux Normands 2 Quelques années plus tard (898),
.

1
Le récit de la chronique de Bèze met en vive lumière la person-
nalité de Richard et ses services de défenseur de la patrie :

« Gum nemo repertus sit, qui eis (Normannis) posset vel auderet
fuit isdem temporibus quisdam Dux nostrarum partium,
resistere,
Richardus nomine, qui a justiciae studio dictus est, et ipse justifi-
cator. Hic pro libertate patride zelo succensus, plurimum vero pro
Ecclesiis Dei defendendis, Deum habens adjutorem, expugnare illos

aggressus immo occurrens eis prsefatus Dux Richardus,


est... quin
in loco vocato Argentoilo, commisso cum eis prselio, caesa est eorum
quamplurima multitudo. Sicque Dani cum Normannis rétro redire
sunt coacti » (Chronique de Bèze, Anal. Divion., 1875, p. 280).
2
Voy., sur cette résistance, Reginon, ad an. 886 (éd. Kurze, p. 130) :

<( Eodem anno Nortmanni qui Parisiorum urbem obsidebant... sub


LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 331

alors qu'Eudes et Charles le Simple paraissaient plus dis-


posés à traiter avec les Normands qu'à les combattre,
l'énergie guerrière de Richard ne fléchit pas. Il les défait,

Nous
près de Saint-Florentin et les rejette vers la Seine 1
.

le voyons ensuite, à la cour de Charles le Simple, con-


certer un nouvèau plan de campagne avec le souverain
2
et le duc des Francs, Robert . Enfin c'est lui qui brille
au premier rang dans le grand événement de l'an 911,
la défaite de Rollon à Chartres, cause immédiate du traité

de Saint-Clair-sur-Epte.
L'auréole que cette victoire mit au front de Richard,
la célébrité et le prestige qu'elle lui valut firent de lui un
regni maximas defensor. Et ce titre lui servit à s'ériger
dux Bargundionum, comme il avait servi aux Robertiens
à étendre et à consolider dans leurs mains le ducafus
Francorum.
La délivrance de Chartres eut, en effet, un retentisse-
ment prodigieux. L'écho s'en répercute dans la plupart
3
des chroniques , et spécialement dans les chroniques bour-
4
guignonnes . Si profonde en fut l'impression sur l'esprit

omni celeritate navigantes Senonis applicuerunt, ibique castris positis


per continuos sex menses eandem urbem obsidione claudunt totam-
que Burgundiam rapinis, caedibus ac incendiis demoliuntur. Sed
civibus forliter repugnantibus,Deo protegente, nequaquam prefatam
civitatem capere potuerunt, quamquam omni laborum sudore omnium-
que artium et machinamentorum ingenio id mu Iti pli citer pertemp-
tasseut ». Cf. Annales de Saint-Vaast, ad an. 886, p. 328.
1
« Hiemis tempore Burgundiam petierunt, ibique sedem statuunt
ad hiemandum. Sed Richardus cornes noctu in natale Sanctorum
Innocentium commisit cum eis preelium et victor existens compulit
eos redire in Sequanarn » (Annales de Saint-Vaast, ad an. 898,
p. 35*).
2
« Rex cum Rotberto et Rikardo atque Heriberto cœpit sermoci-
nari de Nortmannis quid agerent » (Ibid., ad an. 899, p. 360).
3
Une liste en a élé dressée par Vogel, Die Normannen und das
Frânkische Reich (1906), p. 397-398.
4
La source principale est la relation des Annales de Sainte-Co-
lombe de Sens (911) « Hoc anno 13 kal. Aug. in sabbato, quum
:
332 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE I.

populaire qu'elle se para du chatoyant mirage de la


légende.
Les faits étaient, du reste, assez frappants par eux-
mêmes, puisque — les hagiographes le disent hautement 1

— l'échec subi à Chartres par Rollon marque la fin des


grandes invasions normandes dans la Francie et dans la
Bourgogne. Quant au rôle de premier plan qui revient à
Richard dans cet événement décisif, il ressort de toutes
les sources historiques. Nous avons même, par une heu-

reuse fortune, le texte de l'appel que leduc des Francs


Robert lui avait adressé 2
, en même temps qu'au comte de

obsiderent Nortmanni Carnotinam urbem, et jam penitus esset ca-


pienda, supervenientes Richardus et Rothbertus comités, omnipo-

tentis Beatœ Mariée patrocinio roborati, feeerunt


Dei auxilio et
stragem maximam paganorum, a paucis qui remanserant obsides
capientes » (Duru, BibL hist de V Yonne, 1, p. 204).
1
« Ita vis hostilis superata est atque devicta (ab invictissimo
Richardo), ut hii qui remarièrent, amissa nobilium bellatorum eon-*
fidentia, nulla ulterius conserere prelia, nullas deinceps depopulari
terras auderent » (Vita S. Geranni, Duru, I, p. 376). — « Quidam

Francorum ac Burgundionum Primores, Duce Richardo praeeunte,


cum jam terna ceede quod supererat iidem Normanni delere moli-
rentur, irruerunt in eos in pago Garnotense, tantaque strage illos
deleverunt, ut ulterius in exterorum fines minime raptum ire ten-
tarent » (Vita S. Viventii, H. F., IX, p. 130-131).
2
Ce curieux message a été transcrit par une main contemporaine
(l'écriture est du début du x e siècle), en marge d'un ms. de la

cathédrale de Chartres (Bibl. commun., ms. 92, f° 38 v°. Voy. —


Merlet, Les comtes de Chartres, p. 80, note 1). — En voici le libellé :

« ROTBERTUS COMES ET DUX MANASSE RlCHARDO COMIT1 SalUTEM.


Scitote quoniam fuimus perrecti contra Normannos, sed non inve-
nientes regressi sumus Parisius, mittentes ad vos et requirimus
utrum vos necne venietis ad nos ». —
D'après une tradition conser-
vée à Chartres et consignée par le moine Paul dans le Cartulaire de
Saint-Père (xi e siècle), Tappel serait parti également de Tévêque de
Chartres « Prœsul venturam obsidionem divino relatu praenoscens,
:

Pictavensem comitem venire sibi in auxilium mandat, ducemque


ïiurgundiœ, atque duos potentissimos Francise comités » (éd. Gué-
rard, I, p. 47).
LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 333

Poitiers Ebles, et auquel, seul des deux, il avait pu, grâce


à sa vigilance, répondre à temps.
Parmi les qualités personnelles de Richard qui, en as-
surant la cohésion de son pouvoir, lui servirent à l'ériger
en principat, il en est une que la tradition a consacrée.

Le titre de justicier qui s'est attaché à son nom prouve


1

qu'il a su porter remède à l'absence d'ordre et de jus-


tice dont souffrait la société de son temps.
Grâce à sa valeur militaire et à ses talents de gouver-
nant, sa domination put s'amplifier. Dès 898, par exemple,
il s'empare de Sens sur l'évêque Gautier, et y installe un
vicomte 2 Mais ne nous représentons pas son duché
. comme
un territoire ou une circonscription à frontières délimi-
tées ou fixes, et d'un seul tenant. Ce que nous devons

retrouver à la base de l'Etat que Richard a créé, ce sont


les groupements fondamentaux qui préparent, mais ne
3
constituent pas encore la souveraineté territoriale . Et
ces groupements, nous les retrouvons en effet.
Je me suis expliqué plus haut sur le groupement
ethnique et dès lors sur la part qui revient à la natio-
nalité dans la naissance du duché de Bourgogne. Mais
j'ai prévenu précédemment qu'il fallait entendre ce terme

1
Chronique de Bèze (p. 280) : c< Dux nostrarum partium, Richar-
dus nomine, qui a justiciae studio dictus esset et ipse justificator ».
Chronique de Saint-Bénigne (p. 123) : « Richardi ducis, qui ab
exequutione justifie cognonem accepit ». — Chronique de Hugues de
Flavigny (Migne, 154, col. 173) « Richardus dux justitiarius ».
:

Sa mort passa pour un malheur public, à raison de l'anarchie dont
elle fut le signal « Defuncto Richardo Magno, duce Burgundiae...
:

jura rumpuntur, legum statuta violantur, possessiones ecclesiae per-


vaduntur, etc. » [Miracles de Saint- Waldebert, fin du x e siècle, SS.
XV, 1174).
2
« Richardus princeps Burgundiae recepit Sennis contra Gualte-
rium episcopum et Guarînum comitem » (Chronique de Sainte-Co-
lombe de Sens, Duru, I, p. 203). L'archevêque Gautier est le —
prélat qui avait couronné Eudes et qui devait couronner un jour le

roi Robert et le roi Raoul, fils de Richard.


3
Voy. T. III, p. 127 à 142.
334 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE I.

« dans le double sens de particularisme et de nation


légale, beaucoup plus que dans le sens de communauté
1
de race » .

L'importance du groupement familial et ses rapports


avec groupement ethnique sont manifestes en Bour-
le

gogne, dans l'œuvre constitutive du duché. Faut-il rap-


peler ce que j'écrivais, d'un point de vue général, dans
le précédent volume « De même que la famille carolin-
:

gienne s'était arrogé le monopole du pouvoir monar-


chique, de même certaines grandes familles franques ou
pouvant se donner pour telles, acquirent, grâce à leurs
alliances avec la famille royale ou entre elles, le monopole
du pouvoir ducal, comtal ou épiscopal » 2 Et je citai .

cet exemple « La maison des Welfs à laquelle appar-


:

tient Hugues l'abbé, exerce son influence et sa puissance


en Bourgogne ».
Richard, lui aussi, appartenait à un de ces grands
lignages qui s'offrirent aux populations pour remplacer le
3
roi franc, quand l'unité de l'Empire fut brisée et devin- ,

rent les chefs de nationalités régionales. Grâce à cette cir-


constance, c'est entre lui et son frère Boson que la domi-
nation sur l'ancien royaume des Burgondes fut partagée.
Par l'une et l'autre ascendance, la famille était pré-
potente, et l'origine gallo-franque ou lorraine n'en est pas
4
douteuse. Le père, le comte Buvin ou Buevon, fut abbé
de la grande abbaye de Gorze ; l'oncle de qui Richard prit

le nom un personnage considérable, ostiaire de la


était

cour de Louis le Débonnaire. La mère était la sœur du


célèbre et séditieux Hubert, duc de Transjurane, abbé
de Saint-Maurice, sœur aussi de Theutberge qu'épousa

1
Ibid., p. 132.
2
Ibid., p. 134-135.
3
Ibid., p. 136.
4
« Buvini, quondam comitis » (Annales de Saint-Bertin, ad an.
869, p. 200).
LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. — LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 335

Lothaire II. Ajoutez que Charles le Chauve épousa


Richilde la sœur de Richard.
Il que la branche maternelle du lignage fut en
est vrai
lutte avec les Welfs, que Conrad le Welf vainquit Hubert

et le déposséda du duché de Transjurane. Mais Richard

n'y perdit rien. En épousant Adélaïde, la fille de Conrad,


la nièce de Hugues l'abbé, il s'assura l'alliance de ce
grand lignage, auquel Charles le Chauve lui-même se
rattachait par sa mère Judith, et d'où ses fils Raoul et
Hugues prirent leurs noms.
Appuyé sur sa « Geste », Richard put fonder une
dynastie princière, base essentielle de cohésion et de
4
coordination nationale .

Au groupement lignager s'unit étroitement, nous le

savons, le groupement domanial. Ce serait un relevé


précieux à dresser, mais qui est du ressort de la géogra-
phie historique, que celui des vastes possessions fami-
liales qui servirent de noyau de domination à Richard.
Et cette fortune foncière est loin d'être tout.
A côté d'elle se placent la richesse mobilière et les
droits lucratifs y le trésor, en un mot, où s'alimentent les
2
largesses aux vassaux et les soudées des gens de guerre .

Nous pouvons juger de la puissance financière de Richard,


non seulement par son opulence et son luxe 3 mais par la ,

richesse de ses principaux fidèles, tel surtout que le


lignage de Manassès, comte de Dijon 4 .

1
T. III, p. 137.
2
T. III, p. 137-138.
3
La Vie de Saint Géran l'appelle florentissimus princeps. — Quand
il assista à Reims, avec le roi Charles le Simple, à la cérémonie de
translation des reliques de saint Rémi (décembre 900), son costume
d'apparat devait être particulièrement somptueux, puisqu'il attira les
voleurs. L'un d'eux se glissa près de lui dans la foule et coupa le
fourreau de son épée, paré d'or et de pierres précieuses (Flodoard,
Hist. eccles. Rem., IV, 12, Migne, 135 c. 292).
4
Dans le portrait qu'il trace du vicomte d'Auxerre Rainard et de
sou frère Manassès, comte de Dijon, l'auteur de la Vie de Saint
336 LIVRE IV. § V. CHAPITRE L

Reste enfin à considérer le groupement religieux,


l'ensemble des pouvoirs sur les circonscriptions religieu-
ses et les domaines ecclésiastiques. Les riches abbayes
qui lui revinrent de sa famille ou dont il se fît le protec-
teur : l'abbaye de Sainte-Colombe de Sens 1 qu'il a dû re- ,

cueillir du chef de sa femme dans la succession de Hugues


l'abbé, l'abbaye de Saint-Symphorien d'Autim dont il

2
était abbé laïc dès 887, au moins l'abbaye de Saint-Ger-
,

main d'Auxerre, en faveur de laquelle on le voit inter-


3
venir en l'an 900 et dont il est qualifié abbé l'année
,

4
suivante mirent à sa disposition une influence et des
,

Géran insiste par-dessus tout sur leur richesse : « Erat autem ea


tempestate vir potens Ragenardus nomine, ejusdem civitatis vice-
cornes, fundorum edificiorumque possessionibus locupletissimus,
auri argentive thesauris ditissimus, ac rerum omnium habundantia
copiosissimus... in aula Richardi magni et florentissimi principis
nullo secundus, excepto Manasse ejus germano.... Manasses frater

ejus potentissimus, tune temporis Gallicanis divitibus ditior » ( Vie


de Saint Géran, Duru, I, p. 367-368).
La famille de Manassès, dont le troisième frère Walon fut évèque
d'Autun et dont le fils Gislebert a épousé la fille de Richard, était

uni à celui-ci par les liens d'une étroite fidélité. Nous apprenons
des Miracles de Saint Prudent que le duc résidait souvent à Dijon
et que sa présence, non moins que la puissance de la forteresse, y
servait de sauvegarde aux reliques qu'on y mettait à l'abri. « Proinde
multa Sanctorum corpora Divioni sunt invecta utpote quot muni-
tissimum et inexpugnabile prae ceteris videretur; et egregii Ducis
Burgundise, Richardi nomine, ibidem commanentis, metuenda longe
lateque celebraretur potentia » (H. F., IX, 156).
Diplôme d'Eudes du 16 juin 891, en faveur de Sainte-Colombe
1

de Sens (H. F., IX, 457) « Reverentissimo comité et abbate Ri-


:

chardo ».
2
Donation à Saint-Symphorien d'Autun « ubi ips'e Sanctus in cor-
pore requiescit et ubi Richardus cornes vel abbas praeesse videtur...
régnante Karolo maguo imperatore » (Charles le Gros) (Cartul., Bibl.
nat.,Ms. latin 18354, f0 9 v°).
3
Diplôme de Charles le Simple, 900 (H. F., IX, 487).
4
Diplôme de Charles le Simple, du 22 avril 901, en faveur de
Saint-Germain d'Auxerre, à la prière du comte abbé Richard :

i
LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. — LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 337

ressources qui lui permirent d'acquérir le droit d'élection


1
ou de nomination des principaux évêchés bourguignons .

Il faut dire, du reste, qu'il ne reculait pas, au besoin,


2
devant la violence pour se l'attribuer Sa libéralité, par .

contre, envers l'Église lui valut le titre de piissimus, que


les contemporains déjà lui donnent 3 , et une alliance qui

procura à son ducatus une de ses plus solides assises et

à sa dynastie l'indispensable consécration.

« Venerabilis ac nobilissimus cornes, sed et fidelis noster, nec non


et abbas monasterii S. Germant Autiss. Ricardus » (H. F., IX, 490).
1
J'ai dit au T. III (p. 280), en termes généraux, qu'Auxerre était

évêché royal; il faut préciser ici.

Dans la seconde moitié du ixe siècle, l'élection est certainement

aux mains du roi. Louis le Bègue, en 879, Charles le Gros, en 887,


disposent de l'évêché, et Charles le Gros investit même par la crosse
l'élu de son choix Herifrid. A
mort de ce dernier, en 909, la situa-
la

tion est changée. Le duc Richard est devenu maître de l'élection et


l'exerce par le vicomte Rainard, mais sous Y approbation encore du
roi Charles le Simple [Vie de Saint Géran, Duru, I, p. 367-368).
Après cela, l'approbation royale disparaît pour ne réapparaître qu'en
999, où l'évêque Hugues est élu par la volonté du duc Henri (favente
duce) et avec l'assentiment du roi Robert (annuente rege) (Gesta
episc. Autissiod. 7
Duru, I, p. 387). Le droit royal est donc resté
comme en suspens durant le x e siècle; le pouvoir effectif appartient
au duc. En 915, Betto devient évêque par le gré de Richard (opitu-
lante principe Richardo magno) (Duru, I, p. 372); en 918, Gaudri,
par la volonté et l'autorisation du duc, voluntato atque licentia pre-
cellentissimi domini Richardi princiris (Duru, I, p. 374).
2
Nous avons vu qu'il s'était emparé de Sens en 895 et s'était dès

lors subordonné l'archevèaue. Il usa également de violence à Autun


en connivence avec Manassès pour y installer comme évêque le frère

de celui-ci, Walon (Voy. l'épisode dans Imbart de La Tour, Les


élections épiscopales, p. 204, 217, et Manteyer, Les origines de la
maison de Savoie, p. 228 et suiv.). Il paraît reconnu, en 918, pour
protecteur attitré de l'église d'Autun, cujus defensione et protec-
lamento... hdec ipsa consista ecclesia (918, Cartul. cf Autun, p. 37),
et un fils de Manassès, Hervé, succéda sans obstacle, en 920, à son
oncle Walon (Cf. Manteyer, p. 447).
3
« Domini Richardi piissimi ducis »(Ch. de l'évêque Walon, 918,
Cartul.iï Autun, p.37. —
Cb.de l'évêque Hervé, 919, H. F., IX, p. 718).
F. — Tome IV. 22
338 LIVRE IV. § V. CHAPITRE I.

Progressivement donc, par le jeu des éléments essen-


tiels que j'ai passés en revue et d'autres, plus secondaires,
sur lesquels les sources ne nous livrent que des indices,
le Bourgogne s'est constitué. Dire que le
principat de
duché de Bourgogne a été concédé à Richard par le roi
de France, que ce fût Eudes ou Charles le Simple, est à
mes yeux un anachronisme, fâcheusement enraciné, aussi
bien qu'il me paraît inexact d'avancer que Richard « avait
reçu le titre de duc de Bourgogne, pendant le règne
d'Eudes » Le ducatus, en tant que dignité ou honor>
1
.

dans le sens de duché territorial, n'existait pas encore à


cette époque. Le titre de comte ou de prince, de duc ou
2
de marquis, étaient pris l'un pour l'autre sauf à rehaus- ,

ser la valeur du titre par des épithètes plus ou moins


pompeuses. Nous en avons rencontré des preuves mul-
tiples dans d'autres régions de la France, et la titulature
3
de Richard nous en fournit une nouvelle . Richard est

1
Eckel, Charles le Simple, p. 40.
2
Quoi de plus significatif que la suscription de la lettre de Robert
et de Manassès à Richard, citée plus haut? Le futur roi Robert, duc
des Francs, et Richard, duc des Bourguignons, sont qualifiés comtes,
et le comte de Dijon, fidèle de Richard, est qualifié duc.
3
Voicile tableau sommaire qu'on peut dresser d© la titulature de

Richard, d'après les sources diplomatiques ou annalistiques et les


sources narratives :

Cornes. — 876 : Donation de Charles le Chauve à Conrad, fils de


Rodolfe (neveu de Judith), abbé de Sainte-Colombe de Sens et comte
de Sens (d'après son obituaire, Delisle, Notices et extraits des mss. r
t. XXXI, p. 69) ; « Hildoinus abba et Richardus cornes ambasciave-
runt » (H. F., VIII, p. 655).

880 : Diplôme de Carloman, en faveur de l'église d'Autun, « per


deprecationem Richardi comitis Augustodunensis » (Cartul. d'Autun,
p. 87; H. F., IX, 418).
884-887 : Charte de S. Symphorien citée suprà.
891 (16 juin) Diplôme d'Eudes pour Sainte-Colombe de Sens.
:

« Gonsentieute reverentissimo comité et abbate Richardo » (H. F.,


IX, 457).
896 (21 décembre) : Notice d'un plaid tenu devant Richard à Cour-
tenot (Aube) : « [An te Richardum illustrem comitem... jubente R*
LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 339

duc ou comte des Bourguignons, il ne deviendra dux


Burgundiœ que pour les chroniqueurs postérieurs, quand

inclyto comité (Cartul. de Montieramey n° , 12, p. 18; cTArbois,


Histoire des ducs de Champagne, I, p. 450).
897 (16 octobre) : Diplôme d'Eudes en faveur de son fidèle Gilbert
(probablement le fils de Manassès), à la prière de « Richardus illustris
dilectusque nobis cornes » (Garnier, Chartes bourguignonnes inédites,
p. 134).
898 : Annales de Saint-Vaast (p. 358). « Ricbardus cornes ».
900 : Diplôme de Charles le Simple restituant des biens en Auxer-
rois à l'église d'Auxerre « per deprecationem dilecti carissimi nostri

Richardi, venerabilis comitis » (H. F., IX, 487).


900 : Diplôme de Louis, roi de Provence, à la demande de Hugues
« inclitus cornes, filius Ricardi comitis (Chartes de Cluny, I, n° 70,
p. 79; H. F., IX, 680).
901 (22 avril) : Diplôme de Charles le Simple pour Saint-Germain
d'Auxerre, à la prière deRichard « venerabilis ac nobilissimus
cornes sed et fidelis noster, necnon et abbas monast. S. Germ. Autis-
siod. » (H. F., IX, 490).
902 (25 juillet) : Diplôme de Charles le Simple concédant des
biens à Manassès « per deprecationem illustris comitis R. (Roserot,
Diplômes carol. origin. des Archives de la Haute-Marne, Auxerre,
1894, p. 27).
907 (4 avril) : Diplôme de Charles le Simple, à la demande de
Richard « cornes venerendus » (Roserot, Chartes inédites des Ar-
chives de la Haute-Marne, Auxerre, 1898, p. 20).
915 (10 octobre) Diplôme de Charles le Simple confirmant des
:

biens à l'abbaye de Tournus « deprecante venerando comité R. »


(H, F., IX, 523).
— Annales de Saint -Bénigne de Dijon, ad an. 899, « Richardus
cornes Burgundiœ » (Migne, 141, c. 879). — Ibid., ad an. 9?1, « Ri-
card us cornes ».

— Chronique de Sainte-Colombe de Sens, ad an. 911, « Richardus


et Rothbertus comités » (Duru, I, p. 204).
Cornes et Marchio. — 900 (24juin) : Diplôme de Charles le Simple
en faveur de Saint-Martin d'Autun. « Per deprecationem R. illustris
comitis et dilecti marchionis nostri » (H. F., IX, 485).
900 (30 juin) : Diplôme de Charles le Simple en faveur de Walon,
évêque d'Autun, à la prière de « R. cornes illustris et marchio »
[Cartul. d'Autun, p. 9; H. F., IX, 486).
908 : Diplôme de Charles le Simple restituant des biens à Saint-
Martin d'Autun, à la demande de « R. cornes et illustris marchio »
340 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE I.

l'unification et la cohésion seront assez avancées pour que


le caractère territorial puisse s'attacher au groupement

(Bulliot, Essai historique sur Saint Martin d'Autun, t. II, p. 20, n° 8


(Autun, 1849).
Cornes et Dux. — 918
Charte de Richard ordonnant la
(18 mai) :

restitution de divers biens aux chanoines de Langres « Ricardus :

cornes et dux Burgondiœ, omnibus Sanctse Dei Ecclesiae fidelibus et


nostris notum fieri volumus.... Ego A. levita, hoc restitutionis scriptum,
a domno comité et duce Richardo stamtum scripsi et subscripsi »

(Roserot, Chartes inédites des Archives de la Haute-Marne, p. 24-


25).
Marchio. — 90! ou 916 (5 septembre) Notice d'un plaid devant :

Richard et ses fils Raoul, Hugues et Boson, « résidente domino


R. nobilissimo marchione » (Cartul. d'Autun, p. 35).
921 : Flodoard (ad an. 921). « R. marchio de Burgundia obiit »

(p. 5).
Dux. Le titre de— Burgundix, avec le sens évident de dux in
ou de Burgundia, se rencontre, en 885, dans une formule d'immunité :
Diplôme de Charles le Gros pour Saint-Marcel de Châlon « Nullus :

Burgundiœ dux, aut Cabilonensis Ecclesiae episcopus, sive ejus urbis


cornes, aut judex publicus, etc. » (H. F., IX, 337).
Je ne connais pas de chartes antérieures à 918 où la qualification
de dux soit donnée à Richard, mais elle se trouve dans Velectio de
Louis de Provence (fin août 890, CapituL, éd. Krause, II, p. 377)-.
« Nobilium principum istius regni... consilio et fortitudine... maxime
inclytissimi Richardi ducis eximiique principis fulta juvamine ».

918 : Charte de Walon, évêque d'Autun, restituant des biens à


son chapitre « adhibito hortamento et auxilio Domini R. excellen-
tissimi ducis » (dans le corps de l'acte : R. piissimi ducis) (Cartul.
d'Autun, p. 36 et suiv.; H. F., IX, 716).
919 : Charte de l'évêque d'Autun Hervé. Richard y est appelé
« piissimus dux » (H. F., IX, 718).
Annales, chroniques et vies de saints. Annales de Saint- —
Maurice d'Angers, ad an. 911 « per Richardum etRotbertum duces»
(Chroniques des églises d'Anjou, p. 8). Ibid., ad an. 92L « Rîchar-—
dus dux obiit... ». Plus loin Raoul qualifié « dux Burgundiœ ».
—Annales de Sainte-Colombe de Sens, ad an. 921 (Duru, I,
p. 204). « R. dux obiit ».

— Vie de Saint Vivent (x e siècle) (H. F., IX, 130). « Burgundio-


num principes, duce Richardo praeeunte ».
— Dudon (éd. Lair, p. 162). << Burgundionum dux Richard us »

(à la phrase suivante R. cornes).


LE DUCHÉ DE BOURGOGNE. — LA NAISSANCE DU DUCHÉ. 341

ethnique. Mais la nationalité n'en demeure pas moins


l'essence du principat. Les rapports de celui-ci avec la
royauté sont déterminés par Son chef restera placé là.

sous la simple suprématie du rex Francorum*, jusqu'au


jour où le duché deviendra un grand fief, ainsi que nous
allons le vérifier pour les successeurs de Richard. Pour
Richard lui-même, il semble y avoir eu une période inter-
médiaire de flottement entre l'hommage personnel qu'il
devait, à raison de ses possessions ou honneurs, tels que
le comté d'Autun, et la simple fidélité à laquelle il était

tenu comme chef de la nation bourguignonne.


Eudes se borna à lui rappeler un jour (893) le ser-
ment qu'il lui avait juré 2 , et après la mort d'Eudes, les

— Miracles de Saint Waldebert (fin xe siècle). « R. magno duce


Burgundise » (SS., XV, 1174).
— Miracles de Saint Prudent (x e -xi e siècles). « Egregius dux
Burgundise^ R. nomine » (H. F., IX, 156).
— Historia Francorum Senonensis: « R. dux Burgundise n (Migne,
163, c. 856-857).
— Chronique de Saint-Bénigne (xi
e
siècle). « R. dux Burgundise »
(Anal. Divion., p. H3).

Livre de Montier-en-Der (xi e siècle) (Mabillon, Acta SS. Bened.,
II, p. 846) : « Nobilissimus R. Burgundise dux ».
— Glarius, Chronique de Saint-Pierre- le- Vif (xn e siècle) (Duru,
II, p. 480). « R. dux Burgundionum ».

Princtps. — Flodoard, Hisl. Remens., IV, 6 (Migne, 135, c. 285)


(lettre de Foulque de Reims, 893) : « R. princeps Burgundionum ».

— Ibid.> IV, 12 (c. 292) : « Princeps Burgundise R. ».

— Chronique de Sainte-Colombe de Sens, ad an. 895 (Duru, I,

p. 208) : « R. princeps Burgundise ».


— Vita Johannis Gorziensis, c. 104 (Mabillon, Acta SS. Ben. Ssec.
V, p. 401) « Princeps Burgundionum R. ».
:

1
Voy. T. III, p. 132, 157 et suiv., 209 et suiv., etc.
2
Au mois d'avril 893, Foulque de Reims et Herbert de Verman-
dois, menant avec eux le jeune roi Charles le Simple, conduisirent
leurs troupes contre Eudes, et Richard les rejoignit avec Guillaume
d'Auvergne et Adémar de Poitou. Mais ils s'en retournèrent tous
chez eux, Eudes leur ayant fait front et reproché la violation de leur
serment de fidélité : « Mandans ut quicquid in eum deliquissent...
342 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE I.

Annales se bornent à nous dire que Richard se rendit


auprès de Charles Simple (898) et lui
le fît acte de fidélité 1 .

2
Un diplôme royal de 901 le qualifie de fidelis noster .

Nous n'en savons pas plus long, et jusqu'à la mort de


Richard (31 août 921) il ne se rencontre, dans les docu-
ments, nulle autre trace d'un serment de fidélité ou d'une
prestation d'hommage. Si les relations personnelles furent
fréquentes entre le roi et le duc 3 , la suprématie royale et
la parenté suffisent à les justifier, et, d'autre part, pour
le comté même d'Autun, la suzeraineté féodale de Charles
le Simple paraît s'être heurtée assez fréquemment à celle
du roi de Provence, le neveu de Richard 4 .

emendarent, et memores essent sacramenti quod sibi juraverant »

(Annales de Saint-Vaast, ad an. 893, p. 346-347).


1
Richard et Guillaume d'Auvergne suivirent l'exemple de Robert,
frère du défunt roi Eudes. Ils firent leur soumission à Charles le

Simple, qui venait d'être rétabli sur le trône par les grands de la
Francie : « Post haec Rothbertus cornes, frater régis Odonis, venit ad
regem, quem rex honorifîce suscepit, ejusque fidelis effectus rediit
ad sua. Similiter fecit et Rikardus insuper et Wilhelmus » (Annales
de Saint-Vaast, ad an. 898, p. 356).
5
« Venerabilis ac nobilissimus cornes sed et fidelis noster
(22 avr. 901, H. F., IX, 490).
3
Les diplômes surtout nous en fournissent toute une série :

24 et 30 juin 900 (H. F., IX, 485-486), à Verberie;


900 (H. F., IX, 487), à Compiègne;
décembre 900 (Flodoard, Hist. Rem. EccL, IV, 12), à Reims;
22 avril 901 (H. F., IX, 490), à Troyes ;

25 juillet 902 (Roserot, Dipl. caroL, p. 27), àRueil;


4 avril 907 (Roserot, Chartes inédites, p. 20), à Compiègne;
8 août 908 (Bulliot, II, p. 20), à Gondre ville.
10 octobre 915 (H. F., IX, 523), au même lieu.
4
Rien n'est plus exact que cette observation de Gingins-la-
Sarra à laquelle se rallie M. Ed. Favre (Eudes,
Les bornes p. 161) : «
de ces deux souverainetés rivales furent longtemps disputées et
restèrent indécises pendant près d'un siècle ». M. Favre ajoute :

« Richard, comte d'Autun, reconnaissait la suzeraineté de son neveu


sur certaines parties de son comté qui, en principe, appartenait au
royaume franc de VOuest ». M. Poupardin (Royaume de Provence,
p. 195) objecte que cette suzeraineté n'est pas prouvée.
343

CHAPITRE II

LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE JUSQU'A LA MORT


DU DUC HENRI.

La puissance de Richard le Justicier avait ouvert à son


fils Raoul les avenues du trône. Celui-ci devint le gendre

du roi Robert I er et, deux ans après avoir succédé à son


,

père dans le principat de Bourgogne il succéda à son


beau-père dans le regnum Francorum (13 juill. 923). Ce
fut alors son frère cadet Hugues le Noir qui recueillit, à sa
place, l'héritage princier de Richard, ce fut lui qui acquit
le ducatus, c'est-à-dire l'autorité, la domination, la suze-
raineté sur les populations et sur les seigneuries de la
Bourgogne éduenne et de la Bourgogne auxerroise, d'une
partie desquelles seulement le comitatus direct se trouva
entre ses mains. Relevons, à ce sujet, la circonstance,
importante pour l'avenir, que le comté cl'Autun dôvait
être déjà en la possession de Gilbert, le gendre de Ri-
chard, soit qu'il lui ait été attribué par son beau-père,
soit le lui ait cédé ou transmis quand il devint
que Raoul
roi. Nous voyons, en effet, Gilbert signer, avec la qua-
lité de comte, un diplôme de Raoul, du mois de juillet
2
925, pour Saint- Symphorien d'Autun et il prenait ,

bien avant la mort de Hugues le Noir le titre de « cornes


Hedaensis et aliarum patriarum » (942) 3 .

1
Richard était mort le 31 août 921 (Lauer, Raoul, p. 7-8).
9
H. F., IX, p. 569. Cf. Chartes de Cluny, I, n° 271 (926).
3
« Ego Gislebertus divina largiente clementia cornes Heduensis et
aliarum patriarum » (acte daté de Beaune, 11 déc. 942, 7 e année du
règne de Louis d'Outremer) (Cartul. Saint-Étienne de Dijon, Chif-
flet, Lettre touchant Beatrix, Dijon, 1656, p. 145).
.

344 livre iv. — § v. -m-. — chapitre h.

Ce comté deviendra pour Gilbert, comme il le fut pour


Richard, le noyau d'autorité et de force qui lui permettra
de s'assurer le principat, le dncatus des Bourguignons,
quand Hugues le Noir, son beau-frère, mourra sans enfants
(17déc 1952). Il
y joindra le prestige et l'appui d'un lignage
très puissant, puisqu'il était le neveu du vicomte d'Auxerre,
Raynard 1
, et qu'il succédera à son frère Manassès II dans
le comté de Dijon.
Les possessions de Hugues le Noir dans les pays d'Outre-
Saône et dans le Lyonnais 2 formaient une ceinture à son
principat. Sans porter le titre de roi, il était un regulus,
à l'instar du duc d'Aquitaine ou du duc des Bretons.
Sous la terminologie 3 variable et flottante de l'époque,

1
Flodoard, ad an. 924, éd. Lauer, p. 21.
2
Voy. Poupardin, Bourgogne, p. 208-209 et infrà.
3
Je groupe ici, comme je l'ai fait pour Richard le Justicier, les élé-

ments principaux de la titulature de Hugues le Noir :

Cornes. — 926:
Ugo cornes, fili us Ricardi». Mention dans une notice
«

de plaid du roi de Bourgogne Rodolfe II (Chartes de Cluny, n° 256, p.248).


929 : « Sign. Ugonis inclyti comitis ac fratris augusti Rodulfi
régis ». Charte de la duchesse Adélaïde (H. F., IX, 695).
937-952 : « Ugo cornes », dans une charte-notice du cartul. de
Saint- Vincent de Mâcon (n° 70, p. 59), où le titre principal donné à
Hugues est piissimus pr inceps.
940 : «Inclitus cornes Ugo... gJoriosus cornes ». Dipl. de Louis IV
(H. F., IX, 592).
9*1-952 : « Ego Hugo gratia Dei cornes » (Cartul. de Mâcon, n° 72,
p. 60, et n° 73, p. 61).
941-952 : Notice d'un plaid « ante presentiam domni Hugonis co-
mitis » (Ibid., n° 156, p. 107).
942 (21 avril) : « Ego Hugo, Dei nutu comes Domini nostri Jesu
Christi et servus » (Chartes de Cluny, n° 544, I, p. 528).
943 (23 avril) <c Hugo comes ac consanguineus noster » (Diplôme du
:

roi de Bourgogne Conrad (Chartes de Cluny, n os 627 et 628, 1, p 584-585) .

949 (17 avril) : Ugo et Geslebertus. Charte-


« Potentissimi comités
notice (Chartes de Cluny, n° 738, I, p. 694). Adde, infrà, v° Marchio.
Comes et marchio. 936 (1 er septembre) —
« Ego Hugo humilis :

comes et marchio^ (Cartul. de Saint-Symphorien oVAutun, Duchesne,


Hist. de la maison de Vergy, Preuves, p. 32).
LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 345

comte ou duc, prince ou marquis, ce qui importe c'est

944 (28 mars) « Signum Hugonis comitis et marchionis » (Chartes


:

de Cluny, n° 656).
Archicomes. 951 —
« Pro remedio animée meae atque senioris
:

mei Hugonis incliti archicomitis ». Charte de Lietaud, comte de


Mâcon (Guillaume, Histoire des Sires de Salins, T. I, Preuves, p. 8.
Dunod, Histoire des Séquanais, T. II, Dijon, 1737, p. K94).
Marcbio. — 939 (20 juin) . « Quidam fîdelis noster Hugo, filius Ri-
chardi, vir illustrissimus et marchio ». Diplôme de Louis IV (Chartes
de Cluny, n° 499, I, p. 484).
94 i (28 mars) « Ante presentiam domni Hugonis, gloriosissimi
:

marchionis ». Notice d'un plaid (Chartes de Cluny, n° 656, p. 610).


946-954 : « Hugone marchione ». Privilège pontifical pour Saint-
Vincent de iMâcon (H. F., IX, 229. — Cartul. de Mâcon, n° 69, p. 56).
Vers 948 : « Ad deprecationem incliti marchionis Hugonis ». Di-
plôme de Louis IV (Cartul. de Mâcon, u° 99, p. 74).
949 « Hugo prœcelsus marchio, filius Richardi
: fidelis nostri ».

Diplôme de Louis IV (H. F., IX, 606).


949 (17 avril) : « Sign. Hugonis marchionis ». Charte-notice
(Chartes de Cluny. n° 738, I, p. 695).
950 : « Domnus Hugo marchio insignis ». Charte-notice (Cartul.
de Mâcon, n° 103, p. 79).
Dux Burgundionum. — 946 (1
er
juillet) : « Nostri principes,

Hugo, videlicetdux Francorum, et alter Hugo, dux scilicet Burgun-


dionum ». Diplôme de Louis IV (Chartes de Cluny, n°688, I, p. 641).
er
946 juillet)
(1 « Illustrissimi principes regni nostri Hugo, vide-
:

dux Francorum, et alter dux Burgundionum Hugo ». Diplôme de


licet

Louis IV (Ibid., n° 689, I, p. 642).


946-947 « Ex jussione domni Hugonis ducis » (Chartes de Cluny ,
:

n° 694, I, p. 649).
952 : « Chronicon Floriacense. Hoc an no Ugo dux Burgundionum
et Alanus Brittonum obiere » (H. F., VIII, p. 254).

« Dux inferioris Burgundise ». Chronique de Saint-Bénigne, p. 115 ;

Chronique de Bèze, p. 281.


Princeps. Frater régis. 932-933 : « Rodulfus rex... consentiente
fratre suo Hugone, pacifico principe ». Charte de l'évêque de Mâcon,
Bernon (Chartes de Cluny, n° 408, I, p. 394).
Cf. 931 (l ,r juillet) «Ugo, frater meus dulcissimus : ». Charte du roi
Raoul (Ibid., n° 398, I, p. 383).
937-952 : « Hugo piissimus princeps ». Charte-notice (Cartul. de
Mâcon, n° 70, p. 58).
346 LIVRE IV. § V. — III — . CHAPITRE II.

l'autorité de chef d'un État bourguignonne comitatus ou le

ducatns Burgnndionum* Le pouvoir que Hugues exerce, .

à ce titre, l'élève, dans ses rapports avec le rex Francorum


à la condition de pair, telle que nous est apparue
la pairie
e
au x 9 et au xi siècle. S'il se lie au souverain par un ser-
ment, c'est comme fidèle
2
, ou comme allié, en vertu du
pacte de concorde et non pas comme feudataire, en vertu
d'un contrat d'hommage. Flodoard caractérise très exacte-
ment les rapports de Hugues le Noir avec Louis IV, en
3
938, par ces termes : « amicitiam sacramento promittit » .

Il s'agit là, en effet, de la reconnaissance comme rex


Francorum du jeune roi Louis, que, dès 936, Hugues le
Grand avait conduit dans ce but apparent en Bourgogne 4 ,

et, sans doute, dans le but réel d'y imposer sa propre


autorité.Hugues le Noir commença par résister 5 ;
mais,
après que Hugues le Grand eut pris Langres et se fut fait
6
livrer des otages par les chefs de la région , les deux
er
946 : « Princeps regni » (suprà. Diplôme du 1 juillet).

Vers 948 : «• Hugone principe annuente ». Diplôme de Louis IV


(Ibid., n° 99, p. 74).
Le rapprochement de Hugues le Grand, duc des Francs, et de
1

Hugues le Noir, duc des Bourguignons, dans les diplômes de Louis IV


(juillet 946) est spécialement significatif (voy. la note précédente).
* Louis d'Outremer, après 938, le qualifie : « Fideiis noster Hugo
filius Richardi vir illustrissimus et marchio »(voy. la titulature, note
supra).
8
Flodoard, ad an. 938 :« Rex Ludowicus... ad colloquium profi-
ciscitur Hugonis, fratris quondam Rodulfi régis... Preemissus vero
Hugo ad regem venit et amicitiam ei sacramento promittit » (p. 70).
4
Richer II, 5 « Burgundiam petere, ac urbes sedesque lustrare
:

a duce monetur. Rex hortanti consentiens Burgundiam duce comi-


tante ingreditur ».
5
D'après Richer, il aurait refusé toute révérence au nouveau roi :

« Nihil pacis, nihil regii honoris » (Ibid.).


6
Flodoard, ad an. 936 « Rex et Hugo in Burgundiam pergunt et
:

urbem Lingonum, quam Hugo frater régis Rodulfi ceperat, obsi-


dent, fugientibusque his qui eam custodire videbantur, sine bello
recipiunt: acceptisque obsidibus ab episcopis Burgundiae vel prima-
tibus, Parisius veniunt » (p. 64).
LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 347

princes s'entendirent.Le duc des Bourguignons consentit


à soumettre au duc des Francs une partie de ses États :

« dispertita inter se Burgundia », dit Flodoard


1
.

Deux ans plus tard seulement, Hugues le Noir prêtait


serment de fidélité à Louis pour l'ensemble de son prin-
2
cipat Il se rangeait par là sous la suprématie du roi,
.

mais non pas sous sa suzeraineté féodale, et si, en con-


séquence, il datait tout naturellement ses chartes des
3
années de règne du rex Francorum , cela ne l'empêchait
pas d'adopter, selon les circonstances, la chronologie du
royaume de Bourgogne, pour celles de ses possessions qui
dépendaient de ce royaume.
C'est pour ne s'être pas placés à ce point de vue, le

seul vrai, à mes yeux, pour avoir cru qu'il y avait eu


concession féodale de la Bourgogne à Hugues le Grand, au
détriment de Hugues le Noir, que les historiens n'ont pu
s'expliquer que Louis d'Outremer ait, en 9S3, soumis la
Bourgogne à l'autorité du duc des Francs, « en sacrifiant,
pour un motif inconnu, Hugues le Noir, qui jadis lui avait
4
été utile », dit M. Lot « en dépouillant Hugues le Noir »,
,

5
dit l'éditeur de Flodoard, M. Lauer .

Il n'y a eu ni cause mystérieuse, ni spoliation ou sacri-

fice. Louis d'Outremer a concédé à Hugues le Grand ses

1
« Hugo filius Rotberti cum Hugone filio Richardi, dispertita inter
se Burgundia, pacem p. 65). M. Lot avance
facit» (Flodoard, ad an. 936,
qu'à cette occasion Hugues le Noir reçut le titre de marquis [Fidèles
ou vassaux, p. 30). De qui donc? Du roi? dont le chroniqueur ne
parle pas et « aux dépens » duquel la convention aurait été faite,
d'après M. Lauer, Louis d'Outremer (p. 18). De Hugues le Grand?
cela est insoutenable. La vérité est. tout autre comme le prouve la
titulature.
2
Suprà, p. 346, note 3.
Dès 936 même charte d3 Saint-Symphorien d'Autun (1 er sep-
3
:

tembre) « anno primo régnante Lohodovico rege » (Duchesne, Maison


de Vergy, p. 32). Voy. .ensuite, 941-952, Cartul. de Mâcon, p. 61;
942, Cluny, p. 528, etc.
4
Fidèles ou vassaux, p. 30.
5
P. 90, note 3.
,

348 LIVRE IV. — § V. -III-. CHAPITRE II.

droits de suprématie sur le prince des Bourguignons,


comme il Ta fait, en même temps, de ses droits de sou-
veraineté lige sur les seigneurs de la Francie. Le paral-
lélisme est parfait, dans la relation même de Flodoard :

« Rex ei ducatum Franciae delegavit, omnemque Bur-


gundiam ipsius ditioni subjecit » \
Le prince bourguignon n'est pas plus dépossédé que les
seigneurs francs. Il ne se produit qu'une interposition de
personnes. La fidélité que Hugues le Noir avait promise
à Louis IV, l'hommage-lige que les seigneurs francs lui
devaient ne furent plus dus que médiatement au roi
directement qu'à son délégué.
La même explication peut seule rendre raison de l'at-
titude respective de Hugues le Grand et de Gilbert, après
la mort de Hugues le Noir, au moment de l'avènement de
Lothaire, en 954.
Le roi renouvela à Hugues le Grand la concession de
son autorité sur la Bourgogne et lui fit la même conces-
a
sion pour l'Aquitaine .

S'il fallait une concession, à titre de


voir dans cet acte
fief, du duché ou marquisat de Bourgogne, il n'aurait pu

s'accomplir que par une éviction de Gilbert de son prin-


cipat. Or, bien loin de se plaindre ou de regimber, le

comte d'Autun accorda la main de sa fille Liégeard au


fils de Hugues le Grand, Otton. M. Lot avait supposé
3
jadis que la concession avait eu lieu à la suite de négo-
ciations avec Gilbert, dont aucun indice 4 Il
il n'existe .

s'est plus tard contenté de dire que Gilbert « ne fit aucune


résistance », ce qui ne se concilie pas avec l'opinion de

1
Flodoard, ad an. 943, p. 90.
2
« Burgundia et Aquitama Hugoni dantur ab ipso » (Flodoard, ad
an. 954, p. 139).
3
Derniers carolingiens, p. 13.
4
L'hypothèse est exclue par la circonstance que le renouvellement
de la concession a été' la suite immédiate du sacre (Voy. Flodoard,
loc. cit.).
LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 349

eet érudit sur le caractère de l'acte, et le conduit à une


contradiction fatale. Gilbert serait devenu le vassal de
Hugues le Grand, et celui-ci n'aurait eu, malgré cela,
qu'un pouvoir purement nominal, purement honori-
!
fique .

Dans la réalité, il n'y a eu, en 954, comme en 943,


qu'une simple délégation de la suprématie royale et non
pas une transmission de grand fief. Le chef du principat
2
de Bourgogne ne perdit rien de ses droits , mais il eut à

1
Fidèles ou vassaux, p. 34, texte et note 4.
2
La preuve en est qu'aussitôt après, Hugues le Grand et Gilbert
er
figurent côte à côte dans un diplôme de Lothaire I pour la Bour-
gogne (954-955, Recueil des actes de Lothaire, par Halphen, p. 5),
l'un avec la qualification « dux Francorum et pene totius imperii
potentissimus », l'autre avec la qualité « Burgundiœ cornes prœci-
puus ». Et la nature du pouvoir de Hugues le Grand s'accentue encore
par le rapprochement avec la formule de suscription où Lothaire lui-

même est dit « sub juvenili setate potentissimus ».

Nous avons vu du reste que, par ses possessions comme par ses
relations de famille ou de lignage, Gilbert était, du vivant déjà de
Hugues le Noir, le prince le plus puissant après lui de la Bourgogne.
Il était appelé potentissimus comme lui (Voy. infrà, p. 350) et, pas
plus que la concession royale de 943 n'avait dépossédé, en quoi
que ce soit, Hugues le Noir de son principat, celle de 954 n'avait pu
empêcher Gilbert de devenir, à sa place,. le prince ou duc des Bour-
guignons.
Il est très vrai que nous ne connaissons pas de diplôme où le titre

de duc lui soit donné. Mais ce fait ne saurait tirer à conséquence. Il

ne s'est écoulé qu'un intervalle de trois ans entre la mort de Hugues


le Noir et celle de Gilbert (17 déc. 952 à 8 avr. 956) et tout diplôme
important manque pour cette courte période. D'autre part nous savons
que le titre de cornes était, pour lors, encore équivalent au titre de
duc (ce qui ne donne que plus d'importance aux qualifications « prae-
oipuus cornes » et « potentissimus cornes ») et que les sources anna-
listiques, dès le xe siècle et couramment au xi e n'ont cessé de l'at-
,

tribuer à Gilbert. L'objection de M. Lot que ces documents ne sont


pas « absolument contemporanis » est donc sans portée, et elle est

même inexacte en soi, tout au moins pour la Vita S. Viventii que


rien n'autorise à dater d'une époque postérieure à la mort de Gilbert.
— Je n'attache pas beaucoup plus d'importance que M. Lot à la for-
350 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE II.

s'acquitter envers le duc des Francs des devoirs de fidélité

auxquels il était tenu envers le rex Francorum, et spé-


cialement de l'assistance militaire dans une guerre natio-
nale, telle que la lutte, par exemple, contre les Normands
(Northmannorum gens) *.
La condition légale du principat ne se modifia pas par

mule « gratia Dei cornes », et je remarque même qu'il s'est trompé


(Fidèles ou vassaux, p. 33, note 3), en attribuant à Gilbert le titre
d'archicomes dans la Charte de Liétaud de 951. C'est à Hugues le

Noir qu'elle donne ce titre (Voyez, suprà, la titulature de Hugues).


Voici, au surplus, comme pour ses prédécesseurs, la physionomie
générale que présente la titulature de Gilbert.
Cornes. — 942 : « Cornes Heduensis et aliarum patriarum » (Suprà,
p. 343, note 3).
948 : « Gislebertus cornes » (Chartes de Cluny, n° 721, I, p. 674).
949 : « Potentissimi comités Ugo et Geslebertus » (Ibid., n° 738,

p. 694).
950 : « Gracia Dei cornes » (Cartul. de Montieramèy, n°13, p. 19).
950 : « Cum consensu Giliberti comitis ». Diplôme de Louis IV
(Chartes de Cluny, n° 774, 1, p. 729).
— Cornes Burgundionum. Odoranne de Sens. Duru, II, p. 395.
Clarius de Sens, ibid., p. 494.
Cornes Burgundie. Chronique de Sainte-Bénigne de Dijon, p. 124.
Burgundiae cornes praecipuus. 954-955 (Diplôme de Lothaire)—
(Suprà, p. 349).
Dux Burgundiae. — Vita Sancti Viventii (H. F., IX, 131) : « Gis-
lebertus ejusdem (totius) Burgundige dux postmodum fuit ».
— Historia Francorum Senonensis (Migne 163, col. 858).
— Chronique de Tournus, cap. 30, p. 91 (éd. Poupardin, Monu-
ments de V histoire des abbayes de Saint -Philibert, Paris, 1915).
— Chronique de Saint-Bénigne de Dijon, p. 135 « G. qui post :

Hugonem, fratrem RoduJfî régis, ducatum Burgundie tenuit ». — De


même Hugues de Flavigny (éd. Lauer, appendice à Flodoard, p. 201).
— Clarius de Sens, Duru, p. 484.
Princeps Burgundionum. — Annales de Sainte-Colombe de Sens
(Page suivante, note 3).
— Princeps. — Chronique de Tournus, p. 92-93.
1
Hugo dux cum suis et quibusdam Burgundix proceribus trans
«
Sequanam faciens iter Baiocas... obsedit, quam rex ei dederat si
eum ad subiciendam sibi hanc Nordmannorum gentem adjuvaret »
(Flodoard, ail an. 944, p. 95). Cf. suprà, p. 148-149.
LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 351

la mort de Gilbert en 926 (8 avril), à raison du legs qu'il


aurait fait à Hugues le Grand de sa « monarchia », ce qui,
d'après M. Lot, aurait transformé le droit honorifique de
Hugues en un droit de propriété sur la Bourgogne 1
.

Une seule chose est exacte. Pour un très court temps,


Hugues le Grand se trouva nanti d'une pleine autorité sur
la Bourgogne, mais ce ne fut juridiquement que pour

le compte d'autrui, du roi dont il restait le représentant,

de Liégeard, la fille et l'héritière de Gilbert, dont il deve-


nait le tuteur testamentaire ou gardien.
Liégeard, en effet, était certainement encore mineure,
et devait avoir été tout au plus fiancée à Otton, mineur
lui-même aussi 2 . Sa tutelle, la garde de son héritage
princier, fut en conséquence, et tout naturellement, confiée
par son père à Hugues le Grand : « Princeps Burgun-
dionum... committens regni sui monarchiam ( = princi-
patum) in manibus Hugonis », lisons-nous dans les An-
3
nales de Sainte-Colombe de Sens .

1
Fidèles ou vassaux, p. 31, 34.
2
Cf. Lot, Derniers Carolingiens, p. 13, 18.
3
II n'est pas exact de déduire de ce texte que Gilbert « légua le gou-
vernement (monarchiam) de son royaume à Hugues le Grand » (Lot,
op. cit., p. 34). La monarchia passait à la fille de Gilbert, pour arriver
ensuite aux mains de son mari Otton. L'auteur de YHistoria Fran-
corum Senonensis (1014-1034) ne s'y est pas mépris. Il a écrit dans
sa chronique « In ipso anno defunctus est Gislebertus, dux Bur-
:

gundise, relinquens ducatum Ottoni filio Hugonis Magni » (Migne, 163,


col. 858). Et c'est lui qui a ajouté cette phrase que M. Lot a attri-

buée aux Annales de Sainte-Colombe de Sens : « Habebat namque


Otto fîliam illius Gisleberti in conjugio ». Voici, du reste, le texte
intégral des Annales, telque Duru le donne :

955 anno mense Augusto obsedit prœdictus Hugo civitatem


: Isto
Pictavis cum Francis et Burgundionibus contra Guillelmum comitem;
ubi nequicquam agens, reversus est in Frantiam. Gum quo sequenti
anno dies soiempnes paschae letos ducens Gislebertus princeps Bur-
gundionum, prima ebdomada post pascha, feria tertia, subita morte
praeventus diem clausit extremum, regni sui monarchiam manibus.
prœdicti committens Hugonis » (Duru, I, p. 205-206).
352 LIVRE IV. § V. CHAPITRE II.

Mais Hugues le Grand ne survécut que deux mois à


1
Gilbert nous ignorons ce qui se passa alors. Le roi
, et

Lothaire a-t-il revendiqué la garde de Liégeard? L'a-t-


elle été par des proches ou des alliés de l'orpheline, tels

que le comte de Troyes Robert, qui avait épousé une


autre fille de Gilbert? Ou bien, Otton, devenu majeur et
époux de Liégard, avait-il pris en mains, à sa place, le
gouvernement du principat? Nous savons seulement que,
dans les quatre années qui suivirent, Dijon fut disputé
entre Robert de Troyes et Lothaire, que le roi fut aux
prises avec Otton et son trère Hugues Capet, et que la
lutte cessa en 960. Dijon demeura au roi, à la suite d'une

paix négociée par Brunon, entre lui et les deux fils de


Hugues le Grand. Ceux-ci se lièrent à Lothaire par ser-
ment de fidélité ou d'hommage, et Otton fut reconnu
comme chef du principat de Bourgogne, dont avait hérité
sa femme. Tel est certainement le sens des paroles de
Flodoard: « concessa Ottoni Burgundia ».
En qualité de pr inceps Burgundionum, Otton ne devait
que le serment de fidélité, et s'il a prêté un serment
d'hommage —
ce que Flodoard ne dit pas positivement
— ce n'a pu être qu'une recommandation, et non un
hommage de fief. C'est de l'expression, à la fois vague et
compréhensive, « sui efficiuntur » que se sert l'excellent
chroniqueur 2 .

Il est possible qu'à la mort d'Otton, qui ne laissait pas


d'héritiersmâles (23 févr. 965), la suprématie royale ait
été elle-même méconnue, dans la translation du principat.
Les seigneurs ou dynastes de la Bourgogne (redores
Burgundiœ) « se tournent » (sese convertunt) vers ses

1
II est mort le 17 juin 956.
3
Voici, dans son ensemble, la relation de Flodoard (ad an. 960,
p. 149) : « Otho et Hugo filii Hugonis, mediante avunculo ipsorum

Brunone, ad regem veniunt ac sui efficiuntur. Quorum Hugonem rex


ducem constituit, addito illi pago Pictavensi ad terram quam pater
ipsius tenuerat, concessa Othoni Burgundia ».
LES RAPPORTS AVEC LA COURONNE, 353

deux frères, Hugues Capet et Eudes-Henri 1


. — Qu'est-ce à
dire? que deviennent les droits de Liégeard? était-elle
morte? renonçait-elle à son duché? Les seigneurs bourgui-
gnons ont-ils voulu se soustraire, en tout ou en partie, à la
suprématie royale? Le fait certain est qu'ils ont entendu
choisir librement leur princeps, et cela sans accord préa-
lable avec le souverain, tout en acceptant, vraisemblable-
ment, que le prince élu par eux fût placé sous sa suprématie.
Ils ont dû vouloir en somme constituer à leur tête un
pouvoir analogue à celui que Hugues le Grand avait exercé
après la mort de Gilbert, ou au gouvernement de son fils

Otton. A cet effet, c'est à ses autres fils qu'ils se sont


adressés et le choix final d'Eudes-Henri a dû être ratifié
par Lothaire, ou de suite, ou plus tard, puisque, en con-
formité de la fidélité qui était due au souverain, le duc
Henri amena son contingent à l'ost royal, dans la guerre
2
nationale, de 978, contre les Saxons d'Otton II .

Le lien de suprématie a pu se consolider, sans changer


de nature, en même temps que se rehaussait le prestige
du duc par l'avènement au trône de France de son frère
Hugues Capet. Il est inutile de s'arrêter à la conception
purement imaginaire de dom Plancher vulgarisée par les
3
auteurs de Y Art de vérifier les dates qui font de Henri, ,

qu'ils appellent le Grand, un « duc propriétaire ». Un


privilège de Hugues Capet aurait transformé en sa faveur
une « concession révocable à volonté » en un alleu, en
une « souveraineté et propriété du duché ». C'est une idée

de feudiste que nul texte ne justifie ou n'appuie 4 et qui

1
« Anno 965, Otho, filius Hugonis, qui Burgundiœ praeerat obiit;
et redores ejusdem terrse ad Hugonem et Oddonem clericum, fratres
ipsius, sese convertunt » (Fiodoard, p. 156).
2 II s'agissait d'une levée en masse contre l'Empire : « Lotharius,
ex omni Francia atque Burgundia militari manu in unum collecta,
persecutus est Ottonis exercitum » (Raoul Glaber, I, 3, p. 9).
3
II, p. 495.
4
Dom Plancher le reconnaît. Voici, du reste, le passage entier :

F. — Tome IV. 23
354 LIVRE IV. § V. -III-. CHAPITRE II.

est exclue par tout le développement historique du prin-


cipat.
Peut-être est-elle née du fait certain que le duc de Bour-
gogne est désormais, de plus en plus, un « pair » du rex
Francorum, que son autorité effective marche de front
avec le pouvoir royal, que la suprématie du roi reprend,
comme à l'époque carolingienne, le caractère essentiel de
prééminence au sein d'une dynastie nationale.

« Ce prince (Henri le Grand), après avoir été environ vingt-deux ans


duc de B. révocable à volonté, comme l'avaient été son père Hugues
le Grand et son frère Othon, eut depuis en propriété ce qu'il n'avait

eu auparavant que par commission. Son frère Hugues Capet devenu


roi de France lui donna, dit Duchesne (p. 204), le Duché de Bour-
gogne en propre héritage cet auteur ne produit aucune preuve de
:

cette donation;mais les guerres qu'entreprit le roi Robert, neveu


de Henri, pour y rentrer, et la résistance que tirent les seigneurs
de Bourgogne..., en sont une assez convaincante (Dom Plancher,
Histoire de Bourgogne, T. I, Dijon, 1739, p. 248-9).
355

CHAPITRE III

LA CONQUÊTE ROYALE ET LA NOUVELLE DYNASTIE DUCALE.

Quand Henri meurt sans enfants (15 oct. 1002), les


proceres de la Bourgogne, évêques et seigneurs, reven-
diquent plus que jamais le droit de disposer du principal.
Ils se rallient à un chef pris dans la lignée de leurs anciens
ducs.
Henri avait épousé une du duc Gilbert, Ger-
petite-fîlle

berge, fille d'Adélaïde et de Lambert de Dijon, devenu


par son mariage comte du Chaunois Elle était veuve
1
.

d'Adalbert, marquis d'Ivrée et roi d'Italie, dont elle avait


eu un fils Otte-Guillaume, qui tint le premier rang à la
cour de Bourgogne, et devint, grâce à son lignage et ses
2
heureuses alliances, le plus puissant dynaste après le duc .

Non content de le combler de possessions et d' « hon-


neurs », le duc Henri l'adopta pour fils et l'institua son
3
héritier .

1
Sur les controverses qui se sont agitées autour de cette généalogie,
voyez l'appendice Vf, Les origines d? Otte-Guillaume, du livre de
M. Poupardin, Le royaume de Bourgogne, p. 414 et suiv. M. Pou-
pardin a victorieusement réfuté l'ancienne opinion qui faisait de Ger-
berge la fille du comte de Mâcon, Liétaud II. J'y reviendrai plus loin.
— Otte-Guillaume n'acquit pas ce dernier comté par héritage de
sa mère, mais par son mariage avec la veuve d'Aubri II, le fils de
Liétaud.
2
Sur les possessions et l'influence d'Otte-Guillaume : Pfister, Robert
le Pieux, p. 254 et suiv.; Poupardin, Bourgogne, p. 222 et suiv.
3 « Dédit
cornes Otto Sancto Benigno potestatem Vivariensis ville,
pro anima Hinrici Ducis, qui eum loco filii adoptavit, et genitricis
356 LIVRE IV. 8 V. - III -. CHAPITRE III*

Tout se réunissait ainsi en la personne d'Otte-Guillaume


pour le porter au principat : son origine et ses qua-
lités personnelles, sa puissance et la désignation du duc
régnant, par préférence à son propre neveu le roi Robert.
On s'en rend compte à voir l'unanimité tenace avec
laquelle les seigneurs bourguignons ont soutenu la cause
d'Otte-Guillaume contre le souverain 1 ,
qui prétendait
recueillir à titre de parent par le sang l'héritage du duc
Henri. La résistance de l'évêque de Langres Brunon
(beau-frère d'Otte-Guillaume) fut si acharnée que sa mort
seule permit à Robert de se rendre maître définitivement
de la Bourgogne.
Nul doute que la suprématie royale eût été acceptée
sans difficulté, dès le début, comme elle paraît l'avoir été
2
par Otte-Guillaume dans les années 1005 et 1006 . Mais
l'enjeu était autre. Il s'agissait, sinon d'incorporer la Bour-
gogne à la Francie, du moins de la reconquérir, d'en

sue Gerberge, uxoris pred. Ducis » (1003) [Chronique de Saint-Bé-


nigne, p. 163).
1
« Ascendit Rotbertus rex in Burgundiam cum magno excercitu
pugnatorum... qucmiam Burgundiones ei fuere rebelles, nolentes eum
suscipere in civitatibus et castris, quae fuerant ducis Heinrici, ejus
videlicet avuneuli; quin potius sibi in proprias divisere partes...
babens etiam secum Hugonem (Hugues, évêque d'Auxerre) solum ex
omni Burgundia parti régis faventem » (Raoul Glaber, II, 8, al. 15-16,
p. 42-43, éd. Prou).
~ 2 En 1005, le roi confirme, à la demande du vicomte de Beaune
Eudes, des biens situés dans le Beaunois(H. F., X., 585). En 1006, à
la prière d'Otte-Guillaume, il confirme une donation faite à Saint-
Bénigne de Dijon (H. F., X., 588). — Otte-Guillaume intervient
(interventu Ottonis comitis) dans le premier de ces actes, mais par la

raison spéciale que l'un des biens cédés était tenu en bénéfice par
luidu roi (terram, quam cornes Otto ex nobis tenet beneficiali dono).
Dans le second diplôme, au contraire, il reconnaît manifestement la
suprématie royale, puisqu'il est qualifié « dilectissimus fidelis noster
cornes » et que sa demande de confirmation est basée sur le motif
que l'église, objet principal de la donation, « dépendait du droit
public royal », « quoniam ad publicum jus pertinere videtur ».
LA CONQUÊTE ROYALE ET LA DYNASTIE DUCALE. 357

remettre le gouvernement dans la main directe du roi

ou des siens.
Qu'après la victoire finale, Robert II ait conféré le titre
1
de duc à son second fils Henri qui n'avait que neuf ,

ans, l'exercice de la pleine souveraineté royale en Bour-


gogne ne s'en trouva aucunement entravé. Tout autre-
ment en fut-il quand, en 1031, devenu roi de France,
Henri investit son frère Robert du duché de Bourgo-
gne 2 C'était l'ancien principat qui renaissait, c'était la
.

succession d'Eudes-Henri, dont le roi Robert II s'était


emparé par les armes, qui allait passer au duc Robert.
Frère du roi régnant, comme Eudes-Henri l'avait été de
son temps, appuyé sur l'esprit national ou particulariste
des seigneurs bourguignons, le nouveau duc ne pouvait
que renouer la tradition, reprendre, au regard de la Cou-
ronne de France, la position que son prédécesseur avait
tenue pendant de si longues années.
La meilleure preuve en est qu'un érudit d'une valeur
aussi éprouvée que M. Lot n'ait pas découvert, malgré
les recherches que lui imposait la défense de sa thèse, un
seul document, — soit pour le duc Robert, qui régna près
d'un demi-siècle (1031-1076), soit pour ses successeurs

1
(( Constituerai autem secundum (filium) Burgundiœ ducem, Hein-
ricum nomine » (Raoul Glaber, III, 9, 34, p. 84).
2
« Henricus namque rex, paternis rébus potitus, germanum suum
Rotbertum constituit Burgundiœ ducem » (Raoul Glaber, III, 9, 37,
p. 85). — « Alter liberorum, patri œquivocus..., postmodum a fratre
Austrasiœ ducaminis fastigio donatus » (Miracles de Saint Benoît, VI,
15, éd. Certain, p. 240) (Nous verrons plus loin que le terme d'Aus-
trasie [France de l'Est] a servi au xi e siècle à désigner la Bourgogne,
soit duché, soit royaume). —
Rege Francorum Henrico féliciter
«

sceptra tenente, ejusque germano ducatum Burgundiœ utcunque ad-


ministrante » (Ibid., VIII, 1, p. 277). —Diplôme duduc Robert (1053) :

« Rotbertus superni arbitri cuncta régente ac disponente potentia,


post obitum patris mei Roberti, régis Francorum, Burgundie regnum,
ejus destinatione, ducis auctoritate adeptus... » (Petit, Histoire des
ducs de Bourgogne, I, Preuves, n° 35).
358 LIVRE IV. — § V. -III-. CHAPITRE III.

immédiats, — d'où ressorte la prestation d'un hommage


féodal ou l'assimilation de la Bourgogne à un grand fief.

Par contre, les indices habituels de la suprématie


royale se retrouvent d'autant plus abondants que la
parenté avec le souverain était plus étroite : date de
l'année du règne, confirmation platonique de chartes par
le roi, présence du duc dans les grandes solennités, con-

tingent militaire amené ou fourni dans les luttes natio-


1
nales du roi de France contre l'Angleterre ou l'Allemagne .

e
Il faut descendre jusqu'au début du xn siècle, jusqu'à
er
la mort de Philippe I (1108) pour rencontrer, ne fût-ce
qu'une tentative de la royauté de réclamer l'hommage
du duc de Bourgogne, en même temps que du duc d'Aqui-
2
taine, dont l'indépendance était analogue à la sienne . Et
quelle en fut la réplique? une rébellion, une révolte ouverte,
un refus à main armée de faire hommage à Louis VI, et
des ducs eux-mêmes et de beaucoup d'autres seigneurs
surbordonnés au roi (multi alii consules qui surit sub
z
rege Francorum) .

1
C'est tout ce que M. Lot a pu découvrir pour le xi e siècle [Fidèles

ou vassaux, p. 40, 41). Il a dû se contenter de dire : « Les textes,


malgré leur rareté, montrent cependant que les ducs continuent à
remplir leurs devoirs de conseil et d'aide » (devoirs qui n'impliquaient
aucunement une suzeraineté féodale).
2
M. Ch. Pfister a écrit avec une exactitude parfaite Les ducs : «.

de Bourgogne ne tardèrent pas à vivre d'une vie propre et indépen-


dante, et les rois de France conservèrent simplement sur eux un droit
de suzeraineté analogue à celui qu'ils exerçaient sur les ducs d'Aqui-
taine » (Robert le Pieux, p. 270). Voy. pour l'Aquitaine, infrà,
le § VI.
3
M. Lot reconnaît que « ce serait peut-être un indice que le duc
de Bourgogne était indépendant et ne prêtait point hommage au roi

de France » (p. 42). Mais il pense ou « que Glarius s'est trompé » —


il était pourtant strictement contemporain
ce duc — ou bien que si le

de Bourgogne a participé à la révolte, il a été du nombre des grands


qui ont finalement prêté l'hommage qu'ils devaient ». Pourquoi pas
du nombre de ceux qui ont conclu une trêve?
LA CONQUÊTE ROYALE ET LA DYNASTIE DUCALE. 359

Le chroniqueur Clarius qui nous l'apprend ajoute que


les uns, qui avaient refusé indûment l'hommage au roi,
consentirent à le prêter, mais qu'avec les autres, des
trêves furent conclues, et c'est dans cette dernière caté-
gorie que le duc de Bourgogne a dû rentrer 1
.

Que la Bourgogne soit jusque-là un principat que son


duc gouverne avec l'accord des grands, sous la simple
suprématie du roi, c'est ce qui résulte encore du fait que
si une difficulté naît sur l'ordre successoral, elle est ré-
2
solue par les Bourguignons eux-mêmes .

La situation ne change réellement que dans la seconde


e
moitié du xu siècle, avec les progrès du pouvoir royal
et de la hiérarchie féodale. Ce n'est qu'en 1164 qu'il est

fait mention d'un hommage-lige du duc dans une lettre de

la régente Marie de Champagne à Louis VII. Et encore


n'est-ce là peut-être qu'une formule d'obséquiosité à
laquelle son fils ne tarda pas à donner un démenti. Le
rattachement féodal, le caractère de grand fief attribué
au duché n'est vraiment accompli que sous Philippe-
Auguste.

1
Le chroniqueur nous montre le jeune roi impliqué dans de nom-
breux conflits, recevant à ce même moment une demande de secours
du comte de Barcelone contre les Sarrazins « Variis miliciae bellis
:

inplicîtum, scilicet versus regem Anglorum, ducem Normannorum,


qui contra jus et fas denegabat facere hominîum quod debebat et
débet regibus Francorum, similiter et consul Pictavorum, et dux
Burgundiorum et multi alii consules qui sunt sub rege Francorum.
Gum quibus omnibus, pro instante necessitate, pacem fecit supra-
dictus rex, quibusdam inducias et trewas dando, de quibusdam
hominîum debitum accipiendo » (Duru, II, p. 517).
Le même chroniqueur rapporte que Tannée suivante « Ludovicus :

rex, juvenis, pacem cum multis suis consulibus, vel proceribus, bello
vel amicitia fecit » (Ibid., p. 519).
2
Voy., par exemple, ce qui se passe pour la succession du duc
Robert I, où le fils de l'aîné prédécédé est préféré au puîné du duc
défunt (Cf. Kleinclausz, Quomodo primi duces Capetianœ stirpis Bur-
gundiœ res gesserint, Dijon, 1902, p. 41-42).
360 LIVRE IV. § V. - III-. CHAPITRE III.

Je ne saurais donc admettre la distinction que, pour


l'époque antérieure, M. Lot voudrait faire entre l'état de
fait et l'état de droit, dans cette conclusion de son
chapitre sur le duché de Bourgogne Ce qui ressort de
: «

ce bref aperçu, c'est que si le duc de


dans la réalité
Bourgogne fut à peu près indépendant, au moins dans
e
ses domaines propres, jusqu'à la fin du xn siècle, il n'en
fut pas moins toujours juridiquement le vassal du roi »
Cette démonstration juridique, je viens précisément de
la suivre pas à pas, et l'on a pu voir que le droit se
confond si bien avec le fait que nous n'avons pas ren-
contré, sur notre chemin, un seul témoignage des sources
qui justifie la thèse d'une inféodation juridique, devenue
de plus en plus nominale. Le fait et le droit sont en
parfait accord ; leur résultat a été la constitution d'un
principat autonome placé sous la suprématie du rex Fran-
corwn.

1
Fidèles ou vassaux, p. 47.
361

IV. — La Bourgogne jurane. — Royauté et comté.

Nous venons de retracer le sort et la condition, par


rapport à la Couronne de France, de l'une des quatre
régions dont j'ai dit plus haut que se composait le

royaume primitif de Bourgogne. Le problème est beau-


1
coup plus complexe pour les trois autres .

Il se présente, en effet, sous un double aspect général :

d'une part, les relations avec le rex Francorum des

dynastes qui se sont placés, comme rois, à la tête soit de


l'une de ces régions, soit de deux d'entre elles, soit fina-

lement de toutes les trois; d'autre part, les liens directs

qui ont continué à rattacher les groupes ethniques et


leurs chefs immédiats à la Couronne de France, malgré
l'autorité plus ou moins nominale qui leur était imposée
au regard des rois dont je viens de parler, ou de l'Empire
qui a pris leur place.

1
II m'eût été difficile de mener à fin, en toute certitude, l'analyse
à laquelle j'ai dû me livrer sur les faits et les documents, sans le

secours des deux livres, d'une érudition aussi sûre qu'étendue et


d'une grande largeur de vues, où M.René Poupardin a retracé l'his-
toiredu royaume de Boson et du royaume rodolphien (Le royaume
de Provence sous les Carolingiens, Paris, 1901 Le royaume de ;

Bourgogne, Paris, 1907). J'ai pu m'aider en outre de l'œuvre d'une


remarquable originalité de M. Georges de Manteyer (La Provence, du
er
i au xu 9 siècle, Paris, 1908).
362 LIVRE IV. § V. - IV -

La royauté de Bourgogne jurane, bien qu'elle ait


été précédée par le royaume de Provence, se range
en tête pour nous puisqu'elle a prétendu englober ce
royaume.
363

CHAPITRE I

LA FILIATION HISTORIQUE DE LA ROYAUTÉ TRANSJURANE


ET SES RELATIONS DYNASTIQUES.

Telle qu'elle nous est apparue plus haut, comme subdi-


vision de l'ensemble de la Bourgogne, la région entre la

Saône, le Jura et les Alpes, devait former, à l'époque


mérovingienne, un groupe particulariste où se survivait
la grande Séquanie de l'époque gallo-romaine, la Pro-
vincia maxima Sequanorum. Sa marche était constituée

par la transjurane proprement dite, l'ancienne région


helvète entre les montagnes du Jura et les Alpes Pen-
nines 1
, à la tête de laquelle nous trouvons un duc [dux
ultrajuranus) du vi e au vm e
siècle
2
.

Mais la région tout entière, qui comprenait l'archi-


diocèse de Besançon, s'est appelée jurane:Jurus on Jura,
3
(Jurense territorium) , et le duc préposé àla marche
4
étendait certainement son autorité sur elle . C'est ce
e
duché, reconstitué au milieu du ix siècle, qui fut, en 888,
5
transformé en royaume de Bourgogne , et qui resta le
noyau vital du royaume uni de Bourgogne et Provence,
où l'on pourrait presque dire qu'il a joué un rôle ana-
logue à celui de la Francie dans le royaume de France.
Je n'hésite pas, du reste, à reconnaître un lien étroit

1
Délimitée au nord par le Rhin, au sud par le lac Léman et le

Rhône (César, I, 2).


5
Poupardin, Bourgogne,^. 6.
3
Cf. Ibid., p. 7.
4
Ibid., p. 8.
* Voy. T. III, p. 180 et suiv.
364 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE I.

de filiation entre la Transjurane proprement dite et lev


royaume Le cœur même du pou-
primitif des Rurgondes.
voir des du ix e siècle que nous
divers ducs transjurans
connaissons, depuis l'abbé Hubert jusqu'à Rodolfe I er ,

n'est autre que la célèbre abbaye de Saint Maurice


d'Agaune fondée en 521 par le roi des Burgondes,
,

Saint Sigismond, le fils de Gondebaud. C'est là que le duc


er
Rodolfe I est élu et couronné roi, c'est la résidence pré-
férée des rois et le lieu de leur sépulture, c'est leur

Saint-Denis. Comme l'oriflamme de Saint Denis, la lance


de Saint Maurice, la sainte lance, est l'insigne royal par
excellence, le signe de ralliement des troupes, le talisman
du pouvoir royal *. En est-il preuve plus éclatante que le

subterfuge à l'aide duquel les Empereurs teutons ont pré-


tendu légitimer et consacrer leur suzeraineté sur le

royaume de Bourgogne, la confusion qu'ils ont créée r


nous le verrons, entre une sainte lance italienne qu'ils
s'étaient fait livrer par Rodolfe II et la lance bourgui-
gnonne de Saint Maurice.
Érigé en royaume, le duché n'en demeurait pas moins
soumis à la prééminence ou la suprématie carolingienne et
gallo-franque. Mais l'avènement du bâtard Arnulf, la
minorité de Charles le Simple, l'apparition en France
d'une dynastie nouvelle firent obstacle à toute netteté de
situation. Il s'y ajoute pour nous le silence des chroniques
ou des annales et la pénurie de documents diplomatiques^
depuis la fin du ix e siècle jusqu'à la mort de Rodolfe I er .

Un texte des Annales de Fulde aurait pu nous


2
éclairer s'il avait été précis . Il ne l'est pas, et c'est

1
« Lanceam sancti Mauricii quod erat insigne regni Burgun-
diœ » (Hugues de Flavigny, Chron. Virdunense, II, 29; SS. VIII,
401).
2
Annales de Fulde, ad an. 888, p. 116 « Roldolfus, inito consilio :

cum primoribus Alamannorum, sponte sua ad regem urbem Radas-


bonam usque pervenit, multaque inter illos convenienter adunata
ipse a rege cum pace permissus, ad sua remeavit ».
LA FILIATION HISTORIQUE DE LA ROYAUTÉ TRANSJURANE. 365

tout à fait arbitrairement que des érudits allemands ont


supposé, d'après ce texte, que Rodolfe avait reconnu, à
Ratisbonne, en octobre 888, la suprématie du carolingien
allemand 1
. Il n'y est question que des négociations qui ont
mis fin à la lutte engagée entre Rodolfe et Arnulf pour
la possession de l'Alsace et de la Lorraine 2 . De subor-
dination stable, il y en eut si peu, qu'au dire de Regi-
non, Arnulf et Zwentibold n'ont cessé, leur vie durant,
3
de faire le plus de mal possible au roi de Bourgogne .

En 894, lors de son expédition d'Italie, Rodolfe s'étant


rangé parmi ses adversaires, Arnulf ravage la Bour-
gogne, puis il tente de déposséder le roi de Bour-
gogne de tout ou partie de son royaume. Ce fut en réa-
lité une simple menace de se soumettre. La dépossession

ne fut pas effective, et l'effort visait sans doute à établir


sur la Bourgogne ou bien au profit de Arnulf lui-même,
ou au profit de son fils, la suprématie qui devait revenir
de droit à Charles le Simple une fois qu'il serait apte à
4
régner .

Cette suprématie, après la mort d' Arnulf et de Zwen-


tibold (899-900), demeura acquise au roi de France,
sans contestation possible de Louis l'Enfant. Si la pénurie
de documents, dont j'ai parlé, ne nous permet pas de
suivre à cette époque, la trace des relations entre
er
Rodolfe I et Charles le Simple, nous savons du moins
que Rodolfe était lié au principat de la Bourgogne
éduenne par le mariage de sa sœur Adélaïde avec Richard
le Justicier, de même qu'il était apparenté à la famille

carolingienne, et nous le voyons, à la mort de Louis

1
En dernier lieu, Hofmeister, Deutschland und Burgund im frùhe-
ren Mittelalter (Leipzig, 1914), p. 32.
3
Suprà, p. 266-267.
3
Reginon, ad an. 888, p. 130 « Omnibus itaque diebus vitae :

suae Arnulfus et Zuendibolchus filius ejus eundem Ruodulfum per-


secuti sunt nec tamen eum ledere potuerunt ».
4
Suprâ, p. 269.
366 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE I.

l'Enfant (911), aux prises, comme Charles le Simple lui-


même, avec le roi de Germanie Conrad. Rodolphe entre-
prend aussitôt une expédition contre la ville épiscopale

de Baie 1
à laquelle Conrad devait prétendre, de même
,

que celui-ci tenta d'usurper la Lorraine et l'Alsace. Tout


porte donc à croire, encore que la preuve documentaire
manque, que le roi de Bourgogne s'est rangé sous la
suprématie du roi de France, que les Lorrains avaient
reconnu pour maître de la Francie médiane.

1
Annales Alamannici, ad an. 912 (SS. I, p. 55).
367

CHAPITRE II

l'expansion de la royauté transjurane.

La stérilité des sources n'est pas moindre pour les


vingt premières années du règne de Rodolfe II (912-932)
que pour les dix dernières du règne de son père. A peine
pouvons-nous entrevoir, au milieu des compétitions et
des conflits où se disputent les Couronnes de France, de
Germanie et d'Italie, la position que le roi de Bourgogne
a prise au regard d'elles. Engagé directement lui-même
dans des luttes ambitieuses, il semble s'être maintenu,
tant bien que mal, entre les dynasties rivales, sans que
rien n'indique qu'il ait méconnu ou dénié la suprématie
du seul carolingien légitime survivant, Charles le Simple,
suprématie que son cousin germain Raoul, devenu roi,

a théoriquement au moins avouée lui-même 1


.

Ses rapports avec la Germanie sont fort énigmati-


ques ou ambigus. Il s'efforce d'empiéter sur elle, au delà
de la Reuss, dans la Thurgovie et la Rhétie. Il se
heurte ainsi au duc d'Alémanie ou de Souabe, Bur-
chard II, qui le bat en 919, mais il s'accorde ensuite si
bien avec main de sa fille Berthe (922-
lui qu'il obtient la
923) et la possession d'une partie du territoire souabe.
2
Cette possession [Suevorum provinciœ pars non minima)
lui est confirmée par le roi saxon Henri l'Oiseleur, et c'est

1
Voy. T. III, p. 192.
* Liutprand, Antapodosis, IV, ?4 : « Rex Heinricus... Suevorum
provincie parte non minima honoravit » (Migne, 136, col. 869). Cf.

la note 3 de Ja page suivante.


368 LIVRE IV. V. -IV-. CHAPITRE II.

à ce titre que Rodolfe II a pu faire serment de fidélité au


roi de Germanie, encore bien qu'il ne s'en trouve nul
indice dans les textes. Il me paraît, en tout cas, impos-
sible d'admettre davantage.
M. Poupardin demandé, après Leibniz, si
s'est le don
de la sainte lance, que Liutprand rapporte avoir été fait
er
par Rodolfe II à Henri I (922), n'était pas le signe d'une
suzeraineté de la Germanie sur le royaume de Bour-
gogne 1
? Je ne saurais le croire. La sainte lance dont il

s'agit n'est pas celle de Saint Maurice, mais une sainte


lance de Constantin que les Italiens avaient envoyée à
2
Rodolfe II en l'invitant à se faire couronner roi d'Italie.
er
Henri I avait tenté d'abord en vain de se la faire remettre
par Rodolfe, à l'aide de menaces, puis il avait fini par
l'obtenir moyennant abandon d'une
à prix d'argent et
partie de la Souabe 3 Mais pour que l'on pût songer à une
.

investiture symbolique, il aurait fallu que la remise de


cette lance eût été faite non par Rodolfe à Henri, mais par
celui-ci au roi de Bourgogne..
On s'expliquerait mieux une cession, sous cette forme,
des droits éventuels de Rodolfe II sur l'Italie, mais une

1
Poupardin, Bourgogne, p. 32 et suiv. Cf. p. 40, p. 380.
2 « Burgundionum rex Rodulfus, qui nonnuliis annis Italicis impe-

ravit, lanceam illam a Samson comité dono accepit.... Hanc Constan-


tini magni, sanctae fîlii Heleuse, vivificee crucis inventricis, fuisse
adfirmant, quae média in spina... ex clavis, manibus, pedibusque
domini et redemptoris nostri J. G. adfixis, cruces habet» (Liutprand,
Antapodosis, IV, 24, Migne, 136, 868).
3
« Heinricus rex... audito Rodulfum tara inestimabile donum habere
cœleste, nuntiis directis temptavit, si prœviis aliquibus id posset
adquirere. Quod cum... mollire hune muneribus non potuit, minis
terrere magnopere curavit. Omne quippe regnum ejus cède atque
incendiis se depopulaturura esse promisit... Deus... Rodulfi régis
cor emollivit... cominus tradidit — Quanto autem amore rex H. prae-
fatum ineestimabile donum acceperit... in hoc prsesertim claruit quod
non solum eo dantem se auri argenti que muneribus verum etiam
Suevorum provincie parte non miniraa honoravit » (Ibid.).
l'expansion de la royauté transjurane. 369

telle cession, Rodolfe n'était évidemment pas disposé à la


consentir au moment où il allait se mettre en campagne
pour revendiquer ses droits ou réaliser ses prétentions.
Tout se ramène à l'abandon d'une relique que la tradition

italienne faisait remonter à Constantin et qui était de nature


à servir un jour l'ambition que nourrissaient les rois de
Germanie d'opérer une restauration impériale en Italie
1
,

C'est peut-être quelque visée analogue qui poussa


Rodolfe II à franchir les Alpes, pour entrer en lutte avec
Bérenger, et finalement avec Hugues d'Arles ou de Pro-
vence. — Cette dernière circonstance doit nous retenir un
instant, car elle est en connexité étroite avec l'extension
de la royauté de Bourgogne jurane au Viennois et à la

Provence.
Hugues d'Arles avait essayé, en 923 et 924, d'évincer à
la fois Rodolfe II et Bérenger que Rodolfe venait de
battre à Fiorenzuola (17 juill. 923), mais il fut battu lui-
même par Bérenger et retourna dans son duché de
Provence. Il s'entend alors avec le roi de Bourgogne pour
chasser de concert les envahisseurs hongrois, puis, après
que Rodolfe eut recueilli en Italie l'héritage de Bérenger
(924) , il réussit ,
grâce à une révolte fomentée et con-
duite par sa sœur utérine Ermengarde, femme du mar-
quis d'Ivrée, à se faire couronner roi d'Italie (juillet 926).
Nous verrons les rapports nouveaux qui s'établirent
entre les deux soûverains, et entre eux et le roi Raoul,
après la mort de Louis l'Aveugle (juin 928). Quant à la
Germanie, les liens personnels assez ténus déjà qui y rat-
tachaient Rodolfe II ont dû se relâcher par la mort de son
beau-père, Burchard, lequel l'avait accompagné dans son
expédition, et par sa brutale jactance avait contribué à lui
aliéner ses sujets italiens 2 .

1
Voy. infrà, VI, La domination impériale.
2
M. Poupardin (Bourgogne, p. 57, note 1) attribue un caractère
légendaire à l'anecdote, que raconte Liutprand, de lourdes et mépri-

F. — Tome IV. 24
370 LIVRE IV. — § V. -IV-. CHAPITRE II.

On ne sait si c'est Rodolfe, roi de Bourgogne,


ou
Raoul, roi de France, qui, en 926, se serait trouvé à
Worms à une assemblée tenue par Henri l'Oiseleur Mais 1
.

ce doute même est significatif


2
. La présence de Rodolfe II
ne serait pas plus un indice de suprématie germanique
sur la Bourgogne, que celle de Raoul sur la France. De
simples négociations suffiraient à l'expliquer, aussi bien
que les rapports personnels nés de la possession de terri-
toires souabes.
A tous les points de vue, du reste, la période qui suit
le retour d'Italie de Rodolfe II est la plus obscure et la
t plus pauvre en documents de son règne. Elle forme une

santés facéties et d'insultantes bravades profére'es en allemand


(lingua 'propria, hoc est teutonica) par Burchard, sans qu'il se doutât
que ses propos étaient compris par un loqueteux dont il ne se méfiait
pas et qui les rapporta à l'évêque de Milan. Il se vantait de réduire
les Italiens à un seul éperon et à chevaucher de mauvaises cavales ;

il se moquait de leurs remparts, au haut desquels il se faisait fort de


les tuer par le seul jet de sa lance (Liutprand, Antapodosis, III, 44,
Migne, 136, col. 841). Si c'est une légende populaire, elle témoigne,
du moins, M. Poupardin le reconnaît, de l'antipathie et de la haine
que la brutalité teutonne avait soulevées en Italie. Mais les érudits

allemands ne veulent pas de l'excuse de la légende. Loin de mettre


en doute l'historicité de l'anecdote, ils en tout honneur au beau-père
de Rodolfe, comme ayant prouvé qu'il ne craignait pas les Italiens
et comme montré d'une façon éclatante un valeureux guer-
s'étant
rier, « den muthigen Kdmpfer aufstrefflichste kennzeichnen » (Tro°r,

Rudolf Ier und Rudolf II von Hochburgund, Bâle, 1887).


1
Le nom de Rodolfe ou Raoul figure en ces termes dans la sous-
er
cription d'un diplôme de Henri I du 3 novembre 926, en faveur de
,

l'évèque de Goîre « Actum in civitate Vuormatia, présente domno


:

rege Ruodulfo » (Diplom. regum et imper. Germaniœ, t. I er [ed.


Sickel], 1879-1884, p. 48). D'autre part, la chronique de Hermann
de Reichenau se borne à noter : « 926. Burchardus dux occiditur.,
Henricus rex magnum conventum Wormatise habuit » (Migne, i43,
col. 2123). C'est, je crois, tout ce que nous savons de cette assem-
blée.
2
Sur les opinions divergentes émises à ce sujet, voy. Poupardin,
Bourgogne, p. 58, note 4.
l'expansion de la royauté ÏRANSJURANE. 371

sorte de fissure historique, qu'il nous faudra essayer


de sonder ou de combler, entre le royaume de Transju-

rane et le royaume uni de Bourgogne et Provence.


Je voudrais auparavant considérer, au-dessous de la
royauté, un principat qui a été appelé à de longues et
une impor-
éclatantes destinées, et qui présente dès lors
tance primordiale pour les rapports de la Bourgogne
jurane avec le regnum Francorum : le comté de Bour-
gogne, qui est devenu plus tard la Franche-Comté.
373

CHAPITRE III

LE COMTÉ DE BOURGOGNE.

Le royaume de Bourgogne jurane, et avant lui le duché


de Transjurane, nous l'avons vu, englobait en réalité deux
régions délimitées géographiquement et selon moi ethni-
quement aussi : la région d'outre-Saône, la terra ultra
Sagonnam, l'ancien territoire des Séquanes, et la région
d'outre-Jura, la terra ultra Jura-monlem, l'ancien terri-
1
toire des Helvètes .

Les cinq pagi qui composèrent la première 2 dont l'un


,

dans le principe (le Portois) franchissait la Saône et dont


un autre (PAjoie) s'étendait jusqu'au Rhin, avaient, sous
Dioclétien, formé le corps principal de la province ro-
maine, maxima Sequanorum, et constituèrent, au vn e siè-
3
cle , la province ecclésiastique de Besançon.
L'union des deux régions sous un même sceptre par
er
Rodolfe I a pu les souder plus étroitement, mais l'homo-
généité ethnique plus grande et plus continue de l'ancien
territoire des Séquanes, dont Vesontio avait été Vop/ridurn,
favorisait l'éclosion d'une nationalité et d'un principat
autonomes (comté de Bourgogne). Ce principat, par ses
rapports multiples avec la Gaule, tendit à s'affilier à la

1
Chacune d'elles fut considérée comme ayant des dépendances
(appendicia) et il put se produire ainsi un chevauchement de l'une
sur l'autre.
2
L'Escuens (P. Scodingorum), le Varais (P. Warascorum),
l'Amous (P. Amaous), le Pertois (P. Portensis), PAjoie (Alsegaudia).
3
Dans le second quart du vn e siècle, d'après Philipon, Les ori-
gines du diocèse et du comté de Belley (Paris, 1900), p. 26.
374 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE III.

suprématie du roi de France, en passant par-dessus la tête


des rois de Bourgogne.
L'unité ecclésiastique aida à ce double résultat, puisque
toute la région relevait de l'archevêché de Besançon, à la
différence de la transjurane, avec ses dépendances, que se
partageaient les évêchés de Sion, de Coire ou de Cons-
tance. Cette unité la rattachait plus fortement à l'épiscopat
français et elle permettait au comte de Bourgogne, en
mettant l'archevêché dans sa main, d'affermir et d'étendre
son autorité.
Mais le principal point d'appui de son élévation fut le

duché de Bourgogne, soit en la dynastie ducalé elle-


même, soit en la ligne des comtes de Mâcon, posses-
sionnés sur les deux rives de la Saône.
Dès 914, du vivant encore de son père Richard le Jus-
ticier, Hugues le Noir se fait concéder, en pleine propriété,
par le roi de France, le domaine de Poligny compris dans
1
son comté de Varais . Hugues était donc déjà comte du
Varais, dont la cité métropolitaine, Besançon, était la capi-
tale. Vassal, sans nul doute en cette qualité, de son cousin
germain le roi Rodolfe II, il devait reconnaître en même
2
temps la suprématie du roi de France .

Cette situation étendue à d'autres parties du royaume


de Bourgogne, et spécialement aux quatre autres comtés

1
« Karolus divina providente clementia Francorum rex... quonîam
adiens genua sublimitatis nostrae Hugo venerandus cornes expetiit
humiliter ut quasdam res nostrae proprietatis ad possîdendum perpe-
tualiter ei concedere dignaremur : sunt autem hae res sitse in comi-
tatu Warasco, ex suo videlicet comitatu... precipimus atque jubemus
ut ab hodierno die ac deinceps jamdictus H. cornes superscriptas
res... teneat atque possideat vel quidquid exînde agere voluerit libé-
rant et firmissimann habeat potestatem utpote ex aliis rébus suse
proprietatis » (21 juin 914, Charmasse, Cartul.de l'Église d'Autun,
p. 3-14.
1

2
Le préambule de la charte de concession porte, en effet « Si :

nostrorum petitiones fidelium bénigne suscepimus,eorum proculdubio


animo ad nostram fidelitatem invitamus. Quocirca... ».
LE COMTÉ DE BOURGOGNE. 375

de l'archidiocèse, dut donner à Hugues le Noir, devenu


duc de la Bourgogne éduenne, l'ambition de se rendre
indépendant du roi rodolfien et de ne dépendre pour ses
comtés d'outre-Saône, comme pour son duché, que de la
suprématie du rex Francorum. Ainsi se serait constitué
entre ses mains, ou aux mains de ses successeurs, un grand
principat qui aurait pu s'étendre des sources de la Seine
au Jura et un jour même, par l'éviction des rois de Bour-
gogne, jusqu'aux Alpes. Un tel principat, réunissant les
deux Bourgogne et les préservant de la domination de
l'Empire, eût relevé de la Couronne de France comme
la Normandie ou l'Aquitaine.
Le résultat a été en partie atteint par Hugues le Noir,
e
vers le milieu du x siècle, et sa poursuite sera reprise par
Otte-Guillaume.
Marquons quelques étapes de la progression du pouvoir
comtal dans le royaume de Bourgogne.
Sous Rodolfe II, Hugues le Noir apparaît aux côtés du
roi et au nombre de ses fidèles, notamment en 928, lors
de la consécration de l'évêque de Lausanne Libon Mais 1
.

après la mort du roi de Bourgogne, il n'accepte pas pour


er
souverain son jeune fils Conrad, qu'Otton I tient sous sa

dépendance. Il ne se rapprochera de lui qu'après 943 2 , à


la suite du rétablissement de la paix entre Louis d'Ou-
tremer et Otton.

C'est du roi de France qu'il reconnaît, dans une charte


de l'an 939, la souveraineté sur les abbayes du Portois,

1
Cartul. du chapitre de Notre-Dame de Lausanne (publié par
Jalm, Forel et de Gingins, Mémoires et Docum. de la Société d'his-
toire de la Suisse romande^ t. VI, 1851, p. 56.
2
Une donation faite par Hugues à l'abbaye de Cluny, d'une
serve de ses domaines du Lyonnais, « de villa que Romanis dicitur,

in pago Lugdunensi sita », est datée de la sixième année du roi


Louis (anno VI, rege Ludowico régnante) (21 avr. 942, Chartes de
Cluny, n° 544, I, p. 529).
376 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE III.

dont il devait être comte, et dès lors, l'autorité suprême


sur le comté l
.

Et je n'aperçois, par contre, aucun acte de Hugues le


2
Noir où Conrad intervienne pour le confirmer .

La situation change brusquement de face après la mort


de Hugues le Noir. Son successeur dans le duché de Bour-
gogne ne semble plus avoir exercé de droits comtaux dans
le royaume de Bourgogne. Ces droits, à qui donc avaient-

ils passé? Certainement au comte de Mâcon, Liétaud II,

beau-frère du duc Gilbert, lequel les aura cédés plus ou


moins de plein gré.
Nous voici en présence de la dynastie seigneuriale, vas-
sale des ducs, qui a participé à la fondation du comté de
Bourgogne. Nous pouvons, en remontant, suivre son his-
toire jusqu'à l'époque où le comté de Mâcon arriva aux
mains de Guillaume le Pieux, qui, par son mariage avec
Engilberge, fille de Boson, se trouva être le neveu par
alliance de Richard le Justicier, et à qui succéda son pro-
3
pre neveu, Guillaume le Jeune, mort sans enfants en 926 .

L'autorité effective était exercée alors par deux vicomtes :

Liétaud (mort après 905) et Racoux (mort en 915), qui,

1
c< Ludovîcus gratia Dei Ugo nostram adierit
rex... inclitus cornes

prsesentiam, deprecatusque quasdam abbatias cuidam fideli


sit ut
nostro, nomine Adalardo, suseque conjugi Addibe, eorumque haere-
dibus daremus... Faventes itaque libentissime precibus praefati gloriosi
comitis Ugonis, concedimus...suprad. abbatias, hoc est Faverniacum...
sanctum Leodegarium similiter.... Datum... régnante g loriosissimo
rege Ludovico » (14 févr/940, H. F., IX, 592-593).
Ainsi que le remarque M. Lauer (Louis d'Outremer, p. 51) :

« C'était faire acte de souveraineté dans un pays qui n'avait pas été
compris dans les limites fixées lors du traité de Verdun. Le Porlois
où se trouvaient les abbayes dépendait du royaume de Bourgogne
jurane ».

2
La seule confirmation que signale M. Poupardin (Bourgogne ,

p. 209, note 5), est un acte rétrospectif, postérieur de quinze ans à la


mort de Hugues le Noir (4 sept. 967, Gallia christiana, XV, Instr.,

col. 3).
8
Voy. infrà au § vi.
LE COMTÉ DE BOURGOGNE. 377

à raison sans doute de Téloignement du suzerain et de leur


parenté peut-être avec lui, prirent dans les actes le titre
1
de comtes . C'est leur successeur, Aubri, gendre de
Racoux et fils du vicomte de Narbonne, qui reconnut,
après la mort de Guillaume le Jeune, la suzeraineté de

Dès avant 887, Liétaud tient un plaid à Mâcon comme représen-


i

tant (missus)du comte Guillaume le Pieux, qui en préside ensuite un


autre en personne, et fait pre'sider un troisième par son fils Boson :

« Cum in Matiscone civitate, in mallo publico, die martis mensis


februarii, ubi resedisset Leotaldus missus Willelmi comitis... Similiter
se proclamavit in mallo secundo quod domnus Willelmus tenuit in
mense.., similiter in tertio quod domnus Boso (évidemment le fils de
Guillaume et d'Engilberge, mort jeune, avant son père) tenuit in
mense martis in Matiscone » (Cartul. de Saint-Vincent de Mâcon,
n° 152, p. 105-106).
En 905, il signe, avec la qualité de comte, un acte de vente portant
sur un alleu sis dans le Lyonnais et dont les vendeurs déclarent agir
selon la loi salique « secundum legem nostram salicam ». Et c'est
devant lui, toujours en cette même qualité, et assisté de boni homines
(ante Leutaldo comité, nec non et aliis bonis ominibus) que l'inves-
titure symbolique (vest et devest) est opérée : « Azo (le vendeur)
revestivit S. (l'acheteur) de ipso alodo... per suum andelangum,
secundum legem salicam, et se exitum inde fecit. (2 nov. 905.
Chartes de Ciuny, n° 90, p. 101-102. — Copie d'après l'original perdu
dans Collect. Moreau, III, f° 208).
Racoux apparaît en 893 comme vicomte à Mâcon. Il contresigne
(Signum Raculfi vice comitis) la donation à cause de mort de la villa
de Gluny, consentie par Eve à son frère Guillaume le Pieux (Chartes
de Cluny, n° 53, er
t. I , p. 62).
Dans un autre acte, qui se place très probablement entre 893 et
898, il nous est présenté en ces termes : « Cum resedisset domnus
Raculfus vocatus cornes in civitatem, in mallo publico, una cum...
scamineis Matiscensibus... (Cartul. de Saint-Vincent de Mâcon,
n° 284, p. 69). — La qualification assez singulière « vocatus cornes »

semble bien indiquer que Racoux n'était pas comte en titre et qu'il n'a

acquis que progressivement cette qualité. Il se la fait donner avec


l'épithète venerabilis dans un contrat d'échange qu'il passe à Châlon
en l'an 898 : « Placuit inter Racuifum venerabilem comitem et Gom-
bertum, virum, etc. » (20 juin 898, Chartes de Cluny, n° 65, I,

p. 74).
378 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE III.

Hugues le Noir 1 et qui acquit, dès avant 937, des domaines


,

2
sur la rive gauche de la Saône .

Ces possessions s'accrurent notablement par des conces-


sions, à titre de prestaire, qu'il obtint pour lui et ses fils

de l'abbaye de Saint-Maurice d'Agaune (942-943) 3 , et que


le roi Conrad, en qualité d'abbé laïque, lui confirma en
intervenant dans ces actes. Le prestige dynastique du
comte Aubri s'en rehaussait, en même temps que s'éten-
dait son pouvoir.
Dès cette époque les comtes de Mâcon semblent avoir
pratiqué une politique de bascule en vue d'affranchir leurs
droits seigneuriaux ou comtaux, dans l'archidiocèse de
Besançon, à la fois des ducs de Bourgogne et des rois
rodolfiens, et pour ne relever plus que de la suprématie
du roi de France.
Le fils d'Aubri, Liétaud II date certains de ses diplômes
du règne du roi de Bourgogne (même pour le Maçonnais) 4 ,

mais il n'existe pas trace dans les documents contempo-


rains d'actes de fidélité envers Conrad le Pacifique. D'autre
part, Liétaud épouse la sœur du duc Gilbert, Ermengarde,
5
ne craint pas de se mettre en conflit avec lui , et n'ap-

paraît nulle part comme ^on vassal outre-Saône.

1
Hugues le Noir, assisté de son fidèle Aubri, préside dans Màcon à
un combat judiciaire et investit l'église de Saint- Vincent d'un bien
usurpé sur elle : « Judicatum fuit ut cum scuto et fuste hoc vindicet...
resedit ibi domnus cornes Hugo nec non et Albericus fidelis ejus...

domnus quoque cornes revestivit advocatos S Vincentii » (Cartul. 1

de Mâcon n° 282, p. 168). Voy. aussi, Charte de 936 de Saint-Sym-


y

phorien oV Autun, Duchesne, Histoire de Vergy, Preuves, p. 32. —


Le fils d'Aubri, Liétaud souscrit, du vivant de son père, une charte
de Hugues le Noir (942) (Chartes de Cluny, n° 544, p. 529).
2 Voy. Cartul. de Saint- Vincent de Mâcon, n° 38, p. 32, et n° 404,
p. 232.
3
Monumenla historix Patrix, Charlx, t. II, n° 19, col. 35 (941-
942). Ibid., n° 20, col. 36 (943).
4
Voy. les actes cités par Poupardin, Bourgogne, p. 217, note 7.
3
Liétaud avait pris sous sa protection les moines de Tournus
LE COMTÉ DE BOURGOGNE. 379

Au contraire, ses relations avec le roi de France,

aussi bien en sa qualité de comte de Mâcon, que comme


1
comte ou prince de Besançon, ainsi que l'appelle Richer ,

se multiplient. Il ne se borne pas à dater ses actes du


règne du roi de France 2 et de figurer dans les diplômes
royaux 3 . Il fait acte de fidélité et témoigne un grand dé-
vouement à Louis d'Outremer en 9S1 \ Il lui aurait sou-
mis même Besançon, à en croire Richer 8
.

Lothaire, dans l'entourage duquel nous le retrouvons,


le qualifie cornes Burgundiae, en confirmant, à sa prière,
6
les droits et privilèges de Cluny , et c'est le titre aussi
sous lequel Flodoard le désigne à l'occasion de la foi qu'il

engage prouve à Louis IV. Sans doute, ne fau-


et qu'il

drait-il pas conclure de là que, dès alors, le comté de

Bourgogne jurane était constitué. Mais l'ambiguïté même


de la qualification marque fort bien la condition à laquelle

rebelles contre l'abbé que Gilbert avait préposé à l'abbaye. Chronique


de Tournus, c. 31 (Monuments de l'histoire des abbayes de Saint-
Philibert, p. 92).
1
« Letoldus ejusdem urbis (Vesontio) princeps » (Richer, II, 98).
2
Parmi les nombreux actes de Liétaud ainsi datés que contiennent
les Gartulaires de Cluny, je relève celui de février 944 : « Anno VIII
régnante Ludovicho rege.... Actum publie apud Vesencionum civita-
tem » (Chartes de Cluny, n° 655, 1, p. 610).
3 er
Voy. notamment les diplômes de Louis IV du 1 juillet 946
(Chartes de Cluny, n 08 688-689 et H. F., IX, 602).
+
« Dum moratur Aquitaniam rex intrare, gravi corripitur infirmi-
tate; quem suscipiens Letoldus quidam Burgundiae cornes, qui tune
etiam suus noviter effectus erat, utiliter eum in ipso œgritudine
observavit » (Flodoard, ad an. 951, p. 129-130. Cf. la note suivante).
5
« Rex in urbem Vesontium... cum duce (Guillaume d'Aquitaine)
exercitum deducit. Atque ibi Letoldus ejusdem urbis princeps, ad
ejus militiam sac rament o transit.... Letoldus vero princeps, in ipsa
régis segritudine fidelissime atque humanissime régi famulatur »
(Richer, II, 98-99).
6
« Quoniam Hugo, dux inclitus noster, nec non etiam Leotaldus,
Burgundie cornes, dilectus et fidelissimus nobis, nostram humiliter
deprecati sunt regiam celsitudinem... » (20 oct. 955, Chartes de
Cluny, n° 980, II, p. 76).
380 LIVRE IV. § V. - IV-.' CHAPITRE 111.

vise Liétaud II, de se rattacher directement au roi de


France pour ne reconnaître, selon toute vraisemblance, que
sa suprématie. Et plus clairement encore le manifestent
les titres qu'il s'attribue lui-même ou se fait donner de
cornes imperatorius ou de cornes ceterorum nobilissimus \
Neveu du duc Gilbert par sa mère, le successeur de
Liétaud II, son fils Aubri II, devint, par son mariage
avec Ermentrucle, fille de Renaud de Roucy et d'Aubérée,
la sœur utérine de Lothaire, neveu par du roi de alliance
France. Il date, dès 971 (14 janvier), des années du règne
de Lothaire une donation en faveur de Cluny 2 et, dans ,

l'ensemble, ses liens avec le royaume de France, ont dû


se resserrer. — Les documents, par contre, sont muets,
à mon escient, sur ses relations avec Conrad le Pacifique
(beau-frère, du reste, cle Lothaire), quoique Aubri II

possédât, à n'en pas clouter, les comtés bisontins qui for-


maient le principat cle son père sur la rive gauche de la
Saône.
C'est postérieurement à la mort d' Aubri II (vers 982),
que les destinées de ce principat vont se fixer, que va
prendre corps définitivement le comté de Bourgogne, après
qu'eut échoué une entreprise analogue à celle de Hugues
le Noir, mais beaucoup plus éclatante, de réunir les deux
Bourgognes en un vaste et puissant principat autonome,
la tentative d'Otte-Guillaume.
Qu'il fût petit-fils de Liétaud II par sa mère Gerberge,
et, en ce cas, petit-neveu du duc Gilbert, comme la plupart
des historiens l'avaient admis
3
, ou bien, comme il me
paraît infiniment plus probable, arrière-petit-fils du duc

1
« Maimbodus antistes... serenilatem domni Leutaldi, imperatorii
comitis... bumillime expetiit.... Hanc notitiam preiibatus cornes fieri

»(CartuL de Maçon, n° 71, p. 60).-' «Ego


jussit fieriquemandavit...
Letaldus cœterorum comitum nobilissimus (951) (Dunod, Hist. du
comté de Bourgogne, II, p. 110).
2
Chartes de Cluny, n° 1291, II, p. 368.
8
Voy. suprà, p. 355.
LE COMTÉ DE BOURGOGNE. 381

Gilbert et dès lors descendant direct de Richard le Justi-


cier et sœur de Rodolfe I er1 Otte-Guil-
d'Adélaïde, la ,

laume pouvait, dans les deux hypothèses, se revendiquer


de ses ancêtres pour prétendre commander sur les deux
rives de la Saône. Mais ses titres les plus décisifs, il les
2
tient de l'adoption du duc Henri et de son mariage avec
Ermentrude, la veuve d'Aubri II, duquel il paraît avoir
3
recueilli l'héritage .

Malgré les dangers que faisait courir à sa royauté le

projet de réunion des deux Bourgognes, on ne voit pas


que Rodolfe III se soit mêlé au long conflit d'Otte-Guil-
laume et du roi de France Robert le Pieux. Et quand
Otte-Guillaume eut été contraint de renoncer au duché,
tout en conservant le comté de Mâcon et les comtés
cl'Outre-Saône, c'est lui qui entre en lutte avec Rodolfe III
4
et avec le roi de Germanie Henri II .

Mais, d'autre part, Otte-Guillaume, alors qu'il était aux


prises avec le roi de France, prépara la scission d'où le
comté proprement dit de Bourgogne allait émerger.
Il attribua le comté de Màcon à l'un de ses fils, Gui,
puis, après la mort de celui-ci (1005), à son petit-fils

Otton , et les comtés du royaume de Bourgogne à son


5
autre fils Renaud . Il retint pour lui-même le titre géné-
6
rique de comte, de prince ou de duc , mais après sa

Sa mère Gerberge étant fille d'Adélaïde, née elle-même du ma-


1

riage du duc Gilbert avec Ermengarde, fille de Richard le Justicier,


donc sœur du roi Raoul et de Hugues le Noir.
2
Suprà, p. 355-356.
3
A vrai dire, nous ignorons à quelle époque précise. La mention
de la terra Alberici comitis (dans une charte de Cluny [981-982],
n° 1582,11, p. 627), ne prouve pas nécessairement qu'Aubri II vivait

encore à cette date.


4
Sur ces luttes, voy. infrà, VI, La domination impériale.
5
Voy. les actes cités par Poupardin (Bourgogne), p. 228.
6
Le nécrologe de l'évêque de Langres Brunon (cité dans l'édition
de la Chronique de Saint -Bénigne, p. 229) l'appelle « Maximus :

comitum Burgundie ». Son épitaphe, dit de lui « Qui ducis et co- :


382 LIVRE IV. § V. -IV-. CHAPITRE III.

mort, Renaud est le véritable « comte de Bourgogne »


[cornes Burgundionum). Otton est exclusivement comte
de Mâcon.
Renaud continue à entretenir des rapports suivis avec
le royaume de France *, et il épouse la fille de Richard II y

duc de Normandie. Il se montre partisan de la cause


d'Eudes II de Blois, le compétiteur de Conrad le Salique,
à la succession de Rodolfe III, et on le voit encore, en
1045, en rébellion contre Henri III.

"Nous le retrouverons, à ce point de vue, en nous occu-


pant de la domination impériale dans le royaume de Bour-
gogne-Provence. En fin de compte nous verrons qu'il ne
s'y est en réalité jamais soumis. Son fils Guillaume Tête
Hardie, ou le Grand, prendra plus tard le parti du pape
dans la lutte du sacerdoce et de l'Empire, et redeviendra
vassal du roi de France par l'acquisition du comté de
Mâcon (1078), sans le moindre assentiment de l'Empereur.
Enfin quand la dynastie franconienne disparaîtra du trône,
le comte de Bourgogne Renaud III revendiquera sa pleine

indépendance et refusera de reconnaître Lothaire de Sup-


plinbourg.

mitis gemino ditatur honore » (Ibid., p. 229). — La plupart des textes


le désignent par le titre On trouve néanmoins la
de cornes tout court.
qualification de cornes Burgundionum dans une charte de 1005 (Pé-
rard, p. 169), et son contemporain Raoul Glaber le nomme « Cornes
maxirax partis Burgundiœ » (Vita S. Guillelmi abbatis, cap. 12,
Mabillon, Acta SS. Ben,, VI, I, p. 326).
1
Cf. Poupardin, op. cit., p. 230.
383

V. — Le royaume-uni de Bourgogne jurane,


Viennois et Provence 1
.

CHAPITRE I

LA MARCHE VIENNOISE ET LE DUCHÉ DES PROVENÇAUX.

Ainsi que nous venons de le faire pour la Bourgogne


jurane, nous avons à suivre, en leur cours, les destinées

1
C'est très improprement que les historiens ont donné à ce royaume
le titre de Royaume d'Arles. Ce titre n'apparaît qu'à l'extrême fin du
xn e siècle ou au début du xin 6 (voy. les témoignages réunis par Paul
Fournier, Le royaume d'Arles et de Vienne, 1138-1378 [Paris, 1891],
p. xxi, note 1). Jusque-là la qualificationprédominante était regnum
Burgundiœ ou regnum Burgundionum, mais à vrai dire le royaume
était sans nom. Il a donné naissance à une nomenclature aussi factice

que l'était sa propre formation. La désignation de royaume d'Arles a


été inventée par des écrivains éblouis parle prestige de l'antique cité.
L'alsacien Gunther dans son Ligurinus appelle Arles : « Caput
regni sedesque vetusti, priscorum curia regum... » (éd. Schott,
Strasbourg, 1531, p. 114-115), et c'est Vienne, qu'Odilon de Cluny
nomme « nobilis sedes regia »(Epitaph. Adalheidae c. 6, Migne, 142,
c. 975). — Il est d'autant plus anormal d'appliquer la qualification
Arelatensis au royaume du x e -xi e siècle que depuis Conrad le Paci-
fique le souverain n'a plus paru à Arles.
Voici un aperçu sommaire des principales dénominations :

Regnum Burgundie. — Chron. de Saint-Bénigne de Dijon, p. 188.


Burgundia ou regnum Burgundiae. — Gerbert, Lettres, n° 138, p. 124
(éd. Havet). Il est à noter qu'une charte de 967 place Cluny dans le

regnum Borgundie {Chartes de Cluny, n° 1229, II, p. 317). La déno-


mination s'étendait donc au duché de Bourgogne.
Regnum Burgundionum. — Vita Deicoli, cap. 19 et 20 (2 e moitié
x e siècle) (Mabillon, Acta SS. Ben. II, p. 109).
Burgundia régna. — Thietmar V, p. 107.
Prol.,

Rex Burgundionum. — Reginon, ad an. 937, p. 159; Liutprand,


384 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE l.

des deux régions méridionales qui lui furent unies, plus


ou moins effectivement, sous le sceptre des Rodolfiens,

Antapodosis, IV, 12 (Migne, 136, col. 863); Alpertus, De diversitate


temporum, II, 14 (Migne, 140, c. 478).
Vita Udalrici, cap. 5 (Mabillon, A. SS. Ben. V, p. 443).
Thietmar, VIII, 30, p. 210; IX, 7, p. 243. Cartul. Saint-Victor—
de Marseille (1025, n° 100, I, p. 125) etc. ;

Rex Burgundiae. —
Ademar de Chabannes, III, 37, p. 160. —
Vita Bernwardi, cap. 27 (Mabillon, A. SS. Ben. VI, I, p. 218); etc.
Rex in Burgundia. — Cartul. de Savigny, n° 96, p. 72 : « Régnante
Gonrado rege Burgundia
in » (991).

Regnum Austrasiorum. — Raoul Glaber, III, 9, 38, p. 87; V, 1,

17, p. 127; V, 4, 22, p. 131.


Regnum Austrasiae. — Wibert, Vita Leonis, cap. 14 (Mabillon,
Acta SS. Ben., Ssec. VI, 2, p. 65) (Il est de nouveau à noter que
dans les Miracles de Saint Benoît, VI, 15, p. 240, c'est le duché de
Bourgogne qui est appelé Austrasia) (ducamen Austrasiœ).
Rex Austrasiorum. —
Raoul Glaber, III, 2, 8, p. 59; IV, 9, 37,
p. 86.
Regnum Alamannorum. — 1016. Cartul. de Grenoble, p. 77.
Alamania seu Provintia. — 1020. Cartul. Saint-Victor de Mar-
seille, I, p. 25.

Alamannorum rex. — 1014. Cartul. Saint-Victor (p. 284-285,


576; 1015, ibid., p. 206-285); 1018, Chantelou, Hist. de Montmajour,
éd. du Rouvre, p. 56-57.
Alamandorum rex. — 979. Charte du comte Roubaud, publiée
par Manteyer, Provence, p. 514; 1018. Cartul. Saint-Victor, II,
p. 531; 1011. Cartul. de Nice, p. 10; 1002, ibid., p. 19, 20 « rex :

Alamandorum in dictione Provincie ».


Rex Alamannorum vel Provinciarum. —959. Gallia Christ. No-
vissima. Arles, n° 260; 961. Chantelou, p. 37-38; 965. Cartul. Saint-
Victor, I, p. 41 ;
1012, Cartul. de Lerins, éd. de Flammare, p. 190;
1016, ibid., p. 172, 196.
Rex Alamannorum et (seu) Provincie. — 949, Chantelou, p. 25-
27; 950, ibid., p. 29-30; 971, ibid., p. 46-47; 1005. Cartul. Saint-
Victor, I, p. 19, 21, 24; 1008, p. 142 ;
1019, p. 103 ;
1021-32, p. 64,
110, 122, 156; etc. — Cartul. de Lérins, p. 66, 180, 297; 1033-37.
Cartul. Saint-Victor, p. 92.
Rex Jurensium. — 994. Cartul. d'Ainay, n° 7, p. 556 ;
997, n° 63,
p. 601; 1000, n° 66, p, 603; 1015, n° 70, p. 606; 993-1032, n° 40,
p. 582.
LA MARCHE VIENNOISE ET LE DUCHÉ DES PROVENÇAUX. 385

pour assister en pleine connaissance de cause à cette con-


vergence politique, en mesurer la portée et en retenir les
conséquences au regard de Couronne de France.
la

La province de Vienne avait formé le ducatus Lugdu-


nensis, duché ou marquisat de Girard de Roussillon, ré-
gent du royaume de Charles de Provence. Girard est resté
en possession de ce duché sous Lothaire II (863-869), à
qui il fut attribué à la mort de Charles de Provence, tandis
que le duché ou marquisat des Provençaux, dont le comte
Fulcrad était le chef, passait à Louis II, roi d'Italie et em-
pereur, qui en garda la souveraineté jusqu'à sa mort
(875).
A la mort de Lothaire II (869), Girard de Roussillon
s'est opposé à la mainmise sur son duché de Charles le
Chauve, lequel, d'accord avec Louis le Germanique, voulait

Rex Jurensis. — Cartul. de Savigny, Conrad, p. 38, 76, 85, 86,


94, 95, 99, 122, 137, 143, 173. — Cartul. d'Ainay, p. 566, 569. —
Chartes de Cluny, 966, n° 1210, p. 293.
Rex Jurensis in Gallia. — Cartul. d'Ainay, 980, p. 592. — Cartul.
de Saint- André-le-Bas, Conrad le Pacifique, p. 57, 58, 59. — Fio-
doard, ad. an. 937 (p. 68). « Rod. jurensis et Cisalpinœ Galliœrex ».
Rex Viennensis. —
Cartul. de Saint- André-le-Bas, 937-940,
86; 966-967, p. 18, 53, 81 970, p. 43; 994-5,
p. 39, 48, 74, 76, 83, ;

p. 85. —
Chartes de Cluny, 956, n° 998, II, p. 93.
Regnum Galliae. —
Cartul. d'Ainay, n° 22, p. 568 (vers 1035).
Rex Galliarum. — Cartul. de Savigny, 969, p. 113. — Cartul.
d'Ainay, 1003, p. 565.
Cisalpinae Galliae rex (Conrad). Flodoard, ad an. 946, p. 102 (Cf.
Otton de Frisingen, VI, 30, p. 282 : Rudolfus, Burgundiœ seu Galliae
Lugdunensis rex).
Rex in Galliis. — Cartul. de Savigny, 970, p. 101,110. — Cartul.
d'Ainay, 937-993, p. 590 ; 993, p. 624 ; 1020, p. 610; 1023, p. 562, etc.
(fréquent). — Cartul. de Saint- C ha 1012, ffre, p. 118.
Rex in Gallia. — Cartul. de Savigny, 978, p. 127; 980, p. 174;
1020, p. 338; 1028, p. 311 (Roberto rege in Francia et Rodulfo in
Gallia); 1030, p. 323. — Cartul. d'Ainay, 937, p. 551 ; 1002, p. 586;
1015, p. 585, etc. (très fréquent). — Chartes de Cluny, 979, II, p. 547,
552, etc. — Cartul. de Saint-André-le-Bas, p. 3, 6, 19, 24, 25, 27,
40, 46, etc. (très fréquent).

P. — Tome IV. 25
386 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE I.

dépouiller son neveu Louis II de l'héritage viennois et,

dans le partage de Mersen (870), s'était fait attribuer pour


sa part le Lyonnais et le Viennois. Que cette résistance
fût dictée par la fidélité intéressée à Louis II, ou inspirée
par l'ambition de se rendre indépendant, elle fut brisée par
Charles le Chauve. Le roi s'empara de Vienne sur la
femme de Girard, Berthe (décembre 870), et obligea le
ménage, célèbre dans l'épopée, à chercher refuge dans
les États de Louis II, où Girard sans doute finit ses

jours.
Il fut remplacé par Boson, beau-frère de Charles le

Chauve. Boson obtiendra également duché de Provence


le

quand Charles le Chauve s'en sera emparé, à la mort


de Louis II, et il épousera la même année (876-877)
Ermengarde, fille du souverain défunt. La disparition pré-
maturée de Louis le Bègue (879) permit à Boson de se
faire élire [et couronner roi des deux duchés méridionaux
réunis dans sa main 1
.

Boson était ainsi tout à la fois le successeur de Girard


de Roussillon et de Fulcrad comme princeps, et, comme
roi, le successeur de son oncle Charles de Provence et de
Louis II son beau-père. Il dépossédait par le fait Louis le

Jeune de Bourgogne méridionale, qui lui avait été cédée


la
par Louis Carloman de France, et ceux-ci de la
III et

Provence dont leur grand-père Charles le Chauve s'était


emparé.
Les souverains évincés se liguent contre Boson et lui

enlèvent Vienne, sa capitale, en septembre 882. Car-


loman de France ressaisit de la sorte son autorité sur le
duché des Provençauxcomme dépendance du regnum Fran-
corum. Il y fait frapper monnaie et y procède à des res-
2
titutions ou concessions domaniales Quant au Viennois et .

1
Voy. T. III, p. 175 et suiv.
1
Voy. Poupardin, Royaume de Provence, p. 134, et Manteyer, Pro-
vence, p. 92.
LA MARCHE VIENNOISE ET LE DUCHÉ DES PROVENÇAUX. 387

au Lyonnais, le roi de France fit, après la prise de Vienne,


réclamer à rassemblée de Worms leur restitution par
Charles le Gros
1
.Nous ignorons quel fut le succès de cette
revendication
2
, de même que nous ne savons ce que devint
l'autorité de Boson, quant à son étendue territoriale, et
quelle fut sa subordination hiérarchique à la suite des
échecs qu'il avait éprouvés.
y a donc incertitude, à cette époque, aussi bien sur le
Il

degré de dépendance de la nouvelle royauté au regard des


rois carolingiens de Francie occidentale ou orientale, que

sur les prétentions respectives de ceux-ci à la souveraineté


ou à la suprématie. Dans le Viennois-Lyonnais, il semble

que la suprématie soit restée indivise entre Carloman de


France et Charles le Gros, dans le court intervalle de temps
où le premier a survécu à Louis le Jeune (882-884).
Le point constant c'est qu'on voit subsister et s'affirmer

la suprématie des reges Francorum sur les parties cons-


titutives du royaume de Boson. Boson aurait donc pu
parfaitement, même en qualité de roi, faire acte de fidélité

à l'un ou à l'autre d'entre eux. Mais, à dire vrai, nous


n'avons pas d'indice qu'il l'ait fait réellement. Quand il

disparaît en 887 (H janvier), les rares documents histo-


riques . qui le concernent nous le représentent comme
n'ayant jamais cessé d'être en lutte avec rois et princes,
3
et n'ayant jamais été dompté ou surmonté par eux . La

1
« Ad quod Hugo abbas, quibusdam sociis secum as-
placitum
sumptis, profectus,Karolum adiit pro petitione partis regni, quam
frater suus Hludowicus in locariurn acce'perat, ut sicut ipse Karolus
promiserat, Karlomanno restitueret » (Annales de Saint-Bertin, ad
an. 882, p. 290).
2
Hincmar se borne à dire « Unde nil certi obtinuit » (loc. cit.).
:

3
« Ludowicus et Carloman nus. Bosonem diebus vitœ suœ omni
.

instantia sunt persecuti. Nec sol uni il sed etiam alii reges Franco-
Li

rum per succedentia tempora adeo graviter nomen ejus tulerunt atque
exosum habuerunt, ut inrecuperabili ejus dejectione et mortis exitio
non modo principes ac duces, sed etiam eorum satellites sacramentis
et execrationibus obligarentur. Fuit autem tam perspicacis ingenii,
388 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE 1.

raison n'en serait-elle pas qu'il s'appuyait sur une natio-


nalité déjà vivace, en opposition à la nationalité franque?
Et n'est-ce pas ce que Réginon laisse entendre quand il

s'étonne que, malgré les maux cruels qu'ils eurent à endu-


1
rer, ses vassaux lui restèrent toujours fidèles ?
Gomme pour Boson lui-même, à Mantaille, en 879, la

volonté nationale se fait jour à Valence, en 890, par la


voix des évêques et des grands, qui élisent roi son- fils
2
Louis de Provence .

Mais à la différence de Boson, qui n'était pas carolin-


gien et dont l'élection n'avait jamais été ratifiée par les
souverains francs, le nouveau roi était petit-fils, par sa
mère, de Louis II, et son aptitude à la royauté, sa regia
dignitas avait été consacrée d'avance par Charles le Gros.
3
Celui-ci, en l'adoptant dès 887 pour fils , en avait fait

un Carolingien en ligne masculine, comme il l'était déjà


par le sang en ligne féminine, et il a pu s'opérer ainsi
une sorte de restitutio in integrum de la marche vien-
noise usurpée jadis aux dépens de Louis II. C'est Vienne
même qui sera le centre du gouvernement de Louis de
Provence 4 c'est à la fois du Viennois-Lyonnais et de la
,

ut, cum a multis, ut dictum est, regibus et regnis assidue insectatus


sit, a nullo tamen aut capi aut circumveniri aliquando potuit »
(Réginon, ad an. 879, p. 114-115). — L'église de Saint-Maurice de
Vienne reçut ses restes — qu'il lût ou non rentré en possession de
la cité au moment de sa mort — et Tépitaphe qui lui fut consacrée
dans cette cathédrale confirme les paroles de Réginon :

«... Hic pius et largus fuit, audax atque benignus.


Quamvis hune plures voluere perdere reges
Occidit nullus... ».

(H. F., VIII, p. 50, note).


1
« Fuit... tantse moderationis, ut, cum sibi faventes proscriptioni-

bus dampnarentur bonisque omnibus privarentur, numquam insidiis


suorum militum fuerit petitus neque fraude proditus, cum utrumque
hostes seepe temptassent » (/oc. cit.).
2
Gapitul. LL, II, p. 377, éd. Krause.
3
Voy. sur le sens et la portée de cette adoption, T. III, p. 189.
* Cf.Manteyer, Provence, p. 94.
LA MARCHE VIENNOISE ET LE DUCHÉ DES PROVENÇAUX. 381)

Provence que le fils de Boson est élu roi, et son élection


avait eu par avance la ratification d'Arnulf '.
Quand le souverain eut été aveuglé en 905, Hugues
d'Arles, qui était en même temps comte de Vienne et duc
des Provençaux, devint une sorte de vice-roi ou de régent
de l'ensemble des Etats de Louis de Provence.
Quelle fut, en cette qualité, son attitude à l'égard de
la Couronne de France ? Il ne pouvait être question d'un
lien de vassalité, puisque Hugues représentait un royaume
autonome d'où relevaient ses comtés de Vienne et d'Arles;

mais, comme Louis l'Aveugle lui-même, il devait recon-


naître soit la prééminence carolingienne de Charles le

Simple, soit la suprématie franque des rois Robertiens.


Telle me paraît la seule explication légitime de sa parti-
2
cipation, dans les premiers mois de 924 , à la grande
assemblée tenue par Raoul en Autunois, et suivie, à
courte distance, d'une confirmation royale pour Saint-
Martin d'Autun de domaines situés dans les comtés de
3
Hugues (Vienne, Vaison, Fréjus) .

1
Voy. T. III, p. 190.
2
M. Lauer (Raoul, p. 29) ne se prononce pas clairement sur les
motifs de cette présence. Il avait admis à tort, dans son édition de
Flodoard (ad an. 924, p. 20), qu'elle semblerait bien indiquer que
Hugues se reconnaissait le vassal de Raoul, au moins pour quelque
portion de ses domaines (peut-être le Lyonnais). D'autre part,
M. Poupardin (Provence, p. 213) va trop loin en excluant l'idée de
« la reconnaissance d'une suprématie quelconque du roi Raoul ».
L'argument de Lippert (Kônig Rudolf, p. 40), que longtemps après
924 des chartes sont du règne de Louis l'Aveugle, est
datées
sans portée. Il reste, par les nombreuses chartes
se neutralise, du
qui, du vivant de Louis l'Aveugle, sont datées du règne de Raoul,
pour des biens non seulement du Lyonnais (Chartes de Cluny, n os 239-
240, 251, 255, 257-258, 266, etc.), mais du Viennois (Chartes de Cluny,
n 08 437 et 439). C'est tout à fait arbitrairement qu'on a voulu soit
reporter après 933, soit attribuer au règne de Rodolfe II ces deux
dernières chartes qui, toutes deux, sont datées de la deuxième année
du roi Raoul.
8
Le roi Raoul n'accorde pas seulement à l'abbaye de Saint- Martin
390 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE I.

Une fois que Hugues d'Arles fut devenu roi d'Italie


(juillet 926), il dut abandonner le comté de Vienne au
1
fils bâtard de Louis l'Aveugle, Charles Constantin , de
même qu'il a laissé à son frère Boson les comtés d'Arles
et d'Avignon. Toutefois il gardait la haute main sur le
Viennois, aussi bien que sur la Provence, comme duc de la
marche viennoise et des Provençaux ou comme vice-roi
ou régent. Cette dernière qualité tombe par la mort de
Louis l'Aveugle (juin 928). Il laisse alors Charles Cons-
tantin en possession du comté de Vienne et s'entend avec
le roi Raoul soit pour le faire renoncer, en partie au
moins, à la succession de Louis, son cousin germain, soit

pour s'assurer son appui éventuel contre des rivaux tels


que Rodolphe II. Un traité est passé (928) par lequel, au
témoignage de Flodoard, Hugues d'Arles cède la « pro-
vince viennoise » à Herbert de Vermandois pour son fils

Eudes, en présence de Raoul 2 ; en d'autres termes, lai

cède, sous la suprématie du roi de France, le ducatm


sur la marche viennoise dont relevait comte de Vienne,
le

en conservant, sous la même suprématie, le ducatus sur


la marche de Provence dont dépendaient les comtés
d'Arles et d'Avignon.
Nous voici placés devant le problème historique, non
encore résolu, de la réunion au royaume de Bourgogne
transjurane de l'ancien royaume de Provence.

d'Autun la confirmation de biens situés dans le Viennois ou la Pro-


vence aussi bien que dans le reste du royaume : « in pago Viennensi,
in Provincia et in comitatu Forojuliensi et in comitatu Vasionensi »;
il les affranchit de tout service autre que le sien, « ab omni servitio,
nisi divino nostroque libéra existât » (Chàlon, 6 avril 924, H. F., IX,
p. 563-564).
1
Cf. Diplôme de Louis l'Aveugle, du 25 décembre 927, en faveur
de l'Église de Vienne, délivré à la prière de son fils le comte Charles,

Gallia Christiana, XVI, Instr., c. 15),


* « Hugohabens colloquium cum Rodulfo, dédit Heriberto
rex,
çomiti provinciam Viennensem, vice filii sui, Odonis » (Flodoard,
ad an. 928, p. 43).
391

CHAPITRE II

COMMENT S'EST OPÉRÉE L'ANNEXION DES MARCBES VIENNOISE


ET PROVENÇALE AU ROYAUME DE ROURGOGNE JURANE, ET A
QUOI ELLE SE RÉDUIT.

La cession du Viennois par Hugues d'Arles à Herbert


de Vermandois fut considérée par le roi Raoul comme
devenue caduque à son regard le jour où il se brouilla de
nouveau avec Herbert. Cette caducité entraînait de plein
droitune consolidation (au sens juridique du mot) de la
souveraineté entre ses mains. En conséquence, le roi se fit
faire directement hommage par le comte du Viennois,

Charles Constantin (931 )\ et se fit livrer la cité de Vienne


elle-même en 933 2 .

Hugues d'Arles pour conjurer une extension de la sou-

veraineté du roi de France sur la marche provençale, et


pour écarter du même coup la compétition de Rodolfe II

à la Couronne d'Italie, abandonna alors à ce dernier son


duché de Provence et peut-être aussi les droits aléatoires
qu'il prétendait avoir récupérés sur le Viennois par suite
de la rupture entre Raoul et Herbert 3 .

1
« Rodolfus (Raoul) rex Viennam profectus, Karolo Gonstantino
Ludovici Orbi filio, qui eam tenebat, subjectionem pollicitante , rever-
titur (Flodoard, ad an. 931, p. 46).
»
2
« Vienna Rodulfo régi, tradentibus eam his qui eam tenebant,
deditur » (Flodoard, ad an. 933, p. 55).
3
Liutprand dit que Hugues abandonna à Rodolfe « toute Ja terre
qu'il possédait en Gaule avant son accession au trône d'Italie ».
Or, depuis cet avènement (926) la cession du duché de Vienne
faite par lui à Herbert de Vermandois (928) lui avait fait perdre le
392 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

L'abandon ainsi fait par Hugues d'Arles de ses droits


réels ou prétendus ne pouvait porter aucune atteinte à la
suprématie des rois de France, qu'il avait reconnue lui-

même, et à laquelle son cessionnaire, Rodolfe II, devait


donc être soumis pour le principat cédé, comme il l'était

déjà, selon le droit public traditionnel pour son royaume


de Bourgogne jurane. Et, en effet, nous le voyons en 935

figurer clans une entrevue de Raoul avec le roi de Ger-


manie, Henri l'Oiseleur à un moment où ce dernier ne
1
,

pouvait élever aucune prétention sérieuse à une supré-


matie sur le royaume de Bourgogne 2 .

Mais les rois de France réclamaient davantage. Ils


revendiquaient la souveraineté, soit sur la marche vien-
noise, en vertu de la cession faite par Hugues en 928, soit

sur l'ensemble des deux duchés, comme ayant droit à l'hé-


ritage de Louis l'Aveugle, dont Raoul était le cousin ger-
main du côté paternel, et Charles le Simple, cousin plus
éloigné, mais en lignée carolingienne, du côté maternel.
Que cette souveraineté ait été non seulement affirmée,
mais réalisée et reconnue, c'est ce que prouvent, d'une
part, les chartes des deux régions 3 d'autre , part, les actes

droit de disposer de ce duché. — Voici le texte de Liutprand : « His


temporibus Italienses in Burgundiam ob Rodolfum, ut adveniat, mit-
tunt. Quod Hugo rex ut agnovit, nuntiis ad eum directis, omnem
terram quarnin Gallia ante regnisusceptionem tenuit, Rodulfo dédit,
atque ab eo jusjurandum, ne aliquando in Italiam veniret, accepit »
(Liutprand, Antapodosis, III, 47; Migne, 136, c. 855).
1
Rex placitum Suessionis cum regni primatibus babuit; deinde
«

locutus cum missis Heinrici ad ejus properal colloquium, ubi etiam


Rodolfus rex Jurensis interfuit; pactaque inter ipsos amicitia, etiam
Heribertum cum Hugone pacarunt » (Flodoard, ad an. 935, p. 60).
L'entrevue eut lieu en France, sur les bords du Chiers, ainsi qu'il
er
résulte d'un diplôme de Henri I , daté du 8 juin {DipL regum Ger-
manix, éd. Sickel, I, p. 73, n° 40), et de la chronique de Widukind,
I, 39, xVïigne, 137, c. 150).
Woy. plus haut.
8
Pour le Lyonnais, je relève les chartes suivantes, datées de
Louis IV Chartes de Cluny, 938, n°482,p. 466 et n° 491, p. 475;
:

ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 393

de fidélité ou d'hommage au roi de France de leurs chefs,


l
de Charles Constantin en 941 et 931 des comtes d'Arles ,

940, n° 518, p. 503; — 941, n° 531, p. 516; - 942, n° 544, 528; p.


— — 936-954, n° 463, p. 4*0. — Cartul. de
947, n° 701, p. 656;
Savigny, 937, n° 68, 58; —942, n° 33,
p. 33; — 944, n° 51, 47; p. p.
— 945, n° 32, p. 32; — 949, n° 69, p. 58, n° 70, 59. p.
En 939 (20 juin), Louis IV confirme à l'abbaye de Cluny la posses-
sion de biens dans le Lyonnais, en même temps que l'immunité
(Chartes de Cluny, n° 499, I, p. 483 H. F., IX, p. 590). En 941 (8 no- ;

vembre), le roi accorde une confirmation analogue à l'abbaye de


Tournus, avec dispense de tonlieu et autres droits sur le Rhône, la

Saône et le Doubs (H. F., IX, p. 593).


Pour le Viennois, la charte de Charles Constantin de janvier 952
(Chartes de Cluny, n° 797, p. 748, et Diplomatique de Bourgogne de
Rivaz [Ul. Chevalier], pièces justif., p. 69), ne porte pas seulement
régnante Ludovico rege, mais « qui de eadem donatione preceptum
jussit fîeri et sigillo suo insigniri ». Elle est évidemment en rapport,
avec l'acte de fidélité de 951 (Cf. Manteyer, Provence, p. 149). Voy.
note suivante.
Pour le Vivarais, Chartes de Cluny, 948, n° 725, p. 680 (ajoutez
une charte datée du règne du roi de France Henri I er [1034, Cartul.
de Saint-Chaffre, n° 383, p. 134]).
Pour YUzège, Chartes de Cluny, 951-952, n° 817, p. 770.
Sans vouloir dresser une liste complète à ce sujet, je remarque que
pour ie Lyonnais, les chartes datées encore du règne de Lothaire
sont très nombreuses dans le Cartul. de Savigny (957, p. 79; —
959, p. 189; — 960, p. 189, 191; — 966, p. 81 ;
- 968, p. 82; —
970, p. 174, 191; — 980, p. 181, 182, 186; 955-986, p. 161), rex
Francorum seu Aquitanorum (ajoutez une charte datée de Hugues
Capet, 992, p. 270).
Il s'en rencontre aussi, pour le Lyonnais, dans les Chartes de

Cluny (par exemple, 954-985, n° 890, II, p. 7); dans le Cartul. de


Chamalières-sur-Loire (967-968, n os 127-128), et dans le Cartul. de
Saint-Chaffre (par exemple, 961, n° 345, p. 115).
Dans ce dernier cartulaire, j'en trouve pour le Forez (par exemple,
n° 85, p. 60), et pour le Vivarais : 945, n° 305, p. 102 ;
— 956, n° 277,
p. 95 ;
— 963, n° 312, p. 104 ;
— 985, n° 161, p. 74, n° 378, n° 133
(ajoutez une charte datée du roi Robert, 1021, n° 382). Le règne de
Louis V est représenté, pour le Vivarais, par une charte du Cartul.
de Saint- Barnard-de-Romans (t. I [1856], n° 69, p. 123), datée :

« Mense jùnio, anno quando Loïcus cepit regnare ».


1
Flodoard, ad an. 941, p. 83 : « Ludowicus rex a Karlo Constan-
394 LITRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

de 945 à 948 Si des chartes sont datées, à la même


•époque, du règne de Conrad le Pacifique, un érudit alle-
mand, le professeur Hofmeister, avouait récemment que
jusqu'en 943 au moins, cette datation était purement fic-
2
tive .

L'ancien royaume de Provence (dont Hugues d'Arles


n'eut, du reste, jamais la souveraineté) n'a donc pu être
réuni au royaume de Bourgogne transjurane, aux environs
de 933, comme on l'a unanimement cru jusqu'ici.
La cession, limitée en droit et en fait, de Hugues d'Arles,
que relate Liutprand, a pu fournir tout au plus un point
d'appui ou un prétexte à une politique envahissante. Elle
permettait de mettre à profit, dans le pays même, l'in-

fluence de Hugues d'Arles qui y conservait d'importants


domaines 3 , et de se prévaloir des apparences de légiti-

mité que pouvait faire naître le prestige de l'ancien duc,


devenu roi d'Italie. En réalité, il n'y a pas eu et il ne pou-
vait y avoir translation légale dé souveraineté par une
cession de Hugues à Rodolphe II. Il n'y en a pas eu
davantage par une volonté des populations 4 (comme cela

tino in Vienna recipitur ». — Flodoard, ad an. 951, p. 429 : «Ludo-


wicus rex Aquitaniam cum exercitu petiit; sed antequam eandem
ingrederetur provinciam, Karlus Constantin us Viennœ princeps, et

Stephanus Arvernorum preesul ad eum venientes sui efficiuntur ». —


Richer, II, 98 : « Cum ergo in agro Matisconensium castra figeret,
occurrit ei Karolus Constantinus, Viennœ civitatis princeps, ejusque
efficitur fidem jurejurando pactus ».
1
Voy. la charte de Manassès, archevêque d'Arles, signée par la

comtesse Berte, et datée de la treizième année du règne de Louis IV


(septembre 948). Chartes de Cluny, n° 726, 1, p. 683.
2
Hofmeister, Deutschland und Burgund, p. 60.
3
Cf. Poupardin, Bourgogne, p. 68.
4
Nous constaterons, au contraire, une résistance évidente dans le

sens de l'indépendance nationale.


Et le la Provence auraient voulu former un royaume
Viennois et
comme Bourgogne jurane. L'une des régions appelle rex Viennen-
la

sis, l'autre rex Provinciœ ou Provinciarum le roi dont elle reconnaît


l'autorité (Voy. suprà, p. 384-5).
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 395

s'était produit à l'avènement de Boson et de Louis


l'Aveugle), moins encore, nous allons le voir, par une
renonciation quelconque de la Couronne de France.
Comment donc cette souveraineté a-t-elle pu être ac-
quise au roi de Bourgogne? Uniquement par l'interven-
tion violente et astucieuse des rois de Germanie. L'érudit
allemand que je citais tout à l'heure en a fait la démons-
tration sans s'en clouter. Il est allé jusqu'à nier toute ces-
sion par Hugues d'Arles à Rodolphe II (que Liutprand
aurait confondu avec le roi de France Raoul de 928) 4
,

puis il a présenté l'annexion du Viennois et de la Pro-


vence à la Bourgogne transjurane comme la réalisation
er
d'une grande pensée politique d'Otton I et comme fondée
sur le seul intérêt de la Germanie, dont la Bourgogne ainsi
agrandie devait être le boulevard 2 .

On pourrait presque dire habemus confiteniem reum.


A voir, en effet, les événements dégagés de toutes les

obnubilations de l'histoire traditionnelle, il apparaît en


pleine clarté que nous avons affaire à une œuvre de con-
quête teutonne, accomplie suivant les procédés usuels de
duplicité sournoise et d'abus sans scrupule de la force. A
1
« Je ne crois pas, dit-il, à la réalité de la convention relatée par
Liutprand; je suis plutôt d'avis que son récit repose sur une confu-
sion du roi de Bourgogne avec son homonyme le roi de France » (Hof-
meister, op. cit., p. 63).
2
« A supposer, dit le même auteur, qu'il y ait eu réellement un
traité entre Rodolphe II et Hugues, ce n'était qu'un simple parche-
min... Ce qui a produit la transformation des rapports politiques
dans la vallée du Rhône, si grosse de couséquences pour les siècles
futurs, c'est la volonté du souverain allemand Otton le Grand, ins-
pirée par la claire vision des dangers qui menaçaient le développe-
ment de la puissance germanique tel que l'empereur Arnulf l'avait

entrepris et que Otton voulait le poursuivre » (p. 65).


« C'est sous les Grand que Conrad a pu étendre
auspices d'Otton le

son autorité du Jura à la et créer ainsi un boulevard


Méditerranée,
contre la croissance démesurée (ùbermdssiges Anwachsen) de la puis-
sance française..., boulevard que la tâche difficile et définitive des
hommes d'État allemands fut de rendre durable » (ibid., p. 69-70).
396 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

la mort de Rodolphe II (juillet 937), qui ne laisse qu'un


1 er
fils en bas âge en tout cas mineur, Otton
, I s'empara
dolosivement de cet héritier et le retint captif. Flodoard
l'atteste, « quant dolo captum sibique adductum rétine-
2
bat » .

Vainement les historiens allemands ont-ils tenté d'élu-


der ou d'esquiver ce témoignage accablant, en imaginant
mille prétextes fallacieux pour justifier l'intervention arbi-
er
traire d'Otton Igouvernement du royaume de
dans le

Bourgogne, certains de la Germanie de s'as-


l'intérêt vital

surer les défilés des Alpes, certains une prétendue trahison


des grands de la Bourgogne, qui, par crainte de la pesante
main de Hugues d'Arles, auraient eux-mêmes livré le jeune
er3
roi à Otton I trahison ou manœuvre dont il n'y a pas
,

l'ombre d'indice. Nous retrouvons le procédé habituel des


Allemands de rejeter- sur autrui les turpitudes dont ils se
er
sont rendus coupables. La vérité toute nue est qu'Otton I

n'avait d'autre titre que la violence dont il a usé. Il n'était

1
Flodoard l'appelle parvus : « Rodulfus Jurensis ac Cisalpinae
Gallise rex obiit, cui filius parvus Chonradus in regno succedit » (ad

an. 937, p. 68).Hugues de Fleury le dit parvulus.


2
Otho rex... in Burgundiam proficiscitur, habens secum Conra-
((

dum, filium Rodulfî régis Jurensis, quem jam dudum dolo captum
sibique adductum retinebat » (Flodoard, ad an. 940, p. 77-78).
3
Giesebrecht a inventé cette histoire de toutes pièces pour rejeter
sur les grands de la Bourgogne le reproche de dol que Flodoard
adresse à Othon, et que Hugues de Flavigny a formulé de son côté
dans des termes qui ne laissent place à aucune ambiguïté,, quand il

dit « Otho... Conradum Burgundiœ regem dolo cepit ».


: Ecoutez —
maintenant le roman de Giesebrecht « Les grands de la Bourgogne :

connaissaient Hugues d'Arles pour un seigneur entreprenant, éner-


gique et cruel, dont ils n'étaient nullement disposas à accepter le

joug. C'est pourquoi ils s'emparèrent par dol de leur jeune roi (des-
halb bemâchtigten Sie sich durch List ihres jungen Kônigs), et le

livrèrent ensuite à Othon, comme au seul homme capable de le pro-


téger efficacement contre les manœuvres de Hugues » (Giesebrecht,
e
Geschichte der deutschen Kaiserzeit, t. I [5 éd.], Leipzig, 1881,

p. 314).
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 397

ni parent, ni tuteur
1

, ni suzerain quelconque 2 , et ce n'est

pas, à coup sûr, je l'ai montré, la transmission de la lance


er
de Constantin à Henri I qui aurait pu conférer la moindre
expectative à son successeur. Mais l'intérêt de la Germanie
déjà faisait loi, tenait lieu de justice et de droit. L'acte
er
d'Otton I , sa mainmise sur le jeune souverain et sur son
royaume est un pur coup d'audace et de force, dans le

but immédiat de faire échec à la souveraineté du roi de


France, et dans le but lointain de s'y substituer.
Telle est, en définitive, la seule base sur laquelle
s'est édifiée la domination impériale sur le sud-est de la
Gaule, cette domination contre nature dont le pangerma-

nisme de nos jours a prétendu se faire une arme, dans


son ambition effrénée de conquête.
Mais à la violence initiale s'est jointe la duplicité tenace.
er
Otton I et ses successeurs ont fait de persistants efforts

pour que le coup d'Etat perpétré par eux, dans le royaume


de Bourgogne, pût être dissimulé sous les apparences de
la légalité et pût ainsi s'étendre et s'affermir.
Maître de la personne du jeune Conrad, gouvernant
er
en son nom, Otton I s'est appliqué tout d'abord à rendre
effectifs sur le Viennois et la Provence les droits que le roi

de Bourgogne pouvait tenir de Hugues d'Arles, en même


temps que de paralyser la souveraineté du roi de France.
Si, vers 943, des résultats ont été atteints dans cette double
direction, par suite des difficultés où Louis d'Outremer
était impliqué, il ne saurait être question d'une abdica-

1
La tutelle appartenait de droit à la mère de Conrad, la reine
Bertbe, qui, cinq mois après la mort de son mari, avait épousé
Hugues d'Arles.
2
II ne saurait être question d'une vassalité féodale, et s'il était
er
aussi certain qu'il est douteux (Voy. suprà, p. 365) que Rodolfe I

avait, cinquante ans auparavant, fait acte de fidélité au bâtard Ar-


nuif, y avait beau temps que, par l'extinction de la ligne carolin-
il

gienne d'Allemagne, la suprématie avait passé exclusivement aux


Carolingiens de France.
398 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

tion que le roi aurait faite, dans l'entrevue de Visé-sur-


Meuse, des droits de la Couronne sur les États qui avaient
composé l'ancien royaume de Louis l'Aveugle. C'est l'er-
reur qu'au sujet de la même entrevue, j'ai réfutée précé-
demment pour la Lorraine 1
.

Pour la Bourgogne l'hypothèse d'une renonciation


2
(« pure hypothèse », a dit justement M. Poupardin) est
exclue par les nombreux actes qui démontrent, bien après
943,1a persistance delà souveraineté ou suprématie des rois
de France dans le Lyonnais, le Viennois et la Provence 3 .

N'en est-on pas venu à imaginer une sorte de rétrocession


à la France du Vivarais et de l'Uzège 4 et à alléguer, pour ,

le Lyonnais, une renonciation complémentaire qui serait

résultée du fait que Lothaire avait constitué Lyon en dot


à sa sœur Mathilde, quand, vers9fiG, elle épousa Conrad
le Pacifique. Or, loin de constituer une renonciation, cet

acte, — dont la réalité a été contestée à tort


5
— suppose de
1
Suprà, p. 279.
2
Bourgogne, p. 74.
3
Voy. le relevé de ces actes, suprà, p. 392-3. Non seulement de
nombreux actes sont datés encore du règne de Lothaire, mais le même
roi fait directement des confirmations de biens dans ces régions. En
958 (23 novembre) il confirme aux moines de Cluny la possession de
l'abbaye ruinée de Saint-Amand-en-Tricastin (Provence) avec ses dé-
pendances {Recueil des actes de Lothaire, éd. Halphen et Lot, n° XII,

p. 25. — Chartes de Cluny, n° 1067, II, p. 160). Et il est significatif


que ces mêmes biens avaient été deux mois auparavant attribués à
Cluny par un diplôme de Conrad le Pacifique (15 sept. 958, Chartes de
Cluny n° 1052, II, p. 146).
f

En 960 (10 décembre), Lothaire accorde
à l'abbaye de Savigny un diplôme qui lui confirme la donation de
l'église de Saint-Pierre de Noailly, dans le Roannais, « ut monachi...

dictas res possideant firmius, per consensum fidelium nostrorum epis-


coporum seu comitum, hoc illis exinde regia auctoritate preeceptum
fieri jussimus » (Recueil des actes de Lothaire, n° XIII, p. 28. —
Cartul. de Savigny, n° 132, p. 95J.
4
Manteyer, Provence, p. 139.
5
Le témoignage de la Chronique de Saint-Bénigne de Dijon est
formel (Anal, div., p. 188) ; « In cujus regni (Burgundie) termino
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 399

toute nécessité que l'autorité du roi de France survivait


dans le Lyonnais. D'autre part, il ne constitue pas une
renonciation au profit de Mathilde puisque l'exercice des
droits royaux pouvait être cédé, sans préjudice ou sous
réserve de la suprématie royale. Point n'est besoin dès
lors de supposer, comme le faisait La Mure, que « Ja
souveraineté de la ville de Lyon et du pays de Lyonnais
était réversible à la Couronne, comme les autres apanages
d'icelle à défaut de postérité masculine, lequel cas arriva
bientôt puisque le roi Rodolphe II dit le Fainéant, issu de
ce mariage et seul resté dans le siècle pour continuer la
famille, décéda sans enfants »4 .

Quant à l'existence de la haute souveraineté sur le Lyon-


nais, le récent éditeur de La Mure, M. Chantelauze est plei-
nement dans le vrai en écrivant : « Le Lyonnais se trou-
vait en réalité enclavé pour sa plus grande partie dans la
France. Les droits de la France sur cette province étaient

sita est Lugdunum civitas, quam Lotbarius Francorum rex dédit in


dotem sorori sue Mathilde regine, quam
despondit Chonrado Bur-
gundie régi, patri régis Rodulfi ». —
Hugues de Flavigny (Chron.
Et
Virdun., Migne, 154, col. 189) et Hugues de Fleury (Historia nova,
H. F., VIII, 320) contresignent ce témoignage. Le premier ajoute :

« Erat (Lugdunum) tune temporis juris regni Francorum ».

Ces textes ont été méconnus ou même passés sous silence par Gin-
gins La Sarra, quand il a révoqué en doute la constitution de dot de
Lothaire (Essai historique sur la souveraineté du Lyonnais au x e siè-
cle, et sur la prétendue cession de la ville de Lyon comme dot de

Mathilde, fille de Louis IV dit d'Outremer, Lyon, 1835, réédité dans


Mémoires et documents de la Suisse romande, t. XX (Lausanne,
1865, p. 273 et suiv.; voy. surtout p. 302-303). La principale objection
de l'auteur porte entièrement à faux. Suivant lui « il est absolument
contraireaux usages et aux lois du x e siècle qu'un père ou un frère
donnassent une dot à leur fille ou à Jeur sœur en la mariant; c'était
le mari seul qui dotait sa femme ». Je montrerai, au prochain volume,
en exposant le droit familial, que cette assertion est démentie par les
chartes dès le x e siècle, et que l'usage qu'elles constatent remonte à
l'époque même de la loi salique.
1
La Mure, Histoire des ducs de Bourbon et des comtes de Forez,
éd. Chantelauze, Paris, 1860, I, p. 54-55.
400 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

si sérieux, si bien reconnus de tous que les rois français,


malgré leur ne cessèrent de les faire valoir et que
faiblesse,
les princesbourguignons [plus exactement les souverains
allemands], quoique se fondant sur leur force, crurent de-
voir s'assurer par une cession une province que sa posi-
tion naturelle et ses tendances rattachaient à la France.
» Ce sentiment et le souvenir de ces luttes vivaient
encore, ce semble, quand, au xiv° siècle rassemblée des
Trois ordres du Lyonnais déclarait à l'unanimité que le

Lyonnais n'avait jamais cessé d'appartenir au roi de


France. Ainsi, soit au point de vue de nos idées actuelles
et de celles des contemporains, soit sous le rapport géo-
graphique, le Lyonnais a toujours appartenu à la France,
et le droit qu'y avaient les rois, quoique violé de fait,
n'a jamais cessé d'être reconnu, sinon par les princes, du
moins par les populations »\
Le prétendu traité de Visé-sur-Meuse n'a été qu'un ré-
tablissement de la paix entre les deux souverains et beaux-
er
frères, Louis d'Outremer et Otton I . 11 a bien pu avoir
pour résultat, je l'ai dit plus haut, que Conrad ait été re-
connu par Hugues le Noir pour les possessions que celui-ci
avait en Bourgogne jurane, mais rien n'autorise à y voir
une renonciation par Louis IV aux droits de la Couronne.
Si Conrad parvient à exercer, en partie, l'autorité réelle
dans les anciens duchés de Hugues d'Arles, c'est grâce
aux empiétements progressifs, que le roi de Germanie
avait réalisés sous son nom à l'encontre de la souverai-
neté du rex Francorum.
er
Otton I pratique déjà le système tentaculaire. Il enlace
le royaume de Bourgogne dans un réseau d'intrigues qui
lui permettent de s'interposer entre le souverain bourgui-
gnon et le roi de France. Ses successeurs continueront son
œuvre.
Quand, en 946, dans sa lutte contre Hugues le Grand,

1
Ibid., note.
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 401

Louis IV demanda à Conrad, en même temps qu'à Otton,


une aide s'empressa d'aller au-devant du
militaire, Otton

contingent amené par Conrad, afin de se présenter au roi


de France accompagné du roi de Bourgogne comme d'un
1

vassal.
La mainmise germanique sur la Bourgogne s'étendit,
du reste, au royaume de France lui-même. Le jeune
Lothaire, après la mort de son père, est placé sous la
tutelle de Brunon, frère du roi de Germanie, et détourné
ainsi de faire valoir ses droits sur les régions méridio-
nales, de même qu'il est écarté de la Lorraine' 2
.

er
Otton Isœur de Conrad, Adélaïde, veuve
épouse la

de Lothaire, roi de Hugues d'Arles; il


d'Italie, belle-fille

donne asile à Berthe de Souabe, sa mère; il s'attache


Conrad par des concessions de domaines faites à lui-même
ou à ses proches, en Germanie et en Alsace 3 il l'attire ;

1
II importe de rapprocher et de compléter l'un par l'autre les textes
de Richer et de Flodoard.
Richer, II, 53 : legatos ereptionem suam de-
« Ottoni régi per

monstrat... unde et amico auxilium conférât.... Otto benignissime


legationem excipiens, cum copiis in régis auxilium se iturum spondet.
Legati redeunt ac mandata referunt. Nec minus et ab rege Germano-
rum Conrado, copias petit et accipit »; — 54 « Interea Otto rex cum, :

Rheno transmisso, exercitum per Belgicam duceret, obviât régi Con-


rhado, qui tune ab Alpibus egressus, cum multa expeditione Ludovico
succurrere accelerabat. Juncti ergo ambo, cum multo equitatu gra-
diebantur ».

Flodoard, ad an. 946, p. 102 : « Qui (Otho) maximum colligens


ex omnibus regnis suis exercitum, venit in Franciam, Conradum
quoque secum habens, Cisalpinee Galliee regem. Quibus rex Ludovi-
cus obviam profectus, satis amicabiliter et honorifîce suscipitur ab
eis ».
2
Voy. suprà, p. 281.
Indépendamment des domaines dont Conrad est gratifié en Ger-
3

manie, Otton donne à sa mère Berthe l'abbaye d'Erstein (Contin. Re-


ginon., ad an. 953, p. 166), et à son frère Rodolfe les domaines alsa-
ciens confisqués sur Gontran (Diplom. Reg. et imp. Germ., I, n° 201,

p. 280).

F. — Tome IV. 26
402 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

aux assemblées ou diètes qu'il tient en Allemagne et en


1
Italie , à l'une desquelles il se fait apporter les reliques
2
de Saint Maurice , comme pour renouveler l'investiture
fictive de Henri l'Oiseleur et placer son pouvoir sous
du patron de la Bourgogne.
l'autorité spirituelle
Le rapprochement forcé de Lothaire et d'Otton II contre
Hugues le Grand (en 980) et l'hostilité de Conrad, lié
3
qu'il était aux Carolingiens, contre Hugues Capet ser- ,

vent les mêmes desseins, tout comme l'autorité qu'Adé-


laïde exerce durant la minorité de son petit-fils Otton III,
qui n'avait que trois ans à l'époque de la mort d'Otton II

(983).
Cette action enveloppante s'accentue encore et se déve-
loppe à l'avènement du jeune Rodolphe III (993), lequel
ne cessa pas d'être en conflit avec les grands de son
royaume, sans nul doute à raison même de l'envahis-
sement du pouvoir impérial. Adélaïde, jusqu'à sa mort
4
(999), s'efforça, souvent inutilement , de pacifier ces luttes
qui continuèrent sous gouvernement d'Otton
le III, et

elle profita de cette intervention pour attirer à soi les

évêques 5 .

1
En Germanie (960), en Italie (967). Cf. Poupardin, Bourgogne,
p. 76, 78, 81.
2
« Presentibus cunctis optimatibus, in vigilia nativitatis Domini,
corpus sancti Mauricii et quorumdam sociorum ejus.... Ratisbone
[sibi] allatum est. Quod maximo, ut decuit, honore Parthenopolim
(Magdebourg) transmissum... ad salutem patride tocius hactenus
veneratum est » (Thietmarde Mersebourg, II, 17, p. 28-29).
3
Lothaire en épousant Emma, issue du premier mariage d'Adé-
laïde, était devenu le neveu de Conrad. Sur les conflits de Conrad
avec Hugues Capet, voy. Lot, Hugues Capet, p. 12 et suiv.
4
Jamjamque uJtimo œtatis suae anno... pacis ut semper arnica,
pacis caritatisque causa paternum solum adiit, fidelibus nepotis sui
Rodulfi régis inter se litigantibus, quibus potuit pacis fœdera con-
quibus non potuit, more sibi solito, Deo totum commisit » (Odi-
tulit;

ion,Epitaphium Adalheidœ, cap. 13 (Migne, 142, col. 977).


3
Par sa libéralité et sa piété, qui la firent canoniser. Bourchard II,
archevêque de Lyon, et peut-être Henri, évêque de Lausanne ou
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 403

Le reproche d'indolence (ignavus) que les chroniqueurs


contemporains ont adressé à Rodolfe III et l'épithète de
fainéant que l'histoire a attachée à son nom ne sont
peut-être pas plus mérités pour lui que le surnom ana-
logue pour le roi de France Louis V. L'apparente fai-

blesse de caractère a pu n'être que l'impuissance à se


maintenir ferme et indépendant entre le roi de Germanie
et les principes de ses États. Ceux-ci, comme chefs de
nationalités, visaient à l'autonomie et étaient assez forts
pour la défendre ou la revendiquer. Dans la Bourgogne
jurane, le comte de Bourgogne, dans les régions méri-
dionales, les comtes de Maurienne et les comtes d'Arles
ou de Provence sont à la tête de véritables duchés ou
marquisats : sorte de vice-rois sur lesquels le roi de Bour-
gogne n'a guère qu'une autorité nominale 1
.

Ce roi est, tel que les rois fainéants de l'époque méro-


vingienne, un roi de parade, itinérant et vagabond. Il n'a
pas de capitale. Ni Vienne, ni Lyon, où Conrad le Paci-
fique apparaît à peine, ni Arles, où son successeur Ro-
dolfe III n'apparaît plus du tout, n'en sont une. Il erre de
résidence en résidence dans la région helvétique 2 . Il ne
connaît plus les limites de ses Etats ; il trouve partout des
bornes à son pouvoir. Il ne sait sur quels sujets il règne,
et c'est pourquoi son royaume n'a pas de nom. Il est roi
dans la « Gaule » (Cisalpine), roi des Burgondes, roi des
3
lamans, roi des Provençaux, roi du Jura, etc. ; en réa-
ité, roi in parti bus.

'évêque de Genève, Hugues, étaient ses neveux. Cf. Odilon, op. cit.,

ap. 17, c. 979 : « Dehinc Genevensem adiit... Inde Lausonam venit...

uibus in locis a rege et ab episcopis, suis videlicet nepotibus, hono-


abiliter suscepta... Gum rege et principibus patrise pacis et honestalis
on feren s -négocia; inde sacris etiam locis dlversa et varia direxit
onaria ».
1
Voy. pour la Provence, par exemple, Manteyer, p. 253.
2
Itinéraires dans Poupardin, Bourgogne, p. 184-185.

I Suprà, p. 384-5.
404 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

On pourrait presque dire que la royauté rodolfienne


porte à faux et s'épuise à se mettre en équilibre. A défaut
de la dynastie nouvelle de France, qui est loin et occupée
elle-même h fonder sa stabilité, elle cherche un double
contrepoids : l'un dans l'intervention, à titre d'arbitre, de
pacificateur et de soutien de l'empereur voisin; l'autre
dans l'appui de l'épiscopat, renforcé et doté de droits
comtaux, pour l'aider à tenir tête aux principats laïques.
Qu'arriva-t-il pourtant? L'empereur germanique se fit
de son concours et de sa protection un titre à une supré-
matie dominatrice, la puissance épiscopale fut accaparée
par les maisons princières (telle la maison de Savoie) ou
fournit même à l'empire des partisans et des auxiliaires.
Et l'on voit par tout ce qui précède que le royaume
uni de Bourgogne-Provence n'était sous Rodolfe III et
ne fut jamais autre chose, à vrai dire, qu'un fantôme de
royaume, que le Saint-Empire romain voulut s'incorporer,
comme province germanique.
Il convient de placer ici le texte célèbre où, sous
l'année 1016, Thietmar de Mersebourg décrit l'état du
royaume de Bourgogne. Tous les traits de ce tableau
sont à retenir impuissance du souverain, indépendance
:

des évêques et des princes, antagonisme violent contre


la domination impériale. Souvenons-nous seulement que
c'est un Allemand qui tient la plume :

« Il n'y a pas, à bien entendre, de roi qui préside à ce


royaume. Le nom seul et la Couronne lui appartiennent
et il donne les évêchés à ceux que choisissent les grands.
Pour son utilité propre, il ne possède que peu de chose ;

ilvit aux dépens des évêques et se trouve hors d'état de


venir en aide à ceux qui sont victimes d'une oppression.
Aussi les voit-on se mettre, mains jointes, au service
des princes, comme s'ils étaient leur roi, et s'assurer ainsi
la paix. Si les princes reconnaissent un supérieur, c'est

dans l'unique but de s'abandonner plus librement les uns


contre les autres à la fureur de leurs passions mauvaises,
ANNEXION DES MARCHES VIENNOISE ET PROVENÇALE. 405

et roi introduise un ordre nouveau


d'empêcher qu'un autre
et mette aux usages invétérés.
fin

» Le comte Guillaume est de nom un vassal du roi, en


1

fait il est le maître. Nul ici n'est appelé comte que celui

qui a la dignité d'un duc (c'est-à-dire d'un prince régio-


2
nal) , et c'est pour que sa puissance dans cette région
ne soit pas diminuée le moins du monde que celui dont
j'ai parlé est rebelle, de conseil et d'action, à la majesté
3
impériale ».

A ce tableau s'accorde que, dès le début du xi


e
siècle,

commencent à ne plus mentionner l'année


les actes privés

du règne du roi de Bourgogne et qu'ils la remplacent


même déjà par la formule régnante Christo
1
", ou par le

nom du roi de France


5
.

En ce qui concerne spécialement la réunion à la Bour-


gogne jurane des marches viennoise et provençale, elle
n'a pu être opérée légalement, je l'ai montré, par la ces-

Thietmar Ta appelé plus haut(VIIF, 27) Willehelmus Pictaviensis.


1

En il s'agit d'Otte Guillaume, que le chroniqueur a confoudu


réalité,

avec son gendre, Guillaume d'Aquitaine.


2
Peut-être aussi pourrait- on traduire : « Nul n'est appelé comte
que celui qui tient un honor du duc » (prince régional).
3
« Nullus enim, ut audio (rex est) qui sic presit in regno; nomen
tantum et coronam habet, et episcopatus hiis dat, qui a principibus
hiis eliguntur; ad suam vero utilitatem pauca tenens, ex inpensis
antistitum vivit et hos vel alios in aliquo extrinsecus laborantes eri-
pere nequit. CJnde manibus complicatis, cunctis primatibus velud
hii,

régi suo serviunt pace fruuntur. Ob hoc solum talis rector inter
et sic
eos dominatur ut eo liberius malignorum furor invicem vagetur et
ne lex nova alterius régis ibi adveniat, quae inolitam consuetudinem
rumpat. Willehelmus cornes, de quo predixi, miles est régis in nomine
et dominus in re; et in hiis partibus nullus vocatur cornes, nisi is

qui ducis honorem possidet et ne illius potestas in hac regione


:

paulo minus minueretur, consilio et actu imperatorise majestati, sicut


predixi, reluctatur » (Thietmar, VIII, 30, p. 211).
4
Voy., par exemple, Charte de Mo ntmajour (1013-1018), Chante-
lou, éd. du Roure, p. 100-101.
* Chantelou, p. 114 (1016, régnante Roberto rege).
406 LIVRE IV. § V. -V-. CHAPITRE II.

sion de Hugues d'Arles, qui a renoncé tout au plus à ses


droits aléatoires sur le Viennois et à ses droits personnels
sur le duché de Provence. Elle se heurtait en fait à la
résistance des populations et de leurs chefs, légalement
à la souveraineté des rois de France, comme successeurs
de Louis F Aveugle, et, en tout état de cause, elle laissait

sauve leur suprématie. Souveraineté et suprématie de la


Couronne de France ont été battues en brèche par les
rois de Germanie, en vue de les accaparer, la souverai-
neté sous le couvert de l'autorité des rois de Bourgogne,
la suprématie sous le masque du protectorat.
Comment l'usurpation a été finalement consommée,
et à quoi elle a abouti dans la réalité, c'est ce qu'il nous
reste à établir.
407

VI. — La domination impériale.

CHAPITRE I

RÉFLEXIONS GÉNÉRALES SUR LA RÉUNION DU ROYAUME


DE BOURGOGNE AU SAINT- EMPIRE.

Peu de temps avant la guerre de 1914, un érudit


allemand, dans une dissertation historique sur l'Alle-
magne et la Bourgogne, écrivait : « Une royauté indé-
pendante entre le Rhône et les Alpes aurait pu compro-
mettre la possession de la Lorraine. Ce n'est, en effet,

que par une mainmise énergique que les souverains Otto-


niens sont parvenus progressivement à unir par un lien
solide à la Germanie d'Outre-Rhin les pays situés entre le
l
Rhin et l'Escaut » .

L'érudit allemand n'a pas tort. De même qu'ils se sont

emparés violemment et astucieusement de la vallée du


Rhin et de la Meuse, les rois et empereurs de Germanie
ont voulu s'emparer de la vallée du Rhône et de la Saône,
afin de soumettre ainsi h leur autorité toute l'ancienne
Lotharingie, le . royaume artificiel créé, aux dépens de la
er
Gaule, pour Lothaire I .

Puisque cette région avait été scindée en deux à la fin


e
du ix siècle par l'avènement de deux reguli : Boson, roi
er
de Provence et Rodolfe I , roi de Bourgogne jurane, les

1
Hofmeister, Deutschland und Burgund im frùheren Mittelaiter
(Leipzig, 1914), p. 74.
408 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE I.

souverains allemands s'en prendront successivement àFun


et à l'autre des deux royaumes, dans le but de les grouper
ensuite à leur profit, de les unir sous leur domination.
Telle fut la politique qu'on peut suivre à la trace depuis
le début du x e siècle jusqu'au milieu du siècle suivant.

Les premières mailles du filet qui devait enlacer la


Bourgogne et la Provence, c'est, on s'en souvient, le roi

saxon Henri Y Oiseleur qui les a ourdies. Il tenta de créer,


en sa faveur, les apparences d'une investiture du royaume
de Bourgogne jurane, par la remise prétendue de la

lance de Saint Maurice, laquelle a joui dans ce royaume


d'une vénération analogue à celle de la couronne de Saint
Étienne dans royaume de Hongrie.
le

moyen d'égarer l'opinion populaire. Et


C'était le vrai
elle a été égarée. Une légende s'est formée, que nous

retrouvons chez Godefroi de Viterbe, à la fin du xn° siècle,


et suivant laquelle le fondateur du royaume de Pro-

vence, Boson, en personne, aurait donné l'investiture de


ses États par la sainte lance à Otton Le Grand 1
. Or, Boson
est mort en 887 et Otton est né en 912.
Leibniz, je l'ai dit plus haut, suivi par une foule d'his-
toriens, s'y est trompé différemment. Il a cru à une
reconnaissance symbolique par la même lance de la
ir
suzeraineté d'Otton I sur la Bourgogne.

1
« Iste Henricus rex sacrant lanceam imperii, que coram impera-
toribus fertur, a Rodulfo rege Burgundie minis extorsit. Alii dicunt
a Bosone rege Provincie fuisse eam ad imperium tempore primi
Ottoms imperatoris translatam ». (Gotifridi Viterbensis Panthéon,
SS. XXII, p. 233).
Cette sainte lance, le chapelain allemand l'appelle plus loin la lance
de Saint Maurice, et il raconte comment l'autorité sur le royaume de
Bourgogne-Provence a été transmise par elle à Otton le Grand :
RÉUNION DU ROYAUME DE BOURGOGNE AU SAINT EMPIRE. 409

Qu'y a-t-il donc de vrai? Simplement ceci. Rodolfe II

ayant reçu d'Italie, vers 922, une lance que la tradition


faisait remonter à Constantin et où étaient enchâssés,
1
disait-on, des clous de la sainte Croix ,
puis ayant con-
senti à céder cette relique à Henri l'Oiseleur, les fauteurs

de la domination germanique la firent passer pour la lance


de Saint Maurice, insigne de la royauté bourguignonne.
Un autre élément devait donner le change à l'opinion
publique.
Nous savons aujourd'hui que le patriotisme allemand
est essentiellement un patriotisme de race. Et cela s'ex-
plique, puisque le corps politique de l'Allemagne n'a
jamais eu dans le passé qu'une existence artificielle, man-
quant d'une âme vraiment nationale. C'est pourquoi la
race a joué de tout temps un grand rôle dans les reven-
dications conquérantes des Allemands. Elle n'a pas man-
qué d'être invoquée pour justifier la domination germani-
que sur le royaume de Bourgogne. Les Bourguignons ont
été revendiqués comme Germains, quoique, pas plus que
les Goths qui leur étaient apparentés, les Burgondes n'aient
jamais eu de communauté de race avec les Teutons.

« Lancea Mauricii, reliquis permaxima signis


Subicit imperio bello gestata potentes
Ex hac césar habet quod sibi régna favent ».

(I&id., p. 273).
« Imperii solium cum maximus Otto teneret
Huic rex Boso loquens verba gemendo refert :

Trado tibi regnum, cunctos depono décores


Amodo nostra tibi sacra lancea prestet honores
Do tibi Vivarium, Lugduni sede sedebis
Rex ibi Francigenis predia nulla petit.
Lancea Mauricii, mea quam tibi dextera tradit
Est capud illorum que nunc mea régna notavi.
Nunc capud imperii lancea sancta dabit
Qua Dubius, Sauna, Rodanus fluit, est que Vienn 1

Cis mare Tirrenum fuerunt Bosonica régna


Hue simul Allobroges et Modenna favent ».
(Ibid., p. 274).

i Suprà, p. 368, note 2.


410 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE I.

Je ne veux pas traiter ici cette question d'ethnologie,


encore qu'il y ait bien des choses neuves à dire sur ce
sujet. Mais il est un aspect général du problème qui a été
totalement méconnu : l'intervention de la volonté du
peuple et de ses chefs immédiats dans la transmission du
pouvoir suprême.
Sous l'influence des feudistes et des légistes royaux,
puis, de nos jours, en Allemagne, des idées d'omnipotence
du prince représentant l'État, c'est à la volonté du prince
seule qu'on s'est attaché. Interrogez maintenant les sources
directes, comme je m'y suis appliqué, depuis de longues
années, pour l'époque où se place la réunion de l'ancien
royaume de Bourgogne au Saint-Empire, et vous vous
apercevrez qu'à tous les degrés de la hiérarchie sociale,
le consentement des intéressés non seulement est essen-
tiel en droit, mais tient en fait une place beaucoup plus
grande qu'on ne se l'est figuré.

Ni le souverain, ni le prince régional, ni le suzerain


féodal, ni le propriétaire même ne peuvent disposer de
leur autorité et de leurs droits en dehors de l'assentiment
de leurs grands, de leurs vassaux, de leurs tenanciers
libres.

Tel est le point de vue auquel il faut savoir se placer pour


juger de la valeur des conventions en vertu desquelles le

royaume de Bourgogne aurait été cédé à l'empereur ger-


manique par son souverain Rodolfe III, et alors leur nul-
lité apparaîtra lumineusement de ce chef, aussi bien qu'elle
résulte des vices du consentement de Rodolfe lui-même.
411

CHAPITRE II

LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES.

Grâce sans doute à Adélaïde de Bourgogne, les Otto-


niens avaient usé de ménagements relatifs envers la fa-
mille rodolfienne, et agi surtout sous son nom. La situa-
tionchange par l'avènement de Henri de Bavière (1002),
bien qu'il fût lui aussi parent, par les femmes, du roi de
Bourgogne. Ce sera désormais la poursuite brutale et
cynique de la souveraineté.

commence par mettre la main (1006) sur la


Henri II

cité de Baie, qu'on a pu dire à bon droit « la clef du

royaume de Bourgogne vers l'Allemagne » Ses apolo- 1


.

gistes ont prétendu que c'était un gage qu'il prenait ou


recevait en garantie d'un pacte sur succession future 2 .
Rien n'autorise à voir dans son acte autre chose qu'un
coup de force inaugurant une conquête par les armes.
Ce que furent les rapports des deux souverains dans les
dix années qui suivirent, nous l'ignorons complètement,
mais nous voyons, en 1016, Rodolfe III rebelle au joug de
l'empereur, puisqu'il s'entend avec les Italiens pour dispo-
ser, en dehors de lui, de la couronne d'Italie.

1
Jacob, Le royaume de Bourgogne sous les empereurs franco-
niens (1038-1125), Paris, 1906, p. 135.
2
C'est une invention pure et simple de l'historien allemand Giese-
brecht que Rodolphe III a cédé Bâle à Henri II pour garantie ou pour

gage de sa vocation successorale « als Unterpfand der Erbschaft »


(Geschichte der deutschen Kaiserzeit, 5 a éd., Leipzig, 1885, t. II,

p. 143. CF. ibid., p. 50).


412 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

Cette velléité n'eut pas de suite. Rodolfe presque aus-


sitôt dut faire appel au protecteur germanique contre les
principes de son royaume 1
, notamment contre Otte Guil-
2
laume .

L'entrevue a lieu à Strasbourg, en juin-juillet 1016, et,

tenant, à sa merci Rodolfe III son oncle, qui ne pouvait


échapper sans son aide à l'étreinte du comte de Bour-
gogne, Henri II se fit reconnnaître la suprématie (pnma-
3
tus) sur le royaume et confirmer l'expectative de suc-
cession au trône que précédemment déjà, au dire de
Thietmar de Mersebourg, il se serait fait promettre par
4
serment . En acceptant de se placer sous la suprématie
impériale, Rodolfe III s'engageait à prendre conseil de
5
l'empereur pour toutes les affaires d'importance , mais il

ne se dessaisissait pas, à son profit, de ses droits de souve-


raineté, il ne lui livrait pas son royaume comme pourrait
le faire croire le mot traditio dont Thietmar s'est servi 6 .

L'eût-il voulu, Rodolfe III n'avait pas le droit de dispo-


ser de sa royauté, soit entre-vifs, soit mords causa ,

1
Selon le témoignage contemporain du moine de Saint-Sympbo-
rien de Metz, Albert : « Imperator illis diebus in Burgundia, cum
exercitu, hac de causa morabatur. Nam Ruodolfus rex Burgundiae
propter mansuetudinem et innocentiam vitœ aquibusdam principibus
suis contemptus est, unde et de regno eum expellere temptaverunt.
Qua necessitate compulsus ad imperatorem venit illique causam
omnem ordine exponit » (Alpertus, De diversitate temporum, II, 14;
Migne, 140, c. 478).
2
Thietmar, VIII, 27 et suiv.
3
Sur le sens du mot primatus dans le texte de Thietmar, voy.
infrày p. 416, note 1.
4 <c Imperator sapienti usus consilio hoc voluit cum hiis id sibi
jirmius subdere quod longe prius rex predictus ei sacramentis post
mortem suam sancierat. Omnem namque Burgundiœ regionis pn-
matum per manus ab avinculo suimet accepit, et de maximis rébus
sine ejus consilio non fîendis securitatem firmam » (Thietmar, VIII,
27, p. 210).
8
Voy. la note précédente.
6
« Firmata iterum antiqua tradicione » (VIII, 29).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 413

pas plus qu'il n'avait le droit de substituer la suprématie


impériale à celle qui régulièrement appartenait aux rois
de France. Rodolfe a reçu, raconte Thietmar, une somme
indicible d'argent « ineffabilem pecuniam », — « amplis-
simis donis acceptis », un
dit le moine Albert. Si c'était
prix de vente, vendu ce qui ne lui appartenait pas.
il avait
Qui le prouve mieux que le chroniqueur contemporain
que je viens de citer, Albert, moine de Saint-Symphorien
de Metz? Son récit, basé sur des témoignages oraux,
nous apprend que la convention de Strasbourg a dû être
annulée d'un commun accord, par suite de l'opposition
irréductible des princes bourguignons.
Ceux-ci, en effet, ont revendiqué énergiquement le droit
traditionnel et immuable d'élire et d'instituer le souverain :

« legem hanc perpétuant Burgundionum esse, ut hune


regem haberent, quem ipsi eligerent atque constituè-
rent ». Ils se sont déclarés prêts à obéir à Rodolfe III
pourvu qu'il ne consentît pas que son peuple fût soumis
à une domination étrangère « Ne alterius gentis regem :

super populum suum dominari pateretur ».


Rodolfe déféra à leur volonté, et obtint de l'empereur
la restitution des pouvoirs qu'il lui avait abandonnés.
« Peticioni régis annuit, sibique regnum reddidit ».

L'empereur s'y décida, raconte le chroniqueur, parce


qu'il lui fallut reconnaître que ce n'était pas de gré, mais
de force que le royaume lui avait été livré : « Regnum non
tamvoluntate quam necessitate adductum sibitradidisse ».

Et le chroniqueur a si bien conscience que son récit va


à l'encontre des visées impériales, qu'il éprouve le besoin
d'en certifier la véracité, en se couvrant de ses informa-
teurs directs, et en invoquant le fait indéniable que la

crainte de la domination impériale a rétabli l'union entre


princes bourguignons
1
le roi et les .

1
Voici d'abord en quels termes Albert relate la convention que
Thietmar place à Strasbourg : « Quia laborem et negotîa regni diutius
414 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

C'est la preuve évidente que la convention était viciée


dans son principe par l'absence d'un libre consentement,
aussi bien du
que des grands de la Bourgogne.
roi
Mais il importe d'envisager le problème juridique de
plus haut et dans son ensemble, d'autant plus que nous
nous trouvons en présence de la question si vivement agitée
e 0
au xvii et au xviii siècle et qui continue à diviser les his-

toriens modernes Est-ce à titre personnel entre les souve-


:

rains ou à titre réel entre les États que l'union a été con-
venue ?

ferre non poterat, quia jam œtate provectus fuerat, regnum imper a-
tori tradidit, et, amplissimis donis acceptis, in patriam regressus est ».

L'empereur se rend ensuite lui-même en Bourgogne et cherche à


s'y faire reconnaître, se fait livrer des otages, donne des ordres, et
s'en retourne chez lui : « Post hœc imperator in Burgundiam profectus,
conventus quos constituât peregit, obsides a:cepit, et rébus necessa-
riis imperatis, rediit ».
Mais les grands résistent et la convention est mise à néant « Hi ivero :

qui antea rebellionem fecerant, cum vidèrent regem a negotiis regni


aJienatum, et se a priori potestate submotos..., venerunt ad regem, et
ejus pedibus provoluti se dediderunt, et omnibus rationibus de con-
temptu satisfacturos promiserunt, neque se unquam ad hoc animo re-

vocari, quin semper suis imperiis sint obedientes ; unum illud specia-
liter deprecari, ne alterius gentis regem super populum suum domi-
nari pateretur; legem hanc perpetuam Burgundionum esse, ut hune
regem haberent, quem ipsi eligereint atque constituèrent.
» Horum oratione placatus et satisfactione accepta, rex legatos ad
imperatorem mittit.... Petit ut hanc gratiam sibi concédât, regni sui
pristina potestate... uti permit tat. Imperator vero, quamvis sibi hoc
vider etur i?icommodum, tamen recolens propinquum suum... regnum
non tam voluntate quam necessitate adductum sibi tradidisse, peti-
cioni régis annuit, sibique regnum reddidit et principibus suis ut
illi omnibus obsecundantes essent imperavit.
in
» Set si quis in his, quee nunc diximus, propter honorem imperato-

m... ab historiée veritate me déclinasse contenderit, quamvis ego nihil


falsi mea conscientia, set quœ plurimorum relatu didici scripsissem,

is profecto sciât hoc tamen omnium testimonio verum esse, Burgun-

diones, imperatoris timoré perterritos, régi pristinam servitutem


deinceps exhibuisse » (Alpertus, De diversitate temporum, II, 14;
Migne, 140, col. 478-479).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 415

Le problème est, à mes yeux, purement oiseux au point


de vue juridique. Il ne touche pas au fond du droit, il ne
porte que sur les dehors, sur le vêtement dont on a voulu
recouvrir la seule cause véritable de l'annexion de la Bour-
gogne au Saint-Empire, l'abus cauteleux de la force.

L'union ne pouvait être personnelle, puisque Rodolfe III

n'avaitaucune espèce de droit personnel sur le royaume.


Son royaume n'était pas un fief, et sa royauté n'était pas
de droit divin. Elle reposait sur l'élection par laquelle
er
Rodolfe I était parvenu à la Couronne, et sur la volonté,
expresse ou tacite, des populations ou de leurs chefs qui
avaient accepté et ratifié la transmission en ligne directe.
Rodolfe III qui, par sa mère Mathilde, était petit-fils de
Louis d'Outremer, se trouvait comme ses prédécesseurs
subordonné au régime familial de la dynastie de Charle-
magne f
. Sa royauté était sous la dépendance étroite du
2
droit royal carolingien . Dès lors son pouvoir ne devait
se transmettre que par une combinaison de la parenté et
de l'élection, sous la suprématie et la prééminence du rex
3
Francorum .

L'union d'autre part ne pouvait être réelle puisqu'il man-


quait à la fois au souverain allemand la proximité du degré
4
de parenté et les deux autres conditions primordiales :

5
l'élection et le respect de l'indépendance nationale . Aussi
venons-nous de voir, par le témoignage du moine Albert,
que la convention fut annulée àe ce double chef.
Si enfin, comme le voulait Waitz, en se basant sur

1
T. III, p. 188-189.
2
T. III, p. 173, 179 et suiv.
3
Cf. T. IIJ, p. 389 et suiv.
4
Eudes II de Blois était neveu au même degré, et il se trouva
l'héritier le plus mort de Henri II.
proche après la
3
Ce sont certainement ces principes, et non pas la caducité de
l'union personnelle, qu'invoquera au xn e siècle le comte de Bourgogne
Renaud III, pour se déclarer indépendant de Lothaire de Suppl im-
bourg. L'auteur du Ligurinus le dit expressément :
416 LIVRE IV. § V. - VI-. CHAPITRE II.

le terme primatus, Rodolfe III s'était porté fort pour


les grands de son royaume 1
, il aurait pris un engagement
2
téméraire, immédiatement désavoué .

Henri II revint à la charge deux ans plus tard. Met-


tant à profit la faiblesse du roi Rodolfe et la pénurie de
son trésor, il Mayence, en 1018,
l'obligea à renouveler à
moyennant de nouveaux subsides, les engagements de
Strasbourg, et les lui fit solenniser par la remise des
3
insignes royaux . Simple comédie, puisque les mêmes
insignes ne cessèrent de rester en la possession effective
de Rodolfe III et qu'ils s'y trouvaient encore au moment
de sa mort.
Le renouvellement ne pouvait valoir mieux que le
traité originaire, et il eut si peu d'effet que dès l'été sui-

vant Henri II envahit la Bourgogne pour se rendre maître

« Proximus agnatus comitis Reinaldus et hseres


Legitimus....
Jure suo nimium et claro sanguine fretus
Teutonicos reges, sedictaque ssepe vocatus
Sprevit, et Allobroges aliis sub regibus esse
Indignum reput ans nimium memor , ille vetustss
Libertatis erat, regemque superbus agebat ».

(Liv. V, Strasbourg, 1531, p. 116).

1
Waitz (Forschungen zur deutschenGesch., XIII, p. 492-496), en-
tend par primatus, dans le texte de Thietmar cité plus haut (p. 412,
note 4), l'ensemble des princes bourguignons. « Accipere primatum per
manus ab avinculo » voudrait donc dire recevoir des mains de son
oncle la soumission de tous les princes de la Bourgogne. Pour que
cette interprétation fût admissible, il faudrait que les manus fussent
celles des grands, et Thietmar parle de celles de Rodolphe III.
2
Thietmar confirme sur ce point le témoignage du moine Albert,
et il s'en prend à la nonchalance du « Sed Burgundionum rex
roi :

mollis et effeminatus bona quae nepoti suimet promisit, impedire


eorum instinctu voluit, quibus relaxato justiciae freno velud infelici
vitulo per latum liberos currere placuit. Cum vero iterum ceptis per-
eorum conflacione et pessima reiuctatione nonpotuit »
sistere studuit,
(Thietmar, VUI, 30, p. 210-211).
3
Thietmar, IX, 7, p. 243.
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 417

de Rodolfe. Il marcha : « super Ruodolfam regem »,

disent les Annales d'Einsiedeln, et elles ajoutent « in


dolo »
!
, ce qui est plus vrai que le chroniqueur alle-
mand ne l'entendait, car il a dû vouloir dire « par sur-
2
prise ». L'expédition fut stérile « sine effectu » . Elle ne
réussit pas à briser la résistance des principes du royaume
et depuis cet échec jusqu'à la mort de Henri II (13 juillet
1024) il n'est plus question — remarquez-le bien — de
rapports quelconques, moins encore de conventions, entre
le roi de Bourgogne et l'empereur.
A quel titre son successeur Conrad le Salique, chef d'une
nouvelle dynastie, aurait-il pu se prévaloir légitimement
des accords de Strasbourg et de Mayence alors que ces
accords, quelle qu'en fût la validité, avaient été rompus
du vivant même de Henri II et que Conrad n'avait par
lui-même aucun droit éventuel à la succession de
Rodolfe III, n'étantque neveu par alliance et non pas
neveu par le sang comme Henri? Aussi le biographe offi-
ciel de Conrad, Wipon avoue-t-il que Rodolfe III argua
de nullité (et nous savons que c'est à bon droit) les pro-

messes jadis faites par lui au prédécesseur de Conrad 3 .

Le titre faisant défaut, la force en tiendrait lieu et,

selon le point de vue allemand traditionnel, son emploi

1
« Heinricus imperator in Burgundiam usque Rodanum fluvium
super Rudolfum regem, avunculum suum, in dolo » {Annales Heremi,
SS. III, 144).
2 a Qui postea sine effectu rediens, Turegum venit » {ibid.).
3
Wipon se fait, en ces termes, l'organe des prétentions impériales :

« Ruodolfus rex Burgundise dum in senectute sua regnum molliter


tractaret, maximam invidiam apud principes regni sui comparai! s,
secundum Heinricum imperatorem, filium sororis suee, in regnum
invitavit, eumque post vitam suam regem Burgundiœ designavit, et
principes regni jurare sibi fecit. Ad quam rem commendandam
imperator Heinricus infinitam pecuniam sœpe et sœpissime con-
sumpsit. Sed defuncto imperatore Heinrico, Ruodolfus rex promissa
sua irrita fieri voluit » (Wipon, Gesta Chuonradi, cbap. vin, éd.
Bresslau, p. 23-24).

F. — Tome IV. 27
418 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE 11.

était doublement légitime, puisqu'il était juste que les


grosses sommes employées, pour préparer l'annexion 1
, et
les intrigues ourdies par Henri II ne le fussent pas en
pure perte 2 puisque d'autre part
,
la sécurité de la Germa-
nie voulait qu'on conjurât préventivement en Bourgogne
l'arrivée au pouvoir du parent le plus proche de Rodolfe III,

le seigneur français Eudes II de Blois, puisque enfin l'in-

térêtde l'Empire exigeait qu'on se rendît maître des pas-


sages des Alpes pour pouvoir dominer l'Italie. De par le
droit de la force et de l'intérêt, il s'agissait donc de
mettre à exécution comme bons et valables, au profit de
Conrad, les pseudo-traités de Henri II.

L'exécution commença, de même que jadis en 1006,


par une prise de possession violente de Baie, qui dans
l'intervalle était rentré sous l'autorité du roi de Bour-
gogne. Dès le mois de juin 1028, Conrad s'empare
3
par force de la cité et il y dispose à prix d'argent de
,

l'évêché \ Il ne se borne pas à ce trouble de possession,


il en commet d'autres non moins graves en occupant,
contre la volonté de Rodolfe, des territoires limitrophes en
5
Bourgogne .

Celales pays pris, on négocia. La femme de


fait,

Conrad, Gisèle, nièce de Rodolfe, fut chargée d'amener


son oncle à composition. Elle finit par le décider, sous la
pression des occupations militaires en Bourgogne et des

Wipon ne manque pas de remarquer que cette préparation avait,


1

à nombreuses reprises, coûté infiniment d'argent « infinitam pecu-


niam sœpe et sxpissime consumpsit » (Voy. la note précédente).
2 «
Chuonradus rex magis augere quam minuere regnum intentus,
antecessoris sui labores metere volens » (Wipon, ibid.).
3 « Basileam sibi subjugavit ut animadverteret, si rex Rudolfus pro-
missa attenderet » (ibid.).
4
« Dum rex et regina a quodam clerico, nobili viro nomine Uo-
dalrico, qui ibi tune episcopus effectus est, immensam pecuniam pro
episcopatu susciperent » (Wipon, ibid.', p. 23).
3
« Rex... terminis Burgundiae ultra voluntatemRudolfi... diligenter
preeoccupatis, per Rhenum usque Saxooiam pervenit » (ibid.).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 419

succès de Conrad en Italie, à se soumettre aux exigences


de l'empereur. Rodolfe III s'engagea à se rendre à Rome
et à figurer dans la cérémonie du couronnement impérial
(26 mars 1027) (à laquelle participait du reste aussi le
1
roi d'Angleterre Canut) et quand Conrad fut revenu
d'Italie, le roi de Bourgogne consentit à le rejoindre à
Baie (probablement en août 1027) pour ratifier la parole
qu'avait obtenue de lui Gisèle, de renouveler vis-à-vis de
lui le pacte conclu, avec Henri II, moyennant, bien en-
tendu, de nouvelles largesses 2 .

Ce renouvellement laissait subsister, — et avec la voca-


tion successorale en moins, — tous les vices du pacte ori-
ginaire puisqu'il y manquait toujours la condition subs-
tantielle et indispensable du concours des principes de
la Bourgogne, les détenteurs effectifs du pouvoir.
Il aurait fallu de plus, pour sa légitimité, la renonciation
des rois de France à leur souveraineté ou à leur supré-
matie, renonciation à laquelle jamais le roi Robert ne
s'est prêté.

Rodolfe III meurt sans descendants légitimes dans les


premiers jours de septembre 1032, et le moment parait
venu à l'empereur germanique de mettre le sceau à la
politique de captation d'héritage et d'usurpation violente
er
inaugurée cent ans auparavant par la mainmise d'Otton I

1
« In duorum regum praesentia, Ruodolfî régis Burgundi&e et

Chnutonis régis Anglorum, divino offîcio finito, imperator duorum


regum médius ad cubiculum suum nonorifïce ductus est » (Wipon,
cap. 16, p. 27).
2
« Perveniens usque ad Basileam Ruodolfum regem Burgundiae
alloquitur, qui illic sibi occurrabat extra urbem... et habito familiari
colJoquio, imperator regem secum duxit in urbem. Confîrmata inter
eos pace, Gisela impératrice hœc omnia. mediante, regnoque Bur-
gundiae imperatori tradito, eodem pacto, quemadmodum prius ante-
cessori suo Heinrico imperatori datum fuerat, rex iterum donis am-
pliatuSy eum suis reversus est inBurgundiam » (Wipon, cap. 21, p. 31).
Nous retrouvons ici la même expression impropre de traditio dont
Thietmar s'était servi.
420 LIVRE IV. — § V. -VI-. CHAPITRE IL

sur la personne du jeune roi bourguignon. Pas plus que


ne l'avait été Otton, Conrad le Salique n'est héritier par
le sang. Comme lui, plus énergiquement encore, il est

repoussé par les chefs de la population, et ce n'est pas la


promesse de succession future arrachée à Rodolfe III qui
peut conférer une vocation héréditaire valable. Ni la
lui

loi ni la coutume n'admettaient une telle institution d'hé-


ritier, au profit d'un étranger, par un souverain qui n'avait

aucun droit propre, dont l'autorité, devenue presque pu-


rement nominale, ne dérivait que d'une tradition dynas-
tique en étroit rapport avec celle du regnum Franco-
rum, et qui n'avait pas acquis de puissance légale sur
les marches viennoise et provençale.

Que Conrad ait obtenu du roi Rodolfe III mourant


l'envoi des insignes royaux dont les historiens allemands
ont fait grand bruit, ou qu'il se les soit fait apporter d'au-
1
torité, par un de ses fidèles (la question est douteuse),

leur possession en tout cas ne pouvait remédier à l'invali-


dité juridique de la désignation d'héritier. Tout au plus
permit-elle à l'usurpateur d'entraver l'action de l'héritier

1
Cette seconde supposition me paraît de beaucoup la plus vrai-
semblable. Le seul texte pouvant être contemporain qui parle d'un
envoi d'insignes royaux (la couronne) par Rodolfe mourant à Conrad
est la courte chronique connue jusqu'ici sous Je nom d'Epitome San-
gallensis et regardée comme un simple dérivé de la chronique de
Hermann de Reichenau. Voici ce qu'elle dit sous l'année 1032 :

« Rodolfus rex Burgundiae moriens diadema suum Chonrado impera-


tori Romanorum misit » (éd. Bresslau [1878], à la suite de Wipon,
p. 77).
Or, la théorie de Bresslau, qui a fait donner à ce document le nom
de Chronicon Suevicum universelle, en le rattachant à d'hypothéti-
ques annales royales de Souabe, est fort loin d'être établie, ni dès lors
la valeur propre et originale du texte.
Scientifiquement, nous devons nous en tenir à Hermann de Rei-
chenau dont la relation se borne à ceci « Roudolfus, ignavus Bur-
:

gundiœ regulus obiit, et diadema ejus regnique insignia Counrado


imperatori per Seligerum allata sunt » (Chron. Herimanni Augiensis,
ad an. 103*2, même édition, p. 73).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 421

le plus proche, Eudes II de Blois, en l'empêchant de faire


procéder à la cérémonie de couronnement, alors qu'il
était porté au trône parla grande majorité des principes,
le comte de Bourgogne, les comtes de Provence et l'ar-

chevêque d'Arles, le comte de Genevois et l'archevêque


de Lyon.
Dès l'année 1032, donc presque aussitôt après la mort
de Rodolfe III (6-7 sept. 1032), Eudes de Blois se présente

en Bourgogne et y occupe une vaste région *. Il pousse


jusqu'à Vienne et s'en fait ouvrir les portes par l'arche-
vêque Léger 2 .

Manifestement le sentiment national bourguignon et


provençal (le sentiment des populations et de leurs chefs)

Quant au passage de Hugues de Flavigny d'où l'on a déduit ren-


voi par Rodolfe, sur son lit de mort, de la lance de Saint Maurice à
Conrad, il doit se rapporter à la remise symbolique des insignes
royaux que Thietmar raconte avoir eu lieu à Mayence (1018), et qui
a pu être renouvelée pour Conrad. Le texte, en effet, fait manifeste-
ment allusion aux conventions dont le royaume a été l'objet du
vivant de Rodolfe. Après quoi il mentionne sa mort sans plus parler

de «Rodulfus rex absque liberis existens, Conrado regnum


la lance :

dereliquit, ei lanceam S. Mauricii, quod erat insigne regni


dans
Burgundiee. Eo vero defuncto, et Conrado regno petito, Odo, etc.
[Chronicon Hugonis, II, 29; Migne, 154, c. 258; H. F. XI, 143 c).

Remarquons, du reste, que Hugues de Flavigny n'a écrit qu'à


l'extrême fin du xi e siècle et n'a fait que compiler des sources, qu'il
n'a pas toujours exactement utilisées, tandis que Hermann, Souabe
d'origine, a été informé directement à Reichenau, où il était moine
depuis 1026, et a composé sa chronique de 1048 à 1054. Un envoi in
extremis de la lance de Saint Maurice n'aurait pas manqué de le

frapper.
1
« Magnam partem Burgundix distraxit » (Wipon, Gesta Chuon-
ràdi, cap. 29, p. 36). — « Eandem regionem (Burgundiam) sibi...

tyrannice usurpaverat » (Annales de Hildesheim, éd. Waitz, p. 37).


— « Regnum Burgundionum... valida manu affectavit » (Annales de
Saint Gall, 1032, H. F., XI, 8). — « Irrupit fines Burgundiae, obti-
nuitque civitates et castella usque ad Juram et Montem Jovis »
(Hugues de Flavigny, loc. cit.).
1 Hugues de Flavigny,
1 loc. cit.
422 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE IL

va au-devant de lui. Il se prononce même en sa faveur


avec une unanimité frappante. Le chroniqueur Rupert de
Tuy met dans la bouche du duc de Lorraine Gozelon ce
propos péremptoire « Tous les Français et toute la Bour-
:

gogne se sont conjurés avec lui » 4 .

Comment en eût-il été autrement? Eudes s'opposait,


prince français, à un souverain étranger, faisait barrière
à son intrusion. Le reconnaître pour chef et aider à
sa victoire, ce n'était pas seulement sauvegarder l'unité
de la Gaule contre l'ambition tudesque, c'était maintenir
debout le royaume traditionnel de Bourgogne que l'em-
pereur allemand voulait réduire à la condition de simple
2
province , c'était encore assurer la transmission régulière
de la couronne, au moyen de l'élection par les grands, à
l'héritier le plus proche.
Du vivant déjà de son oncle Rodolphe III, Eudes
s'était mis à l'œuvre pour se faire bien venir des princes
bourguignons. Raoul Glaber, dont l'injustice.à son égard
est criante, lui reproche les libéralités qu'il aurait répan-
3
dues à cette fin . N'était-ce pas plus légitime que les
« indicibles » dépenses de Henri II et de Conrad pour
arracher à Rodolphe III leur désignation au trône? Quand
Eudes s'empare de Vienne, une des clauses de la capitu-
lation qu'il conclut avec l'archevêque Léger est qu'une
assemblée sera convoquée dans la ville pour procéder à
son élection et à son couronnement 4 .

1
« Omnes Francigenas, omnemque Burgundiam conjurasse cum
illo » (historia monast. St. Laurentii Leodiensis, H. F., XI, 171 C).
2
« Regnum Burgundiœ... quod a tempore Arnulphi imperatoris
per annos plus quam centum triginta generis suœ reges tenuerant...
Burgundia iterum redacta est in provinciam » (Sigebert de Gem-
bloux, Chronique, ad an. 1034, éd. princeps, Paris, 1513, p. 92).
3
« Conferens multa donaria, ut ei assensum preberent, primoribus
patriœ » (R. Glaber, III, 9, 37, p. 86).
4
« Obsedit Viennam quam ea conditione in fœdus recepit, ut prœs-
tituto termino, in eadem urbe rex apellari et coronari debuisset
(Hugues de Flavigny, toc. cit.).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 423

Tout ici est significatif pour prouver le rattachement à,

la Gaule et le respect des traditions nationales : le choix


de la cité viennoise au lieu de Lausanne, l'élection par
1
les grands du pays , enfin le couronnement par un
évêque qui était uni aux Capétiens par les liens de la
parenté 2 .

Il n'est pas moins remarquable, dans le même ordre


d'idées, qu'Eudes de Blois se soit abstenu dans ses
diplômes — n'ayant été ni élu, ni couronné — de se qua-
lifier roi, bien qu'on lui donnât ce titre dans les chartes
du Midi 3
. L'Allemand Wipon n'y a rien compris, et c'est
ainsi qu'il lui a prêté ce propos célèbre, qui devait à
ses yeux stigmatiser l'ambition effrénée d'Eudes, « qu'il
ne voulait pas du titre de roi, afin d'être le maître du
roi » « nunquam rex fieri velle, sed semper magister esse

régis »*.
Il est beaucoup plus vraisemblable qu'Eudes, comme
prince français, n'admettait pas y eût d'autre sou- qu'il

verain en Gaule que le rex Francorum et qu'il vou-


lait se contenter d'une élection et d'un couronnement en

qvialité de duc de la Gaule cisalpine. N'avait-il pas, en


effet, l'ambition beaucoup plus haute de ceindre lui-même
un jour la couronne de France 5 , voire même peut-être
de restaurer l'empire de Charlemagne, en joignant à cette
couronne celle d'Italie qui lui fut, en effet, offerte?

1
L'expression « Rex appellari » ne peut pas avoir d'autre sens.
Elle correspond au « vocare episcopum » (élire un évêque) et à l'ex-

pression cicéronienne « appellare aliquem regem a « D. filius, qui


rex ab senatu appellatus est » (Lettre 209 ad Atticum, V, 17).
* D'après Jean Dubois, qui dit de l'archevêque Léger : « Henrico
primo Galliarum régi consanguinitate junctus » (J. a Bosco, Floria-
censis vêtus bibliotheca, Lyon, 1605, p. 66).
8
Voyez Lex, Eudes, comte de Blois, Troyes, 1892, p. 81, et le cata-
logue des actes d'Eudes, dressé par cet érudit (p. 99 et suiv.).
4 «
Referebant quidam illum dixisse ssepe quod nunquam rex fieri

vellet, sed tamen semper magister esse régis » (Wipon, loc. cit.),
5
T. III, p. 519 et suiv.
/
424 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

Quoi qu'il en soit, Eudes de Blois n'a jamais pu s'en-


gager à titre transactionnel, comme des historiens Font cru
trop aisément
1
, de faire hommage à l'empereur allemand,
en échange d'une concession de la Bourgogne. Tout au
plus avais-je admis jadis moi-même qu'Eudes, avant d'en
venir aux mains, avait proposé de se placer sous la supré-
2
matie de l'empereur . Mais je ne crois plus qu'il ait

jamais eu cette défaillance. Le projet d'accord sur cette


3
base n'est relaté que par Sigebert de Gembloux , fou-
gueux partisan de l'Empire, qui n'a écrit sa chronique que
dans les premières années du xn° siècle. Toutes les annales
contemporaines, celles de Saint-Mihiel en tête, composées
de 1034 à 1044, gardent le silence sur cette convention
prétendue, de même qu'elles présentent tout autrement
que Wipon les promesses faites par Eudes en 1033.
D'après Wipon, dont la partialité est hors de doute,
Eudes aurait promis de renoncer à la Bourgogne 4 , et
5
aurait ensuite violé ses promesses . Les annalistes, au

1
En 1035, d'après d'Arbois de Jubainville (Histoire des ducs et des
comtes de Champagne, T [1859], p. 335); dès 1032, d'après M. Lex
(op. cit., p. 48).
2
T. III, p. 519.
8 « Odo Campaniensis regnum Rodulphi régis avunculi sui a Con-
rado imperatore nepote suu repetens, ut sub eo regat Burgundiam
efflagitat ». Le texte est placé sous la date de 1036 dans les éditions

courantes (H. F., XI, 163 B; SS. VI, 357). Il porte la date de 1035
dans l'édition princeps.
4
M. Lex entend le texte de Wipon (op. cit., p. 50).
C'est ainsi que
6
Wipon, chap. xxxi « Ejusdem anni aestate iaoût 1033) imperator
:

cum exercitu suo super Oudonem consulem in Gallias Francorum


venit Tune in regno Heinrici régis Francorum, in praediis tamen et
beneficiis Oudonis, tantas devastationes et incendia fecit imperator, ut
ipse Oudo necessitate compulsus, humiliter veniens qusereret veniam,
promittens Burgundiam dimittere et secundum jussionem illius sibi

satisfacere ». Chap. xxxn : « Hujus anni sestata, dum Oudo prsefatus


promissa non attenderet, sed adhuc quamdam partem Burgundiœ r

quam injuste invaserat, obtineret, imperator.... Burgundiam acute


adiit ». Il apparaît du rapprochement de ces deux chapitres que di-
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIEINNES . 425

contraire, sont d'accord pour dire qu'Eudes s'est simple-


ment engagé à donner satisfaction du chef de l'occupation
militaire qu'il avait faite de la Bourgogne et à se soumettre,
sur ce point, au jugement de la cour de l'empereur 1 .

C'étaitune négociation d'armistice en pleine guerre, plus


exactement (les annalistes eux-mêmes le disent) une ruse
de guerre pour arrêter l'ennemi. Sigebert de Gembloux
paraît avoir combiné les deux versions en brouillant les
dates, et c'est de la sorte qu'il a pu représenter Eudes
comme ayant commencé par supplier l'empereur de lui

concéder la Bourgogne « sah eo ».

Avant d'en venir à la lutte qui fut presque aussitôt


reprise, il convient d'insister sur le fait que durant cette
lutte et même après son dénouement funeste par la mort
d'Eudes, le sentiment populaire ne cessa d'être du côté
du champion français. C'est la preuve que le souverain
allemand ne fut jamais accepté pour souverain légitime,
mais seulement comme un souverain nominal ou fictif

qui n'avait pour titre que la force, dans la mesure où il

était capable de la faire prévaloir sur lè droit.

La datation des chartes reflète admirablement, à cet


égard, l'état des esprits, le sentiment public.

mittere Burgundiam ne signifie pas renoncer à ses prétentions sur la


Bourgogne, mais retirer ses troupes de la Bourgogne.
1
La relation la plus complète est fournie par la Chronique de Saint-
Mihiel. Gap. 30 : « Audito ejus adventu Odo extimuit... et ut in tali
re solet, quia congredi armis non valebat Goscelonem ducem et Theo-
doricum Metensem episcopum ad imperatorem pro pacis obtentu di-
rigit. Quorum fîde datis utrimque dextris et acceptis per semet ipsum
ante imperatorem accessit. Obsidibus deinde datis juramento se obligat
venturum juxtaque judicium
infra sui regni fines, ubi sibi libeat, se
palatinorum omnem » (Chronicon S. Mi-
justifiant Cœsari facturum
chaelis, in pago Virdunensi. SS. IV, 84). Cf. Hermann de Reichenau
(H. F., XI, 18) « 1032. Odo Princeps Gallicae Campaniae regnum Bur-
:

gundiœ invasit. — 1033. Imperator... Gampaniam prœdis et incendiis


devastavit; donec ipse Odo supplex ad eum veniret,et clementer sus-
ceptus satisfactionem, licet fictè promitteret ».
426 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

Eudes, dès 1033-1034, est reconnu pour roi jusqu'au


1
fond de la Provence ,
puis, dans la période de luttes,

d'alternatives de succès et de défaites (1032-1037), les

chartes sont datées soit du « règne du Christ » Y soit de


3
l'incarnation .

1
Dès le mois de janvier 1033, l'archevêque d'Arles Raimbaud date
une charte du règne d'Eudes comme roi de Provence « régnante Odone

rege Alamannorum sive Provinciœ » {Cartul. de Saint-Victor de


Marseille, n° 101, p. 128). De même (1033-1037, n° 64, p. 92). C'est
surtout de i034 à 1035, qu'Eudes a été reconnu pour souverain en
Provence nous avons une charte du 18 février 1035 (ibid., n° 176,
:

p. 207) et une autre du 1 er mars 1035 {ibid., n° 183, p. 212) toutes


les deux d'Arles, qui portent « Anno primo quod Odo rex cepit
:

regnare ». Une charte du Lyonnais qui paraît de l'an 1034 est datée
comme suit « Oddone Campanensi regnum Galliœ summis juribus
:

sibi vindicante » (Cartul. oVAinay, n° 22, p. 568).


2 Régnante Domino nostro Jhesu Christo. 1032 (20 novem- —
bre), Cartul. de Lérins, n° 145, p. 183. — 1033 (mai), ibid., n° 148,

p. 186. — 1033, ibid., n° 150, p. 192 {régnante Deo in Trinitate


perfectaper secula eterna); Cartul.de Saint-André-le-Bas,&ppend.$5,
p. 266. — 1035, Cartul. de Lérins, n° 718, p. 64 {régnante domino
Deo). — 1036
(6 mars), ibid., n° 151, p. 193. 1033-1036, Cban- —
telou, Hist. de Montmajour, éd. du Roure, p. 137-138. 1036, Cartul. —
de Saint- Victor, n° 180, p. 210; n° 60, p. 88 (Ch. de l'archevêque
Raimbaud); n° 564 {Fréjus). —
1038 (12 juin), n° 625, p. 622. —
1038, n° 721, p. 66; n° 719, p. 65; n° 229, p. 2S6 ; n° 45, p. 69
(Ch. de Ponce, évêque de Marseille).
Domino gubernante (ou régnante) et rege (ou regem) expec-
tante. — Cartul. de Saint-André-le-Bas, n° 32, p. 31 ; n° 142, p. 105;
Cartul. de Saint-Barnard-de- Romans, n° 113, p. 20. — 1036-1037
(novembre), Cartul. de Grenoble, A., XVII, p. 28 (Deum adorantem,
regem expectantem).
Nullo nobis alio rege, Christo Domino in perpetuum. — 1038
(novembre), Cartul. de Saint-Victor, n° 526, p. 520. Ajoutez une —
charte du Cartul. de Grenoble (A., XIII, p. 21) datée du 24 janvier
1034 : « Anno tertio post obitum Radulfi régis ».
3
Les chartes datées uniquement de l'incarnation sont très nom-
breuses dans le cartulaire de Lérins. Dans le cartulaire de Savi-
gny, il ne s'en trouve pas une seule qui soit datée de Conrad le

Salique, alors que la datation de Conrad le Pacifique abonde. Voici


d'autre pa^t, à titre d'exemple, une série de chartes du cartulaire de
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES . 427

On voit seulement apparaître parfois, après l'année de


l'incarnation, la formule « régnante Chona, Cono, impe-
ratore ou rege », sans indication d'année de règne 1
, ou
très exceptionnellement avec indication de l'année d'em-
2
pire .

L'emploi de cette formule, ou d'une formule analogue,


3
ne devient plus fréquent qu'à partir de 1038 , mais
même sous le successeur de Conrad, son fils Henri III,

Saint-Victor de Marseille ne portant que le millésime de l'ère chré-


tienne. — 1035 er
mars), n os 123-126; (6 août), n° 406 (Ch. de l'ar-
(1
chevêque Raimbaud); (15 octobre), n° 59. 1035, n° 56 (Ch.de —
Guillaume et Foulques, vicomtes de Marseille); n° 57 (Ch. de l'arche-
vêque Raimbaud), n 03 234, 743, 747. — 1036, n os 131-132, 382,
461, 549. —
1037, n os 320, 457, 789. — 1038 (5 février), n° 570;
(16 mai), n° 738 (12 juin), n° 625. ;

1
1034 ou 1035 (novembre), Cartul. de Grenoble, A., XV, p. 25
(régnante Conone imperatore). — 1035 (8 juin), Cartul. de Saint-
er
Victor, n° 556; (10 juin), n° 568 (Chona imperatore)] (1 septembre),
n° 451 (régnante Conra rege). — 1035, n° 592. — 1037 (février),

ïbid., n° 243; (décembre), n os 246, 380, 621.


2
1 036 (3 novembre) (Ch. de Léger, archevêque de Vienne), anno
VIII imperatoris Romanorum Conradi (Martène et Durand, Amplis-
sima collectio, I, col. 402; Migne, 143, c. 1403).
1037 (2 octobre) (Ch. de l'archevêque Léger, donnée dans un synode
tenu à Romans) : Cesaris Augusti Cuonradi anno X° (Cartul. de
Romans, Giraud, Essai, Preuves, I, p. 68-69, n° 33).
1037 (décembre) (Ch. de l'archevêque Léger) : « Anno VIIII im-
peratoris Romanorum Conradi » (Martène, c. 404; Cartul. de Saint-
Victor, n° 1064).
La divergence entre les dates de ces chartes doit provenir de ce que
iacomputation plus ou moins approximative de la seconde remonte
au couronnement de Conrad, roi des Romains, et celle des deux
autres à son couronnement comme empereur, postérieur d'une année.
Rien n'autorise donc à supposer, avec M. Manteyer (Origines de la
maison de Savoie, p. 396, note 2) que « le début du règne partait de
la donation de Bourgogne faite à Baie par Rodolphe à Conrad dans

l'été de 1027 ».
8
Cartul. de Saint-Victor, 1038 (janvier), n° 295; (5 mai), n° 603;
(15 décembre), n° 293. — 1038, n 03 154, 321,377, 379, 447. — 1039,
n 08 322, 381, etc.
428 LIVRE IV. — § V. -VI-. CHAPITRE II.

la simple datation du Christ ou de son règne


de l'ère
4
persiste et nous verrons combien elle deviendra fré-
,

quente sous Henri IV. La preuve, du reste, que le nom


du souverain est une simple fiction, c'est que les
noms de Rodolphe et de Conrad se perpétuent long-
temps après leur mort, en prolongeant fantastiquement
la durée de leur règne. Si l'on s'en tenait aux dates

indiquées, on arriverait pour Conrad le Pacifique à une


2
durée de règne de cent quarante-quatre ans ; et les

1
Je prends de nouveau comme exemple le cartulaire si riche de
Saint-Victor de Marseille :

Ère de l'incarnation : 1040, n° 769; 1041, n° 552; 1048, n° 441;


1052, n° 553; 1054, n 08 502, 555, etc.
Règne du Christ 1046, n° 239; 1047, n° 242; 1051, n° 559; 1056,
:

n° 238. —
Adde, page suivante, note 2. Cf: aussi dans Chantelou,
Montmajour, p. 134-137, Chartes de 1040 et 1040-1044.
— Vers 1041, Cartulaire d'Apt (Ms. latin 17.778, jadis nouv. acq.
1119 A ; Invent. Revue historique de Provence, T. I, n° 27, p. 123) :

Facta est hsec donatio


In Aptse dicsesoris
Sexta ulne sub Tulio
Régnante Christo domino.

2
Voici quelques preuves typiques, dont on pourra suivre la pro-
gression, en se rappelant que Rodolfe III a régné trente-neuf ans
moins un mois et demi (19 oct. 993 à 6 sept. 1032), comme roi de
Bourgogne, et Conrad II le Salique, douze ans comme empereur
(26 mars 1027 à 4 juin 1039).
40 e année de Rodolfe (Charte du 2 février) (CartuL de Saint-Mau-
rice de Vienne. App. à CartuL de Saint- André-le -Bas, n° 95, p.312).
41 e année du règne de Rodolfe (Charte du mois de mars) (ibid.,
n° 77, p. 60).
43 e année de Rodolfe (CartuL de Saint- André-le-Bas, n°77, p. 60).
44 e année (ibid., n° 73, p. 58).
46 e année (Charte du 22 octobre 1038), régnante Rodulfo rege
(CartuL de Saint-Victor, n° 371, p. 377).
54 e année de Rodolfe (juin 1046), régnante Rodulfo rege (CartuL
de Savigny, n° 730).
33 e année d'empire de Conrad II. Charte de 1060, Cona imperatore
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 429

noms sont déformés de la façon la plus bizarre 1


.

Il fautremarquer encore que la seule formule qui aurait


visé une souveraineté bourguignonne, une transmis-
sion de la royauté rodolfienne, la formule rex Alaman-
2
norum sive Provintie n'est pour ainsi dire employée

Alamannorum, et Philippo rege Francorum (Cartul. de Saint-Victor,


n° 704, p. 52).
Survie fantastique de Conrad le Pacifique. Charte du Cartul. de
er
Savigny (n° 754), datée par J'éditenr du 1 août 1081 : « Vigesimo

REGNANTE REGE CANONE IN GALL1A ».


M. Auguste Bernard admet qu'il y a eu confusion avec la 20 e an-
née du roi Philippe. Le rédacteur de la charte a donc cru à l'exis-

tence d'un Conrad qui ne peut être que Conrad le Pacifique, dont la
datation fréquente dans le même cartulaire est « régnante G. rege
in Gallia ». Nous aurions ainsi 88 années de règne fictif à ajouter
aux 56 ans de règne effectif, soit au total 144 années! A quoi il y
avait une sorte de précédent, puisqu'une charte du Cartulaire
d'Ainay (n° 105) est datée de la 68 e année du règne de Conrad.
Il ne serait pas impossible qu'il y eût, dans la première charte,

une prolongation fictive du règne de Conrad II, confondu avec son


homonyme le roi de Bourgogne, mais il faudrait supposer alors que
ce règne a été compté de la mort de Rodolfe (1032), et qu'on lui

a attribué un supplément imaginaire de 13 ans. La charte serait, alors


de 1052 et fournirait, en tout cas, une nouvelle preuve du peu de réa-
lité de la souverainté de Henri III dans le Lyonnais.
Au surplus, la survie imaginaire de Conrad le Pacifique n'est
guère plus étrange que la déformation de son nom qui de rege Cono
est devenu rege Canone.
1
Voy. la fin de la note précédente.
2
Ni le titre d'empereur, ni celui de roi des Romains, ne pouvait
en tenir lieu ou en être l'équivalent, moins encore celui de roi de
Germanie. Une charte de la reine Hermengarde, veuve de Rodolfe III,
est bien significative déjà à cet égard. Elle est datée du 23 août 1057 :

« Anno quo mortuus est Heinricus secundus imperator, rege Bur-


gundiœ déficiente » (Cartul. de Grenoble, B., XX, p. 99). Henri III avait

cependant été élu roi de Germanie dès 1053, du vivant de son père, et
couronné en 1054. Le Cartulaire de Saint-Victor nous livre une
formule encore plus probante. Une de ses chartes porte « Régnante
:

nullo rege Provintie atque Burgundie » (21 mars 1040-1041, n° 188,


p. 217).
.

430 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

que pour Eudes ou qu'en laissant en blanc le nom du


1
,

2
roi . On une intention visible de
se sert par contre avec
marquer la domination étrangère, de la désignation rex
Teutonicorum 3 .

en 1043, l'archevêque d'Arles Raim-


Sous Henri III,

baud ne reconnaît comme régnant que les marquis de


4
Provence, Foulques-Bertrand et Geoffroy . Et nous ren-
controns même dans le Diois la datation du règne du roi
er5
de France Henri I .

En réalité, Conrad le Salique n'arriva à ses fins que

Pour Eudes, voy. suprà, p. 426, note i.


1
Au contraire, parmi —
lesnombreuses chartes postérieures à la mort d'Eudes et datées soit
de Cono, soit de Henrico imperatore ou rege, je n'en vois que deux
ou trois qui aient appliqué au souverain allemand le titre légal et
traditionnel de rex Alamandorum seu Provintiœ, et encore la pre-
mière a-t-elle pu être datée fictivement de Conrad, puisque les
donateurs qui y figurent paraissent dans une charte de 1060-1064
(Cartul. de Saint-Victor, n° 236) et que le nom de Conrad a seul
induit Guérard à placer l'acte de 1032 à 1039. — Cet acte est repré-
senté par les n os 277 et 1063 du Cartulaire et « Régnante il porte :

Cono regem Alamandorum seu Provincie ».


Une formule analogue ne se retrouve pour Henri III, et peut-être par
accident, que dans une charte de 1043 (ibid.,n° 369), et elle est ensuite
délayée de la sorte que voici « Régnante Anrico imperatore Ala-
:

mannorum et Romanorum, Burgundionumque et Provincialium


(1045, ibid., n° 657) : datation suspecte, puisque Henri III n'a été
couronné empereur que le 25 décembre 1046. Cf. dans Chantelon,
Montmajour, p. 4 75-176, une charte datée régnante Henrico V r
imperatore Alamannorum vel patricio Romanorum.
3
Cartul. de Saint-Victor, n° 378 (1033) : « ... régnante rege Ala-
mandorum seu Proventie ».
3
Cartul. de Saint-Chaffre, n° 357, p. 120 « Régnante Cono rege :

Teutonicorum ». Cf. même cartulaire, donation d'une église dans le


Genevois (1084), n° 366, p. 123 « Tempore Gregorii papse VII, V.
:

abbate monasterio prœsidente fœliciter, rege Teutonicorum Aenrico


obtinente nomen imperii INFOELICITER ».
4
« Ego Raiambaldus archiepiscopus anno ab incarnatione
Domini MXLIII, regnantibus principibus in Galliis Gauzfredo et Ber-
tranno » (Gallia Christ, novissima, Arles, n° 369)
3
Chartes de Cluny, n° 2951 (1041-1042).
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 431
1
par une annexion violente et illégale, de laquelle il n'ob-
tint jamais qu'une ratification apparente ou fictive.

Une première expédition fut dirigée sur la Bourgogne


transjurane par Bâle. A la tête. de ses troupes, Conrad fit

procéder à un simulacre d'élection, dans l'abbaye de


Payerne, par quelques seigneurs bourguignons obscurs,
puis, séance tenante, il se fit couronner roi (2 févr.
2
1033) . Ce fut le premier simulacre de légitimation.
L'expédition se poursuit, mais ne parvient pas à délo-
ger Eudes des places fortes qu'il occupe 3 Elle . -eut pour
unique résultat d'attirer à Zurich, où Conrad effectua sa
retraite, outre le comte de Maurienne, — avoué, et peut-
être parent de la reine Ermengarde, gagné par de mul-
tiples faveurs, — quelques moindres seigneurs qui, com-
4
blés de largesses , firent leur soumission à l'empereur
lui-même et à son fils Henri III, roi des Romains (avril
1033). C'était une seconde pseudo-élection.
Conrad eut, il est vrai, la fortune paradoxale de neu-
er
traliser le roi de France Henri I , en conflit alors avec
5
Eudes II . L'entrevue cle Deville-sur-Meuse lui assura

1
« Subjugato Burgundiee regno », dit Hermann de Reichenau (ad
Grandes annales de Saint-Gall :
an. 1034, H. F., XI, 18 D), et les
« Imperator iterum Burgundiam cum exercitu intravit, et omnia

municipia cum civibus usque ad Rodanum fluvium suae ditioni sub-


egit » (H. F., XI, 8 D).
2 « Collecto exercitu, per Solodurum Burgundiam intravit. Et ve-
niens ad Paterniacum monasterium in purificatione Sanctae Marifc (2
févr. 1033) a majoribus et minoribus regni ad regendam Burgundiam
electus est; et in ipsa die pro rege coronatus est » (Wipon, eap. 30).
3
« Infecto negotio rediit », disent les Annales de Saint-Gall (ad
an. 1033, loc. cit.).
4
« Imperator reversus ad Turicum castrum pervenit; ibi plures

Burgundionum, regina Burgundiee jam vidua, et cornes Hupertus,


et alii, qui propter insidias Oudonis in Burgundia ad imperatorem
venire nequiverant, per Italiam pergentes, occurrebant sibi et effecti
sut, fide promissa per sacramentum sibi et filio suo Heinrico régi,
mirifice donati redierunt » (Wipon, loc. cit.).
3
T. III, p. 520-521.
432 LIVRE IV. § V. -V1-. CHAPITRE II.

cette neutralité, mais pas plus que pour la Lorraine, elle


n'impliqua une renonciation quelconque aux droits du
rex Francorum* La défaillance n'alla pas au delà de
.

l'inertie. Néanmoins celle-ci permit à Conrad d'envahir

le royaume de France pour ravager les terres d'Eudes de

Blois. Eudes est obligé de céder momentanément au tor-


2
rent. Il conclut l'armistice dont j'ai parlé ,
puis le rompt
presque aussitôt en dévastant la Lorraine.

De son Conrad concerte une double invasion de


côté,
la Bourgogne, où se maintiennent toujours les partisans du
comte de Blois. Il l'envahit parle Nord avec ses troupes et
la fait envahir au Sud par ses contingents italiens. Pris
entre deux feux et refoulés vers Genève où les deux armées
impériales se rejoignent, quelques-uns des principaux
adversaires de Conrad, le comte de Genève Geraud, petit-
neveu de Rodolfe III, et l'archevêque de Lyon Bouchard III,
qui avait succédé en 1031 à son homonyme et oncle Bou-
chard II, du défunt roi, furent contraints de
frère naturel
déposer les fait, Conrad s'empressa, comme à
armes 3 Cela .

Payerne et à Zurich, de solenniser leur soumission par un


couronnement et de la faire passer pour une élection régulière
er
(1 août 1034) \ C'était la troisième et non la dernière.

1
Suprà, p. 294.
* Cf. suprà, p. 425.
3
« Imperator iterum Burgundiam cum magnis petens copiis, omnia
cis Rodanum castella subjecit... Lugdunensem Archiepiscopum
Burghardum... cum multis aliis Principibus in deditionem accepit »
(Hermann de Reichenau, ad an. 1034, H. F., XI, 18 D). — Cf. Ar-
nulf, Gesta Archiepiscoporum Mediolanensium, Migne, 147, II, 8;
col. 302 : « Cumque nequirent Burgundiones resistere, deditionem
accélérant, perpétua subjectionis condictione Chuonrado substrati ».
— Wipon, cap. 32 : « Augustus veniens ad Genevensem civitatem
Geroldum principem regionis illius et archiepiscopum Lugdunensem
atque alios quamplures subegit ».
4
Après avoir constaté la subjugation par les armes (suprà, p. 431,

note 1), les Grandes annales de Saint-Gall relatent « Genevamque :

pervenit (imperator). Ibi vero ab Heriberto Mediolanensi archiepis-


LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLF1ENNES. 433

Mais ni le comte de Bourgogne, Renaud fils d'Otte-


Guillaume, ni les petits-fils de celui-ci Bertrand etGeoffroi,
cômtes de Provence, ni leur cousin le marquis Guil-
laume, ni enfin Guigues le Vieux, comte de Grésivaudan,
et souche des dauphins de Viennois (lequel semble précisé-
ment avoir profité de l'interrègne pour fonder sa maison),
ne répondirent à ses convocations, aussi peu à Genève
qu'à Payerne et à Zurich, et n'adhérèrent pas à la recon-
naissance forcée (deditio) qui eut lieu dans ces colloques.
Bien que le comte de Bourgogne Renaud se soit

déclaré contre le seigneur français, c'est dans son comté,


à Neufchâtel et à Morat que la résistance à Conrad
se prolongea, et quand la place forte de Morat eut été
emportée d'assaut, les défenseurs des droits d'Eudes de
Blois quittèrent le royaume de Bourgogne et laissèrent

confisquer leurs seigneuries plutôt que d'accepter la


1
domination germanique .

Si des historiens ont voulu faire remonter à cette épo-


que (1034) l'annexion du royaume de Rodolfe III au Saint-
Empire, ce n'est que d'un état de fait, et non d'un état
de droit qu'il pouvait être question. La datation de quel-
ques chartes viennoises et provençales du règne de Conrad
(1034-1038) n'a pas d'autre signification ni d'autre por-

tée, et j'ai prouvé plus haut que dans la même période


de nombreuses chartes provençales sont datées de l'incar-
2
nation du Christ . J'ajoute que la mention du nom de
Conrad ne se rencontre pas à ma connaissance dans le

comté de Bourgogne.

copo ceterisque Itaiiœ et Burgundiœ principibus honori pice suscep-


er
tus, in festivitate Sancti Pétri ad Vincula (1 août 1034) coronatus
producitur et in regnum Burgundioniun rex eligitur » (ad an. 1034,
H. F./xi, 8 D).
1
« Cœteri fautores Oudonis hoc audientes, solo timoré Caesaris
fugierunt; quos persecutus Cœsar, omnino exterminavit de regno »
(Wipon, chap. 32).
2
Suprà, p. 426, notes.
F. — Tome IV. 28
434 LIVRE IV. § V. -VI -. CHAPITRE II. .

Dès 1036, du reste, l'archevêque de Lyon Bouchard


rompt la fidélité qui lui avait été imposée à Genève. Il

s'attaque à un représentant de Conrad, au fils, selon toute


vraisemblance, de ce baron allemand (Seliger) qui avait
porté au roi les insignes royaux de Bourgogne. Sans
doute s'attendait-il à être soutenu par Eudes de Blois.
Laissé à lui-même il eut le dessous, fut jeté en prison
par Conrad et tenu dans les fers pendant nombre d'an-
l
nées Si Eudes s'était abstenu d'intervenir c'est qu'il se
.

préparait, au même moment, à frapper son adversaire au


cœur, dans la Lorraine, comme Lothaire avait voulu le
2
faire en s'emparant d'Aix-la-Chapelle . Le sort lui fut

contraire. Il succomba à Bar sous les coups du duc Goze-


lon (15 nov. 1037).
Seule cette mort tragique permit à Conrad de s'adjuger
l'héritage de Rodolfe III. Personne, en effet, n'était plus
là pour lui tenir tête. Les autres compétiteurs possibles, à
titre de parents, étaient trop faibles ou réduits à l'impuis-
sance. Il aurait fallu un Otte-Guillaume parmi les princes

du royaume pour nourrir l'ambition et avoir des chances


dé se faire élever sur le trône de Bourgogne par ses
pairs.
Quant au roi de France, ses conflits avec les fils d'Eudes
de Blois continuèrent un certain temps à le détourner de
se prévaloir des droits de la Couronne. Ce n'est que quel-
ques années plus tard qu'il les revendiqua, les armes à
la main.
Conrad II profite de ce répit. Il convoque une grande
assemblée à Soleure (sept.-oct. 1038). Il contraint (coegit)
les seigneurs présents à lui renouveler, à lui et à son fils

1
« Burghardus Lugdunensis archiepiscopus... cum Udalricum
Selegeri filium bello peteret, ab ipso victus et captus imperatorique
adductus, ferro compeditus et custodiâ mancipatus multis annis
detinetur in vinculis » (Hermann de Reicbenau) ad an. 1036, H. F.,
XI, p. 18-19).
8 Suprà, p. 284.
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RQDOLFIENNES. 435

Henri, le serment de sujétion (subjectioncm) 1


et c'est
ce fils maintenant introniser, avec une mise en
qu'il fait

scène pompeuse. Nous en sommes au quatrième simulacre


d'élection et de couronnement.
Quelle hypocrisie s'y ajoute, je le dirai tout à l'heure.
Pour le surplus, la dernière cérémonie s'est opérée dans
les mêmes conditions où les autres avaient eu lieu, à
Payerne, à Zurich, à Genève, c'est-à-dire en présence de
ceux des seigneurs bourguignons qui étaient impuissants
à tenir tête au souverain germanique et ne pouvaient que
se plier à ses volontés.
Les chroniqueurs allemands se sont soigneusement
abstenus de citer leurs noms. Ils s'en sont tenus à des
indications vagues : « Un grand nombre (plurimos) de
seigneurs bourguignons (Burgundionum primores) » —
« la totalité des princes a été convoquée et Conrad a
2
délibéré avec eux » (Wipon) . Si des dynastes tels que le

comte de Bourgogne 3 ou les comtes de Provence avaient


participé à l'assemblée, le chapelain de Conrad n'aurait
pas manqué de les nommer.
L'hostilité et l'opposition de ces princes ne tardèrent
pas à se faire jour et les mêmes chroniqueurs en con-
viennent. Dès 1042, Henri III est obligé de faire cam-
pagne (invasit) en Bourgogne, au cœur même de l'hiver,
pour contraindre un grand nombre de seigneurs à se

1
« Imperator de Italia reversus, Solodori coJloquio habito, pluri- .

mos Burgundionum Primores, tam sibi quam fjlio suo subjec-


tionem sacramento firmare coegit » (Hermann de Reichenau, ad an.
1038, H. F., XI, p. 19 A).
2
Voy. p. 437.
3
D'après les auteurs de YArt de vérifier les dates (II, p. 498), le
comte Renaud « refusa de comparaître à cette cérémonie, prétendant
ne relever que de Dieu et de son épée ». Aucune preuve n'est citée
à l'appui de cette assertion, mais, comme le remarque M. Jacob,
Le royaume de Bourgogne sous les Franconiens, p. 42-43, ce n'est
pas une raison pour la rejeter, les mêmes auteurs indiquant rarement
les sources où ils ont puisé.
436 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

l
soumettre à Le comte de Bourgogne
lui [subjicientes illi) .

Renaud était à la tête des protestataires ou des révoltés,


et c'est en s'alliant avec lui et avec le comte de Genève,
de même qu'avec le duc lorrain Geoffroy le Barbu que le
er
roi de France Henri I entreprit de refouler en Bourgogne,
comme en Lorraine, la domination germanique (1044) 2 .

Si les échecs subis par ses auxiliaires, par Geoffroy à


Kreuznach, par d'autres à Montbéliard, réduisirent les

Bourguignons à une nouvelle soumission, et empêchèrent


de France de poursuivre son action,
le roi il ne semble pas
douteux que son énergique protestation à Ivois (1056)
visât la Bourgogne aussi bien que la Lorraine \
L'intervention, dont je viens de parler, du rex Franco-
rum fait ressortir toute la vanité juridique des assem-
blées successives où Conrad avait voulu se donner l'appa-
rence d'un souverain légitime. Les résolutions qui y
furent prises ne pouvaient préjudicier aux droits tradi-
tionnels de la Couronne de France, et pour avoir une va-
leur au point de vue du droit public, elles auraient exigé
non seulement la participation des grands principes, mais
le libre assentiment des seigneurs de la Bourgogne.

Or la contrainte violente et oppressive, doublée d'hy-


pocrisie, ne résulte pas seulement des faits eux-mêmes,
elle ressort avec éclat des réticences du chroniqueur offi-

ciel Wipon et des artifices dont il se fait le propagateur

intéressé. Wipon passe sous silence la réitération néces-


saire de couronnements successifs. Il ne mentionne que
le premier, il omet notamment celui de Genève que les
Annales de Saint-Gall relatent en termes exprès. Il nous
révèle de plus, sans le vouloir, l'effort des souverains teu-

1
« Heinricus rex hyeme Burgundiam invasit, multos que princi-
pum se illi subjicientes suscepit, nonnullaque légitimé dijudicavit »
(Hermann de Reichenau, ad an. 1042, H. F., XI, 19 B).
2
CF. Annales Altahenses maj. ad an. 1044 in fine, — Hermann
de Reichenau, ad an. 1044-1045, etc.
3
Suprà, p. 294-295.
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS R0D0LF1ENNES . 437

tons de masquer leur usurpation sous des dehors nationa-


listes A la fameuse assemblée de Soleure, avant de nous
1
.

présenter Conrad comme disposant personnellement de la


royauté de Bourgogne au profit de son fils Henri (« filio
suo...regnum Burgundiae tradidit »), il veut laisser croire
que l'empereur se conformait aux traditions bourgui-
gnonnes. « Il faisait pour la première fois, dit Wipon,
jouir la Bourgogne d'une loi longtemps oubliée et presque
tombée en, désuétude ». Formule si hypocrite et si trom-
peuse que des érudits modernes ont cru y voir une
remise en vigueur de la loi Gombette 2 Et c'est sans doute .

par une continuation du même subterfuge que peu de


mois après cette assemblée, on fit revivre pour Henri III
le titre de rex Burgandionum dans deux diplômes de son
3
père Conrad II .

Le souverain allemand prétendait ménager le sentiment


national ; en réalité il le heurtait de front et voulait l'anéan-
tir. Je ne parle pas, bien entendu, de race mais de cet
esprit national et particulariste dont la tradition est l'élé-

1
Pour tout ce qui suit, il faut lire d'enfilée la description de l'as-
semblée de Soleure :

« Ejusdem anni (1036) autumno Burgundiam adiit; et convocatis


cunctis principibus regni, générale colloquium habuit cum eis, et diu
desuetam atque pene delatam legem tune primum Burgundiam praeli-

bare fecerat.
» Transactîs tribus diebus generalis coloquii, quarta die, primatibus
regni cum universo populo laudantibus atque rogantibus, imperator
filio suo Heinrico régi regnum Burgundiœ tradidit, eique fîdelitatem
denuo jurare fecit.

» Quem episcopi cum caeteris principibus in ecclesiamS. Stephani,


quee pro capella régis Solodoro habetur, deducentes, hymnis et
canticis divinis Deum laudabant, populo clamante et dicente quod
pax pacem generaret, si rex cum Caesare regnaret » (Wipon, chap.
38).
2
Elle ne devait signifier au fond que le rétablissement d'un ordre
légal.
8
11 déc. 1038 (Diplomata, IV, p. 324); 1 er mai 1039 {ibid., p. 385).
488 LIVRE IV. — § V. - VI -. CHAPITRE II.

ment le plus vivace, avec la communauté de mœurs et de


langue, et qui soudait étroitement, par toutes ses fibres
le royaume rodolfien au royaume de France.
Le vieux Paradin avait raison quand il disait que les
seigneurs bourguignons ne voulaient pas « d'un prince
étranger duquel ils n'entendaient pas la langue, remon-

trantque o est une des malédictions que Dieu donnait aux


méchants peuples » 4 et M. Zeller quand il qualifiait le
,

royaume d'Arles une « monstrueuse création destinée à


périr ». Mais l'historien moderne se trompait en appelant
ceroyaump « un État hybride moitié allemand, moitié fran-
2
çais » . Il n'avait d'allemand que la langue de quelques
districts infimes de l'Helvétie.
Que l'annexion au Saint-Empire fût incompatible avec
les aspirations profondes des populations, la preuve en
est fournie par toute l'histoire ultérieure des royaumes
anciens de Bourgogne et de Provence, par leur effort
continu de briser les liens factices noués par la Germanie
et de se rattacher uniquement àCouronne de France. la

Sur l'heure même, les témoignages sont là que les senti-


ments étaient violentés, les volontés enchaînées, que le
peuple et ses chefs n'ont cédé qu'à la nécessité et pour
aussi longtemps que celle-ci durerait. Le chapelain impé-
rial, Wipon, —
M. Paul Fournier en a fait la juste remar-
que 3

« signalait, en un langage que sa forme poétique
,

n'empêchait pas d'être très clair, les dangers que cou-


rait la souveraineté allemande » dans l'ancien royaume
de Bourgogne. Il jetait une sorte de cri d'alarme en
suppliant Henri III d'accourir sans tarder (1041) : « O
roi, la Bourgogne te réclame. Lève-toi, viens, hâte-toi.
Les nouvelles conquêtes chancellent en l'absence prolongée

Annales de Bourgogne, Lyon, 1566, p. 142-143.


1

1
L'empire germanique et l'Église au Moyen âge, p. 59.
J. Zeller,
— J'emprunte les deux citations qui précèdent à M. Poupardin,
Bourgogne, p. 460 et p. 343.
3
Le royaume d'Arles, introd., p. xiv.
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 439

du ramène par ta venue la'sérénité


maître.... Parais et
dans royaume
le Ce royaume, tu Tas jadis dompté à
grande peine (magno labore). Profite maintenant du ser-
vice auquel ces peuples sont préparés » *.

Ces aveux à peine déguisés sont, d'une façon inatten-


due, éclairés aujourd'hui pour nous par un document
infiniment curieux qui vient d'être retrouvé. C'est une
prophétie intercalée dans une Bible du xi° siècle de la Bi-
bliothèque de Berne (Ms. A. 9). L'érudit historien qui a
publié ce texte 2 , M. Georges Manteyer, a démontré qu'il
se place entre le 31 mars 1038 et le k juin 1039, qu'il ôât
donc exactement contemporain de l'assemblée de Soleure. 1

Il a prouvé, en outre, que c'était l'œuvre d'un clerc vien-


nois de l'entourage de l'archevêque Léger, lequel revenait
à ce moment d'Italie. Or, la prophétie était une des formes
favorites que revêtait la protestation de la conscience po-
pulaire. De sorte que celle de Berne nous fournit le moyen
de connaître très exactement l'état d'esprit des populations
auxquelles l'empereur allemand prétendait imposer sa sou-
veraineté. Cet état d'esprit se caractérise d'un mot : la ré-

pulsion contre la Germanie, répulsion provoquée par les


mêmes vices dont l'Europe au xxe siècle est témoin et vic-

time, i

Les dispositions de l'archevêque de Vienne, Léger,


malgré l'effort que Conrad venait de faire pour se conci-
lier ses bonnes grâces en renouvelant par un diplôme

* « Prseterea tibi, rex, mandat Burgundia, surge


. Atque veni, propera; noviter subjecta vacillant
Interdum, domino per tempora multa remoto...
Hue regnum fac, te veniente, serenum...
ades, et
Heec olimmagno domuisti régna labore;
Utere nunc populù, tibi rex, servire parajis »
r

(Tetralogus, v. 203 et suiv.).

2
Bulletin de la Société de statistique die l'Isère, 4 e série, t. VII
(XXXIII e de la collection), Grenoble, 1904, p. '173-179; La prophétie
Viennoise de Léger* i
440 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE II.

solennel les privilèges de son Église 1

, semblent s'être ac-


cordées sur ce point avec les sentiments de l'archevêque
de Milan Aribert qui, après avoir été le principal soutien
de la cause de Conrad II en Italie et en Bourgogne, est

devenu son plus acharné adversaire. Aribert avait pu


juger d'expérience que les Allemands étaient, comme il
le dit en propres termes dans un de ses diplômes, le
2
« peuple le plus sauvage » de la terre .

La prophétie est censée dater du règne de Louis l'Aveu-


gle. Elle commence donc, suivant procédé habituel à
le

ce genre de fiction, par les événements accomplis, de


manière à inspirer confiance et ouvrir le champ à la satire.
Le jugement sur les empereurs allemands est dur. Otton III
est qualifié de sanguinaire, Henri le Saint de cruel et de
querelleur. Mais c'est l'auteur direct de l'annexion de la
Bourgogne, le souverain régnant, en qui s'incarne le ger-
manisme aux yeux des Bourguignons et des Italiens, c'est
Conrad II que le prophète cloue au pilori. Quel portrait
de son règne et de ses sujets Des hommes les Teutons : «

menteurs, ravisseurs, ennemis de la justice, aimant plus


la fausseté que la sincérité, dont l'un des yeux exprime le
bien et l'autre le mal, cupides et rapaces, exploitant le men-
3
songe, destructeurs de la loi de vérité » .

1
CartuL de Saint-Maurice de Vienne, appendice n° 51, p. 260 du
Çartul. de Saint-André-le-Bas. Le préambute indique le but : assu-
rer à l'empereur plus de dévouement et plus d'empressement à son
service : ad nostrum servicium devotiores et promptiores fore ».
2
C'est Giesebrecht qui l'avoue en le reprochant à Aribert (Ge-
schichte der deutschen Kaiserzeit, II, p. 313).
8 « Tune surget rex Salicus per E (Henri II) et erit fortis et cru-

delis et dum vivit semper erit in contentione et in tribulatione.... Et


postea surget rex Salicus per G (Conrad II) nomine et in diebus ejus
denegabunt filii patres et patres tilios : ... Presules malefacientes et
temptatores et vendent suas sacrationes quod dominus esse proibuit...
et eorum homines mendosi, raptores, odientes justitiam et amantes
plus falsitatem quam veritatem.... Gum uno oculo locuntur bonum
LA VALEUR JURIDIQUE DES CESSIONS RODOLFIENNES. 441

Après Conrad, le fait accompli cède la place à une suc-


cession de faits imaginaires, mais l'antipathie et la haine
contre la Germanie continuent à se donner pleine car-
rière. Les bons rois alternent avec les mauvais : les bons
sont des Latins, les mauvais sont des Germains. Un roi
viendra de Bavière dont la ruée furieuse sera la source de
douleurs telles que lemonde n'en aura pas connu de
pareilles
1
. Il détruira Rome, mais Rome sera délivrée et
restaurée par Byzance et l'empire de la Rome chrétienne
faisant table rase à la fois de l'empire allemand et de la
puissance des Sarrasins, gouvernera le monde jusqu'à la
consommation des siècles. Alors le roi des Romains posera
sa couronne sur la croix sainte de Golgotha et remettra
son empire à Dieu le Père 2 .

Les Latins auront donc, après de cruelles épreuves,


triomphé des Germains, aussi bien que des mécréants
Sarrasins.
Tels étaient les sentiments et les aspirations qu'on nour-
rissaiten Bourgogne, dans l'entourage même de l'arche-
vêque de Vienne, à l'heure où l'Empire tentait de se faire
accepter par des populations que tout éloignait de lui.
L'opposition était radicale, foncière. Elle fait apparaître
en pleine évidence l'odieuse iniquité sur laquelle a été

cum altero locuntur malum... et erunt cupidi et avari, amantes mu-


nera falsitatis et destruetur lex veritatis ».
« In illo tempore surget dux in Tuscia per B (Bonifaee, duc de Tos-
cane, 1037-1038), et erit contentio inter Longobardos et Salicos et
ipsum ducem non poterunt superare inimici ejus ».
1
« Tune iterum surget rex Salicus de Baiowaria qui veniet cum
furore et ipse erit inicium dolorum quale non fuit ab inicio mundi,
et erunt in suis diebus pugne et multe tribulationes et sanguinis
effusio... ».
1
Post hec surget regnum Romanorum... et erit post hec pax et
regnum Christianorum usque ad tempus antechristi.... Post hoc as-
cendet rex Romanorum in Hiersulam in Golgota locum et tollet

coronam suam de capite suo, et ponet super crucem sanctam... et


reddet regnum Christianorum Deo et patri ».
442 LIVRE IV. — § V. -VI -. CHAPITRE II.

assise la domination teutonne dans le Sud-Est de la France,


et du même coup l'impuissance dont cette domination était

irrémédiablement frappée et dès le principe et dans la


suite des: temps. C'est le dernier aspect du problème histo-
rique dont je viens de traiter. Je n'ai à en retenir que les
grandes lignes.
443

CHAPITRE III

l'apparence et la réalité.

Si les empereurs allemands avaient, à n'en pas douter,


pour objectif d'établir leur autorité directe dans l'ancien
royaume de Bourgogne transformé en province et devenu
entre leurs mains une sorte d'immense domaine royal,
soutien de leur trône et réservoir de leur force, ces
visées ambitieuses se sont évanouies en chimères. Les
trois grandes régions de la Gaule réunies sous le sceptre
de Rodolphe III n'étaient qu'un squelette de royauté;
elles ne furent plus qu'un fantôme de jroyaume sous les

empereurs germains. L'irréalité alla croissant. Elle se peut


mesurer à l'absentéisme du souverain.
Nous avons entendu Wipon solliciter son maître de raf-
fermir par sa présence les fidélités chancelantes. Henri III
en sentit si vivement le besoin qu'il tenta de grands efforts
pour se concilier les esprits. Il épouse, malgré l'oppo-
sition de ses conseillers teutons, une petite-fille d'Otte

Guillaume, Agnès, fille de Guillaume le Grand d'Aqui-


1
taine ,
après avoir fait, avec ostentation, célébrer ses
2
fiançailles à Besançon (automne 1043) . On le voit tenir

1
Voy. la lettre de Sigefroi de Gorze à Poppo de Stavelot (été 4043)
publiée par Giesebrecht, t. II (5° éd M 1885), p. 714 et suiv.

* Annales Altahenses, ad an. 1043, p. 33. — Raoul Glabér (V, 1,17,


p. 127) : u Heinricus, filius Chonradi, rex Saxonum jam in re, Roma-
norum vero imperator in spe, duxit uxorem filiam Willelmi Pictavo-
rum dueis, nomme Agnelem quam etiam desponsavit in civitate Grt-
sopolitana, quae vulgo Vesuntio vocatur. Uluc denique ob amoris ac
444 LIVRE IV. § V. -VI-. CHAPITRE III.

encore des assemblées à Soleure en 1048 et 1052. Mais


la seconde est brusquement rompue par les seigneurs
1
bourguignons , et l'empereur s'abstient désormais de pa-
raître dans l'ancien royaume de Bourgogne.
Son successeur Henri IV ne s'y montre qu'une seule fois,

et dans les conditions les plus fâcheuses. C'est lors de son


voyage à Canossa (1077). Toutes les autres routes d'Italie
étant gardées par ses adversaires, il dut solliciter des prin-
ces bourguignons le droit de passage à travers leur pays.
Les comtes de Maurienne le lui firent chèrement payer
par la cession d'une partie de la Bourgogne 2 , et si le

comte de Bourgogne Guillaume Tête Hardie le reçut plus


généreusement à Besançon, ce fut en parent fugitif et non
3
en souverain .

Pas plus que l'esprit germanique n'a pénétré dans la

société, l'autorité politique ne s'est, par l'annexion au


Saint-Empire, implantée dans les groupes ethniques, ne
les a subjugués, fondus ou dominés. Leurs chefs, princes,
comtes ou marquis, en Bourgogne, en Dauphiné, en Pro-

benevolentiœ gratiam utriusque convertit maximanobiliummultitudo y


episcoporum vero numéro viginti octo ». R. Glaber, écho des pré-
« Provenerat enim in deditionem pre-
tentions allemandes, ajoute :

dicti régis regnum Austrasiorum, quod illi a progenitoribus compete-


bat». D'après les auteurs de L'art de vérifier les dates, II, p. 498,
le comte de Bourgogne Renaud a refusé d'assister à cette cérémonie.
1
« Cum imperator circa Letaniarum tempus Solodori colloquium

haberet, quidam ex Burgundionibus offensi inde discedunt; sed non


multo post, aliqui ex îllis ad gratiam ejus redeunt » (Ilermann de
Reichenau, ad an. 1052, H. F., XI, 21 A).
2
« Vix et agere tandem impetratum est, ut provinciam quandam
Burgundix, bonis omnibus locupletissimam, concedendi transitus
mer cédera dignarentur accipere » (Lambert de Hersfeld, ad an. 1077,
Migne, 146, col. 1235).
3
« Rex Heinricus in Italiam proficiscens, intra Burgundiam in loco
qui dicitur Bisenzum, natalem Domini celebravit, satis magnifiée
pro sua tum calamitate susceptus et habitus ab avunculo matris suae,
Willihelmo comité, cujus in illis locis amplissimae et florentissimae
opes erant » (ibid., col. 1234).
l'apparence et la réalité. 445

vence, ont gardé ou élargi l'exercice de leur souveraineté.


Ils ont usé de l'entière liberté de s'unir par le sang ou par
les liens féodaux aux maisons princières et à la Couronne
de France. Les villes principales, Besançon et Lyon,
Vienne, Arles ou Avignon ont maintenu et développé leur
vie indépendante ou leur autonomie nationale, accru et

cimenté leurs relations sociales avec la Gaule, en attendant


le jour où progressivement elles seraient de nouveau
englobées dans le royaume de France.
L'autorité impériale n'a été qu'un mirage, un apparat
de solennités, de formules, de protocoles de chancellerie.
Toute l'unité de l'État a tenu dans le titre fictif de royaume
d'Arles. L'empereur ne commande pas, ou quand il

commande, il n'est pas obéi


1
. Lothaire de Supplimbourg
en fera l'aveu lamentable dans une lettre adressée à ses
vassaux ecclésiastiques et laïques de Bourgogne et de
Provence : « Maintes fois, leur dit-il, nous vous avons
écrit pour réclamer le tribut de vos hommages et de votre
soumission. Vous n'en avez tenu nul compte et manifesté
ainsi, d'une manière indécente, votre mépris pour notre
pouvoir suprême.... Notre autorité est diminuée parmi
2
vous au point d'y être presque complètement oubliée » .

1
« Cumque Burgundia aliquando per se fortes reges habuisset, et
per eos suis gentibus preecepta dare solita fuisset, ex appetitu liber-
tatis... jamdudum insolentiam et desuetudinem induerat obsequendi »
(Otton de Friesingen, Gesta Friderici I (Contin. Rahewini, III, 11 ;

SS., XX, 423).


2
Epistola (Lotharii) ad Arelatensem episcopum (1132).
« L. Dei gratia Komanorum imperator augustus.... Ssepenumero
scripsimus vobis, requirentes fîdelitatis et subjectionis tuee debitum,
quod quia non mancipatur effectui, vis quantum in te est, potestatem
imperii nostri in partibus tuis satis indiscrète contemnere : quod
quantum divinis et humanis legibus contrarium sit, si recte adver-
teris,ipse nosti.Nos itaque (lacune) Romani imperii quee apudvos tam
adtenuata est et oblivioni proximo, prout oportet, reparare curabi-
mus, adeo ut fidèles nostros debitis honeremus beneficiis, et eos qui
rebelJare conantur juribus nostris affligamus » (Martene et Durand,
Veterurn Scriptorum Amplissima Collectio, Paris, 1724, T. I, p. 717).
446 LIVRE IV. ...§ V. -VI-. CHAPITRE III.

Seule, la puissance épiscopale que le souverain avait


armée de droits comtaux dans le but de faire échec au
principal laïque, se trouva momentanément assujettie par
l'octroi de ces concessions et par les fonctions dont elle

fut investie. C'était l'époque où le Saint-Siège lui-même se


voyait à la merci de l'Empire. Mais la querelle des investi-
tures vint libérer l'épiscopat bourguignon et provençal.
Les évêques excommuniés par Grégoire VII sont rem-
placés par des adversaires de l'empereur \ Les sièges de
Besançon et de Lyon, de Grenoble et de Vienne ne recon-
naissent que l'autorité du pape 2 .

Le principat laïque suit l'exemple des évêques. Par le

triomphe de la papauté, la suzeraineté pontificale évince


3
la souveraineté impériale . Le comte de Provence Ber-
4
trand II proclame l'hégémonie mondiale du Saint-Siège
et lui soumet ses États. Il lui fait hommage 5 sans un ,

assentiment quelconque de l'empereur. Les excommuni-


6
cations répétées de Henri IV achèvent de dénouer en
Gaule tous les liens de la domination impériale, qui, nomi-
nalement même, avait presque disparu dès la mort de
7
Henri III le Noir .

1
Voyez Jacob, Le royaume de Bourgogne sous les empereurs
Franconiens, p. 84 et suiv.
2
Ibidem, p. 108 et suiv.
3
Cf. les chartes de 1077-1081 et de 1082 citées, plus loin.
4
Epistola B (Bertrandi) comitis Arelatensis ad Gregorium VII
Papam : ... Sublimissime Domine et princeps totius orbis terrœ....
Ego... sum vestri servus, et de injustitia quam hactenus passus
estis ab iniquo judice ita sum afflictus quasi corpore et mente fl âge llis
maximjs verberatus » (Baluze, Miscellanea, t. VII, p. 128, Gallia Chr.
novissima Arles, n° 443, H. F., XIV, p. 657-658).
y

5
Hist. gén. du Languedoc (nouv. éd.), V, n° 348, col. 670 (25 août
1081); Jatte, Mon. Gregor., p. 486.
6
En 1076, 1078-1081 (février), 1094.
7
Une exploration des cartulaires du Lyonnais, du Viennois et de
la"* Provence en fournit la preuve certaine, et si nous étions moins,
L'APPARENCE ET LA RÉALITÉ. 447

L'historiendu Royaume de Bourgogne sous les empe-


reurs Franconiens, M. Louis Jacob, est allé jusqu'à dire
qu'après l'excommunication prononcée contre Henri IV
par le concile d'Autun (16 oct." 1094), à la demande de

pauvres en cartulaires du comté de Bourgogne, nous y ferions, cer-


tainement une constatation analogue.
Je prendrai pour élément typique la datation des chartes :

I. Lyonnais. —
Sur cent cinquante chartes environ, contempo-
raines du règne de Henri IV (1056-1106) que renferme le cartulaire
de Savigny, aucune n'est datée des années de son règne en Bourgogne
et cinq seulement le mentionnent d'une façon exclusive : n° 826 (1086) ;
n oa 825 827 (1087); n° 882 (1100); n° 865 (avant U06) (régnante
et
ou imperante H. in Burgundia); quatre autres indiquent vaguement sa
royauté : n° 759 (1060) régnante Henrico rege;n° 760 (1066); n° 757
(1079) (H. régnante); n° 756 (1086), et deux inexactement son em-
pire; n° 743 (vers 1060); n° 765 (vers 1080) régnante H. imperatore.
Toutes les autres chartes passent son nom sous silence ou bien y
er
adjoignent celui du roi de France Philippe I . Ces dernières sont les
suivantes : n° 752 (1083) imperante Henrico imperatore, Philippo
régnante in Gallia; n os 822, 823 et 824 (1087) (concernant Grézieux,
Rhône) régnante Philippo in Francia et Henrico in Burgundia;
n°834 (1090) (Loire) imperante H. in Burgundia et Ph. in Francia;
n° 807 (1096) régnante Ph. rege in Francia et H. in Burgundia;
n° 819 (1101) (Feurs, Loire) régnante Ph. in Francia et H. in Bur-
gundia. —
L'abbé Decamps, dans une lettre écrite à Guichenon
er
(1 janv. 1703), après étude du cartulaire ms. de Savigny, tirait des
chartes qu'il contenait la preuve de « la haute souveraineté de nos
roys sur leroyaume et sur les roys de Bourgogne, bien que ces der-
niers se dissent ou fussent empereurs » (Pièces diverses sur l'his-
toire de Lyon, publiées à la suite de ^Inventaire des titres de Gui-
chenon, Lyon, 1851, p. 97, v°).
II. Viennois. —
Sur soixante-huit chartes de 1056 à 1106 de&
cartulaires viennois, publiées dans le corps ou en appendice du Car-
tul. de pas une n'est datée de Henri IV
Saint-André-le-Bas ,

seul. Deux mentionnent son règne en même temps que celui du roi de
France et du pape. Cartul. de Saint- André-le-Bas,n°2k9 (1061-1070),
Charte de Léger de Vienne « Présidente sedis apostolice Alexandro
:

papa, Heinrico régnante in Teutonica terra et Philippo in Francia;


n° 257 (janvier 1081) régnante Heinrico m Alamannia et Filippo in
Francia, et présidente Romane et apostolice sedi Gregorio papa ».
— Toutes les autres chartes ne sont datées que de l'incarnation, ou
448 LIVRE IV. § V. -VI-, CHAPITRE III.

l'archevêque Hugues de Die, « l'autorité impériale dans


les vallées de la Saône et du Rhône était complètement
anéantie » (p. 99).

bien signalent la vacance de la souveraineté soit expressément, soit


par la formule « régnante J. Chr. ».
Cartul. de Saint-Maurice (7 mars 1062) (appendice, n° 57) : «Bur-
gundia rege carente, Domino nostro J. X. hic et ubique régnante in
secula seculorum ». — - Ibid. (29 sept. 1067) (app., n° 58), Charte de
l'archevêque Léger Domino régnante et rege expectante ». — Ibid.,
: «

2 mars 1059. Descript. du cartul. de Saint- Maurice, appendice,


p. 60 « Domino nostro Jesu Christo régnante ».
: 1070-1076. Ibid., —
p. 56, régnante Domino nostro J. Christo in secula seculorum amen.
— d057, 1065, n° 77, p. 26; n° 93, p. 28 (même formule).
Dans le Cartul. de Saint-Barnard-de-Romans le nom de Henri IV
ne figure pas dans les chartes postérieures à 1074, sauf dans une où il

est précédé du nom du pape, Urbano papa, Henrico rege (1095), t. II,
n° 168, p. 33, et on ne le trouve que dans sept seulement avant cette
date, dont la plupart n os 12 bis, t. I, p. 33; n° 14 bis; n° 56; n° 63;
:

n° 64 (1064-1068), ont la qualification inexacte imperator. Par contre


un grand nombre de chartes portent la formule : « Domino régnante
etregem (ou rege) expectante » n os : 38, 40 à 46, 48-49, 53 à 55,57-
58 (1057-1065); n° 138 (I, p. 156) (30 avr. 1096) « régnante Domino
nostro J. Christo ».

III. Provence. — Le nom de Henri IV manque totalement dans les

nombreuses chartes contemporaines du Cartul. de Lérins (éd. de


Flamare) et dans le Cartul. de Nice.
Plus instructive encore est Fétude du Cartul. de Saint-Victor-de-
Marseille. Il contient plus de trois cents chartes des années 1 056 à
1106, sans compter un grand nombre d'autres du xi e siècle qui ne
peuvent être datées exactement. Or, après 1069, le nom de Henri IV
n'est pas mentionné une seule fois, et il ne figure que dans douze
chartes antérieures à cette date : 1056 (n os 117, 595, 764, 1073); 1057
(n os 184, 545-567); 1058 (n° 307); 1065 (n° 121); 1067 (n° 1081); 1069
(n os 491, 717).
Encore est-il infiniment problable que les huit d'entre elles qui
sont datées de 1056 à 1058 le confondent avec Henri III, qui venait
de mourir : confusion certaine dans une charte de 1057 (n° 1074)
où Henri est dit fils de Conrad. Tous ces actes sont, du reste, bien
antérieurs à la première excommunication de Henri IV (1076).
Les autres chartes sont sans date ou datées le plus souvent de l'in-
carnation. Quelques-unes ont la formule régnante Domino Deo ou J.
l'apparence et la réalité. 449

Henri V, par sa révolte, perdit ce qu'il avait pu sur-


vivre de partisans de son père. Son pouvoir en Bourgogne
reçut le coup de grâce de la sentence rendue contre lui

par de Vienne (16 sept.


le concile 12), à l'instigation H
de l'archevêque Gui de Bourgogne, chef pendant trente
ans d'une opposition indomptable contre l'Empire.
Devenu pape, sous le nom de Calixte II (1119), Gui
exerça une véritable souveraineté dans l'ancien royaume
de Bourgogne, dont les principaux seigneurs vinrent, en
1120, lui faire hommage à Cluny
C'était du Saint-Siège, ce n'était plus de l'Empire que le
royaume dépendait 2 . Il est vrai que le concordat de
Worms (1122) restitua à l'empereur une autorité théû-

er
Christo:n° 680 (1 mai 1065), datée à tort de 1055; n° 162(1067); n° 86
(1072); n° 527 (1074) : « Nullo nobis alio rege, solo Christo Domino in
perpetuum »; n° 88(1077); n° 38(1078); n os 820-821 (1080). Un certain
nombre enfin —
fait important à retenir sont datées du règne du —
er
roi de France Philippe I , bien qu'elles concernent des domaines
provençaux : n° 704 (1060) (Basses-Alpes) (citée plus haut); n° 492
(1063); n° 1079 (1064) (Marseille); n° 292 (1064-1079) (Comté d'Aix);
n° 742 (1069) (Vaucluse); n° 304 (1076) (Comté d'Avignon); n° 449
(Toulonnais) (1079).
On trouve, en dehors du Cartulaire de Saint- Victor, quelques
chartes de l'archevêque d'Arles, après 1080, datées de Henri IV.
Mais ellesémanent de l'archevêque Aicard déposé en 1080 par
Hugues de Die et qui s'était maintenu de fait sur son siège (Voy.
notamment charte de 1082, Gallia Novissima, Arles, n° 441).
1
Chronique de Cluny (ms. latin 9875; Marrier, Bibliotheca Clu-
niacensis, col. 1627) « Die autem Epyphanie Domini processit papa
:

sollemniter coronatus, copiosa pontifîcum et cardinalium choro cons-


tipatus. Huic Romana presens militia more suo famulabatur; hune
quammulti Burgundie nobiles sequebantur ». Cf. Ulysse Robert,
Hist. du pape Calixte JI (Paris, 1891), p. 100.
2
De là, sans doute, des datations comme celles-ci Domino nostro :

régnante, et domino nostro papa Gregorio Romanum imperium tenente


(1077-1081) [Cartul. de Romans, n° 177, 1. 1, p. 147). Anno domi- —
nice Incarnationis MLXXX1I... Domno nostro papa Gregorio, etc.
(même formule) (1082), Charte de Gontard, évêque de Valence (ibid. f
n°119, p. 148).

F. — Tome IV. 29
450 LIVRE IV. — § V. - VI-. CHAPITRE III.

rique, mais il est notable qu'aucun évêque bourguignon


n'y a souscrit
1
. Du reste, les efforts de Henri V, qui en
avait été réduit jusque-là à quelques rares concessions
de privilèges, n'allèrent guère au delà 2
. A peine si la
datation impériale survécut, et celle des rois de France va
3
de plus en plus entrer en concurrence avec elle .

La domination pontificale subsiste. Elle fraye la voie


au retour légitime à la France, que préparent des rapports
de plus en plus suivis, et une affinité croissante de mœurs,
de sentiments, de culture intellectuelle, que poursuit, dès
le xn e siècle, la politique de revendication de Louis VI et

de Louis VII, que consacrera, en 1378, la renonciation


et

impériale qui a mis fin au royaume d'Arles.


M. Poupardin a écrit, dans son excellent livre Le
1
royaume de Bourgogne *, que « l'histoire des pays de la
vallée du Rhône, au xi° et au xn e siècle, s'est déroulée
presque comme si ces pays n'avaient pas été soumis à la
domination impériale ». — La proposition ne me semble
pas excessive, et je souscris à cette conclusion du même
auteur sur les destinées ultimes du royaume de Bour-

gogne Le royaume d'Arles n'a jamais eu d'unité véri-


: «

table, et c'est pourquoi, morceau par morceau, lentement,


mais sans secousse violente, il a fait retour au royaume
de l'Ouest, auquel, en somme, le rattachaient tant de
liens géographiques; politiques et ethnographiques ».

1
Cf. Jacob, op. cit., p. 122.
2
Ibid., p. 122-123.
3
Voy., par exemple, la charte de Ponce, abbé de Savigny, con-
cernant Duerne (Rhône), Cartul. de Savigny, n° 907 (1121) : « Ré-
gnante in Francia Ludovico, in Alemania vero imperante Henrico » ;

n° 916 (H27) régnante in Francia piissimo rege Ludovico; n° 913


(1128), même formule.
.
* Bourgogne, p. 3i8-349.
451

§ VI. - LES GRANDS PRINCIPATS AU SUD DE LA LOIRE

I. — Les origines nationales de l Aquitaine.

CHAPITRE I

LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS.

Quatre composantes générales déterminent le groupe-


ment des populations humaines et ont pour résultats,
selon la concordance ou la divergence de leur action,
l'unité ou la multiplicité des formations politiques que

les principats représentent : conditions géographiques et


climatériques de l'habitat — origines ethnographiques se
traduisant par la constitution physique et morale — tra-
ditions politiques, intellectuelles et religieuses — pous-
sées ou infiltrations extérieures, par invasion, conquête
ou colonisation.
Là se trouve, à mon sens, la clef de l'histoire, en appa-
rence si disparate, des destinées de l'Aquitaine. Passons
ces éléments en revue.

1° Élément géographique.

L'Aquitaine a des limites naturelles, dont les princi-


1
pales sont les Pyrénées et la Loire : elle n'a pas d'unité
géographique. Elle n'en a pas parce qu'elle manque à
la fois d'un centre commun de gravité et d'une pondé-

.
1
II peut y avoir des re'serves à faire, au point de vue géographi-
que, en ce qui concerne les plaines du Berry. Leurs plateformes
calcaires sont comme une ceinture du bassin Parisien. — Cette obser-
vation m'est suggérée par mon cher et éminent confrère M. Vidai
de La Blache. Elle semble se vérifier par l'histoire même, puisque la
e
vicomté de Bourges fut dès la fin du xi siècle rattachée à la Francie.
452 LIVRE IV. — § VI. CHAPITRE I.

ration ou d'un balancement entre les grandes régions très


disparates dont elle se compose. Sa structure n'est ni
harmonique, ni cohérente. La vie n'y circule pas par des
artères fluviales qui la distribuent normalement dans tout
son corps.
L'unité géographique n'existe qu'au-dessus de l'Aqui-
taine,pour l'ensemble de la Gaule, et au-dessous d'elle,
pour chacune de ses quatre régions principales, foyers
distincts de coordination et de domination politique : le

Massif central, la région poitevine, la Gascogne, la ré-


gion tolosane ou languedocienne.
Pour nous en convaincre, il nous faut considérer de
plus près ces régions, avec les plus importants des inters-
tices qui les séparent 1 .

I. — Massif centrai — L Auvergne.


Ce grand ensemble du Massif central, avec
n'est pas le
son étendue presque égale au sixième de la superficie delà
France, qui a pu former une unité de géographie humaine.
Mais les points de similitude d'un habitat, aux prises avec
une nature très rude, où la dissémination l'emporte sur
l'agglomération dans des villes, et fait naître un esprit de
terroir d'une singulière vigueur, sont des éléments uni-
taires. Ils se sont fixés et concentrés dans la partie auver-
gnate, qui en constitue le cœur, et que Camille Jullian a
pu dire même l'ombilic de la Gaule. L'Auvergne a arrêté
au passage les courants de civilisation méridionale qui
descendaient la vallée de l'Allier, après avoir traversé les
Causses ou remonté le long du Tarn. Elle les a assimilés
et retenus dans un réservoir d'où ils se sont écoulés vers
le Nord par la Limagne, ou ont reflué vers le Midi jus-
qu'à Toulouse et Bordeaux.

1
Cf. dans l'admirable tableau de la France, par M. Vidal de La
Blache, qui forme de YHistoire de France de M. Lavisse (Paris,
le T. I

1903), les pages 275-320, et 351 à 377.


LES ELEMENTS CONSTITUTIFS. 453

« Les comme Ta remarqué Jean


villes les plus influentes,

Brunhes sont placées sur la bordure des anciens volcans


et forment une ceinture urbaine qui ne s'éloigne jamais

de la ligne de démarcation géologique ». Mais de même


que nous verrons Toulouse à la tête d'une plaine qui con-
duit vers la Méditerranée, Clermont-Ferrand commande
les six à sept cents kilomètres carrés de la féconde Limagne
par laquelle le que
Massif central s'ouvre vers le Nord et

domine la montagne sacrée, où régnait jadis le grand


Dieu Teutatès et où s'éleva ce temple du Mercure Arverne
qu'on a pu comparer, comme centre politique, au sanc-
tuaire de l'Apollon Delphique.

II. — Région poitevine.

La région poitevine proprement dite est une immense


avenue, d'une largeur de soixante-dix kilomètres, qui,
entre le Massif central et le Massif de l'Ouest, fait commu-
niquer la vallée de la Loire, par la Charente, avec le

bassin Girondin, la plantureuse Touraine avec le Bordelais,


en passant par Saintes. Carrefour du Nord et du Midi, de
l'Ouest et de l'Est, par où passe notamment la route d'Espa-
gne, confluent de peuples auquel, placé au centre, Poitiers
préside. Le naïf Jean Bouchet l'a exprimé, à sa manière,
en son pittoresque et savoureux langage * : « Les Poicte-
vins, dit-il, descendus des Scythes ont esté entre les mains
des Romains, des Gots, des François et des Anglois : et
par ce que par longue fréquentation de personnes, on
retient de leurs meurs et conditions, les Poictevins à cause
des Scythes, sont vindicatifs, hardis et cruels en leurs
vengences, et se délectent à se destruire par procès (j'en-
tens ceux qui n'usent de prudence) ; à cause des Romains
sont assez meurs et pesans; à cause des Gots lours et

1
La géographie humaine (Paris, 1910), p. 24.
' Les Annales d'Aquitaine (Poitiers, 1644), p. 8.
454 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE I.

grossiers en leurs gestes et façons de faire; assez beaux


de corps à cause desdits Scythes et aussi des Anglois;
et aigus d'esprit et honnestes en leur forme de vivre,
à cause des François ».

III. — Région tolosane.

Les plaines toulousaines qui se terminent en angle au


confluent du Tarn et de la Garonne et descendent vers
la Méditerranée à travers le seuil du Lauragais, en se
prolongeant par la vallée de Y Aude jusqu'à Narbonne, sont,
avec les hauteurs qui les bordent, une région naturelle
dont Toulouse est le centre de gravité.
Toulouse est postée au seuil du Lauragais comme Poi-
tiers au seuil du Poitou. Elle commande la seule grande
voie de communication du Midi, la seule qui relie direc-
tement la Méditerranée à l'Océan. Elle était dès l'époque
romaine le grand entrepôt, Y emporium où affluaient de
Narbonne, par la voie marchan-
de terre, marchands et
dises, et où ils prenaient la route fluviale de la Garonne
pour descendre par Agen jusqu'à Bordeaux 1 .

C'est en remontant la vallée de l'Aude qu'après avoir


conquis sur les Ligures le bassin du Rhône, la branche
Tectosage de la grande nation des Volces, dont le nom
est devenu, pour les Germains, synonyme de Gaulois
(YValah, Walch, Welsch, en anglais Wales) prit posses-
sion des plaines toulousaines et y fonda un établissement
durable. Sa prospérité est attestée déjà par la légende

4
Straboa le constate avec beaucoup de précision : « Si c'est de Nar-
bonne, dit-il, qu'on part, on commence par remonter le cours de
l'Atax (Aude), mais sur un espace peu étendu; le trajet qu'on fait

ensuite jusqu'au Garounas est plus long, mesurant à peu près 7


à 800 stades, après quoi par le Garounas on atteint l'Océan.... Tolossa
est située dans la partie la plus étroite de l'isthme compris entre
l'Océan et la mer de Narbonne.... Les Bituriges-Vibisques... peuple
de race gauloise, ont leur emporium ou marché principal à Burdigala »
(Strabon, IV, i, 14 et IV, 2, i, trad. Tardieu, I, p. 311-313).
LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS. 455

qui voulait que les richesses du temple de Toulouse pro-


vinssent du pillage du temple de Delphes. C'est par la
même route que pénétrèrent, pour s'implanter à Tou-
louse, comme en terre d'élection, la culture romaine et
la domination gothique.
Toulouse devint ainsi un foyer de civilisation et de
puissance dont l'action rayonna au loin dans la Gaule.

IV. — La Gascogne.

Le trait caractéristique de cette région est d'être rigou-


reusement encerclée par la Garonne, les Pyrénées et
l'Océan. Elle constitue donc une unité à la fois géogra-
phique et ethnique, abstraction faite du bassin de la Gi-
ronde qui, séparé par les Landes, forme un promontoire
maritime et, au point de vue ethnographique, nous le
verrons, une enclave. Une autre particularité renforce
l'unité. Les voies transversales font défaut. Les rivières

encaissées et courant parallèlement les unes aux autres,


du Sud au Nord, pour se jeter dans la Garonne sont des
obstacles naturels au lieu d'être des artères de grande
circulation/Tous les autres cours d'eau, l'Adour et ses
affluents, conduisent à l'extrémité sud-occidentale, au
pied des Pyrénées, sans autre issue que la côte espa-
gnole. Ce n'est que par Agen, Montauban et Toulouse,
que la Gascogne peut communiquer librement avec la
Méditerranée et la Provence.
Entre des puissances rivales, elle était donc condamnée
à se replier sur elle-même si elle ne parvenait pas à
rompre le cercle qui l'étreignait.

V. — Zone intermédiaire.

Une zone mixte s'étend entre les quatre régions que


je viens d'esquisser. Son épine dorsale est représentée
parla longue ligne de contreforts et de plateaux, avec leurs
456 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE I.

1
vallées latérales et leurs brèches naturelles ,
qui con-
tourne au sud le Massif central, et où courait la voie
romaine reliant Agde à Saintes, à travers la Haute-
Marche et le Rouergue, le Quercy et le Périgord. Région
mitoyenne où l'on retrouve des descendants des popula-
tions primitives de la vallée de la Vézère et de Croma-
gnon, que son esprit local cramponné au sol a rendu
et

impropre à former un large organisme politique. Sorte


de chaussée humaine, ayec pentes de dérivation, que
devaient se disputer les dominations des régions voisines.

2° Élément ethnographique.

C'est, à mes yeux, un élément secondaire, sauf en Gas-


cogne, pour l'histoire de l'Aquitaine du x e et du xi* siècle.

Je n'ai donc pas à m'y appesantir. Il me suffira de dire


que l'unité de race a été rompue de longue date, si elle

a jamais Des infiltrations et des intercalations se


existé.

sont opérées et un large métissage s'est accompli dans la


masse, où l'élément celtique s'était superposé, plus ou moins
dense, à la population autochtone, ligure, ibère, préhis-
torique. Aux brachycéphales ou aux mésocéphales, des
dolicocéphales se sont mêlés dans le Limousin, le Bas-
Poitou, le Périgord, le Quercy. Seule la Gascogne a con-
servé une sorte d'homogénéité de la race que des ethnolo-
gues ont appelée littorale : brune, à grande taille, dolico-
céphale modérée ou mésocéphale, représentée par les
Aquitains proprement dit romanisés (Ibères anciennement
e
fixés et Vascons d'Espagne immigrés à la fin du vi siècle)

et Vascons qui ont gardé leur langue primitive


par les

(Basques). Mais là même une enclave a été créée par


l'arrivée dans le promontoire maritime de Bordeaux des
Bituriges Vivisques, rameau implanté en sol méridional
(sans doute au second siècle avant notre ère) de la nation
des Bituriges, dont le chef avait tenu le sceptre du grand
1
Lodève commande une de ces brèches.
LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS. 457

empire celtique qui s'étendait de l'Océan aux Balkans.


En résumé, le substratum de race faisait défaut pour
une unification de l'Aquitaine, entre la Loire et les Py-
rénées.

3° Les éléments politiques.

Les deux autres « composantes » que j'ai distinguées


doivent nous retenir plus longtemps, puisqu'elles sont en
étroite connexité avec la naissance et le développement
des principats aquitains, de même qu'elles ont déterminé,
dans une large mesure, les relations de ceux-ci avec la

Couronne. A envisager d'un coup d'œil leur aspect général,


on saisira mieux, à ce double égard, leur portée, telle que
nous devrons la décrire en détail. Je définirai l'une la
force agissante des éléments indigènes, l'autre l'action
dynamique du dehors.
1° Action indigène, — J'entends par là la coordination

que l'Aquitaine a pu tirer de son propre fonds. C'est l'Au-


vergne et c'est la Gascogne qui y ont eu d'abord le prin-
cipal rôle. II . fut repris ensuite par l'Auvergne et passa
plus tard au Poitou et au Toulousain.
Au ii* siècle avant notre ère, les Arvernes avaient
étendu leur suprématie de la Loire aux Pyrénées \. Les
Romains durent briser leur puissance pour créer la Pro-
vince romaine, et quand ils voulurent conquérir la Gaule,
ils rencontrèrent chez eux le boulevard de la résistance. Le

glorieux défenseur de l'indépendance gauloise, Vercin-


gétorix, était un roi arverne. Ce sont encore les Arvernes
qui au v* siècle luttent victorieusement contre la conquête
gothique et ils semblent bien représenter le patriotisme
de l'Aquitaine gallo-romaine quand ils protestent avec
une noble énergie contre la cession que l'empereur romain
2
en avait consentie aux Visigoths .

1
Cf. Strabon, liv. IV, chap. 12, 3.
' Voy. la lettre célèbre de Sidoine Apollinaire à révêquè de Mar-
seille Graecus (lettre 96).
458 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE I.

Après la substitution des Francs à ces derniers, la


Gascogne entre en scène. Elle parvient au vn e siècle à réa-
liser l'unité aquitanique sous la forme d'un duché, que
la politique carolingienne érigera en royaume.
Lors enfin de la dissolution de l'empire carolingien, ce
sont les trois autres régions, Auvergne, Poitou, Toulouse,
dont les princes se sont efforcés de reconstituer, chacun
à son profit, l'hégémonie ducale.
2° Action venue du dehors, — Les trois dominations
étrangères qui se sont succédé (romaine, gothique,
franque ou gallo-franque) ont réalisé, à tour de rôle, une
certaine unité; mais elle a été surtout administrative,
f
et, dans l'ensemble, c est la romaine qui a prévalu.
Il n'a pas survécu de prestige traditionnel du royaume
visigoth analogue à celui que nous avons rencontré pour
le royaume burgonde, et c'est par une pure illusion,

née de la charte fausse d'Alaon, qu'on a pu attribuer une


base mérovingienne au duché d'Aquitaine. De son côté,
le royaume carolingien d'Aquitaine a été emporté dans
la dissolution de l'empire de Charlemagne.
Quant à l'élément civilisateur, la romanisation n'a pu
produire de concrétion absolue, puisqu'elle fut très loin
de se limiter aux pays entre la Loire et les Pyrénées.
L'unité législative romaine elle-même, introduite par
l'intermédiaire -du Bréviaire d'Alaric, a débordé de toute
part au delà de ces frontières et j'ai pu dire ailleurs 1
,

comme je le prouverai au prochain volume, que la distinc-


tion des pays de droit écrit et de droit coutumier dont la

Loire aurait fait limite est, pour une grande part, une
théorie factice.
Toutefois l'unification administrative et politique a per-
mis aux diverses maisons concurrentes du x° et du xi* siè-

cle, l'Auvergne et le Poitou en tête, de réaliser l'unité

1
Le droit romain dans les chartes du ix* au xi* siècle en France
(1907), p. 13.
LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS. 459

relative du duohé d'Aquitaine. D'autre part, la générali-


sation de la culture romaine, qui de gallo-romaine est
devenue gallo-franque, et lesque la nature
rapports
même établissait du
entre les régionsNord et du Sud

de la Loire préparèrent l'adhérence du Midi à l'unité


générale de la Gaule et maintinrent vivace la tradition
de la suprématie royale.
461

CHAPITRE II

LES PHASES DE STRUCTURE POLITIQUE ET l'eSPRIT

d'indépendance NATIONALE.

Les divisions politiques anciennes d'un pays ou d'une


région, les alternatives d'extension et de rétrécissement
qu'ont subies ses frontières font partie, à n'en pas douter,
des traditions qui influent sur sa constitution ethnique.
C'est pourquoi il me paraît utile d'esquisser la succession
des phases par lesquelles, à ce point de vue, l'Aquitaine
a passé.
Je dirais volontiers que ces phases se ramènent à \im
double oscillation; l'une entre la région circonscrite par
la Garonne et la région qu'encercle la Loire, l'autre
entre le Massif central et les plaines de l'Ouest et du
Sud-Est.
Le point extrême de développement fut atteint dès le
début de l'époque romaine. La région entre les Pyrénées
et la Garonne qu'occupaient les Aquitani, à l'époque gau-
loise, fut prolongée par Auguste jusqu'à la Loire. L'Aqui-
taine devenait une des trois Gaules ou provinces (Aqui-
taine, Celtique, Belgique) comprenant ensemble soixante ou
4
soixante-trois cités , en dehors de la Gaule Narbonnai se
ou Province romaine. Ses limites suivaient le cours de
la Loire depuis sa source dans les Cévennes jusqu'à son
embouchure, et elles contournaient au Sud l'ancien terri-

toire des Volces Tectosages (Toulousain) qui faisait partie

1
L'Aquitaine comptait dix-sept peuples ou cités.
462 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE II.

de la Province romaine. Celle-ci était bordée par le cours


de l'Agout, puis de là jusqu'aux sources de la Loire par
les Cévennes.
A la veille de l'invasion gothique, au début donc du
ve siècle de notre ère, les trois Gaules et la Province se
trouvaient démembrées, l'Aquitaine en Novempopulanie
r6
(future Gascogne), en Aquitaine orientale (l )
(métropole
e
Bourges) et en Aquitaine occidentale (2 ) (métropole Bor-
re
deaux), la Province en Narbonnaise l et seconde et en
re
Viennoise, Toulouse faisant partie de la Narbonnaise l

avec Narbonne comme métropole 1


.

Mais ce démembrement, sauf pour laNovempopulanie,


était de date toute récente et fut donc de très courte
durée. Tandis que l'Aquitaine primitive avait repris son
individualité dès l'époque de Néron, sous le nom de
Novempopulanie et sous la forme d'une province procu-
ratorienne, dont Lectoure était le chef-lieu, la scission
en deux Aquitaines du surplus de la Gaule aquitanique
ne remonte qu'entre les années 363 et 386. Elle n'a donc
pu avoir qu'une faible influence, durant la période ro-
2
maine, sur les groupements ethniques .

Il est difficile, du reste, de savoir s'il existait déjà, dans


cette période, un esprit d'indépendance nationale com-
mun à. la Gaule aquitanique. Tout au plus peut-on obser-
ver que les premiers soulèvements après la conquête
romaine (de l'an 38 à l'an 30 avant J.-C.) furent surtout
l'œuvre des Aquitains, et qu'au siècle suivant (l'an 68

1
Remarquons que la première Narbonnaise avait son extrémité
Nord-Est aux sources de VArdèche, qui font face sur Je versant
opposé aux sources de la Loire, point de départ de la frontière Sud-
Est de l'Aquitaine.
2
Une circonstance importante ne doit pas être perdue de vue. Les
démembrements étaient dirigés contre les empiétements des grands
fonctionnaires et non contre l'esprit d'indépendance des populations
dont les empereurs n'ont ni entravé ni cherché à faire disparaître les-
groupements ethniques traditionnels. -
l'esprit d'indépendance nationale. 463

après J.-C), c'est encore un Aquitain, Vindex, qui groupe


autour de lui contre Néron les cités du Sud, du Centre et
de l'Ouest. L'Aquitaine joua aussi un rôle de premier
plan dans l'histoire de l'éphémère empire gaulois que
fonda Posthume (257-273). Le principal successeur de
Posthume, Tetricus, avait été gouverneur de l'Aquitaine
etil fit de Bordeaux sa capitale.

Le patriotisme gallo-romain des Aquitains, en face des


conquérants visigoths (malgré d'inévitables défaillances),
n'est, en tout cas, pas niable. J'ai dit plus haut avec
quelle ferveur il s'était manifesté chez les Arvernes, et
j'ajoute qu'il se combinait chez eux avec leurs traditions
nationales. Leur porte-parole, Sidoine Apollinaire, invo-
1
que la descendance troyenne dont, au dire de L.ucain, ,

er
ils se prévalaient dès le i siècle de notre ère 2 .

Nous voici arrivé à l'invasion gothique qui va opérer


une unification politique, contemporaine de celle du

royaume de Bourgogne, et anticipant sur celle du royaume


franc. Il n'est pas indifférent de suivre la marche de cette
conquête qui, de la Narbonnaise, gagne la seconde Aqui-
taine, et de là s'étend à la première.
er
De 412 à 413, le beau-frère et successeur d'Alaric I ,

Athaulf, prend Narbonne et Toulouse, puis Bordeaux


qui lui ouvre ses portes. C'est à Narbonne qu'il épouse,
en 414, Placidie, la fille de Théodose (sœur d'Honorius),
emmenée en captivité de Rome. En 419, son successeur
Wallia obtient, dit-on, de l'empereur Honorius la cession

à la nation gothique, à titre de fédérés, de la deuxième


Aquitaine, et si Narbonne reste encore aux. mains des

1
« Facta est servitus nostra pretium securitatis aliénée. Arverno-
rum, proh dolor! servitus : qui, si prisca replicarentur, audebant se
quondam fratres Latio diceré, et sanguine ab Iliaco populos compu-
tare » (Sidoine Apollinaire, lettre 96).
- Lucain, Pharsale, I, v. 427-428 :

«Arvernique ausi Latio se fingere fratres,


Sanguine ab Iliacj populr... ».
464 LIVRE IV. § VI. -I-. — CHAPITRE II.

Romains, Toulouse (qu'elle ait été ou non comprise dans


la cession) devient, jusqu'au début du siècle suivant, la
capitale des Visigoths. Toutefois, Bordeaux est également
le siège de leur autorité, puisque c'est là que Sidoine
Apollinaire décrit la cour d'Euric, comme un foyer de
domination de l'Occident, presque comme une cour impé-
1
riale .

De même que les Burgondes, en effet, les Visigoths


ont prétendu continuer l'empire et maintenir debout la
2
société romaine , et peut-être y auraient-ils mieux réussi
qu'eux s'ils ne s'étaient brisés contre le même écueil
religieux, leur arianisme, plus intolérant encore que celui
des Burgondes. Ils nourrissaient l'ambition de par-
tager la Gaule avec ces derniers, en reconstituant à
leur profit la grande province d'Aquitaine des Pyrénées
à la Loire et en l'étendant jusqu'au Rhône. Un de leurs
partisans gallo-romains, le préfet du prétoire des Gaules,
Arvandus, n'a-t-il pas écrit dans une lettre à Euric (véri-
table acte de haute trahison pour lequel il fut condamné
par le Sénat de Rome), que selon le droit des gens, les
Gaules devaient être partagées avec les Burgondes 3 ? et
nous savons pertinemment par ailleurs que la part que

1
Sidoine Apollinaire, lettre 108.
* Voy. les de'clarations d'Athaulf rapporte'es par Orose : « Mon idée
était jadis de faire de ma nation la nation dominante dans le

monde, et que l'Empire romain devînt l'Empire gothique.... Mais


après avoir reconnu que mes Goths étaient d'un caractère trop dur
et trop violent pour porter le joug des loix civiles, et après avoir
d'un autre côté fait réflexion qu'un État où les loix civiles ne sont pas
respectées par tous les sujets ne peut subsister, j'ai que mon
senti
salut et ma gloire consistaient à employer les armes des Goths à
rétablir et même augmenter encore l'Empire romain. Dès que je ne
saurais venir à bout d'en changer la constitution, je veux en être
le restaurateur, et que Vavenir me célèbre en cette qualité » (Orose,
Histoires, liv. VII, 29, cité par ÏArt de vérifier les dates ,
I, p. 727).
* « Cum Burgundionibus jure gentium Gallias dividi debere .»

(Sidoine Apollinaire, lettre 20).


l'esprit d'indépendance nationale. 465

s'assignaient les Goths était celle que j'ai dite, l'Aqui-


taine délimitée par l'Océan, la Loire et le Rhône l
.

Cette ambition fut progressivement réalisée par leurs


rois. Après une victoire remportée sur les Romains, le
er
successeur de Wallia, Théodoric I se fit céder, dès
439, par Valentinien III la Novempopulanie. Théo-
doric II, après avoir contribué à l'avènement au trône
impérial d'Avitus, le beau-père de Sidoine, profita de sa
déposition pour envahir la Provence, et en 462 il réussit
à se faire livrer, par trahison, Narbonne. Euric achèvera
l'œuvre en conquérant la première Aquitaine.
En 468, il prend Bourges, puis occupe successivement
le Limousin et le Velay. Ce n'est qu'en Auvergne qu'il ren-
contre une résistance indomptable, grâce à la défense
organisée par Ecdicius, le maître de la milice, beau-frère
de Sidoine, et par l'évêque Sidoine lui-même. Il ne par-
vient pas à se rendre maître de Clermont, mais obtient de
la faiblesse de l'empereur Julien Nepos, et de la conni-

vence, semble-t-il, des conseillers impériaux, la cession de


l'Auvergne et la ratification de ses conquêtes.
La grande Aquitaine était reconstituée avec l'adjonction
non seulement de la première Narbonnaise, mais de Tours,
et elle fut accrue encore de la Provence, dont Euric prit
possession (475-485). Mais ce fut pour un court temps.
L'intolérance arienne d'Euric et de son fils Alaric II, les

persécutions dirigées contre les évêques amenèrent l'inter-


vention de Clovis, appelé, sous main, sans aucun doute,
par de nombreux partisans que lui recruta l'Église romaine.
Les intelligences et les concours qu'il trouva dans la popu-
lation permettent seuls d'expliquer l'effondrement subit
du royaume visigothique en Gaule, par la seule défaite

de Vouillé (506). Clovis s'empara définitivement de Tou-


louse, mais les Visigoths reprirent Narbonne et conser-
'
vèrent le littoral avec l'aide que leur porta Théodoric le

1
Sidoine Apollinaire, lettres 81 et 84.

r. — Tome IV. 30
466 LIVRE IV. — § VI. -I-. CHAPITRE II.

Grand. La première Narbonnaise fut scindée de la sorte :

d'une part la Septimanie gothique qui forma, pour les


Goths, le trait d'union de l'Italie et de l'Espagne et plus
tard, pour les Francs, le marquisat de Gothie ; d'autre part
le Toulousain qui devint le centre même de la domination
franque en Aquitaine dont Toulouse se trouva ainsi la capi-
tale.

Pendant plus d'un siècle (506 à 628) l'Aquitaine est


soumise au système des enclaves mérovingiennes, c'est-à-
dire déchiquetée et partagée de mille manières, sans ordre
et sans méthode, entre les divers royaumes francs. Le
résultat de ce régime ne pouvait être qu'un affaiblissement
continu de la domination franque et la persistance ou le
réveil du patriotisme régional, qui trouvait un aliment
dans adoptée ou ménagée par
la civilisation gallo-romaine,

et un appui chez les Vascons des deux ver-


!
les Goths ,

sants des Pyrénées. Ce sentiment se fait jour violemment


quand, sous Gontran, la majeure partie de l'Aquitaine est
subordonnée à la Bourgogne. Un bâtard de Clotaire 1 er ,

frère naturel donc de Gontran, Gondovald soulève tout le


pays, occupe Toulouse, que le duc Didier lui livre, Bor-
deaux, Angoulême, Périgueux (584), et ce n'est que
l'alliance de Gontran avec le roi d'Austrasie Childe-
bert II (duquel, dépendait l'Auvergne), qui fait échouer
la révolte.
L'unité du royaume franc rétablie sous Clotaire II (613)
ne pouvait arrêter le mouvement national, puisqu'elle

1
II convient de rappeler ici ce qu'a si bien dit mon cher et savant
confrère Camille Jullian : « Si l'Aquitaine fit partie du royaume des
Francs, elle ne vit point se former une civilisation franque. L'apport
des Germains dans les traditions et l'esprit du Sud- Ouest se réduit
à rien. Combien peu de Francs s'établirent au Sud de la Loire! quel-
ques centaines tout au plus prirent demeure dans ces pays. Ce n'est
pas une poignée de barbares qui pouvaient changer le cours de la

vie, si foncièrement latine depuis des siècles» (Histoire de Bordeaux,


Bordeaux, 1895, p. 78).
l'esprit d'indépendance nationale. 467

n'était pas un triomphe du pouvoir souverain, mais l'œuvre


d'une aristocratie régionale, l'aristocratie austrasienne. Ses
chefs Pépin l'ancien (dit de Landen) et l'évêque Arnoul
de Metz, inaugurent de loin la politique d'unification des
Carolingiens, politique à certains égards plus fédéraliste
que de charte constitutionnelle que
centraliste. L'espèce
promulguer dès son avènement, le capitu-
Clotaire II dut
laire de 614 stipule toute une série de garanties pour
l'autonomie régionale, telles notamment que le recrute-
ment des comtes (judices) dans le pays même qu'ils doi-
vent administrer *.

Chacune des trois grandes divisions de la Gaule, en


dehors de l'Aquitaine, la Neustrie, l'Austrasie, la Bour-
gogne eut son maire du palais. Comment l'Aquitaine n'au-
rait-elle pas réclamé une condition analogue? H y a —
plus. Tout semble indiquer que c'est l'aristocratie austra-

sienne elle-même qui a servi la cause aquitaine, quand


non contente de la mairie du palais que détenait Pépin
de Landen, elle obtint l'érection de l'Austrasie en royaume
distinct au profit du jeune fils de Clotaire II, Dagobert
(625).
L'Aquitaine, qui dépendait jusque-là de l'Austrasie et de
son maire du palais, fut retenue, il est vrai, par Clotaire II

sous son autorité propre lors de cette érection. Mais la


mesure ne fut que temporaire. Il y allait de l'intérêt de
l'aristocratie austrasienne qui possédait en Aquitaine de
vastes domaines et y noué de nombreuses relations
avait
matrimoniales. Pépin l'ancien lui-même n'avait-il pas

1
Cap. 12 : « Et nullus judex de aliis provinciis aut regionibus in
alia loca ordinetur; ut si aliquid mali de quibuslibet condicionibus
perpetraverit, de suis propriis rébus exinde quod maie abstolerit juxta
legis ordine debeat restaurare ».

Cap. 19 : « Episcopi vero veJ potentes, qui in alias possèdent regio-


nis, judicis vel missus discursoris de alias provincias non instituant,
nisi de loco, qui justicia percipiant et aliis reddant » (Chlotharii
Edictum, 614, oct. 18, CapituL, éd. Boretius, I, p. 22-23).
468 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE II.

épousé l'Aquitaine Itta (la mère de Sainte Gertrude) et


Arnoul de Metz n'appartenait-il pas, d'après les hagio-
a>

graphes du \iu et du ix e siècle, à une grande famille


aquitanique ?
L'esprit d'autonomie de l'Aquitaine trouvait donc de
puissants auxiliaires jusqu'en Austrasie, et c'est manifeste-
ment pour lui donner que Dagobert, après avoir
satisfaction
succédé à l'ensemble du royaume franc (628), créa pour
son frère Caribert le royaume de Toulouse. Ce royaume,
toutefois, ne comprenait que les pagi de Toulouse, Cahors,
Agen et Périgueux avec le territoire à conquérir sur les
Vascons 1

, et la mort prématurée de Caribert y mit fin au


bout de trois ans à peine d'existence (632).
L'individualité politique de la grande Aquitaine, de la
grande région entre la Loire et les Pyrénées, ne saurait
donc dater de ce royaume incomplet et éphémère. Elle
n'est pas sortie directement non plus de l'attribution anti-
cipée que Dagobert a faite de l'ensemble du pays aquitain
à son fils Sigebert, comme d'un complexe dépendant du
s
royaume d 'Austrasie (634) , et qui, par sa mort, est de-

1
« Cumque regnum Cblothariœ tam Neptreco quam Burgundias
ad Dagobertum fuis>et preoccupatum... tandem misericordia mutus,
consilio sapientibus usus, titra Légère et limitern Spaniœ quod
pmitur partibus Wasconiœ seu et montis Parenei pagus et civitates,
quod fratri suo Gairiberto ad transagendum ad instar privato habeto
eu m vivendum potuisset suffwere, nuscetur concessisse : pagum
Tholosanum, Cathorcinum, Agenninsem, Petrocorecum et Santo-
necum, vel quod ab his versus montis Pereneos excludetur.... Airi-
berlus sedem Tholosa aeliens, régnât in partem / rovinciœ Aque-
taniœ » (Chronique de Frédégaire, IV, 57, SS. rer. merov., II,

p. Ii9).
3
« Ut Neptreco et Burgundia soledato ordene ad regnum Chlodo-
viae post Dagobfrii discessum aspecerit; Aoster vero idemque ordine
reguum Sigyberti idemque in integretate deberit aspe-
soledato... ad
regnum A ustrasiorum jam olem pertenerat, hoc
cere; et quicquid ad
Sigybertus rex suœ dicione rigendum recipere et perpetuo domi-
nandum haberit... (Juod postea temporibus Sigyberti et Chlodovise
l'esprit d'indépendance nationale. 4 «9

venue effective quatre ans plus tard. Mais ce partage


célèbre a certainement été un point de départ pour la
formation ultérieure d'un duché indépendant d'Aqui-
1
taine ,
puisque pour la première fois, depuis l'époque
visigothique, l'Aquitaine était reformée en un tout distinct.

Il est difficile de savoir comment ce corps reconstitué


fut d'abord gouverné. On rencontre bien, éparses dans les
textes, des mentions de ducs, mais on ignore si leur auto-
rité englobait l'Aquitaine entière. Après la mort de Sige-
bert seulement (656), un document qui, dans cette partie
de sa relation, est à peu près contemporain les mi-

racles de Saint Martial de Limoges, nous met en présence


d'un duc unique, le duc Félix; duc indigène, puisqu'il
était d'origine toulousaine, et dont l'autorité paraît s'être
3
étendue sur toute l'Aquitaine .

Au duc Félix succède Lupus (vers 670?) qui a pu être


un Gascon élevé à la cour de Félix, et qui — fait de grande
conséquence — fut élu duc à la fois par les Aquitains et
les Gascons 4 . Il fut donc le premier duc national de

regibus conservatum fuisse constat » (Chronique de Frédégaire, IV,


76, SS. rer. merov., II, p. 159).
1
un point qui a été très bien élucidé dans l'excellente étude
C'est
de dom Chamard, V Aquitaine sous les derniers Mérovingiens (Revue
des questions historiques, er
1 janv. 1884, p. 5 et suiv.).
2
Le chapitre 3 du livre II des « Miracles de Limoges » où se trouve
le texte cité à la note suivante est attribué par Holder-Egger au début
du vm e siècle (SS. XV, p. 280).
8
« Quodam tempore, cum Ebroinus cornes palatii, major domus
Francorum régis, in aula régis adesset.... Tune surrexit puer unus
nomine Lupus... ad Felicem, nobilissimum et inclitum patricium ex
urbe Tholosanensium, qui et principatum super omnes civitates usque
montes Pireneos (notez que l'auteur écrit ou est censé écrire à Limo-
ges) (et) super gentem nequissimam Wascorum obtinebat » (Miracles
de Saint-Martial de Limoges, II, 3 ; SS. XV, p. 281 ; H. F., III,

580).
« Eo defuncto (Felice) antedictum Lupum principem super se
4

omnes statuerunt, et omnes vagi profugique ad eum adeserunt,


et tanta plurima ad eum assistebat, ut ei ex diaboli consensu elatio
470 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE 11.

l'Aquitaine unie, et il importe de voir dans quelles cir-

constances il le devint. Ces événements éclaireront l'his-

toire de la nationalité aquitanique, que je suis amené à


restituer, comme un préliminaire indispensable, puisque
les historiens du moyen âge n'en ont traité que par frag-
ments ou ne l'ont envisagée que de biais.

inreperet, ut regem Francorum debellaret et in sedemregiam se astare


faceret » (Ibid.).
471

CHAPITRE III

LES LUTTES CONTRE LA DOMINATION FRANQUE


ET LE PREMIER DUCHÉ INDÉPENDANT D'AQUITAINE.

Tout me fait que l'élection de Lupus fut un épi-


croire
sode de l'âpre lutte que le maire du palais de Clotaire III,
Ébroïn, avait engagée contre l'indépendance des chefs de
populations, dans le but de restaurer l'autorité royale sur
l'ensemble du royaume franc. Ébroïn se heurta en Bour-
gogne à la puissante opposition de l'évêque d'Autun
Saint Léger, et s'il parvint à briser la résistance de l'aris-

tocratie austrasienne en lui imposant un roi qui lui dut


sa couronne, Childéric II, et un maire du palais à sa
dévotion, l'Aquitaine imita la résistance de la Bourgogne
en élisant un duc national. L'opposition devint géné-
rale dans le royaume quand, à la mort de Clotaire III
(670), Ébroïn, de sa propre autorité, proclama roi le

plus jeune frère du souverain défunt, Thierry III. Les


leudes de toutes les régions se soulevèrent, Ébroïn fut
enfermé à Luxeuil et Thierry à Saint-Denis. Puis l'on
imposa à Childéric II, en l'acceptant pour seul roi, une
charte constitutionnelle qu'a pu dicter Saint Léger et qui
organisait sur des bases nouvelles et plus fortes l'auto-
!
nomie régionale garantie par le capitulaire de 614 .

1
Le biographe contemporain de Saint Léger nous a transmis la

substance de cet acte. L'autonomie régionale n'est pas garantie uni-


quement contre l'arbitraire royal, mais aussi contre les empiétements
des chefs d'autres régions. Et les lois particulières dont le respect
est stipulé ne paraissent pas êtie seulement des lois personnelles,
472 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE III.

L'Aquitaine participa au bénéfice de ces mesures, et


cela explique que Lupus ait reconnu l'autorité, au moins
nominale, de Childéric II, ainsi qu'on le lui voit faire dans
les actesd'un concile où il réunit (après 670), en' un
castrum (Langoiran) du diocèse de Bordeaux, les évêques
des trois Aquitaines J
.

L'accord ne dura pas. Childéric II et son maire du


palais austrasien Wulfoald reprirent pour leur compte
la politique absolutiste d'Ébroïn et ses procédés despo-

tiques. Ce fut au tour de l'évêque Léger d'être enfermé


à Luxeuil, en compagnie de son ancien ennemi Ebroïn.
Un complot alors fut ourdi , où Lupus paraît avoir
2
trempé , et qui aboutit à l'assassinat de Childéric II

(673). Le résultat fut tout autre qu'on ne le prévoyait.


A la faveur de l'anarchie, Ébroïn et Léger s'échappent

mais des lois collectives. Cela ressort nettement du reproche que


saint Léger a, d'après le môme auteur, adressé plus tard à Chilpéric
de violer cette constitution en changeant brusquement les coutumes
nationales qu'il avait prescrit lui-même d'observer : « Hildericum
cœpit arguere, cur consuetudines patrias quas conservare praece-
perat tam subito immutasset ». Voici pour le surplus le texte de l'ha-
giographe : « Interea Hilderico régi expetunt universi, ut talia daret

décréta per tria quae obtinuerat régna, — ut uniuscujusque patriœ


legem vel consuetudinem observaret, sicut antiqui judices conserva-
vere, et ne de una provincia redores in aliam introirent ; neque
ullus ad instar Hebroïni tyrannidem assumeret, et postmodum sicut

ille contubernales suos despiceret ; sed dum mutua sibi successione


culminis habere cognoscerent, nullus se alii anteferre auderet » (Pre-
mière vie de saint Léger par un moine contemporain, de saint Sym-
phorien d'Autun, Mabillon, Acta SS. Bened., II, p. 682).
1
Concile daté par Maassen de 663-675, et certainement postérieur
à 670. Le préambule porte « Cum in diocesim Burdigalense Modo-
:

garnomo castro... per jussorium gloriosi principis Childericis régis


convenissemus... cum provinciales Acutanis... »; et Pacte se termine
ainsi : « Unde mediante viro inlustri Lupone duce, per jussionem
supra fati gloriosi principis Childerici... » (Concilia œvi merovingici,
éd. Maassen, 1893, p. 215-216).
2
Un Lupus figure du moins parmi les conjurés (Vie de Saint Lam-
bert, vm e siècle). Mabillon, A. SS. Ben., IV (Saec, III, 2j, p. 465.
LE PREMIER DUCHÉ INDÉPENDANT D'AQUITAINE. 473

de leur claustration. Ëbroïn fait sortir Thierry III de


Saint-Denis pour le proclamer roi et ressaisit d'une poi-
gne de fer son ancienne autorité, frappant sans merci
tous les adversaires de l'absolutisme royal.
Léger lui tient tête dans Autun, mais la cité est investie,

l'évêque est pris, il périt dans les tourments. Si ses ver-


tus ou sa fermeté dans les tortures l'ont fait canoniser,

il apparaît bien aussi qu'il fut vénéré par les populations


comme un martyr de la cause nationale 1
, sinon de l'in-

dépendance, du moins de la résistance à l'oppression


franque. Ses partisans persécutés en Bourgogne, de
même que les victimes d'Ebroïn en Austrasie et en Neus-
trie, cherchèrent refuge dans l'Aquitaine et soulevèrent
le pays.
L'évêque de Poitiers Ansoald prend l'initiative de la
révolte et Lupus en prend la direction. Il voit accourir
auprès de lui tant de partisans et est acclamé avec tant
2
d'enthousiasme qu'il peut passer pour un roi d'Aquitaine .

Limoges lui ouvre ses portes, évêque et peuple recon-


naissent son autorité quasi souveraine. Pourtant — fait

digne de remarque et qui témoigne de la persistance de


l'idée unitaire de la Gaule — sitôt qu'Ebroïn, en qui l'op-
pression se personnifiait, eut été assassiné (681), la révolte
tomba. Le duc des Aquitains accepta la haute souverai-
neté du roi des Francs, Thierry III ; Ansoald et les autres

évêques opposants se rendirent à la cour pour faire leur


3
paix avec le roi .

Une fois que Pépin d'Héristal se fut rendu maître de la


personne du souverain et fat devenu prince des Francs
(688), il prétendit faire revivre l'ancienne subordination
de l'Aquitaine à l'Austrasie ou à la Francie, et conduisit

1
Voy. p. précédente, le reproche qu'il a adressé à Childéric de
violer les coutumes nationales (lois et coutumes de chaque patria).
* Voy. le texte cité, p. 469, note 4.
1
Cf. Vie de saint Léger, Mabillon, loc. cit., p. 695.
474 LIVRE IV. — § VI. -I-. CHAPITRE III.

une expédition dans le pays 1


. Mais il n'est pas certain
qu'il ait atteint son but.
L'obscurité règne sur la personne du duc qui était alors

à la tête du pays. On ne sait si c'était encore Lupus, ou


bien le duc Boggis cité par les Annales de Lobbes *, ou
peut-être déjà le duc Eudes. Pépin fît, en tout cas, de
3
vains efforts pour soumettre ce dernier .

Quelle qu'ait été son origine, à quelque titre qu'il soit


f
devenu duc (l un et l'autre nous échappe), Eudes acquit
une puissance assez forte et assez étendue 4 pour qu'après
la mort de Pépin d'Héristal (714) le roi de Neustrie,

Chilpéric II, ait conclu avec lui une alliance d'égal à égal

1
« Pippinus singuiarem Francorum obtinuit principatum... cunc-
tam illam patriam... florentem pacatissimamque reddidit. Ex hoc
ergo tempore jam non de principatu Francorum sed de diversarum
gentium adquisitione, quœ quondam Francis subjectœ fuerant, invicto
principicertamen instabat, id est contra... Saxones, Frisiones, Ale-
mannos, Bajowarios, Aquitanios, Wascones, atque Brittones. Ha-
rum enim gentium duces in eontumaciam versi, a Francorum se
dominio per desidiam prœcedentium principum, iniqua se praesump-
tione abstraxerant. E quibus quosdam... jam subegerat; quidam
adhuc rebelles exstiterant » (Fragmentum de Pippino duce (vme -
ix° siècle) dans les Annales Metteuses, H. F., II, p. 680).
2 SS. XIII, p. 235. Son nom se rencontre également dans la Con-
versio S. Huberti (H. F., II, p. 609) d'où le faussaire de la charte
d'Alaon a dû le tirer.
8
Le moine de Saint-Oustrille de Bourges (vm e siècle), auteur des
Miracles de ce saint, raconte l'arrivée à Bourges de Pépin, Prince des
Francs, marchant contre Eudes, Prince d'Aquitaine : « Cum Pippinus
princeps Francorum adversus Eudonem Aquitanix principem volens
dimicare, ad urbem Bituricam advenisset... ». 11 nous montre bientôt
après Eudes assiégeant Bourges, dont Pépin avait donc dû s'emparer
et qui se rendit à Eudes : « Nec multo post tempore, cum Eudo
princeps Bituricas civitatem obsidione circumvallatam haberet... Cum
autem ipsa civitas tradita fuisset praefato principi et pax denuntiata
in omnibus » [Miracula S. Austregisili, cap. 4-5; Mabillon, Acta
SS. Ben., II, p. 100).
* L'auteur des miracles de Saint-Oustrille ne l'appelle pas seule-
ment Aquitanise princeps, il le qualifie de rex (cap. 5, loc. cit.), qua-
LE PREMIER DUCHÉ INDEPENDANT D'AQUITAINE. 475
1
en lui envoyant les insignes royaux . L'alliance tourna
mieux pour le regulus que pour le roi. Après leur défaite
commune, par Charles Martel, près de Soissons (719),
Eudes emmena le roi, avec son trésor, au sud de la Loire 2 ,

et, Tannée suivante, il le livra à Charles Martel en échange

d'un pacte d'alliance ou de fédération qui constituait la re-


3
connaissance de l'indépendance nationale de l'Aquitaine .

lification qu'il donne du reste aussi à Pépin d'Héristal (cap. 4) et


à Charles Martel (cap. 9, p. 102).
1
II importe de distinguer ici et dans ce qui suit la Chronique du
Pseudo-Frédégaire et le Liber Historiée Francorum, ou Gesta regum
Francorum.
Voici ce que rapporte la Chronique du Pseudo-Frédégaire : « Chil-

pericus itaque et Ragamfredus legationem ad Eodonem dirigunt,


ejus auxilium postulantes rogant, regnum et munera tradunt. Ille
quoque, hoste Vasconorum commota, ad eos veniens pariter ad versus
Carlum perrexerunt » (Chronique de Frédégaire, SS. rer. merov., II,

p. 174).
Le Liber Historiœ Francorum se borne à dire « Chilpericus itaque :

vel Ragamfredus Eudonem ducem expetunt in auxilio. Qui movens


exercitum, contra Carlum perrexit » (SS. rer. merov., II, p. 327).
' Chronique de Frédégaire (loc. cit.) « Eudo territus, quod resis-
:

tere non valeret, aufugit. Carlus insecutus eum usque Parisius,


Sequana fluvio transito, usque AuriJianinse orbe peraccessit, et vix
evadens, terminos regionis sue penetravit; Chilperico rege secum cum
thesauris sublatis evexit ».
Liber Historiœ Francorum (loc. cit.) : « Eudo fugiens Parisius
civitate regressus, Chilpericum cum thesauris regalibus ultra Ligere
recessit. Carlus eum persecutus, non repperit ».
8
Le Pseudo-Frédégaire passe le traité sous silence. Il s'en tient
à cette simple mention : « Carlus per missos suos ab Eudone duce
idemque praedicto Chilperico rege recepit » (loc. cit.).

Le Liber Historiœ Francorum est plus explicite : « Carlusque anno


insecuto legationem ad Eudonem dirigens, amicitiasque cum eo
faciens. Ille vero Chilperico rege cum multis muneribus reddidit ».

Le sens du terme amicitiœ n'est pas douteux. Il désigne un traité


d'alliance, donc un pacte entre égaux, ce que confirme l'expression
employée par le Pseudo-Frédégaire, lors de la rupture, qui éclate en
731, entre Eudes et Charles Martel : « Eodone duce & jure fœderis
recedente » (loc. cit., p. 175).
476 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE III.

Cette indépendance, Eudes eut à la défendre presque


aussitôt contre les Sarrazins, qui envahirent simultanément
l'Aquitaine et la Septimanie. Il aux environs de
les battit

Toulouse, mais il ne put les refouler que pour un temps.


De son côté Charles Martel n'avait pas renoncé à
reconquérir l'Aquitaine, qu'il ravagea en 731. Pour le
combattre, Eudes aurait eu d'après le Pseudo-Fréclégaire
la funeste pensée d'appeler les Sarrazins à son aide 1 . Ce
récit d'un partisan avéré de Charles Martel est démenti
2
par les sources arabes . Il est certain, tout au contraire,
qu'Eudes a tenté d'arrêter le? hordes sarrazines au pas-
sage de la Dordogne 3 . Malheureusement ses troupes
furent massacrées et la ruée était si formidable qu'il dut
solliciter le secours de Charles Martel. La victoire de
Poitiers le délivra, et avec lui la France entière, de l'in-
vasion sarrazine, mais du même coup elle rétablissait la

suprématie franque en Aquitaine. Le duc Eudes ne sur-


vécut que trois ans (jusqu'en 735), laissant la mémoire
d'un chef glorieux dont les clercs se rappelaient jusque
4
sur leur lit de mort l'éclatante valeur .

1
« Eodo namque dux cernens se superatum atque derisum, gentem
perfîdam Saracinorura ad auxilium contra Garlum prineîpem etgentem
Francorum excitavit. Egressique cum rege suo Abdirama nomine, etc. »

(Chronique de Frédégaire, SS. rer. merov. y


If, p. 175).
2
Selon ces sources et notamment l'Anonyme de Cordoue (le Pseudo-
Isidore de Beja) Eudes avait secondé un chef berbère Mounoussa
dans ses avec les Arabes, et Mounoussa avait épousé la fille
conflits
d'Eudes, Lampegie. Quand Abdalrahman eut décidé d'envahir l'Aqui-
taine pour la piller et la conquérir, Mounoussa ayant refusé de Je
suivre et ayant prévenu son beau-père, fut ass dlli dans les Pyré-
nées, défait et tué par des troupes sarrazines avant que l'invasion
commençât (Voy. Dozy, Histoire des Musulmans d'Espagne, Leyde,
1861, I, p. 256; Reinaud, Invasion des Sarrazins en France, Paris,
1836, p. 36 et suiv.).
8
Reinaud, op. cit., p. 42.
4
Saint Pardoux mourant se figurait entendre la trompe de guerre
du duc Eudes, comme si elle était sonnée par l'archange : « Iilam
tubum quam inluster vir Eudo ad signifîcandum prœlium tubari
LE PREMIER DUCHÉ INDÉPENDANT D'AQUITAINE. 477

Charles Martel ne se contente plus d'une haute souve-


raineté. Dès la nouvelle de la mort du duc Eudes, le

prince des Francs envahit l'Aquitaine et la soumet par les


armes, puis il la concède en bénéfice au fils d'Eudes
Hunald, en l'obligeant à lui jurer fidélité ainsi qu'à ses
1
fils Pépin le Bref et Garloman .

Cette soumission forcée, Hunald la répudia dès que le


vainqueur fut mort 2 . Pépin et Carloman ravagent alors
l'Aquitaine, et emmènent des Aquitains en captivité, mais ils
3
ne peuvent se rendre maîtres de Hunald . Celui-ci, dès
l'année suivante (743-744), franchit la Loire et s'empare
4
de Chartres . Ce n'est que sous la menace d'une seconde
expédition des princes francs qu'il se rend à leur camp,
établi déjà sur la rive gauche de la Loire, et renouvelle
3
sa soumission par serment et par otage . Peu de temps
après (745) il abdique, de guerre lasse, au profit de

consuevit, vociferantem audivi » (Vie contemporaine de Saint Par-


doux, cap. 19, Mabillon, III, p. 580).
1
« Eodo dux mortuus est. Quod cum audisset inviebus princeps
Carolus, adunato exercitu Ligerem fluvium transiit, et usque Garon-
îiam et urbem Burdegalensem et castra Blavia occupavit : illamque
regionem cepit et subjugavit, cum urbibus ac suburbanis eorum.
Ducatumque illum, solita pietate, Hunaldo filio Eodonis dédit; qui
sibi et filiis suis Pippino et CarJomanno fidem promisit » (Annales de
Metz; H. F., II, 684).
2
Wascones in regione Aquitania, cum Cbunoaldo
« Rebellantibus

duce, Eudone, quondam... » (Chronique de Frédégaire, SS. rer.


filio

merov. II, p. 180).


y

« Defuncto Karolo (Hunaldus) ab jure fidei

promissœ, superba preesumptione deceptus, recessit » (Annales de


Metz; H. F., II, 686).
8
II est à noter dans le récit du Pseudo-Fréde'gaire les deux locu-
tions successives « rebellantibus Wascones » et « Germant (principes)
Romanos proterunt » (loc. cit.).

Annales de Metz; H. F., II, 687).


* « Vascones praeoccupaverunt, pacem petentes et voluntatem Pip-

pini in omnibus exequentes, muneratum eum, a finibus suis ut


rideret (rediret) precibus obtinuerunt » (Pseudo-Frédégaire, loc. cit. t

p. 181).
478 LIVRE IV. — § VI. -I-. CHAPITRE III.

son jeune fils Waifre, sur lequel il fondait des espérances


qui ne furent pas déçues.
Grâce à la vaillance et à l'habileté qu'il déploya, Waifre,
tandis que Pépin mettait sur sa tête la couronne de
France, restaura, en son indépendance quasi royale, le

principat aquitain. Il fait frapper monnaie à son nom 1


,

ildonne asile aux proscrits du nouveau royaume franc.


Pendant quinze ans, il maintient sous son autorité, sans y
être troublé, tout le pays entre les Pyrénées et la Loire.
Pour consolider son pouvoir, il suit l'exemple donné par
Charles Martel; il s'empare des biens que les églises
d'Austrasie et de Bourgogne possédaient en Aquitaine. Ce
devint le grief principal dont Pépin le Bref s'arma pour
envahir ses États (760).
La résistance fut formidable : les comtes de Bourges
et d'Auvergne combattent aux côtés de Waifre. Le roi
gallo-franc ne parvint à la briser qu'après une lutte qui
2
occupa toute la fin de sa vie .

« Videns autem Hunaldus quod eis resistere non valeret omnem


voluntatem eorum se facere sacramentis et obsidibus datis spopondit,
ipsumque cum omnibus quœ habebat, invictorum principum servitio
semancipavit » (Annales de Metz; H. F., II, p. 687).
1
Engei et Serrure, Traité de numismatique, Paris, 1891, 1, p. 231.
2
Elle est décrite, avec toutes ses péripéties, par le Pseudo-Frédé-
gaire, loc. cit., p. 186-192. Je relève ce renseignement précieux sur
les relations antérieures du duc d'Aquitaine avec le rex Francorum.
En 765 Waifre avait offert de traiter en renouant ces relations, à con-
dition qu'il rentrât en possession de l'intégralité de ses États. Or voici
comment elles sont définies : « Ipse Waioforius dictiones (ditionem)
sue faceret; tributa vel munera quod antecessores suos reges Fran-
eorum de Aquitania provintia exire consueverant, annis singulis
partibus prœdicto rege Pippino solvere deberet ». Ces offres furent
repoussées par le roi « per consilio Francorum et procerum suorum »
(p. 190).
Quand après la mort de Waifre, l'Aquitaine est soumise, c'est
encore aux relations anciennes que la soumission se réfère : « Rex
Pippinus jam totam Aquitaniam adquesitam,omnes ad eum venientes
dictionis sue, sicut antiquitus fuerat, faciunt » (p. 192).
LE PREMIER DUCHÉ INDÉPENDANT D'AQUITAINE. 479

Des expéditions conduites d'année en année par Pépin


ou ses lieutenants traversent l'Aquitaine de part en part.
Waifre poussé à bout recourt an moyen désespéré de
démanteler les villes qu'il ne peut défendre mais Pépin ;

les occupe et relève leurs murailles, puis se lance pendant


deux ans du duc aquitain, jusqu'à ce qu'a-
à la poursuite
bandonné par les Gascons proprement dits traqué et 1

,,

cerné dans une forêt du Périgord, Waifre est tué en tra-


hison (2 juin 768). Il avait défendu jusqu'à la dernière
extrémité la cause de l'indépendance de l'Aquitaine, et il

tomba martyr, aux yeux des Aquitains, de leur cause


nationale, tel Saint Léger, aux yeux des Bourguignons.
Malgré son abstention habituelle de toute vue générale,
Auguste Molinier a dû écrire au sujet de la lutte soute-
nue par Waifre et des révoltes qui l'ont précédée et
suivie :

« La durée de la résistance prouve que l'Aquitaine avait


2
dès lors son esprit et ses aspirations particulières » .

Les satisfactions que Pépin essaya de lui donner par un


capitulaire, chacun sous l'application de sa
où il laissait
3
loi propre étaient manifestement insuffisantes et Waifre
,

disparu, un nouveau chef prit aussitôt sa place à la tête de


la guerre d'indépendance, —
que ce soit le vieux Hunald
sorti du cloître pour se remettre en campagne, ou un
jeune fils de Waifre du même nom. Il fallut une expédi-
tion de Charlemagne, qui réussit enfin à comprimer la
rébellion (769).
L'Aquitaine était redevenue une annexe du regnam
Francorum. Dès la mort de Pépin, elle avait été partagée

1
« Vascones qui ultra Garonna commorantur ad ejus (Pippini)
presentia venerunt et sacramenta et obsides prsedicto rege donant,
ut semper fidèles partibus régis hac filiis suis Carlo et Catlomanno
omni tempore esse debeant » (Pseudo-Frédégaire, p. 191).
2
Géographie du Languedoc, H. du Languedoc, XII, p. 191.
3
Capitulare Aquitanicum (768) (Capit. éd. Boretius, I, p. 42-43).
Cf. suprà, les conventions de 614 et de 670.
480 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE III.

à ce titre entre ses deux fils, la partie occidentale, avec


Auch, Périgueuxet Poitiers étant attribuée à Charlemagne,
la partie orientale, avec Toulouse et Clermont, àCarloman.
Quand cette division a pris fin par la mort de Carlo-
man (771), tout l'effort du souverain unique va être de
capter l'esprit d'indépendance nationale, en réorganisant
toute la région sur la base apparente de la nationalité,
avec des éléments francs qui l'enserrent et le tiennent

étroitement en bride.
481

CHAPITRE IV

LE ROYAUME D'AQUITAINE.

Dès le retour de son expédition d'Espagne qui s'était


terminée par massacre de Roncevaux (778) et pendant
le

laquelle deux fils lui étaient nés en Aquitaine dans la villa


royale de Chasseneuil où la reine s'était arrêtée,, Charle-
magne veut donner à cette vaste région une structure
solide qui en fasse une assise de ses États et un rempart
contre l'Espagne musulmane. Il l'érigé en royaume et il

lui désigne pour souverain celui des deux juméaux qui


a survécu. Le pape Adrien sacre Louis en qualité de
roi d'Aquitaine, l'an 781, à Rome.
Charlemagne n'entendait évidemment pas se dessaisir
de la haute souveraineté sur l'Aquitaine, et quant au pou-
voir effectif, il le délégua à un régent (Arnold, jusqu'en
793, puis Maginarius), au-dessous duquel il constitua neuf
comtes d'origine franque. En même temps, les abbés des
monastères étaient remplacés par des Francs, et des vassi

dominici étaient pourvus de bénéfices, avec la mission

ou la charge de veiller à la sécurité des frontières et au


maintien de l'ordre intérieur, en même temps qu'ils sur-
1
veilleraient l'administration des domaines royaux .

1
« Sciens porrô rex sapientissimus atque perspicassisimus Carolus
regnum esse veluti corpus quoddam et nunc isto nunc illo incom-
modo jactari... ordinavit per totam Aquitaniam comités abbatesque
nec non alios plurimos, quos vassos vulgô vocant, ex gente Fran-
corum, quorum prudentise et fortitudini nulla calliditate, nulla vi
obviare fuerit tutum; eisque commisit curam regni, prout utile judi-
cavit, finium tutamen, villarumque regiarum ruralem provisionem »

F. — Tome IV. 31
482 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE IV.

L'autonomie était en grande partie fictive. Il y avait


donc à craindre que la population indigène
pût ne
être tenue en laisse par des maîtres du dehors que jus-
qu'au jour où ces maîtres eux-mêmes, peu nombreux et
isolés, subiraient l'assimilation du milieu, et par ambition
personnelle feraient cause commune avec les Aquitains.
Ce jour-là, l'esprit d'indépendance devait reprendre une
force et un essor nouveaux contre la domination qu'en-
tendrait exercer le rex Francorum.
Charlemagne eut la nette perception du danger. Pour le

conjurer, il flatte l'amour-propre national des Aquitains 1


, il

cache sous le faste d'un trône méridional l'incorporation


au royaume franc. Il redoute Y « insolence », c'est-à-dire
l'insubordination ou le soulèvement des indigènes 2 , et il

craint même que son fils, élevé dans le pays, n'en prenne
3
trop les mœurs ou l'esprit . C'est pourquoi le souverain ne
cesse d'appeler le jeune roi d'Aquitaine auprès de lui et de
prendre ainsi directement en main les rênes du pouvoir 4 .

(Vita Ludovici pii [L'Astronome], H. F., VI, p. 88). — Suivent Jes


noms de neuf comtés avec leurs titulaires : Bourges, Poitiers, Féri-
gord, Auvergne, Velay, Toulouse, Bordeaux, Albi, Limoges. Comtés
où devaient, sans doute, rentrer les cités aquitaines d'Angoulême,
de Cahors et de Rodez.
1
Le règne débuta par une étrange mise en scène. Le petit sou-
verain de trois ans fut porté à Orléans dans une litière d'enfant (cunali
gestamine). Là, on le revêt d'une minuscule armure, et hissé sur un
grand cheval, on lui fait faire son entrée solennelle, Dieu voulant
(Deo annuente), en Aquitaine.
Quand, à l'âge de sept ans, il paraît à la Cour, son père a voulu que
ce fût habillé à mode vasconne (habitu Wasconum), petit manteau
la

rond, chemise aux manches larges, culottes bouffantes, éperons lacés


sur des galoches (Vita Lud. PU, cap. 4, H. F., VI, 89).
2 « Cavens ne Aquitanorum populus propter ejus longum abscessum

insolesceret » (Ibid.).
3
... « Ne filius in tenerioribus annis peregrinorum aliquid disceret
morum » (Ibid.).
* Dans le récit de l'Astronome, on voit le jeune Louis faire sans
cesse la navette entre la Francie et l'Aquitaine.
LE ROYAUME d'aQUITAIISE. 483

De son côté, Louis use de ménagements qui vont jus-


qu'à la faiblesse. Il ferme les yeux sur les usurpations
des grands il consent au peuple de larges remises d'im-
pôt
2
convoque fréquemment à des plaids généraux
, il le
3
(conventus), analogues à ceux des Francs il lui demande ,

son aide et le conseil de ses chefs pour la pacification du


pays 4
. Ce n'est pas tout. La culture latine est remise en
honneur, le niveau moral est relevé. Le roi d'Aquitaine

favorise les études en appelant des maîtres du dehors *. Il

réforme les mœurs du clergé, devenues guerrières pen-


dant les luttes pour l'indépendance nationale, en restau-
rant de nombreux couvents et en en fondant de nouveaux.
Il veille à la bonne administration de la justice il y pré- ;

side lui-même trois jours par semaine.


Et ainsi renaissent l'ordre et la prospérité comme des
fruits, semble-t-il, d'un gouvernement national 6 . Ce gou-
vernement se continue et se concrète quand Louis le Dé-

II en fut presque réduit à l'indigence (penè indigus), si bien que


1

Charlemagne dut lui demander un jour comment il se faisait qu'il ne


disposât presque plus même de sa bénédiction, et lui envoyer des
missi pour faire rendre gorge aux usurpateurs (Vita Ludovici pii, y

chap. 6; H. F., p. 90).


2
Ibid., cap. 7, p. 90.
3
« Sequente porrô tempore (798) Tolosam venit rex, et convention
gêneraient ibidem habuit » [loc. cit., cap. 8).
4
« At succedente sestate (812) accito populi sui generali conventu,
retulit eis sibi delatum rumorem quod qusedam Wasconum pars jam
pridem in deditionem suscepta, nunc defectionem meditata, in rebel-

lionem assurgeret, ad quorum reprimandam pervicaciam ire publica


utilitas postularet. Hanc régis voluntatem omnes laudibus prose-
quuntur » (Ibid., cap. 18, p. 94).
5
« Régis autem studio undecumque adductis magistris, tam legendi
quam cantandi studium, nec non divinarum et mundanarum intelli-
gentia literarum, citius quam credi poterat, coaluit » (Ibid., cap. 19,

p. 95).
6
« In tantum denique felicitatem res publica Aquitanici regni
profecerat, ut profîciscente quolibet rege, vel in palatio résidente, vix
aliquis reperiretur se conquerens aliquid ab jure perpessum » (Ibid.).
484 LIVRE IV. VI. CHAPITRE IV.

bonnaire, devenu empereur, le remet aux mains de son


fils Pépin. Dès 814, il l'envoie en Aquitaine en lui délé-
1
guant les pouvoirs royaux , et à l'assemblée d'Aix-la-

Chapelle de 817, où l'on procède à l'organisation de l'em-


pire [ordinatio imperji), il lui constitue pour royaume
l'Aquitaine proprement dite avec la Vasconie et la marche
de Toulouse, et y ajoute comme annexes le comté de
Carcassès en Septimanie, et en Bourgogne les comtés
d'Autun, d'Avallon et de Nevers 2 .

Bien que l'unité de l'empire franc fût maintenue 3 ,


que
l'Aquitaine comme la Bavière en restât partie intégrante,
que Pépin ne fût qu'une sorte de vice-roi, décoré du titre
4
de roi ,
puisqu'il était placé sous la suprématie du frère
aîné Lothaire, associé à l'Empire, il avait, sous cette su-
prématie et sous ce contrôle, la plénitude des droits royaux
5 6
dans le pays . Il
y disposait des bénéfices il y levait , seul

y frappait monnaie A sa mort s'il


7 8
tributs et cens , il . lais-

sait des enfants légitimes, l'un d'eux devait lui succéder,


9
au choix de l'élection populaire .

er
1
II n'y a pas eu de solution de continuité ou d'interrègne. Pépin I ,

dans la date de ses diplômes royaux, prend pour point de départ de


la computation son arrivée en Aquitaine entre le 25 novembre et le

22 décembre 814 (Voy. Mùhlbacber, Regesten, 2 e éd. (Innsbruck,


1908, n° 528 a).
2 (CapituL, éd. Boretius,
Ordinatio imperii (juillet 817) cap. i It

p. 271).
3
Voy. sur ce point à la fois délicat et essentiel, T. III, p. 170-173.
4 « Placuit regiis insigniri nominibus » (Préambule de VOrdlnalio
de 817). Annales dÉginhard, ad an.817(H. F., VI, p. 177) «Ce-
Cf. :

unum Àquitaniœ alterum Bajoariae praefeeit ».


teros reges appeilatos,
3 «
Sub seniore fratre regali potestate potiantur » (Préambule de
VOrdinatio). Lothaire a la major potestas (cap. 5).
6
Ibid., cap. 3.
7 a De tributis vero et censibus vel metallis, quicquid in eorum
potestate exigi vel habere potuerit, ipsi habeant » (cap. 12, p. 272).
er
8
La monnaie de Pépin I porte au droit Hludovicus re(x) et au
revers Aquitania (Gariel, pl. xiv; Jullian, Hist. de Bordeaux, p. 97).
9
Disposition très importante au point de vue du principe national,
LE ROYAUME n' AQUITAINE. 485

Les Aquitains avaient désormais un gouvernement


1
propre sous un roi né et élevé parmi eux, qui continuait
à tenir des diètes générales 2 , et qui, par les luttes mêmes
auxquelles il prit part contre son père, eut besoin de
s'appuyer sur le sentiment national.
Aussi l'esprit d'indépendance se manifesta avec force
quand, après la mort de Pépin (13 déc. 838), Louis le
Débonnaire décida, d'accord avec Lothaire, d'absorber
l'Aquitaine dans le royaume franc qu'il créa au profit
de son fils Charles le Chauve, né de la Bavaroise Judith
et complètement étranger au pays. C'était une violation
flagrante à la fois du droit des indigènes et des préroga-
tives de la descendance. de Pépin, puisque Pépin laissait

deux fils et que, d'après le capitulaire de 817, le royaume


d'Aquitaine devait passer à l'un d'eux que désignerait
le suffrage commun 3
.

L'Aquitaine se sépare en deux camps ou partis (par-

er
et pour bien juger les événements qui ont suivi la mort de Pépin I :

« Si vero aliquis illorum decedens legitimos filios reliquerit, non inter


eos potestas ipsa dividatur; sed potius populus pariter conveniens
unum ex eis, quem Dominus voluerit, eligat; et hune senior frater
in loco fratris et filii suscipiat, et, honore paterno sublimato, hanc
constitutionem erga illum modis omnibus conservet » (cap. 14).
1
La face des monnaies de Pépin II porte : Pippinus rex, et le revers,
la figure d'un temple encerclé d'Aquitanorium (Gariel, pl. xx, n° 6 ;

Jullian, p. 98).
2
Pépin tenait encore une de ces diètes peu de temps avant sa
mort, en 836 : « Gloriosus rex suique optimates [générale si quidem
regni sui placitum existebat) istiusmodi rem solerti cura pertrac
tantes... » [Monuments des abb. de Saint 'Philibert, éd. Poupardin,

p. 25).
3 « Si vero alicui illorum
Cap. 14, cité plus haut, cbn. avec cap. 16 :

contigerit, nobis decedentibus, ad annos legitimos juxta Ribuariam


legem nondum pervenisse, volumus ut, donec ad prsefînitum annorum
terminum veniat, quemadmodum modo a nobis sic a seniore fratre et
ipse et regnum ejus procuretur atque gubernetur. Et cum ad legitimos
annos pervenerit, juxta taxatum modum, sua potestate in omnibus
potiatur » (p. 273). :
483 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE IV.

tes) \ le « parti de l'indépendance » qui soutient Pépin II

et le parti de la domination franque qui se rallie à Charles


le Chauve. Le premier est de beaucoup le plus nombreux.
Il ne se compose pas seulement des Aquitains, mais des
Francs qui, plus ou moins assimilés, font cause commune
avec eux. Il a à sa tête le comte de Poitiers Émenon et
son frère Bernard, mari de Blichilde, gendre de Rori-
con, comte du Maine. Le deuxième parti, formé de leudes
ambitieux et de Francs récemment pourvus de bénéfices
aquitains, était dirigé par l'évêque de Poitiers Ébroïn,
tout dévoué à Louis le Débonnaire, à qui il devait l'évêché
de Poitiers, type de l'évêque de cour et de camp, qui
cumula les fonctions d'archichapelain avec les titres d'abbé
de Saint-Hilaire de Poitiers et de Saint-Germain-des-
Prés, combattit contre Pépin II et fut fait prisonnier dans
la déroute franque de 844. Plus tard il fut massacré à
2
Poitiers par ses diocésains partisans de Pépin .

La dura jusqu'à la mort de Pépin (864) ou même


scission
au donna naissance à des troubles et des luttes
delà, et
violentes dont la continuité atteste la vivacité du senti-
ment national, et à une anarchie analogue à celle qu'a-
0
vait provoquée la guerre d'indépendance du vin siècle.
Je soupçonne fort l'auteur du récit de la translation de
Saint-Junien à Noaillé (830), qui a pu écrire dans cette
période même, d'avoir décrit le passé d'après le spectacle
qu'il avait sous les yeux 3 En . tout cas, les causes de per-

1
« Pars quœdam. populi, quid avus de regno vel nepotibus juberet,
prœstolabatur; pars autem, arrepto fîlio ejus Pippino... tyran nidem
exercebat » (Nithard, I, 8; H. F., VI, p. 71).
8
Sur ce prélat, voy. Mabillon, Acta SS. Bened. Saec, IV, 2, p. 165
et suiv., et Bouillart, Histoire deSaint-Germain-des-Prés, p. 30 et suiv.,
qui donne son épitaphe :

« Trisle vix unquam poterit deponere crimen


Pictavis magai prsesulis interitu ».

8
« Cum per innumera annorum eurricula crebrescentibus malis,
et beilorum maximè immanitate, totius Aquitanise provincia rédige-
LE ROYAUME D'AQUITAINE. 487

turbation aux deux époques furent identiques et sont


résumées d'une façon saisissante dans ces termes de l'ha-
giographe « Luttes pour le principat et pour l'indépen-
:

dance », « Principatus culmen ambientium et Fran-


corum regnm jugo colla submittere nolenlium ».
C'est avec une partialité évidente que les chroniqueurs
à la dévotion des Carolingiens ont accusé du désordre
le brigandage et l'esprit de révolte des Aquitains et du
tyran qu'ils soutenaient
1
. On renversait les rôles. Rien
n'est plus piètre que la justification de la conduite de
Charles le Chauve tirée par l'Astronome du jeune âge de
Pépin, si l'on se reporte au capitulaire de 817.
Il est frappant, du reste, que tous les chefs francs qui

se trouvaient en 839 à la tête des principaux comtés


aquitains, paraissent s'être ralliés à la dynastie nationale
que Pépin II représentait. Tous furent remplacés à cette
date par des comtes nouveaux dans toute la région où
l'autorité franque put se faire sentir par les armes, et

cette région entière fut divisée, à la même époque, en


trois grandes circonscriptions militaires, ayant pour centres
Clermont, Limoges et Angoulême. Deux gendres de Pé-
er
pin I , Gérard et Rathier, furent nommés l'un comte
d'Auvergne et l'autre comte de Limoges, Émenon fut
supplanté à Poitiers par un fils de Gérard, Rannulfe, Tur-
pion fut installé à Angoulême, Siguin à Bordeaux, Landri

retur in solitudinem, videlicet propter insolentiam tyrannorum inter


se decertantium, principatus culmen ambientium, et Francorum
regum jugo colla submittere nolentium; tanta clade et incendiorum
flagrantiâ consumta est ut his concertalionîbus non solum respublica
deperiret, verum etiam monachorum ordo penitus adnullaretur »
(Translatio S. Juniani (830) a Wlfîno Bœtio episcopo scripta sae-
culo IX, Mabillon, Acta SS. Bened., Saec. IV, I, p. 432).
1
« Altéra pars populi... assumentes filium quondam Pippini régis.,,

quaquaversum vagabantur, sicut moris talibus est, prœdationi atque


tyrannidi operam dantes » (Vita Ludovici pii cap. vi, p. 122). t

La même partialité' se retrouve dans les actes du Synode de Sois-


sons (avril 853) (Capitul., éd. Krause, II, p. 265).
488 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE IV.

à Saintes Quant aux commandements militaires, c'est


1
.

encore à Gérard, au fidèle évêque d'Autun, Modoin, assisté


du comte d'Avallon, et à Rainaud, comte d'Herbauge,
2
qu'ils furent confiés .

Comtes nouveaux et gouverneurs se heurtèrent à une


résistance acharnée de la population et de leurs anciens
3
chefs, qui, d'après la chronique d'Adon ,
proclamèrent
4
roi le jeune Pépin . Une expédition dirigée contre l'Au-

1
Ces mesures nous sont connues par le texte C (Ms latin 5926)
cTAdémar de Chabannes, qui n'est pas, comme le croyait Waitz, une
interpolation du xn e siècle, mais a pour base une rédaction très
ancienne. Son témoignage paraît donc digne de foi (Voy. le passage
'

dans l'édition Chavanon, 1897, p. 1 32, note e).


3
Nous rapprenons par une lettre de Loup de Ferrière à Jonas,
évêque d'Orléans (lettre 28, éd. Dùmmler, MG. Epist. VI, p. 33) :

« Aquitanise tutela tripertito divisa est, secundum oportunitatem

locorum, militariurn virorummultitudine distributa. Quarum uni parti,


quse apud Clarummontem agit, prœest Modoin us... et Autbertus
Avallensium cornes cum aliis quibusdam; alteri, quae Lemovicis ver-
satur, prsesidet Gerardus, princeps quondam et carus Pipini régis
cum sociis ad idem negotium idoneis; tertiae vero prœlatus est Rei-
noldus cornes Ecolesinse constitutae ».
8 « Pippino his diebus mortuo, ad componendam Aquitaniam... cum
exercitu ingreditur (imperator), quia contra voluntatem ejus Aquitani
filium Pippini... rcgem sibi fecerant » (Adon, Chronicon, SS. II,

p. 321).
4
L'érudit et tout récent historien des comtes de Poitou (Paris, 1903)
M. Alfred Richard a avancé que « tous les grands d'Aquitaine »
er
avaient été appelés à une diète à Chalon-sur-Saône (1 sept. 839),
et quegagnés en grande majorité à la cause du prince connu plus
«

tard sous le nom de Charles le Chauve, ils le proclamèrent roi»


(I, p. 13). —
C'est une erreur que nos deux sources principales permet-
tent de redresser aisément. D'après l'Astronome, quelques-uns seule-
ment des grands d'Aquitaine (aliqui eorum) avaient été invités à se
rendre à la diète générale (generalis conventus) convoquée à Chalon
et, loin d'y signaler leur présence, le chroniqueur dit expressément

qu'on n'a traité à cette assemblée que des affaires générales du


royaume, et que les affaires d'Aquitaine ont été réglées dans le pays
même {deinde ad regni Aquitanici ordinem sese convertit) où Louis
le Débonnaire s'est rendu avec son fils et a reçu les serments d'une
LE ROYAUME D'AQUITAINE. 489

vergne ne produisit que des soumissions partielles, arra-

chées par les supplices qui furent infligés aux rebelles 1


.

Telle apparut, dans les années qui suivirent, la puissance


du soulèvement national que Pépin II, quoique vaincu
avec Lothaire à la bataille de Fontenoy (841) et dépouillé
à nouveau par le traité de Verdun, put, en 844, rem-
porter une victoire éclatante' sur la fleur de l'aristocratie
2
franque, et la décimer .

Charles le Chauve se vit contraint de renoncer, pour un


temps, à ses prétentions de subjuguer l'Aquitaine.
Dans une entrevue à l'abbaye de Saint-Benoît (Fleury-
sur-Loire), sur les confins de ce pays et de la Francie
(juin-juillet 845), les droits de Pépin sur l'Aquitaine furent
reconnus par le roi des Francs, sous la réserve des
comtés de Poitiers, Saintes et Angoulême, « totius Aqui-
taniee dominatum sibi permis/t, prœter Pictavos, Sancto-
3
nas et Ecolimenses » , et après que Pépin eut juré à

partie des fidèles de l'Auvergne (Vita Ludovici, cap. 61; H. F., VI,

p. 122-123). — Nithard surtout a dû être mal compris, car il se borne


à mentionner le passage à Chalon de Louis Je Débonnaire et ne relate
de prestation de serment qu'à Clermont : « Collecta manu valida, per
Cavillonem, Clarummontem cum Carolo acmatre paler petit, ac partem
populi quae illum praestolabatur inibi benignè recepit » etc. (Nithard,
1,8; H. F., VI, p. 71).
1
Vita Lad. pii, loc. cit., p. 123.
2
L'armée royale fut mise en pleine déroute. Ce désastre coûta la

vie ou la une foule de grands de la Francie. C'est là que


liberté à
périrent Hugues, abbé de Saint-Bertin, frère naturel de Louis le
Débonnaire, et l'historien Nithard, le neveu de Charlemagne « cum
aliis multis ex nobilibus » (Annales de Fulde, p. 35), là l'évêque

Ebroïn et Loup de Ferrière furent laits prisonniers et avec eux « alii


non pauci nobilium » (Annales de Saint-Bertin, p. 59). De l'armée
entière, saisie de panique, un petit nombre échappa, tandis que Pépin
n'éprouva que d'insignifiantes pertes : « Pippinus... iîa brevi et absque
suorum casu eum (exercitum ex Francia) profligav't, ut, primoribus
interfectis, celeros fugam anle congressum etiam ineuntes, vix paucis

evadentibus, aut caperet aut spoliatos sacraraentoque adstrictos ad


propri iredire permitteret » (Annales de Saint-Bertin, p. 58-59).
3
Annales de Saint-Bertin, ad an. 845, p. 61-62.
490 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE IV.

Charles de lui être fidèle comme le neveu doit l'être à son


oncle paternel, «receptis ab eo sacramenlis fidelitatis, qua-
tenus/ta deincepsei fidelissicut nepos patruo existeret »*.

On aperçoit clairement dans ce traité la nature juridi-


que des seuls liens qui subsisteront entre l'Aquitaine et
la Francie, entre le prince des Aquitains et le rex Franco-
rum, quand l'élément national sera représenté par un
principat dont la puissance ira croissant à proportion de
la faiblesse de la royauté.
Le régime est celui de la concorde carolingienne et

franque, qui assure au roi des Français la prééminence et


la suprématie sur les membres de la famille royale et sur
les nationalités qui forment des dépendances de la Fran-
cie. Il ne saurait donc être question ni de commendalio,
ni d'hommage-lige. Cet hommage, Charles le Chauve ne
se le réservait que des trois comtes nouveaux qu'il avait

établis à Poitiers, Saintes et Angoulême*; il était dû à


Pépin par les chefs des autres comtés.
Malheureusement pour lui, Pépin, au lieu de rester en
harmonie avec le sentiment national, s'en sépara et fit
jouer contre soi un de ses principaux ressorts, la solida-
rité dans la résistance à des envahisseurs étrangers.
Pépin II commença par compromettre sa cause en ne
tentant rien pour délivrer Bordeaux, assiégé par les Nor-
mands (847-848), tandis que Charles le Chauve s'avança
dans ce but jusqu'à la Dordogne, au delà des terri-

toires sur lesquels l'autorité directe lui avait été attribuée


par le traité de 845 3 . Cette « inertie » de Pépin détacha

1
L'annaliste Prudence ajoute : « Et in quibuscumque necessita-
tibus ipsi pro viribu- auxilium ferret ». Puis il constate que tous les

partisans de Charles en Aquitaine se rallièrent à Pépin « Unde :

et omnes Aquitanici, qui eatenus cum Karolo fuerant, ad eumdem


Pippinum continuo sui conversionem efficere studuerunt » (Ibid.).
er
* Ainsi le comte de Poitiers Rannulfe I , dont nous aurons à parler,
ne devait plus, d'après ce traité, l'hommage au roi d'Aquitaine.
3
Chronique de Saint-W andrille (Fontanellense) ad an. 848 :
LE ROYAUME D'AQUITAINE. 491

de lui une partie au moins des Aquitains, tandis que, par


l'effort militaire qu'il avait tenté, Charles le Chauve s'ac-
quit au contraire de nombreux partisans. Son énergie
renforça à ce point sa puissance chancelante de roi des
Francs, qu'elle fut suivie à brève échéance de son sacre
à Orléans, en cette qualité, mais non point en qualité de
roi d'Aquitaine, ainsi que la concision du texte des Annales
de Saint-Berlin 1
l'avait fait admettre à tort 5 .

La conséquence fut désastreuse pour le parti de Pépin.


Le roi de France put faire une expédition victorieuse en
Aquitaine (848-853). Les chefs aquitains vont au-devant
de lui jusqu'à Limoges, et l'accueillent avec empressement
3
comme un protecteur . 11 s'empare de Toulouse que lui

livre le comte Fridolon, chargé par Pépin de défendre


4
la cité , et Pépin lui-même sera livré par le duc des

« Carolus rex cum Francis Aquitaniam ingressus super fluvium Dor-


donia, novem naves Danorum cepit, etc. » (H. F., VII, p. 41).
Annales de Saint-Bertin, ad. an 848 (p. 67) : « Karolus Nortman-
norum Burdegalam oppugnantium partera aggressus viriliter superat ».
1
Voy. le texte cité à la note suivante.
9
M. Levillain (Bibl. École des chartes, 1903, p. 31 et suiv.) et
M. F. Lot et L. Halphen (Charles le Chauve, p. 192 et suiv., Paris,
1909) l'ont excellemment prouvé. Un rapprochement défaits distincts
reliés par la conjonction atque avait donné le change aux historiens.
Voici le texte Dani Burdegalam Aquitanise... incendunt. Aquitani
: «

desidia inertiaque Pippini coacti Karolum petunt, atque in urbe


Aurelianorum pene omnes nobiliores cum episcopis et abbatibus in
regem eligunt, sacroque chrismate delibutumet benedictione episco-
pali solemniter consecrant » (loc. cit., p. 68). C'était la première fois
que cette cérémonie s'accomplissait pour Charles comme roi des Francs.
8 « Ligere alveo transmisso, ad Lemovicam urbem accedit, occu-
rentibus sibi obviam principibus Aquitanorum et cum summo favore
suscipientibus » (Chronique de Saint-ty andrille, H. F., VII, p. 42).
4
« Custos ejusdem urbis (Tolosee), Fridolo nomine, in crastino, in
deditionem venit. Datisque sicramentis, pôst rege urbem ingresso,
reddita est t il à civitas ad custodiendam » (Ibid.). — Ce texte a un
intérêL spécial, puisque Fridolon qui (d'après son nom et celui de
son père Fulcoald) était certainement un Franc, a transmis son comté
à son frère Raimond et a fondé la maison des comtes de Toulouse.
492 LIVRE IV. § VI. -I-. CHAPITRE IV.

Gascons, Sanche, puis enfermé à Saint-Médard de Sois-


1
sons (853) .

Presque aussitôt se produit un brusque sursaut de la


nationalité aquitaine, qui ne veut pas de la sujétion
effective à un chef du dehors. Dès la prise de Toulouse
et le départ de l'armée franque, les Aquitains se soulè-
vent contre la domination que Charles le Chauve veut leur
imposer 2 . Ils cherchent un contrepoids à la puissance du
roi de la France occidentale en proposant à Louis le Ger-
manique, qui s'empresse d'y consentir, de reconnaître
3
son fils pour roi d'Aquitaine . Sur ces entrefaites Pépin
s'échappe de sa prison et se fait accueillir à bras ouverts \
Quand, enfin, Charles le Chauve, après avoir mis le pré-
tendant germain en fuite, veut lui substituer son fils

Charles l'Enfant, âgé de huit ans, qu'il fait sacrer roi à


Limoges 5 , et sous le nom duquel il aurait gouverné en
6
maître, Pépin est, une fois de plus, acclamé roi .

Mais voici qu'à peine rétabli, Pépin fit pis que compro-
mettre sa cause; il la ruine de fond en comble en s'alliant,

comme en 848, et à diverses reprises (857-864), avec les


pirates normands. Il voulait consolider son trône; c'était

4
Annales de Saint-Berlin, ad an. 852, p. 79.
8 « Dominus rex Carolus de Aquitania regressus est. Et Aquitani
promissam fidem fefellerunt, et itcrum Pippino se conjunxerunt »
(Chronique de Saint- Wandrille, loc, cit.).
8 « Aquitani penè omnes a Caroio recedunt, atque ad Ludovicum
regem Germanise legatos suœ ditionis obsidibus mittunt » (Annales
de Saint-Bertinj ad an. 853, p. 82-83).
4 «
Pippinus Aquitaniam ingreditur, parsque maxima populi terrœ
ad eum convolât » (lbid., ad an. 854, p. 85).
5
Les Aquitains dont parle Hincmar comme ayant demandé cette
intronisation et y ayant participé (Ibid., ad an. 855, p. 86-87) n'ont ,

pu être que. le parti franc qui, nous l'avons vu, formait une faible
minorité, ou des habitants de régions que dévastaient de nouveau les
Normands.
6 « Aquitani Karlum puerum... spernentes, Pippinum... regam
simulant » (lbid., ad an. 856, p. 88).
LE ROYAUME D'AQUITAINE. 493

le sûr moyen d'en être renversé. Ses adversaires eurent beau


jeu. Ils l'accusèrent d'apostasie 1

, et le comte de Poitiers
Rannulfe, lequel devait, deux ans plus tard, périr glorieu-
sement avec Robert le Fort à Brissarthe, n'eut pas de peine
à s'emparer de lui par surprise et le remit aux mains de
Charles le Chauve qui l'envoya mourir à Senlis (865).
L'année suivante, disparaissait le compétiteur de Pépin
au trône d'Aquitaine, Charles l'Enfant, qui n'avait jamais
pu se maintenir qu'avec l'appui de son père et qui avait
manifesté s eulement, poussé par son entourage franco-aqui-
tain, quelques velléités d'indépendance, sitôt réprimées.
Charles le Chauve s'applique alors à se soumettre étroi-
tement l'Aquitaine, à la gouverner, sous le nom d'un roi
de plus en plus fictif, de manière à étouffer l'esprit na-
tional. Les chefs aquitains sont convoqués auprès de lui

à Pouilly-sur-Loire, à la mi-carême 867, et il leur impose


pour roi son fils Louis (alors âgé de vingt et un ans) en
lui adjoignant un conseil formé des officiers de son pa-
2
lais' . Au envoyé dans l'Aquitaine, pour
préalable, il avait
l'administrer en son nom, un de ses proches, le comte
3
Wulgrin, qui, en qualité de missus, préside les plaids

et est mis en possession des comtés d'Angoulême, de


Périgueux 4 et sans doute de Poitiers et de Saintes 5
,

1
Annales de Saint-Bertin, ad an. 864, p. 1*28, 137.
8 a Primores Aquitanorum sibi obviam accersivit et filium suum
Hludowicum ordinatis illi ministerialibus de palatio suo, eisdern
Aquitanis regem prœfecil » (Ibid., ad an. 867, p. 165).
* « Missus fuit in Aquitaniœ urbesuno cum raimburgis propter
justicias faciendas » (Chronique d'Adémar de Chabannes, p. 137,
note 2, texte C).
4
« Carolus... Yulgrimnum propinquum suum... prefecit Engolisme
•et Petragorice » (Chronique d'Adémar, p. 137).
5
Les jeunes fils de Rannulfe I er furent privés de ses honneurs (a filiis
Ramnulfi tultis / aternis honoribus (Annales de Saint-Bertin, ad
an. 868, p. 172) et depuis ce moment jusqu'à la mort de Charles le

Chauve, il n'est fait mention d'aucun comte particulier à Poitiers, pas


plus qu'à Saintes depuis 866.
494 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE IV.

dont les chefs avaient disparu précisément en 866 \


La mainmise du roi de France dura dix ans, jusqu'à
la mort de Charles le Chauve, et plus la compression avait
été forte, plus elle disposa les populations à se grouper
autour des chefs puissants qui poursuivirent la formation
de principats indépendants.
Wulgrin a dû avoir une autorité globale analogue à
celle d'un duc, mais d'un duc franc, gouvernant en repré-

sentant du rex Francorum, et non d'un duc national ou


autonome de l'Aquitaine. Il se heurta donc infailliblement
à l'opposition du parti aquitain, et ce n'est sans doute
pas uniquement contre les Normands qu'il dut soutenir de
nombreux combats 2 .

Si le parti de l'indépendance nationale n'était pas assez


fort ni surtout assez uni pour tenter un soulèvement
général contre il l'était assez pour que
le roi de France,
Charles Chauve ait dû ajourner dans le Capitulaire de
le

Kiersy de 877 toute organisation de l'Aquitaine. Celle-ci


n'y figure que par la simple rubrique d'un chapitre inexis-
3
tant cap. 24, De regno Aquilanico
: Les grands étaient .

en désaccord ou en lutte, toute cohésion paraissait rom-


pue.
De là me paraît être née la traditionnelle erreur que le
royaume d'Aquitaine disparut et fit place à un duché d'A-
quitaine créé par Louis le Bègue quand, de roi des Aqui-
tains, il devint roi de France. D'une telle création de
duchéj il n'est aucune trace dans les documents, pas plus
que du nom d'un personnage qui en aurait été pourvu.
Quant à l'abolition du royaume d'Aquitaine elle ne s'ac-

er
1
Rannulfe I a péri à Brissartbe le 2 juillet 866 ; l'ancien comte de
Poitiers Emenon, devenu comte d'Angoulême et de Périgord, et le

comte de Saintes, Landri se sont entretués le 21 juin 866 (Chronicon


Aquitanicum, H. F., VII, p. 224).
s
« Vulgrimnus multis preliis laboraverat fréquenter cum Nor-

mannis... » (Chronique d'Adhémar, p. 138).


8
Capitul., éd. Boretius, II, p. 360.
LE ROYAUME D'AQUITAINE. 495

corde ni avec l'attribution de ce royaume trois ans plus


tard (880) à Carloman, ni avec la tentative faite un siècle

après (979-980) par Lothaire de le réorganiser au


profit de son fils. La réalité est autre. A la faveur de la
période de dissolution qui s'est ouverte par la mort de
Charles le Chauve et, dans un laps de dix ans, aggravée,
coup sur coup, par la mort de Louis de Bègue, l'avène-
ment et la déposition de Charles le Gros, des principats
nationaux se constituèrentet réussirent à se substituer en

faitau royaume d'Aquitaine, réduit à une existence nomi-


nale ou de pure tradition, mais qui se survivra tout au
moins dans la formule rex Francorum et Aquitanornm \

et dont le souvenir pourra contribuer plus tard à l'expan-


sion d'un nouveau duché et au maintien de la suprématie
royale.
Dès la mort de Charles le Chauve, un mouvement de
bascule s'opère, au profit de la maison de Poitou. Les fils
er
de Rannulfe I rentrèrent en possession des honneurs
paternels. Ils furent de ceux que l'ancien roi d'Aquitaine,
devenu roi des Francs, Louis le Bègue, dut se concilier
en leur cédant, selon leur demande, abbayes, comtés et
2
domaines . L'aîné Rannulfe II devint comte de Poitiers,
Ebles abbé de Saint-Hilaire, Gozbert peut-être comte de
3
Saintes .

Leur ascension va être rapide. Rannulfe II acquerra


le titre de duc de la plus grande partie de l'Aquitaine,

1
Cf. Lot, Derniers Carolingiens, p. 128. J'ajoute que dès la pre-

mière année de son avènement Eudes est qualifié rex Francorum seu
Aquitanorum » (Cartul. de Brioude, n° 278, p. 286) (juin 889).
2
« Hludowicus, accepto nuntio de morte patris sui Karoli, quospo-
tuit conciliavit sibi, dans eis abbatias et comitatus ac villas secun-
dum uniuscujusque postulationem » (Annales de Saint-Bertin, ad
an. 877, p. 259).
8
Gozbert, dès 878, prend la qualité de comte, et donne à Saint-
Hilaire un domaine in pago Santonico (Cartul. de Saint-Hilaire de
Poitiers, ch. 8, p. 11).
496 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE IV.

Ebles s'élèvera aux premiers rangs dans le royaume, —


abbé de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Denis, de
Jumièges, chancelier, — et s'illustrera au siège de Paris
4
(885-886) . Avec eux naîtra une des puissances qui con-
tribuera le plus à la constitution du duché historique
d'Aquitaine.

1
Ma bille (Histoire du Languedoc,
II, p. 282) et Favre (Eudes,

p. 33, note 10), deux personnages de l'abbé de Saint-


ont voulu faire

Hilaire et de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, malgré le témoignage


formel de Reginon. Leur opinion n'a pas prévalu (Voy. Richard, on.
cit., p. 39 et Poupardin, Bull, de la faculté des Lettres de Paris,
111, p. 93).
497

II. — Le duché d Aquitaine.

CHAPITRE I

LES PRWC1PATS PRÉCURSEURS DU DUCBÉ.

La longue excursion que nous venons de faire à tra-


vers le lointain passé de l'Aquitaine ne saurait être regar-
dée comme un hors-d'œuvre. C'est pour l'avoir négligée
que l'origine du duché seigneurial et féodal a été l'objet

de tant de méprises et de tant d'opinions contradictoires.


Les conclusions qui en ressortent me paraissent nettes :

persistance d'une unité ethnique à l'intérieur de grandes


frontières géographiques et de leurs subdivisions natu-
relles ;
développement continu d'un sentiment national que
la lutte contre des dominations étrangères ne cesse de for-
ou d'exalter, mais que la mobilité et l'ardeur du tem-
tifier

pérament méridional font diverger en tout sens, et em-


pêchent de s'incorporer en une nationalité homogène.
De là, des alternatives intarissables d'oppression et de
licence, d'ordre imposé et d'anarchie déchaînée. L'anar-
chie atteint son point culminant quand, par la dissolution
du vaste empire carolingien, toutes les ambitions sont
aux prises, tous les ressorts de la société politique déten-
dus ou rompus. Le grand groupe ethnique passe à l'état
l
de masse diffuse et inorganique . Mais alors aussi s'opère

1
Les invasions normandessi nombreuses et si cruelles en Aqui-

taine y contribuèrent pour une large part Selon le mot de Camille


Jullian [Histoire de Bordeaux, p. 103), elles détruisirent les monu-
ments, mais elles désagrégèrent aussi la société politique»
F. - Tome IV. 82
498 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE I.

un jeu d'attraction et de répulsion autour de points de


résistance et de noyaux de cristallisation. Des domina-
tions émergent auxquelles les populations se rallient ou
se soumettent, qu'elles aident à consolider et à dévelop-
per. Une sorte de concurrence vitale s'établit entre elles ;

elles s'éliminent ou se subordonnent. Celles qui l'empor-


tent se disputent ou se partagent une hégémonie plus ou
moins étendue et plus ou moins durable.
Je voudrais esquisser les grandes lignes de ce tableau,
sauf à reprendre plus en détail les éléments qui sont entrés
directement dans la constitution du duché d'Aquitaine et
qui ont présidé à ses relations avec la Couronne.
Dans la période anarchique qui va de la mort de Pépin I or
(838) à la mort de son fils Pépin II et à celle de Charles
l'Enfant (865-866), l'Aquitaine, en dehors de la Gas-
cogne dont les destinées furent très mouvementées, eut
quatre chefs régionaux à la tête de ses grandes divisions
er er
ethniques : en Auvergne, Gérard I , le gendre de Pépin I

(839-841), puis successivement son frère Guillaume et


son neveu Bernard (842-864) ; en Poitou, le fils de Gérard,
er
Rannulfe I (839-866) ; dans le Toulousain, après Fridolon
que nous avons vu institué en 849, son frère Raimond
(851-863); enfin, en Gothie, le célèbre Bernard, gendre
de Charlemagne, époux de Dhuoda, qui soutint Pépin II

et fut exécuté en 844. Son fils Bernard le Veau s'efforça


de le venger en embrassant la même cause, et en se
maintenant jusqu'en 872 dans son comté d'Autun, malgré
la destitution dont il avait été frappé en 864.
Quand Charles le Chauve eut pu ressaisir, après 866
et jusqu'à sa mort (877), la domination sur l'Aquitaine,
le comte-duc Wulgrin fut nanti, nous l'avons vu, des
comtés de Poitou, d'Angoulême, de Périgord, etc., et
devint ainsi le maître de la région poitevine, sous l'auto-
rité directe du rex Francorum. Mais dans les autres
régions, de véritables principats se constituèrent aux
mains de ceux que les contemporains ont appelés les trois
LES PRINCIPATS PRÉCURSEURS DU DUCHÉ. 499

Bernard ou les trois marquis. Bernard III Plantevelue,


en Auvergne (864-885) Bernard, fils de Raymond, dans ;

la marche toulousaine (863-875); Bernard, fils de Bli-


childe, neveu de l'ancien comte du Poitou, Émenon,
investi en 865 du marquisat de Gothie, et en 872 du
comté d'Autun. Je juge utile de suivre le sort de cette
triple puissance et sa réduction à un principat bicéphale.
Il est visible que les trois Bernard ont poursuivi, cha-
cun de son côté, la création d'un État indépendant. Leur
attitude, leurs actes, en partie leurs destinées, s'expliquent
par cette visée.
Quand Louis le Bègue est fait roi d'Aquitaine par son
père (867), ils semblent affecter de n'entretenir de rela-
tions directes qu'avec ce dernier. C'est à lui qu'ils vont
faire acte de fidélité au concile de Pitres (août 868) \ et
cette fidélité même est très précaire, car l'année sui-
vante, Charles le Chauve les attend en vain à Cosne sur
la Loire, où il avait convoqué les Aquitains. Leur absence
2
lui cause de graves soucis Le roi de France ne saurait, .

en effet, sans leur concours et sans leur appui, gouverner


l'Aquitaine. Il se voit réduit à en confier l'administration
aux deux principaux d'entre eux, Bernard Plantevelue et
Bernard, fils de Blichilde, en même temps qu'il charge
son beau-frère Boson de remplir les fonctions de cham-
3
brier auprès du jeune roi (872) .

1
u Sed et eodem placito rex markiones, Bernardum scilicet Tholosae,

et iterum Bernardum Gothiee, itemque Bernardum alium suscepit »


(Annales de SainUBertin^ ad an. 868, p. 182).
2
« Quosdam Aquitanos habuit; sed markiones, très videlicet Ber-

nardos, quos sibi occurrere putavit, non habens obvios, non sine
sollicitudine et sine utilitatis effectu, ad Silvanectum rediit » (Ibid.,
ad an. 869, p. 185).
3
« Karolus autem fîlio suo Hludowico Bosonem fratrem uxoris
ejus, camerarium et hostariorum magistrum constituens, ... eum cum
Bernardo, itemque cum alio Bernardo markione, in Aquitaniam misit,
et dispositionem ipsius regni ei commisit » (lbid., ad an. 872, p. 227).
— Sur l'office de chambrier, voy. T. III, p. 463.
SOO LIVRE IV. § VI. CHAPITRE I.

Pour s'assurer la fidélité de Bernard de Toulouse, qu'il

avait également appelé auprès de lui, il le gratifie du Car-


casses et du Razès.
Vers 874, ce dernier Bernard meurt, sans laisser d'en-
fants, et M. F. Lot a émis l'hypothèse, très vraisemblable,
que les deux autres se sont partagé ses possessions,
Bernard de Gothie s'emparant du Toulousain et Bernard
d'Auvergne du Rouergue 4 .

Ils n'en étaient que plus forts vis-à-vis de la Couronne

dans la crise redoutable qu'allait ouvrir la mort de Charles


le Chauve (877). Le plus ambitieux des deux et le plus

avide d'indépendance, Bernard de Gothie, se met en


révolte contre le nouveau roi. Plus avisé que lui, Bernard
d'Auvergne escompte ses dépouilles. Elles commencent
2
à être divisées entre lui et le chambrier Thierry .

Puis, quand le rebelle est pleinement défait, Bernard


d'Auvergne est mis en possession du marquisat de Gothie.
Sa puissance ne fit que grandir sous les règnes trou-
blés de Louis III et de Carloman. Il combattit un autre
révolté, Boson, et acquit de la sorte le Maçonnais (880) »

4
et le Lyonnais . Il put, -en mourant (885), laisser à son
fils Guillaume le Pieux un principat dont le chef non
seulement dominait une grande partie de l'Aquitaine,
6
mais les provinces voisines de l'Est et du Sud .

1
F. Lot, Fidèles ou Vassaux , p. 110.
2
Annales de Saint-Bertin, ad an. 878, p. 272. Cf. plus haut, p. 328.
3
« Ejectis de Castro Matiscano Bosonis hominibus ipsum cas-
tellum ceperunt, et eum comitatum Bernardo cognomento Plantapilosa
dederunt » (J6id., ad an. 880, p. 284).
4 Poupardin, Bourgogne, p. 238.
5
M. Lot considère que Guillaume le Pieux était peut-être le per-
sonnage le plus riche et le plus puissant de la Gaule » (Fidèles ou
Vassaux y p. 97).
801

CHAPITRE II

LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PHINC1PAT AUVERGNAT.

Guillaume le Pieux allait trouver un rival de puissance


en Rannulfe II, que la parenté rattachait, du reste, à la
maison d'Auvergne, puisqu'il était petit-fils du comte
Gérard, souche de cette maison. Rentré après la mort de
Charles le Chauve en possession de l'héritage paternel,
Rannulfe acquit, après la mort de Wulgrin (886), qui
coïncide avec la dissolution définitive de l'Empire caro-
lingien, une situation prépondérante dans la région poi-
tevine. Il voulut être alors un de ces rois nationaux que,
selon l'expression célèbre de Réginon, les diverses parties
du royaume tirèrent de leurs entrailles 1
,
quand la tête
de l'Empire disparut avec Charles le Gros. On l'a con-
2
testé à tort . Ne remplissait-il pas toutes les conditions
3
requises pour l'éclosion d'une royauté nouvelle ? l'auto-
rité sur des populations dont le groupement ethnique
avait été érigé en royaume par les rois Francs, son origine
franque ou gallo-franque et sa parenté ou son alliance
avec les Carolingiens, ïa soumission, en conséquence, de
ses États à la suprématie franque et de lui-même à la
prééminence carolingienne. J'ai mis suffisamment en
pour l'Aquitaine la première de ces conditions quant
relief ;

aux deux autres, l'ancêtre Gérard était un Gallo-Franc,

1
« Unum quodque (regnum) de suis visceribus regem sibi creari

disponit » (Reginon, ad an. 888, p. 129).


2
Molinier, Histoire du Languedoc, t. III, p. 38, note 7.
» T. III, p. 174.
502 LIVRE IV. § VI. -IÏ-. CHAPITRE II.

er
gendre de Pépin I , et si la parenté de Rannulfe II avec
1
les Carolingiens n'est pas absolument certaine , Tétroi-
tesse de ses rapports avec la famille carolingienne résulte
du fait que c'est à lui que le jeune Charles le Simple fut
2
confié : Rannulfe enfin avait reconnu la suprématie
aussi bien de Charles le Gros que de Carloman 3 . A ces
présomptions très fortes s'ajoute le témoignage du cônti-
nuateur des Annales de Fulde 4 et celui de Hermann de
e
Reichenau 5 qui ne date, il est vrai, que du
,
xi siècle,

mais qui, en général, mérite confiance.


Deux circonstances ont dû faire échouer son dessein :

la présence en face de lui d'un concurrrent, d'un copar-


tageant de l'Aquitaine, telque Guillaume le Pieux, l'in-

térêt vital qu'avait le roi Eudes de ne pas laisser s'établir


un nouveau royaume à côté de la Neustrie. Mais Rannulfe
n'en fut pas moins à la tête d'un puissant principat com-
prenant une grande partie de l'Aquitaine, sinon la plus
grande — l'Aquitaine occidentale en somme, — tandis
que l'Aquitaine orientale ou supérieure dépendait de
Guillaume. Et tous deux ainsi purent être qualifiés ou se
qualifier eux-mêmes dux Aquitaniae* ou Aquitanorum,

1
Elle est admise par M. Richard (I, p. 27, 38, etc.), et M. F. Lot
est porté à l'admettre (Fidèles ou Vassaux, p. 50, note 2).
2 Cf. Annales de Saint-Vaast, p. 335.
3
Cf. Richard, I, p. 35-37.
4
Odo filius Rodberti usque ad Ligerim fluvium vel Aquitanicam
provinciam sibi in usum usurpavit; deinceps Ramnolfus se regem
haberi statuit » (Annales de Fulde, contin. Ratisbon., ad an. 888,
p. 116).
5
« Multis regulis emergentibus, Perengarius... in Italia regem se
fecit; Rodolfus... filius Gonradi in Burgundia... Odo filius Rudperti in
Gallia usque ad Ligerim, et in Aquitania ultràque Gallia Ramnulfm
regium nomen invasere » (Hermann Contractus, ad an. 888, H. F.,
VIII, p. 247).
6
Les Annales de Saint-Vaast appellent Rannulfe « dux maximœ
partis Aquitaniœ » (ad an. 889, p. 335). Dans une charte de Saint-
Martin de Tours de 888-889 il est qualifié « Venerandus Aquitaniœ
cornes» (Besly, Histoire des comtes de Poitou, Preuves, p. 202).
LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PRINCIPAT AUVERGNAT. 503

titre qui ne correspondait plus depuis longtemps à une


1
région délimitée , et dont le caractère imprécis s'accen-
tue du fait qu'on l'avait donné parfois antérieurement à
2
un simple comte .

Rannulfe, d'autre part, tint tête à Eudes. Quand le roi

neustrien en Aquitaine (889) une expédition plus diplo-


fit

matique que militaire, ne se faisant accompagner que


3
d'une escorte de Francs , il n'obtint du duc Rannulfe
qu'un serment de sécurité et nullement un hommage 4 .

Les chances de soumettre l'Aquitaine parurent plus


favorables pour le roi Eudes, à la mort de Rannulfe II,

qui ne laissait qu'un fils, très jeune encore, Ébles, le

bâtard (Manzer). Eudes soutint les prétentions au comté


de Poitiers du fils de l'ancien comte Émenon, devenu le

petit-gendre de Wulgrin, et propre parent du roi. Il

battit les frères de Rannulfe, Ébles et Gozbert, qui avaient

1
Je ne partage donc nullement l'opinion de dom Vaissète, réfutée
par Mabille (Histoire du Languedoc, II, p. 306), suivant laquelle le
traité de Fleury-sur-Loire (845) aurait eu pour effet la division de
l'Aquitaine en deux duchés qui auraient passé, l'un à la maison de
Toulouse, et l'autre à la maison de Poitou.
2
Je trouve dans la collection Estiennot une translation de Saint-
Oustrille, qui paraît inédite, où le titre de dux Aquitaniœ est donné
au comte de Limoges, Roger, institué en 778 par Charlemagne (Bibl.
nat., Ms. latin 12756, p. 479).
3 « Anno Domini 889. Post nativitatem vero Domini cum paucis
Francis Aquitaniam perrexit, ut sibi eos sociaret » (Annales de Saint-
Vaast, p. 335).
* « Quo audito Ramnulfus, dux maximee partis Aquitaniae, cum
sibi faventibus, venit ad eum, adducens secum Karolum puerum,
filium Hludowici régis ; et juravil Mi quœ digna fuerunt, simul et
de ipso puerulo, ne quid mali de eo suspicaretur » (suite du texte de
la note précédente). — M. F. Lot (Fidèles ou Vassaux, p. 50) a vu
là un « hommage », tout en reconnaissant que ce n'était qu'une
interprétation. D'autres historiens récents ont donné une interpré-
tation beaucoup plus exacte, M. Favre (Eudes, p. 123) et M. Richard
(I, p. 40) en concluant à une « vague fidélité », M. Eckel (Charles le
Simple, p. 10) à de « vagues promesses » et « à une soumission qui
était loin d'être complète ».
504 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE II.

pris la défense de leur neveu, et s'empara de Poitiers.


Mais jeune Ébles que son père en mourant avait confié
le

à Saint-Géraud, alors comte ou seigneur d'Aurillac, fut


placé par celui-ci sous la garde de Guillaume le Pieux 1 ,
lequel défendit avec la plus grande énergie et avec un
plein succès l'indépendance de l'Aquitaine contre le roi de
Neustrie. Guillaume défit et tua de sa propre main le
comte de Bourges, Hugues, à qui Eudes avait prétendu
donner ses honneurs 2 . Il attira même dans son alliance
le protégé d'Eudes, Adémar 3
,
qui, après la prise de Poi-
tiers, s'était brouillé avec ce dernier pour avoir chassé de
la ville la garnison royale, et il fît définitivement avorter
le projet du roi d'imposer aux Aquitains son frère Robert
comme duc 4 .

Par cette politique habile, Guillaume le Pieux donna au


fils de Rannulfe le temps et la possibilité de reconstituer
ses forces, de récupérer ses États en s'emparant de Poi-
tiers (902) et de contraindre Adémar à se retirer dans le
Périgord jusqu'à sa mort.
Nous nous trouvons donc de nouveau devant une situa-
tion analogue à celle qui existait du vivant de Ran-
nulfe II, le partage de la domination de l'Aquitaine entre
les deux maisons apparentées d'Auvergne et de Poitou.

er
1
La charte d'Ava, sœur de Guillaume le Pieux, du 1 novembre
893 (Cluny, n° 53, I, p. 61) est datée « Anno 1° certantibus duobus:

regibus de regno, Odono videlicet et Karolo ».


Abbo, De bellis Paris, urbis, II, v. 548-566.
a

Annales de Saint-Vaast, ad an. 893 (p. 346).


3

4
Les actes des fondations pieuses faites par Guillaume longtemps
après la mort d'Eudes, où se trouve la formule « pro anima senioris
mei Odonis régis » ne prouvent pas, comme le voudrait M. Lot (p. 52),
que Guillaume le Pieux a « prêté hommage » à Eudes, mais tout au
plus qu'il Ta reconnu pour roi. S'il en était autrement, et si Guillaume
avait réellement fait hommage, ce n'aurait pu être qu'à titre de comte
de Màcon ou de comte de Bourges. L'historien d'Eudes, M. Favre
s'est contenté de dire : Eudes « semble s'être assuré la neutralité de
Guillaume d'Auvergne » (p. J60).
LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PRINCIPAT AUVERGNAT. §05

Et nous allons montrer comment, de la convergence de ces


deux dominations le duché proprement dit d'Aquitaine
est sorti, sous la simple suprématie du rex Francorum.

Je regarde comme de pures illusions d'optique l'exis-


tence d'un duché d'Aquitaine tout constitué aux mains
exclusives deia maison d'Auvergne, après la mort de
Rannulfe II, et sa transmission intégrale aux comtes de
Toulouse, quand cette maison s'éteignit avec Acfred
(926-927). En fait, un dualisme à degrés inégaux, et
avec une condition mal définie au regard de la Couronne,
a subsisté jusque-là, et si l'unité constitutionnelle s'est

ensuite élaborée, ce n'est qu'après la mort de Raymond III

Pons qu'elle fut pleinement réalisée, par la prépondérance


décisive de la maison de Poitou. Tel est le premier point
que nous avons à établir.

D'autre part, la controverse si vivement agitée et si

obscure au sujet des successions de Guillaume le Pieux


et d' Acfred doit être, de ce point de vue, ramenée à ses
justes proportions. La trancher en faveur de l'une ou de
l'autre des maisons de Toulouse et de Poitou ne résoud
pas, du même coup, le problème des destinées du duché
d'Aquitaine. Il importe de s'en convaincre et de recher-
cher en même temps la part de vérité des deux thèses
opposées qui sont en présence.
Ébles réunissait, tel que jadis Rannulfe II, son père,
toutes les conditions requises pour l'indépendance d'un
grand principat et sa puissance effective devait être sen-
siblement égale, puisque son rival Adémar fut entière-
ment dépossédé par lui, et que rien ne laisse croire qu'il
n'ait pas mis la main sur toutes les seigneuries paternelles.

En outre, lors de son avènement, ce n'était pas Eudes,


son ancien adversaire qui régnait, c'était Charles le Sim-
506 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE II.

pie, le compagnon de son jeune âge, au temps où le futur


roi était placé sous la garde de Rannulfe II. Il n'y a donc
nulle raison de ne pas admettre (sinon peut-être en fait,
pendant la période décennale de 892 à 902, où son rival
Adémar s'était emparé de Poitiers et, d'après Adémar de
Chabannes, avait été faitcomte de Poitiers par Eudes) 1
,

qu'Ebles ait eu le ducatus Aquitanornm concurremment


avec Guillaume le mes yeux,
Pieux, comme celui-ci, à
l'avait eu avec Rannulfe IL Ebles trouva, au surplus, un
nouveau titre à la dignité de chef national dans ses luttes
contre les Normands. Il partagea avec le comte d'Autun
Richard la gloire de la délivrance de Chartres 2 , et si cette

action d'éclat eut une large part, ainsi que je l'ai montré,
dans la naissance du duché des Bourguignons aux mains
de Richard
3
, elle contribua certainement de même à faire
d'Ebles un dnx maximœ partis Aquitaniœ* '.

Mais pas plus en Aquitaine qu'en Bourgogne, le princi-

pat ou duché n'avait encore à cette époque (902-920) une


consistance définie, pas plus ici que là il ne s'était coîi-

créfié en une entité stable et fixe. Leduc ou prince n'avait


pas nécessairement la suzeraineté sur tous les seigneurs
de la région. Il était, en définitive, le prsecipuus cornes
ou YarchicomeSy et c'est la raison même pour laquelle le
titre de cornes ou de marchio équivalait alors au titre de

duc. Les titulatures que j'ai données pour toutes les


régions de la Gaule en fournissent la preuve évidente.
L'objection que le titre de duc n'est pas donné à Ébles

1
« Qui a rege Odone vocatus ad palatium provectus est Pictavis

cornes » (Adémar, Chronique, III, 21, p. 140).


2
Toutes les sources normandes citent côte à côte Richard et Ebles
comme les chefs des arme'es victorieuses. Cf. suprà, p. 331 et suiv.,
et Vogel, op. cit., p. 398, note. —
Voy. notamment Dudon, II, 22-24,
p. 162 et suiv., et Wace, cite' plus loîu.
9
Suprà, p. 330 et suiv.
* M. Lot (p. 51) affirme que « le titre de due d' Aquitaine passa
à Guillaume le Pieux » après la mort de Rannulfe, mais il se garde
bien de dire de quel droit.
LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PRINGIPAT AUVERGNAT. 507

n'a donc aucune portée. Il n'est pas exact, au surplus, que


ce titre ne se trouve dans aucun texte, ainsi que l'assure
1
M. Lot Il est vrai seulement qu'à la différence de Guil-
.

laume le Pieux 2 nous ne connaissons pas de chartes où


,

1
M. Lot cite lui-même Je texte d'Adémar : « Defuncto Eblo duce »
(III, 25, p. 146). mais il l'écarté en prétendant qu'Adémar « a commis
un anachronisme » (Fidèles ou Vassaux, p. 55, note 1). C'est une
pure pétition de principes. Du reste, l'anachronisme serait d'autant
plus étrange, que la leçon « duce » se trouve dans le manuscrit le plus
ancien, le Ms H (Pithou, M s latin 6190) annoté de la main d'Adémar
(f° 54), tandis que le lexte que préfère M. Lot (p. 59) et qui porte
« comité Pictavino », ne nous est parvenu que dans une transcrip-
tion très postérieure et moins sûre.
Nous voyons, de plus, par Wace que, dans la tradition, Ébles était
duc des Gascons ou Aquitains au même titre que Richard le Justi-
cier, duc des Bourguignons :

Roman de Rou, v. 718-19 (éd. Andresen, p. 64) :

« Jeble, quens de Peitiers, ki sire ert des Gascuns,


E Richart, ki ert sire e dus des Bourguignuns »,

(Ibid., v. 838-839, p. 69) :

« Le duc Richart manda, ki sire ert de Burguigne,


E Jeble de Peitiers, ki sire ert de Gascuigne ».

Je reviendrai, du reste, sur la titulature d'Ébles, et spécialement


pour l'époque postérieure à l'extinction de la maison d'Auvergne.
2
II faut prendre grandement garde de ne pas s'exagérer cette dif-

férence. La M. Lot (p. 51, note 3) ne doit pas


titulature indiquée par
faire illusion. Après avoir
que Guillaume le Pieux « s'intitule dans
dit
ses actes dux Aquitanorum et marchio », cet érudit renvoie pour
preuve à dix chartes qu'il énumère. Or de ces chartes trois seule-
ment sont des actes de Guillaume et dans un seul de ces actes
Guillaume prend le titre en question (Brioude, n° 51, p. 73-74). Dans
le second, il s'intitule cornes et dux, dans le dernier princeps mar-
chide (?). — Des sept chartes qui restent il en est une que M. Lot
attribue à tort à Guillaume le Pieux puisqu'elle est de Guillaume V
(1032-1052) (Cartul. Sauxillanges, p. 424), et quatre sont posté-
rieures à sa mort. De celles-ci deux le qualifient rétrospectivement
dux, deux vir magnificus. Les deux seules qui soient contempo-
03
le Pieux (Brioude, n
raines de Guillaume 23 [p. 45-46] et 45 [p. 68-
Dei dux. De sorte qu'en résumé M. Lot ne
69J), l'appellent gratia
nous fournit que deux exemples où Guillaume le Pieux s'intitule
508 LIVRE IV. § VI. - II -. CHAPITRE IL

la qualification de duc soit attribuée à Ebles ou soit prise

par lui. Cela peut s'expliquer déjà par la rareté relative des

soit dux Aquitanorum, soit cornes et dux^ et deux autres où on lui

donne, de son vivant, le titre de gratia Dei dux.


En regard de cela, je vais le montrer, il y a une proportion énorme
de chartes où Guillaume le Pieux prend ou reçoit le simple titre de
cornes, et ces chartes vont de 893 à 919. Jointes à celles qui lui don-
nent le titre spécial de marchio, par référence à la Gothie, ou un titre
vague tel que princeps o\xvir magnifiais, elles constituent une énorme
majorité comparativement au titre dçdux. Pour qu'on s'enrende bien
compte, j'ai recueilli 41 chartes en dehors de celles qu'allègue
M. Lot. Nous avons donc un ensemble de 50, et dans ce nombre, le
titre de dux ne figure que 16 fois au total, dont 4 fois seulement pris

par Guillaume lui-même.


Je vais en dresser la liste. Il me paraît inutile d'y joindre les
qualifications des sources narratives, puisqu'elles sont presque toutes,
sinon toutes, d'une époque postérieure, où Guillaume le Pieux a été
exalté à titre de fondateur de Cluny.
Cornes. — 893 (novembre). Charte d'Ava, sœur de Guillaume :

« W. fratri meo glorioso comiti » (Cluny, n° 53).


894 à 902. — 894. Cartul. de Brioude (n os 98, 165, 183, 208-227);
895 (n os 14*, 159, 277); 897 (n° 215); 898 (n° 85); 900 (n° 317);
901 (n° 32); 902 (n° 41).
905. Diplôme de Charles le Simple pour Saint-Denis : « W. cornes
venerandus » (H. F., 500 B).
906. Brioude (n os 294, 330) 907 (Ibid., n° 214) 898-909 (n° 118);
; ;

912 (n° 180); 912-919 (n° 121).


9! 2 (mai). Charte pour Saint-Laumer « Ego Vf. gratia Dei cornes » :

(à la fin W. princeps) (Mabillon, Acta SS. Bened., Sœc. IV, 2,

p. 254).
917. Charte d'Ingelberge, Guillaume, etc. (Cluny, n° 205).
- 917. Confirmation par Guillaume de la fondation de l'abbaye de
Déols : « Sign. W. Cornes »; à la date
os
: « jussu W 1
principis »
(Cartul. de Dêols, Ms. latin 12820, f 6-7; H. F., IX, p. 715).
919-922. Charte de Liébault : « pro anima W
comitis » (Cluny 7
1

n° 214).
Cornes et marchio. — 898-909. Bnoude (n° 64); 901 (25 juillet) :

« W. inclytus cornes et prœpotens marchio » (acte cité par M. Pou-


pardin, Bourgogne, p. 238, note, avec la référence inexacte : AA.
SS. Ben., Sœc. V, p. 20).
886 (18 août). Diplôme de Charles le Gros pour l'Église de Nevers
LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PRINCIPAT AUVERGNAT. S09

actes poitevins du premier quart du x e siècle. Mais la

cause principale me paraît être la déférence d'Ebles à


l'égard de son ancien protecteur, encore que rien n'in-
dique qu'il lui ait fait hommage. A cela s'ajoute, et pour
les rédacteurs de chartes et pour les rares annalistes con-
temporains, que l'autorité de Guillaume le Pieux était

indéniablement plus grande que celle d'Ébles, qu'elle

(IL F., IX, 349) (Acte suspect, mais dont la fausseté n'est pas
prouvée).
Cornes marchio atque dux « Ego in Dei nomirie G. cornes
:

marchio atque dux» (mai 898) (Brioude, n° 309; H. F., IX, 708).
Marchio. —
914. Diplôme de Charles le Simple pour l'Église de
Saint-Quintin de Narbonne « deprecationibus W* nostri magni
:

marchionis » (H. F., IX, 521 Histoire du Languedoc, V, col. 134).


;

Dux. —
Brioude .-juillet 903 (n° 275); août 907 (n° 264); juin 909
(n° 44); septembre (n° 23); novembre (n° 45). Vers 950, Charte —
d'Étienne, évêque deClermont « pro anima Vuilelmi primi et maximi
:

ducis » (Cluny, n° 792) (primi, comme plus loin major n'est que pour
distinguer Guillaume le Pieux de Guillaume le Jeune).
Dux atque marchio. — 898-899. 12 mai 909,Brioude (n°64); —
Charte de Guillaume nomine Dei summi W. gratia Dei Aqui-
: « In

tanorum dux atque marchio » (Brioude, n° 51, p. 73); 11 nov. —


902. Diplôme de Louis de Provence « W. inclytus dux et mar- :

chio » (Cluny, n° 78); —


septembre 941. Cluny (n° 537) « inclitus :

dux seu marchio piissimus ».


Cornes et dux. — Brioude, 907-8 (n° 228); 898-909 (n° 274); 911
(n° 37). — Charte de fondation de Cluny par Guillaume (11 sept.
910) : « Ego G. dono Dei cornes et dux » (Cluny, n° 112).
Princeps et marchio. — 916 (novembre). Charte de Guillaume :

« Ego gratia Dei princeps et marchio W. »; à la fin : « Sign.. W.


gratia Dei comitis » (Mabillon, De re diplom., 2 e éd., p. 559; H. F.,
IX, 712). C'est le texte allégué par M. Lot d'après l'édition du Car-
tul. de Sauxillanges, p. 134, qui a la leçon défectueuse princeps
marchiœ (p. 135).
Praeses Arvernorum. — 914-918. Confirmation par JeanX (Jaffe,

n° 3574) (Mabillon, A. SS. Ben., Ssec. IV, 2, p. 254).


Vir magnificus. —
927 (novembre). Diplôme de Raoul « W. ille
major et sui temporis vir magnificus » (Cluny, n° 285); 20 juin 939.
Diplôme de Louis d'Outremer (Cluny, n° 499).
Consul palatinus (Mabillon, A. SS. Ben., Saec. V, p. 77).
510 LIVRE IV. § VI. -IJ-. CHAPITRE II.

s'étendait bienau delà de l'Aquitaine et que, notamment,


il duc ou marquis de Gothie. S'il y avait donc,
était

comme je le pense, un duc de l'Aquitaine occidentale et


un duc de l'Aquitaine orientale ou supérieure ce dernier 1
,

était un prœcipuus dux ou dux maximm


2
on pourrait ,

dire un archidux. Nous verrons ce qu'il en sera après la


mort de Guillaume le Pieux.
Quant aux rapports avec la royauté, ils furent identi-
ques au fond pour les chefs des deux principats. Sous
Charles le Simple il n'y a nulle trace d'un hommage pro-
prement dit fait par l'un ou par l'autre, mais des actes de
3
fidélité ou de reconnaissance de la souveraineté royale .

Et si les successeurs de Guillaume le Pieux résistèrent


plus ouvertement à Raoul, Ébles, de son côté, ne paraît
jamais s'être rallié sans réserve au fils de son ancien
compagnon d'armes Richard le Justicier, et il ne lui mé-
nagea pas les signes d'hostilité. Cette attitude seule peut
rendre raison de l'appui que Raoul donna après-la mort
d'Acfred à Raimond III Pons de Toulouse, pour faire

1
Tel était le sentiment de Mabillon, dont les érudits modernes ont
eu tort, suivant moi, de s'écarter et auquel je me tiens fermement.
Mabillon disait : « Vuillelmus ipse in suo testamento se comitem ac
ducem absolute dicit, ab aliis non paucis cornes item et Dux Agui-
tanorum appellatus, eodem tempore quo Ebolus (II) Âquitaniœ Dux
praeerat ».

« Dux Aquitanorum dictus est Vuillelmus, quod esset superioris


Aquitaniœ, id est Arvernorum Dux uti Acfredus ejus nepos, ex Ada-
linde sorore, eumdem sibi tituium tribuit.... Nam et Ducatus apud
Arvernos censebatur... et Arverni dicebantur Aquitani » (Acta SS.
Bened., T. VII, Sœc. V, p. 77).
2
Voy. suprà, v° Dux la charte de Tévêque Etienne.
3
Voy. pour Guillaume le Pieux, dès 898, les Annales de Saint-
Vaast (p. 356) « Rothbertus cornes, frater régis Odonis, venit ad
:

regem;quem rex honorifice suscepit, ejusque fidelis effectua rediit


ad sua. Similiter fecit et Rikardus, insuper et Wilhelmus ».

Ébles a dù faire de même après sa réintégration dans le principat


paternel. Les chartes de la région, datées du règne de Charles le

Simple après l'avènement de Robert et de Raoul, en font foi.


LE PRINCIPAT POITEVIN ET LE PRINCIPAT AUVERGNAT. 511

passer entre ses mains, à charge d'une fidélité plus étroite,

ou même à charge d'hommage, le ducatus qui avait


appartenu à la maison d'Auvergne et pour évincer, si pos-
sible, la maison de Poitou du sien.
Nous voici placés en face du litige de la succession
d'Auvergne.
513

CHAPITRE II[

LA SUCCESSION DE GUILLAUME LE PIEUX.

Figurons-nous la situation des grands principats d'A-


quitaine au moment de la mort de Guillaume le Pieux,
laquelle arriva au plus tôt le 6 juillet 918.
Le comte de Poitiers Ébles Manzer, son parent, qui parta-
geait avec lui, —
qu'il en prît ou non le titre le duca- —
tus de l'Aquitaine, était dans toute sa puissance, tandis que
le comte de Toulouse Eudes venait de disparaître, après
avoir, de son vivant, transmis le comté et marquisat à
son fils Raimond II *, certainement hors d'état de riva-
liser avec la maison d'Auvergne.
Celle-ci était représentée par le neveu de Guillaume le

Pieux, qui dès 910, signe avec son oncle l'acte de fonda-

1
La preuve s'en tire d'un plaid international tenu à Alzonne par
Tévêque de Toulouse, le 16 juin 918, avec l'assistance d'un représen-
tant du comte « Cum in Dei nomine resideret Aridemandus epis-
:

copus sedis Tolosœ civitatis, cum viro venerabili Bernardo, qui est
missus advocatus Raymondo comité Tolosœ civitatis et marchio, per

consensu comité genitore una cum abbatibus, presbyteris,


suo,
judices, scaphinos, et regimburgos, tam Gotos quam Romanos seu
etiam Salicos, qui jussis causam audire dirimere et legibus defînire...
sive et in prsesentia... plurimorum bonorum hominum, qui cum eos
residebant in mallo publico, in Castro Ausona, etc. (Histoire du Lan-
guedoc, V, n° 43, c. 137 et suiv.). J'ai appelé ce plaid international
parce que le litige s'agitait entre le vicaire d'AIzonne dont la sei-
gneurie relevait de l'évêque et du comte de Toulouse, et l'abbaye de
Montolieu qui dépendait de l'évêque et du comte de Garcassonne.
Point très important pour nous, on le verra.
F. — Tome IV. 33
314 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE III.

tion de Cluny 1
et qui est, dans une charte de 919, quali-
2
fié successor comitis majoris ,
qualité qui s'oppose à son
nom de junior. On ne voit aucune bonne raison pour
que Guillaume le Jeune ne soit pas entré en possession de
l'ensemble de cette succession, y compris le duché de
Gothie, sur lequel je reviendrai plus loin. Rattaché au
Midi par son père Acfred, comte de Razès, qui avait
épousé la sœur de Guillaume le Pieux Adelinde, comment
aurait-il renoncé à ce duché? D'autre part, que son oncle
l'eût privé de cette portion de son héritage au profit d'un
étranger, fût-ce même d'un parent plus éloigné (s'il
y
avait quelque fondement à l'hypothèse toute gratuite d'un
lien du sang entre les maisons de Toulouse et d'Au-
vergne 3 ), cela paraît totalement inadmissible, dans le
silence des textes à ce sujet, et étant donné l'étroitesse de
leurs relations.
Tout aussi inacceptable est la supposition que Charles
le Simple aurait pu gratifier du duché de Gothie le comte

4
« Sign. Willelmi comitis, nepotis ejus (domini comitis) »

(11 sept. 910) {Chartes de Cluny, n° 112, p. 128).


2 « Sacro sanctce Dei eeclesise Juliani... ubi in Christi nomine
Guillelmus gratta Dei cornes, successor Guillelmi majoris, ... rector
praeesse videtur » (30 sept. 919, CartuL de Brioude, n° 318, p. 322).
Nous retrouvons le même qualificatif de Guillaume le Pieux dans
un diplôme du roi Raoul confirmatif de la fondation de Cluny ;.

« Wilelmus ille major et sui temporis vir magnificus » (9 sept. 927)


(Chartes de Cluny, n° 285, I, p. 281).
M. Lot (Fidèles ou Vassaux, p. 113) a cru voir un indice de cette
3

parenté dans la charte de fondation de l'abbaye de Chanteuge en


Auvergne (CartuL de Brioude, n° 355) où le fondateur déclare que
sa libéralité (oblatio) a été faite entre autres « pro anima Willelmi
ducis atque nepotum ejus, Willelmi et Acfredi, et pro anima Claudii
scilicet avi mei ». Mais ce fondateur, ce n'est pas, comme le dit
M. Lot, « le marquis de Toulouse et Gothie Raimond III Pons », c'est
le prévôt de Brioude Cunibert qui a fait seulement intervenir Rai-
mond à titre de garant ou de protecteur. Le comte de Toulouse n'a
donc rien à voir ni avec Guillaume le Pieux ou ses neveux, ni avec
Yancêtre Claude qui est, bel et bien, l'ancêtre de Cunibert.
LA SUCCESSION DE GUILLAUME LE PIEUX. 515

de Toulouse aux dépens de l'héritier légitime. S'explique-

rait-on alors la bonne intelligence qui a subsisté entre


Guillaume le Jeune et Rairnond II? Ne les voyons-nous
pas en 923 combattre ensemble les Normands? Et com-
ment se fait-il que Flodoard, en relatant cet événement,
ne donne aucun titre à Rairnond? tandis qu'il appelle Guil-
laume dux Aqaitanorum et qu'il qualifiera neuf ans plus
]

tard Rairnond III Pons et Ermengaud principes Gothix*.


M. Lot s'est prévalu, il est vrai 3 , de la charte du
16 juin 918 que j'ai citée plus haut et où le titre de
marchio est donné à Rairnond IL Mais ce titre par lui-

même prouve d'autant moins qu'il avait été porté de


4
longue date par les comtes de Toulouse , et dans le cas
particulier, il ne saurait avoir la moindre valeur probante
puisque sa signification est strictement limitée. Il corres-
pond au de marchio
titre Eudes
in Alsona, sous lequel
figure dans une charte de décembre 898 5 Dans les deux .

cas, il s'agit d'un plaid au territoire d'Alzonne qui avait été


détaché du Carcassès pour être réuni au Toulousain 6 De .

sorte que le comte de Toulouse était intitulé marchio à


raison d'une seigneurie qu'il possédait dans la marche
de Gothie.
Dire, comme l'a fait dom Vaissète, que les comtes de
Toulouse, soit Eudes, soit ses fils, ont pu, à la mort de

1
a Nordmanni Aquitaniam Arverniamque deprœdantur, contra
quos Willelmus dux Âquitanorum et Ragemundus pugnaverunt et

cœsa sunt ibi ex Nordmannis XTT » (Flodoard, ad an. 923, p. 12).


2
Flodoard, ad an. 932, p. 53.
8
Fidèles ou Vassaux, p. 116-117.
4
Déjà dans Yordinatio regni de 817, le Toulousain est appelé
marka Tolosana (capit. éd. Boretius, I, p. 271).
5 « Veniens Rainulfus abbas Scti Joannis monasterii castrum
Malasti (Montolieu), in prsesentia Atone vicario Odone comité Tolosae
civitatis, et marchio in Alsona, ubi se proclamabat, etc. (Histoire du
Languedoc, V, n° 21, c. 97-98).
6
Cf. Molinier, Géographie du Languedoc, Ibid., XII, p. 147,
202, etc.
516 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE III.

Guillaume le Pieux, obtenir de Charles le Simple le duché


de Gothie parce « qu'ils lui furent toujours très atta-
chés »
1
c'est ne rien dire. L'étaient-ils plus que les ducs
d'Aquitaine? Telle serait la question et encore faudrait-il
admettre a priori que Charles le Simple se trouvait en
mesure de faire un choix et de disposer d'un duché mal-
gré l'état de faiblesse extrême où il était réduit en 918;
acte de disposition dont, au surplus, il n'y a pas l'ombre
de trace.
En ce qui concerne l'attachement à la dynastie légitime,
la balance pencherait plutôt pour la maison d'Auvergne.
Nous avons vu, dès 898, Guillaume le Pieux faire acte de
fidélité à Charles le Simple, et rien de semblable n'ap-
paraît du côté d'Eudes de Toulouse. La datation des
chartes est à peu près la même de part et d'autre
2
, sauf
que nous possédons pour l'Auvergne une série beauooup
plus continue que pour le Languedoc d'actes datés du
règne de Charles le Simple, et que nous pouvons mieux
juger ainsi de la régularité de la datation royale 3 Quant aux .

1
Histoire du Languedoc, IV, p. 26.
2
Ni en Languedoc, ni en Auvergne, Charles le Simple n'a été
reconnu avant la mort d'Eudes.
y a bien une charte du Cartulaire
Il

de Brioude, antérieure à 891, qui est datée anno II0 regn. Karolo rege
Francorum et Aquitanorum (n° 297), ce qui supposerait pour point
de départ la mort de Charles le Gros. Mais il est assez vraisemblable,
comme le suggère M. Bruel (Chronologie du Cartul. de Brioude,
Bibl. École des Chartes, 1866, p. 468) qu'il faut lire Odone au lieu
de Karolo.
3
Nous avons une mine très riche dans le Cartulaire de Brioude,
qui demanderait seulement à être mise au jour sous une forme plus
parfaite. L'édition Doniol, publiée d'après le seul ms. latin 9086, est
dépourvue de toute chronologie et ne contient que 341 chartes, alors
que le cartulaire original en renfermait 467. L'original, il est vrai, est
perdu, mais M. Bruel (loc. cit.) en a retrouvé 66 chartes, soit aux
Archives, soit dans le ms. nouv. acq. lat. 2042. S'il est regrettable
que quatre, nous avons du moins la possibilité
qu'il n'en ait publié

de reconstituer un ensemble de 407 chartes allant de septembre


756-766 à mars 1060-1108.
LA SUCCESSION DE GUILLAUME LE PIEUX. 517

successeurs immédiats de Guillaume le Pieux, ses neveux


Guillaume II et Acfred, ils ont donné les preuves les plus
fortes de leur fidélité à la royauté carolingienne, dans la
crise terrible qu'elle allait traverser jusqu'à l'avènement
de Louis IV d'Outremer.
Cette crise s'ouvre précisément en 918 par la coalition
qui se forma pour renverser le favori du roi, Haganon.
Charles le Simple subit une première captivité dont le

délivre l'archevêque de Reims. La rébellion bat son plein


au mois d'avril 922. Le 30 juin, le duc Robert est cou-
ronné un an plus tard la défaite de Soissons porte le
et

coup de grâce au roi carolingien.. Devenu le jouet des


il est, après le couronnement de Raoul
J
ambitions rivales ,

(13 juill. 923), saisi comme un gage par Herbert de Ver-


mandois et tenu par lui, jusqu'à sa mort 2 (7 oct. 929),
dans cette captivité humiliante qui révolta la conscience
publique.
Il est très important, au point de vue de l'héritage de
Guillaume le Pieux, de faire le jour sur l'attitude au
regard de la royauté des dynastes qui furent appelés
successivement à recueillir tout ou partie de cet héritage.
Pour la rivalité surtout de la maison de Poitou et de la
maison de Toulouse, c'est là un élément essentiel à mettre
en ligne.

Sur ce nombre, une cinquantaine se rapportent à la période de 898


à 918, etle nom de Charles le Simple figure dans 46 d'entre elles,

avec la qualification, pour les deux tiers, soit de Rex Francorum seu
Aquitanorum (c'est la formule la Rex Fran-
plus fréquente), soit de
corum, tandis que les chartes du Languedoc s'en tiennent pour l'or-
dinaire à la simple date Karolo rege.
1
Voy. T. III, p. 508-509.
2
Sauf un court intervalle de 927 à 928, durant lequel il demeura,
du reste, sous la dépendance de son geôlier qui te traînait à sa suite
et le faisait servir d'instrument à ses desseins.
519

CHAPITRE IV

LES RAPPORTS DE L'AQUITAINE AVEC LA ROYAUTÉ RQBERTIENNE.

Guillaume le Jeune paraît s'être tenu entièrement à


l'écartdu mouvement politique qui a porté Robert I er ,

puis Raoul sur le trône. Les chartes de l'Auvergne con-


tinuent à être datées du règne de Charles le Simple ou
ne le sont que de l'ère chrétienne. Il en fut ainsi jusqu'en
924 et précisément nous savons par Flodoard que Guil-
4
,

laume II avait jusque-là refusé toute soumission à Raoul 2 .

C'est au début de cette année que le nouveau roi pré-


para une expédition dans l'Aquitaine pour briser la résis-

1
Voy. par exemple, dans le Cartulaire de Brioude les deux chartes
du 19 septembre 922, n°70 « Anno XXV regni Karoli Francorum et
:

Aquitanorum principis gloriosi », n° 99 « Régnante Karolo rege


:

Francorum et Aquitanorum principe », et la charte de 924 citée à la


note suivante.
2
Aucune charte de Brioude n'est datée du règne de Robert, et la

datation courante du règne de Raoul ne commence qu'en janvier 925


(Cartul. de Brioude, n os 104 et 236). Nous trouvons encore en 924
une charte qui porte « régnante Karolo rege Francorum », avec, en
tête, l'année de l'incarnation et l'indiction (n° 16, p. 38-39), ce qui

est d'autant plus notable qu'elle émane de l'évêque de Clermont,


Arnaud.
Quant aux deux chartes isolées où figure comme date la première
année de Raoul (n os 167 et 169), Tune (n° 167) a été déclarée fausse
par l'arrêt célèbre du 27 juillet 1704 contre P. de Bar, et l'autre
(n° 169), que M.. Bruel attribue au mois de juillet 923, je la crois
beaucoup plutôt du mois de juillet 924, puisque Raoul n'a été élu
que le dimanche 13 juillet 923 et que Charles le Simple n'a dû être
emprisonné qu'en août ou septembre.
520 LIVRE IV. § VI. -II -. CHAPITRE IV.

tance de son duc. Il campagne avec une armée


se mit en
1
nombreuse. Parti d'Autun au mois de mars il poussa ,

jusqu'à la Loire. Guillaume l'y attendait sur la rive oppo-


sée, mais au lieu d'un combat, des pourparlers s'enga-
gèrent. Pendant un jour entier furent échangés des mes-
sages qui aboutirent à des préliminaires d'entente. A la
nuit tombante, Guillaume franchit le fleuve. Il met pied
à terre devant Raoul et s'approche de lui, qui restait à
cheval. Il « Va donc à son pied », comme l'auraient dit
nos chantres de geste. Le roi lui donne l'accolade et le
duc retourne auprès des siens.
Le lendemain, Guillaume revient et l'on se met d'accord
sur une trêve de huit jours. A l'expiration de ce délai, la
paix est conclue. Le duc engage sa foi au roi (sese régi

cornmittit), le roi lui restitue pagus et la


le cité de
Bourges qu'il lui avait précédemment enlevés de force.
Tous les détails de ce tableau sont précieux, et nous
avons pour garant de leur exactitude la présence dans
2
l'armée du roi de Flodoard qui nous les a transmis . Ils

A Raoul était encore près d'Autun le 29 février, où il octroyait un


diplôme au prieuré de Saint-Symphorien : « Actum apud Auguste-^
dunensem civitatem » (H. F., IX, p. 563).
2 « Rodulfus rex profectionem parabat in Aquitaniam, quia Wil-
lelmuSj ejusdem regionis princeps, subdi sibi differebat, qui comperto
quod R. in Aquitaniam cum hostili manu properaret, ei obviam
super Ligerim venit, et, intercurrentibus alternatim legatis, tandem
ad coJloquium super ipsum flumen Ligerim intra Augustodunnm
convenere.
» Ubi tota die immorati, Rodulfus ex hac, W. ex illa fluminis ora,
nunciis utrimque progredientibus, sicque, die consumpta, flumen
tandem transiens, ad Rodulfum jam noctu pervenit, et equo desiliens,
ad regem equo insidentem pedibus accessit; quem postquam rex
osculatus est utrimque discessum.
» In crastino ad regem regreditur Willelmus et, octo dierum accep-
lis induciis, post finitam ebdomadam, sese régi committit et rex illi

Bituricensempagum restituit, quem illi nuper, auxilio fretus Roberti,


necdum tamen régis, vi dempserat cum civitate Biturigis » (Flodoard,
ad an. 924, éd. Lauer, p. 19-20).
LES RAPPORTS DE l'aQUITAINE AVEC LA ROYAUTÉ. 521

nous permettent de ramener à ses justes proportions la


soumission plus apparente que réelle de Guillaume le

Jeune à Raoul. M. Lot y a vu un hommage du duché d'Aqui-


taine *. C'est, en réalité, un traité de paix par lequel fidélité
est promise au roi, en échange de la restitution du Berry.
Le terme de commiitere dont Flodoard use fréquem-
ment n'a pas, sous sa plume, une signification technique;
2
il désigne un engagement personnel variable Dans le .

cas particulier, on peut songer à un hommage, à raison


du Berry, on ne saurait, pour le duché d'Aquitaine, l'in-
duire d'un .texte imprécis puisqu'il n'y a pas d'exemple
formel, dans cette période, d'une telle investiture à charge
d'hommage.
Raoul, clans une charte donnée presque immédiate-
ment après à l'église du Puy, a pu appeler Guillaume II
3
« son fidèle comte Guillaume » il n'aurait pu l'appeler
;

son vassal.
Richer ne s'y est pas mépris. Il se borne à relater que
le prince et le roi se sont mutuellement engagé leur foi \
c'est-à-dire qu'ils ont fait un traité de paix.
Tout se ramène, en définitive, à une reconnaissance
de Raoul pour souverain, après que celui-ci eut fait répa-
ration à Guillaume d'une usurpation violente.
Depuis ce moment, en effet, , des chartes d'Auvergne
5
sont datées du règne de Raoul , mais le défaut de sin-

1
Fidèles ou Vassaux, p. 53.
* Voy. plus haut, p. 46-47.
3
C'est le diplôme qui octroie le comitatus à l'évêque du Puy. Il

y est dit : « Consentiente fideli nostro Guillelmi comité » (8 avr. 924,


Histoire du Languedoc, V, c. 146-7).
4
« Rex... exercitum inAquitaniam adversus ejus principem
Wilelmum parât, eo quod subdi sibi contempneret... Tandem... fidem
utrimque pacti, a se discesserunt » (Richer, I, 48).
5
Durant les principats de Guillaume le Jeune et d'Acfred (juillet 918
à octobre 927), le Cartulaire de Brioude ne nous présente que treize
chartes du règne de Raoul, dont aucune ne porte la formule « rege
Francorum et Aquitanorum » (la charte n° 58 pouvant être posté-
522 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE IV.

cérité de la reconnaissance nous est prouvé par les for-


mules de protestation que, dès le printemps de 926, nous
y voyons apparaître, et dont l'énergie ira croissant. Le
successeur de Guillaume, Acfred, les prendra résolument
1
à son compte .

rieure à la mort cT Acfred). Une seule a la formule «rege Francorum »


(n° 104, janvier 925) et trois (n 03 155, 63, 137 ; novembre 926, février
et avril 927) la formule « rege Aquitanorum » (ce qui implique au
moins une réserve). Toutes les autres ont simplement « Rodulpho
rege », et toutes ensemble sont entrecoupées par des protestations
expresses. Nous pouvons dresser ainsi un tableau où se reflètent,
comme en un miroir, les fluctuations imprimées par les événements
à l'attitude des chefs du principat.
I) Unecharte de juillet 924 (n° 169) et cinq de janvier 925 à janvier
926 (inclusiv.) : janvier 925 (n os 104 et 236) ; 5 septembre 925 (n° 112);
25 septembre 925 (n° 73); janvier 926 (n° 224).
Formule de protestation (16 févr. 926, n° 39).
II) 2 chartes du printemps 926 : mars 926 (n° 255) ;
juin 926 (n° 123).
Formule de protestation (11 oct. 926, n° 315).
III) 2 chartes de l'automne 926 : octobre 926 (n° 291); novembre
926 (n° 155).
Formule de protestation (8 déc. 926, n° 327).
IV) 4 chartes du printemps 927 (sous Acfred) : février 927 (n° 63);
avril 927 (n° 137); mai 927 (n os 111 et 174).
Formule de protestation (11 oct. 927, n 08 GDXXXIII et CDXXXIV
du Cartulaire original, manquant dans l'édition Doniol).
I
Voici la série des formules de protestation : jl6 février 926 :

(( Anno tertio quo Karolus rex per infidos Francos dehonestatus est »

(Cartul. de Brioude, n° 39, p. 63).


II octobre 926 : « Anno quarto quo Francidœ inhonestaverunt (ou
deinhonestaverunt) regem suum Karolum et contra legem sibi
Rodulfum in regem elegerunt » (Charte d'Acfred, en qualité de comte-
abbé « Sign. Acfredi illustris comitis qui hanc cessionem bono
:

animo scribi et firmari curavit » Cartul. de Brioude, n° 315, p. 320).


;

8 décembre 926 « Anno quarto quo infidèles Franci principem


:

suum Karolum propria sede exturbaverunt, et Rodulphum elege-


runt, hoberto interfecto » (Cartul. de Brioude, n° 327, p. 332).
11 octobre 927 : « Anno V° quo Franci deinhonestaverunt regem
suum Carolum et contra legem elegerunt Radulphum sibi in regem »
(Dispositions testamentaires d' Acfred : « Sign. Acfredi Deo auxiliante
Comitis sive Ducis Aquitanorum ») (Charte n° CDXXXIII du CartuL
LES RAPPORTS DE L'AQUITAINE AVEC LA ROYAUTÉ. 523

Un revirement complet paraît s'être produit à cette


époque, par suite des graves difficultés qui paralysaient
Raoul, blessé au début de cette année dans une lutte
contre les Normands et ayant à faire tête ensuite à une
incursion des Hongrois. Guillaume, nous dit Flodoard,
a abandonné le parti du roi [a rege desciverat) ; son frère
Acfred défend contre le roi la cité de Nevers 1
. Une expé-
dition est dirigée contre eux, probablement en été ou en
automne, quand Raoul eut fait la paix avec les Normands
et fut guéri de sa blessure, mais elle n'aboutit à rien. Les
troupes royales [furent rappelées en France par une nou-
2
velle invasion hongroise .

Le duc Guillaume et après lui son frère réussirent donc


à maintenir leur indépendance, tout en restant fidèles nomi-
nalement à leur souverain captif. Dans le court espace d'un
an à peine qu'il demeura à la tête du principat, Acfred ne
manifesta que des sentiments hostiles à l'usurpateur Raoul.
11 leur donna expression dans les deux chartes qui contien-
nent ses volontés testamentaires et qui datent de la veille
même de sa mort (octobre 927) 3
.

original de Brioude, Collection Duchesne, XXII, f° 13, publiée par


Baluze, Histoire généal. de la maison d" Auvergne y 1708, II, p. 20).

11 octobre 927 : « Anno V quod infidèles Franci regem suum


Karolum dehonestaverunt et Rodulphum in principem elegerunt »
(Autres dispositions testamentaires d 'Acfred : « Sign. Acfredi comitis,
Aquitaniœ que ducis. »... « Ragnibertus sacerdos... preecipiente Acfredo
scripsit ») (Cartul. de Sauxillangas, n° 13, p. 50-51; Chartes de
Cluny, n° 286, I, p. 287).
1
« Exercitus ex Francia Burgundiaque cum Rodulfo rege et Heri-
berto comité proficiscitur super Ligerim, et acceptis obsidibus, ab
urbe Nivernensi, quam frater Willelmi contra regem tutabatur, in
Aquitaniam ad persequendum Willelmum qui a rege forte desciverat,
transeunt » (Flodoard, ad an. 926, p. 35).
2
(( Insequunturque fugientem donec rumor infestationis Hunga-
rorum, quod iterumjam Rhenum transissent, exercitum in Franciam
repedare coegit » (Ibid.).
3
Vey. la note ci-dessus. M. Richard (p. 65), comme M. Lot (p. 55,
,

824 LIVRE IV. — § VI. -II-. CHAPITRE IV.

Nous venons de voir la position prise par la maison


d'Auvergne au regard de la Couronne. L'attitude des
deux principats qui devaient se disputer sa succession
commença par être la même. Ni le comte de Poitou, Ébles y

qui aurait pu prendre, à l'exemple de son père Rannulfe,


le titre de duc d'Aquitaine et qui paraît s'en être abstenu
par déférence pour la maison d'Auvergne, dont il était

l'héritier le plus proche, ni les fils d'Eudes de Toulouse,


Raimond II et Ermengaud, puis, après la mort du pre-
mier, Raimond III Pons, ne reconnurent soit Robert, soit
pendant longtemps Raoul, et Raoul ne tenta pas de sé-
rieux efforts pour se faire reconnaître par eux.
Dans l'Aquitaine poitevine, dans le comté de Poitou
surtout, des chartes ne cessent d'être datées de Charles

y a beaucoup Des protestations con-


1
le Simple . Il plus.
tinues et très vives sont élevées contre sa détention
et nous pouvons, à l'aide des chartes, en reconstituer
une bien curieuse série 2 en dissipant l'extraordinaire ,

erreur qui a été commise quand on a fait dire à un acte


signé du comte Ebles que les partisans de Charles le
Simple étaient des traîtres et que lui-même méritait sa
captivité, alors que cette charte stigmatise ses geôliers

note 3), place la mort d'Acfred peu après


le 1 1 octobre 927. Il ne laissait

pas de descendants, et maison d'Auvergne s'éteignit avec lui.


la
1
Cartul. de Saint-Hilaire de Poitiers, 923-924 (avril) « XXVI
anno regn. Karolo rege » (n° xiv, p. 19); Cartul. de Saint-Cyprien
de Poitiers, 925 (n° 236, p. 154); 927 (n° 237, p. 155); 927 (n° 240,
p. 158). Je ne trouve pas, dans ce cartulaire si riche, de charte datée
de Raoul avant l'année 928.
Cartul.de Noaillé (original perdu), 923 (Fonteneau, t. XXI, p. 219;
Moreau,IV,f° 103); 923 (charte d'Ébles, Fonteneau, XXI, p. 223 Mo- ;

reau IV, f° 98) 924 (mars) (Fonteneau,XXI, p. 23 i Moreau, I V, f° 109).


, ; :

Cartul. de l'église d'Angoulême, 923 (n° xxvn, p. 28), etc.


2
La première formule de protestation est dans une charte du
Cartul. de Saint-Hilaire de Poitiers, du mois d'août 924, datée
ainsi : « Anno II regni Rodulfî régi, quando Karolus in custodia
tenebatur » (ch. xv, p. 20). La protestation semble encore voilée,

mais elle prend toute sa force quand on remarque que le rédacteur


s

LES RAPPORTS DE L'AQUITAINE AVEC LA ROYAUTÉ. 525

comme des traîtres et des fous. Ce n'est guère qu'à


l'époque où le roi carolingien paraît définitivement déchu,

de la charte, Adalbert, est le même que celui de la charte suivante


f

et surtout quand on la retrouve dans les chartes de Noaillé, accom-


pagnée des signes cabalistiques dont je parlerai tout à l'heure.
La protestation se poursuit, en s'accentuant, dans les chartes
suivantes :

28 avril 925. —
Plaid devant le comte Ébles, à Poitiers :

« Anno XXX (sous-entendu regni Karoli régis) quando fuit Karolus


detentus cum suis infidelibus (Cartul. de Saint-Maixent, n° xi, I,

p. 25). Le sens de la locution cum suis infidelibus n'est pas douteux,


bien qu'elle ait été généralement mal comprise. Sui infidèles est une
expression fréquente dans les capitulaires comme synonyme de
« régis infidèles » et cum ne peut vouloir dire qu'auprès ou par.
Décembre 925. —
Charte de Richard, trésorier de la cathédrale de
Poitiers « anno III regni Rodolfi régi quando Karolus in custodia
:

tenebatur » (Fonteneau, XXI, p. 235; Moreau, IV, f° 139).


Il est d'autant plus regrettable que nous ne possédions l'original

ni de la charte ni du cartulaire de Noaillé où elle était insérée que la


date était suivie d'une inscription énigmatique où je ne puis voir
qu'une écriture secrète. Le copiste de la collection Moreau et celui de
la collection Fonteneau l'ont reproduite de leur mieux, le premier
avec plus de soin que le second.
Sa figuration est celle-ci.

(/ ABC AP tfc M Hl Kf,ER.

[M Tv

En laissant de côté les derniers signes qui me paraissent une si-

gnature tironienne, et en m'aidant d'une suggestion de la collection


Moreau, je crois pouvoir lire :

AB C(OMITE) A DEF(ECTIONE) GAL(LORUM) HIRBER(TO)


(AD)IM(P)TUS.
526 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE IV.

après être retombé dans une captivité plus étroite, que la


datation du règne de Raoul apparaît fréquente, pour
devenir régulière après la mort de Charles le Simple
(7 oct. 929).

Nous aurions cette formule : « Quand Charles était détenu en pri-


son, enlevé par le comte Herbert, grâce à la défection des Gaulois».
Nous rencontrerons la même cryptographie dans la charte ci-dessous
de NoaiJlé (juin 927), mais entièrement déformée, comme si le scribe
ne l'avait pas comprise et y avait vu un alphabet.
Janvier 926. — Charte d'Adelelmeau profit du chapitre de Sainte-
Radegonde de Poitiers, signée par Ébles. Charte que Besly avait
publiée (p. 225) d'après les archives de Sainte-Radegonde et dont il

avait transcrit ainsi la date :

« Anno III, regni Radulfi Régis. Kal... cumsuis infidelibus mente


captis ».
L'original de la charte a été acquis récemment parla Bibl. nationale
(nouv. acq. lat., n° 2306, deux archivistes éprouvés, M. Alfred
f° 2), et

Richard (Hist. des comtes de Poitou, 1903, 1, p. 64) et M. Lauer (Ro-


bert Ier et Raoul, 1910, p. 16) ont abouti à la transcription suivante :

Anno III, regni Radulfi régis, Karolo cum suis infidelibus mérite
captus (sic) (Lauer, p. 16, note 1). Et M. Richard a traduit « alors :

que Charles était à bon droit en prison avec ses infidèles ».


Après un examen minutieux du document, il m'est impossible
d'accepter cette lecture.
Au lieu démérite, il faut lire à coup sûr mente; après quoi, il
y a,
non pas captus, mais captas, de la façon la plus lisible. La première
lecture se démontre par le corps même de l'acte où l'on trouve
comme point de comparaison le mot méritas et où tous les r passent
régulièrement sous la ligne. Quant à captas, c'est une inadvertance
ou bien pour capta (mente) ou pour captis. Je serais même très
porté à croire, d'après l'accentuation des deux derniers traits du mof,
que le scribe, ayant commencé à écrire capta, s'est repris et a corrigé
tant bien que mal en captis. J'ajoute que les proportions exception-
nelles données au monogramme Karolo, par rapport au nom de
Rodolfe, soulignent le dévouement au roi légitime et l'animosité contre

ses geôliers. Voy. en regard la reproduction photographique.


Nous avons en définitive :

« Data in mense januario Anno 111 regni Radulfi régi Karolo cum

suis infidelibus mente captis ».


« Donné au mois de janvier de la troisième année du règne de fto-

dolphe, le roi Charles (étant) auprès de ses infidèles pris de folie » .


828 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE IV.

Dans le Languedoc, nous rencontrons une protestation


contre l'avènement de Robert
1
, et une fidélité constante
à Charles le Simple se fait jour, par la datation d'après
les années de son règne (avec la seule qualification, du
reste, de rex), et cela jusqu'à la mort de l'infortuné sou-
verain. A partir de ce moment, si des chartes sont datées
de Raoul, elles ne font commencer son règne qu'en 929 2 .

Juin 927. — Charte de Noailié « Anno IV regni Rodulfi régi


:

Karolo in custodia tenentem ». Nous ne possédons de cette charte


que des copies qui semblent fautives (Moreau, V, f° 16; Fonteneau,
XXI, p. 239). Les sigles de la charte de décembre 925 (suprà) ont
été maladroitement déformés en un alphabet approximatif.
1
Charte de Tévêque d'Agde, Étieune, du 19 août 922 « XIV Kal. :

septembris anno quo regnavit Robertus fraudulenter (Catel, Mé-


moires de V histoire du Languedoc, Toulouse, 1638, p. 969).
2
Je prends pour types principaux les cartulaires de Conques et de
Nîmes et la collection de chartes de Y Histoire du Languedoc.
Cartul. de Conques. I) Années du règne de Charles le Simple :

novembre 923 (n° 121); février 924 (n° 92); mars 924 (n° 5); octobre
927 (n° 231); octobre 928 (n° 143).
II) Années de Raoul, comptées de la m:rt de Charles : 22 avril
930 « Anno I quod Karolusrex obiit a sœculo etRodolfus rex cepit
:

regnare » (n° 291 j; avril 930 « Anno I régnante R. rege » (n° 6),
:

juin 932 Anno III quod R. rex cepit regnare » (n° 208); décem-
:

bre 933 : <( Anno V regn. Rod. rege », etc.

Cartul. de Notre-Dame, de Nîmes. Années de Charles le Simple,


I)

923 (n os 22-23) « : Anno XXVregn. Karlo regepost obitum Odoni »;


924 (n° 24); 925 à 928 (n os 25 à 33). On retrouve encore une charte
datée du règne de Charles trois ans après sa mort (anno XXXIII
regn. Karlo rege) (n° 36).
II) Années de Raoul, comptées de la mort de Charles : 932
(n os 35-36) : « Anno III régnante Radulfo rege »; 933 (n° 37); 934
{n° 38), etc.
Chartes de l'histoire du Languedoc. 1) Années de Charles le Sim-
ple : « 17 septembre 924 (charte signée par Raimond III Pons) :

« Anno XXVII, regn. Karolo rege » (V, n° 50, col. 147-150); 11 dé-
cembre 925 (V, n° 51, c. 150-1°); 28 septembre 926 (V, n° 52, c. 151),
etc.
II) Années de Raoul, comptées de la mort de Charles : 11 mars
933. Plaid devant l'archevêque Aimeri et Raimond III Pons :

« Anno Mit regn. Rodulpho rege post obitum Karoli régis (V, n° 57,
LES RAPPORTS DE L'AQUITAINE AVEC LA ROYAUTÉ. 529

D'autres vont plus loin elles constatent un interrègne :

Combien de temps cet interrègne a-t-il duré? 11 semble


bien que ce soit jusqu'en 932. Je ne connais pas de
2
charte languedocienne postérieure qui y fasse allusion ,

et c'est précisément à cette époque que Flodoard nous


apprend la soumission à Raoul de Raymond III et d'Er-
3
mengaud .

De ce que nous ne trouvions pas de mention d'un inter-


règne analogue dans les chartes poitevines, il ne faudrait
pas conclure qu'Ebles se soit soumis dès la mort de Charles
le Simple. La royauté de fait de Raoul ne pouvait

col. 160); 19 mars 933. Testament de l'évêque de Béziers, même


formule (V, ïi° 58) ;
janvier 934. Charte d'Ermengaud : « anno V, regn.
R. rege » (V, n° 59). De même, 934 (février) à 935 (juillet) (V,
n 08 60 63).
Dans le Cartul. d'Elne, dont l'original du xn e siècle a disparu,

mais dont nous avons de nombreuses copies, la datation est analo-

gue. Voy., par exemple : 925, « regn. Karolo rege fîlio Ludovici »
os
(Moreau, IV, f°135); de même, 927 (i6id.,V, f 6, 9, 19) ; 928 (ibid.,
os
Y, f 36, 43, 45); 929 (f° 60).
En 930, après les chartes d'interrègne que je cite plus loin, ou date
déjà du règne de Louis IV : 31 décembre 930, « Imperante domno
Ludovico filio Carloni » (Moreau, V, f° 75); 932 (14 mars) « Anno :

os
III 0 regn. Radulfo rege (ibid., f° 102), et ainsi de suite (f 105, 108,
130, 132, 138), etc.
1
Abbaye de Gaunes, charte du temps de Raoul « Deo régnante :

et regem expectante Gallia » (Mabillon, Annales Ord. S. Bened.,


Paris, 1706, III, p. 372).
25 juillet 931. Donation à Saint-Hilaire de Carcassonne :« Anno 11°

Carolo rege migrante a sœcnlo, filio Ludovici » (Hist. du Langue-


doc, V, n° 53, col. 154).
Cart. d'Elne, 930 (28 janvier) « Anno 1° quod obiitCarolus rex, :

Christum regnantem, regem expectantem » (Moreau, V, f° 68). For-


mule analogue 15 et 18 mars 930 (ibid., f03 70 et 72); 10 avril 931
:

(Marca Hispanica, c. 845-846, Hist. du Languedoc, V, n° 54).


2
II y a pourtant à tenir compte des chartes que nous ne pouvons
dater qu'approximativement.
3
« Ragemundus et Ermingandus, principes Gothiœ, régi se Ro-
dulfo commiltunt » (Flodoard, ad an. 932, p. 53).
F. — Tome IV. 34
530 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE IV.

être méconnue par les rédacteurs de chartes d'un pays


limitrophe de la Francie. La résistance d'Ébles semble,
même avoir été persistante. Flodoard est muet sur toute
soumission de sa part à Raoul. Il dit bien qu'après l'ex-
pédition dirigée par le roi, en 930, contre les Normands,
1
les Aquitains se soumirent à lui , mais ce furent des
Limousins qui venaient de l'aider à combattre l'ennemi
commun 2 . Et quand le chroniqueur relate que Raoul se
rendit l'année suivante au-devant d'Aquitains qui étaient
en conflit (discordantibus)*, tout laisse supposer qu'il

s'agit des compétitions de la maison de Toulouse vis-à-vis


d'Ébles, encouragées et soutenues, suscitées même peut-
être par le roi pour faire échec à ce ^dernier. Raoul a dû
prendre ainsi parti deux maisons devenues
entre les

rivales, et la soumission de Raimond III et d'Ermengaud


en fut la suite presque immédiate.
Je vois dans cette circonstance une des clefs de l'énigme
de la succession d'Auvergne, dont il va falloir déterminer
le caractère vrai. L'autre, et la principale, je la trouve

dans la nature du duché d'Aquitaine dont il est essentiel

dë se faire une idée juste.


1
« Rodulfus rex Nordmannos de Ligeri, qui Aquitaniam depraeda-
tionibus infestabant, in pago Lemovicino uno proelio pene delevit, et
Aquitanos sibi subditos fecit » (Flodoard, ad an. 930, p. 45).
3
Richer, I, 56-57 « Rodulfus rex, pyratas Galliam Aquitanicam
:

irrupisse per legatos comperiens eamque hostiliter debacchantes,


vim inferre usque Lemovicas procedit. Ibique... pyratse...
eogitabat...
ab Aquitanorum legione repulsi sunt.... Itaque factum est, ut Aqui-
tani gratias régi reddenles, multa ei benivolentia subdi voluerint, ac
jure sacramenti in fîdem fîrmissimam concesserint ».
3
Flodoard, ad an. 931, p. 51.
531

CHAPITRE Y

LA SUCCESSION d'aCFRED ET LA NATURE


DU DUCHÉ D'AQUITAINE.

Les divergences de vues sur la succession d'Auvergne


ont jeté la confusion dans les esprits et suscité une contra-
diction en apparence insoluble. On s'est disputé, de part et
d'autre, une dépouille qui manquait de réalité ou d'unité
objective, certains la réclamant pour la maison de Tou-
louse, certains la revendiquant pour la maison de Poitou,
puis l'abandonnant en son nom, les uns et les autres soit
en vertu d'une délation successorale, soit en conformité
d'un acte du souverain.
Baluze seul me semble avoir vu clair quand il a distin-
gué le titre de duc d'Aquitaine de la qualité de duc en
Aquitaine. Si Raimond III Pons, remarque-t-il, prend le
titre de duc des Aquitains, cela ne veut pas dire qu'il était

duc d'Aquitaine, mais seulement qu'il avait des posses-


sions considérables dans l'Aquitaine, où il était comte de
Querci, de Rouergue et d'Albigeois'.
Jetons un coup d'œil sur les aspects opposés qui ont
été défendus. Je dirai ensuite quel me paraît le véritable
point de vue historique, aussi bien pour le duché d'Aqui-
taineque pour le duché de Gothie.
Pour dom Vaissète et les nouveaux éditeurs de son
Histoire du Languedoc , le duché de Gothie avait été,
après la mort de Guillaume le Pieux, concédé par Charles

1
Cf. Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, I, p. 20 et
suiv.
532 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE V.

le Simple au comte de Toulouse Eudes ou à son fils Rai-


mond II Je me suis expliqué plus haut sur ce sujet.
1
.

La succession d'Acfred n'aurait donc plus compris que


le duché d'Aquitaine avec l'Auvergne et le Velay. Le
tout aurait passé à Ebles, en sa qualité de plus proche
parent. Mais, après 932, Raoul en aurait dépouillé le

comte de Poitou pour l'octroyer à Raimond III Pons,


comte de Toulouse 2 Ici se place l'objection de Baluze .

que dom Vaissète n'a pu tenter de réfuter qu'en se met-


tant en contradiction avec soi-même 3 .

L'opinion de M. Lot est beaucoup plus cohérente et


paraît donc plus solide. M. Lot avait admis que le duché
de Gothie fut hérité, à titre de parent, ou bien par le
comte de Toulouse Eudes, ou par ses fils Raimond II et
Ermengaud entre lesquels il serait resté indivis 4 et c'est ,

apparemment au même titre que Raimond III a dû, après


la mort d'Acfred, « mettre la main » sur le duché d'Aqui-
taine
5
. Cela fait, il serait allé, en 932, faire hommage

Histoire du Languedoc, nouv. éd., t. IV, note VII, p. 24 et suiv.


1
:

« Époque et circonstance de l'union du marquisat de Gothie au


domaine des comtes de Toulouse ».
2
Ibid., note XVI, p. 79 et suiv. « Si Raimond Pons succéda à :

Acfred, dans duché d'Aquitaine et le comté d'Auvergne ».


le
3
Cf. Histoire du Languedoc, II, p. 265.
4
M. Lot s'est appuyé sur une lettre d'Agio, archevêque de Nar-
bonne, publiée dans ['Histoire du Languedoc, V, n°xLvi, col. 145,
qu'il date de 921-922 (Fidèles ou Vassaux, p. 119). La lettre est

adressée à deux évêques de la province de Narbonne et on y lit :

« Ad deprecandum comités nostros perreximus, Ermingaudum et


Raimundum ». Ce serait la preuve que « Raimond et Ermengaud
étaient cosouverains de la Gothie » peu de temps après la mort de
Guillaume le Pieux. Mais la date de cette lettre est tout à fait incer-
taine seulement qu'elle est antérieure à 928, puisque Jean
: on sait X
a été déposé celte année-là. D'autre part, il suffît, pour expliquer la

qualification « comités nostros », de songer aux possessions que la

maison de Toulouse avait en Septimanie, telles, par exemple, qu'Al-


zonne, dont j'ai parlé précédemment.
5
Lot, op. cit., p. 55.
LA SUCCESSION d'aCFRED ET LA NATURE DU DUCHÉ. 533

du duché à Raoul, en même temps que du Toulousain et


de sa part du duché de Gothie. Mais M. Lot n'apporte
aucune preuve ni de la parenté alléguée ni d'une inves-
titure quelconque, soit du duché d'Aquitaine soit de l'Au-
vergne; et Flodoard ne parle de rien de pareil.
Tout récemment, M. Richard a repris l'opinion de dom
Vaissète en la renforçant d'un prétendu abandon de ses
1
droits qu'Ebles aurait consenti.
Cet historien commence par établir que le comte de
Poitou était bien le plus proche parent d'Acfred en ligne
masculine, non pas, comme il le dit, au dixième degré,
mais en réalité au neuvième. Il admet, en conséquence,
qu'Ébles a hérité tout ensemble du titre ducal cC Aqui-

taine et des comtés d'Auvergne et de Velay, et que cet


héritage lui a été confirmé par Charles le Simple, momen-
tanément hors de captivité. On nous dit ensuite qu'après
la mort du roi carolingien, qui « aurait enlevé à Raoul
toute crainte au sujet de la fidélité des grands seigneurs du
royaume » (?), Raoul a poursuivi la « domination directe »

sur l'Aquitaine, qu'il fît pour cela des expéditions dans ce


2
pays en 930 et 931 , et « qu'il s'assura la neutralité et
peut-être l'aide des seigneurs du Midi », en leur promet-
tant la « dépouille cl'Ébles ». (Étrange manière de pour-
suivre la domination directe !) Ebles n'aurait plus eu d'au-
tre parti à prendre que de renoncer au duché d'Aquitaine
et au comté d'Auvergne. — Mais où donc est la preuve
de cette renonciation? il n'y en a pas l'ombre de trace
dans les textes, et elle est contredite formellement aussi
bien par tout ce que nous savons de la politique d'Ebles
au regard de Raoul que par les destinées certaines du
principat sous son successeur Guillaume Tête d'Étoupe.
Les diverses opinions que je viens de passer en revue

1
Richard, Histoire des comtes de Poitou, I, p. 65 et suiv.
2
Nous avons vu plus haut à quoi ces prétendues expéditions se
réduisent. Cf. aussi Lauer, Raoul, p. 68.
534 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE V.

ont chacune sa part de vérité, mais j'espère montrer


qu'elles pèchent par la base
duché en attribuant au
d'Aquitaine un caractère qu'il n'a acquis que dans la
seconde moitié du x e siècle.
Voici comment, à mes yeux, la situation se présente.
Je ne doute pas qu'Ébles ait succédé, comme parent le

plus proche à Acfred dans le comté d'Auvergne et le Velay,


et je croirais volontiers qu'il y a été confirmé par Charles
le Simple. Le témoignage de la chronique dite d'Adémar
de Chabannes ne me paraît pas à négliger sur ce point 1
.

Mais je ne saurais admettre que succession et confirma-


tion lui aient fait acquérir le duché d'Aquitaine, et cela

pour la raison essentielle que ce duché ne formait encore


ni une circonscription ou région strictement définie, ni uu
principat proprement dit, mais une suzeraineté partagée
jusque-là entre la maison d'Auvergne et celle de Poitou.
Ebles était déjà duc des Aquitains; il ne le devint pas, il
le resta. Sans doute pourrait-on songer à une unification

ou consolidation de cette suzeraineté avec extension même


par l'acquisition du duché de Gothie. Mais encore faut-il

s'entendre, et sur cette suzeraineté et sur les termes qui


l'expriment.
La suzeraineté ducale était elle-même encore mal définie
et les titres qui y correspondent n'étaient encore ni exclu-
2
sifs, ni rigoureux . Si cela est vrai pour d'autres nationa-

1
M. Jules Lair, dans ses Études critiques sur divers textes des x e
et xi e siècles , t. [I (Paris, 1899), a prouvé que le texte G (Ms. latin

5926) qui avait été regardé, à la suite de Waitz, comme une interpo-
lation du xn e siècle, est une rédaction primitive, voisine du texte
original (Voy. p. 282-284); ce qui est vrai seulement, c'est que
nous n'en possédons qu'une copie postérieure, faite par un scribe
ignorant. Or le passage du livre III, cap. 23 (éd. Chavanon, p. 143) :

« Eblus, Arvernis et Pictavis simul (mention inexacte en ce qui con-


cerne le Poitou) cornes promotus est », se termine ainsi dans le texte
C : « a Carolo rege supradicto ».
3
Voy. ce que j'ai dit plus haut à ce sujet.
.

LA SUCCESSION d'aCFRED ET LA NATURE DU DUCHÉ. 535

lités régionales, telles que la Bourgogne 1


, à combien plus
forte raison d'un ensemble aussi vaste et aussi complexe
que l'Aquitaine, pour des populations aussi diverses dont
le nom collectif était surtout une survivance de l'his-
toire
J'ai dit qu'Ebles se trouvait déjà duc des Aquitains, au
moment de la mort d'Acfred et j'ai ajouté qu'il ait pris ou
non ce titre.

A maintes reprises déjà, j'ai prouvé qu'au x e siècle les


désignations de marchio, dux, princeps, cornes, etc., s'em-
ployaient les unes pour les autres et que le titre de cornes
les impliquait toutes quand il s'agissait d'un véritable
dynaste, du chef ethnique d'une région étendue. La titu-

laire de Guillaume le Pieux, auquel nul historien ne


dénie la qualité de duc des Aquitains ou d'Aquitaine, en
fournit une preuve nouvelle et décisive 2.

Le choix entre les qualifications et leur fréquence rela-


tive dans les chartes qui nous sont parvenues (en pro-
portions très inégales), ont dépendu d'une foule de cir-
constances : habitudes des scribes, emploi de formulaires
traditionnels, relations et hiérarchie locales, sentiments et
intérêts des corps religieux qui exaltaient, par des quali-
ficatifs pompeux ou prestigieux, leurs protecteurs et leurs
grands donateurs, et, au contraire, rabaissaient volontiers
les seigneurs dont ils avaient à se plaindre, etc.
La portée de la qualification varie de même. Le titre

de cornes est souvent plus fort que celui de dux; le pre-


mier marquant l'autorité réelle et effective sur un pays
ou des populations, l'autre pouvant ne désigner qu'une
3
suzeraineté ou une prééminence purement nominale .

1
Voy. suprà, p. 338.
2
Voy. plus haut, p. 507-509.
Haimond III Pons a pu
3
être appelé en 936 dans une charte de
Brioude dux Aquit anorum. Il n'aurait sans doute pu être appelé
« cornes Avernensis » même s'il n'existait à ce moment que des
vicomtes en Auvergne. Cf. plus loin.
536 LIVRE IV. — § VI. - II -. CHAPITRE V.

C'est ainsi que le duché de Gothie a pu, à raison de


Féloignement où il et de la
se trouvait de l'Auvergne,
puissance des seigneurs locaux ou régionaux, se réduire
progressivement dans les mains de Guillaume II et d'Ac-
fred à une sorte de suprématie, sauf à se reconstituer
ensuite en domination directe aux mains de la maison de
Toulouse, grâce notamment à l'acquisition du comté de
Narbonnepar Raimond II de Rouergue 1
.

Un phénomène analogue a dû se produire en Auvergne,


comme il s'était produit, pour la maison d'Auvergne,
dans le comté de Mâcon 2 . De même que les vicomtes
Racoux et Liétaud ont transformé leur autorité en pou-
voir comtal, de même les vicomtes Robert (I et II) et
Dalmace, que le cartulaire de Brioude met constamment
en scène, ont, sans doute, acquis graduellement le comi-
tatus de l'Auvergne.
Par le fait, la suzeraineté sur ce dernier pays ainsi que
celle sur la Gothie se trouvèrent, clans une mesure plus
ou moins large, vacante à la mort d'Acfred, et c'est dans
l'espoirde s'en rendre maîtres que Raimond III Pons et
Ermengaud ont recherché l'appui de Raoul, en le recon-
naissant et en se recommandant à lui.
Mais Ébles et, après lui, son fils Guillaume Tête d'Étoupe
n'en furent pas moins les principaux ducs des Aquitains,
en d'autres termes, les chefs ethniques exerçant l'hégé-
monie sur la plus grande partie de l'ancienne Aquitaine,
et* c'est au profit de leur maison que le véritable duché
d'Aquitaine allait se constituer.

La transformation s'est opérée sous le principat de


Guillaume Tête d'Étoupe. Il convient d'en étudier les
phases.

1
Voy. Art de vérifier les dates, II, p. 302.
3
Suprà, p. 376.
.

537

CHAPITRE VI

LA CONSTITUTION DU DUCHÉ

Guillaume III Tête d'Étoupe a, pendant les premières


années qui ont suivi son avènement, entretenu, à l'exem-
ple de son père 1
, de bonnes relations avec Hugues le

Grand. Il n'a donc pu manquer de reconnaître de suite le

jeune souverain Louis d'Outremer, que le duc des Francs


2
avait fait revenir d'Angleterre pour le placer sur le trône .

Richer prétend même que les Aquitains auraient voulu


élire Hugues le Grand 3 ce qui s'explique par, la partia-

lité du chroniqueur pour le duc des Francs, mais est dénué


de toute vraisemblance.
Nous ignorons si 'Guillaume Tête d'Étoupe figurait
parmi les regni principes qui assistèrent au sacre de
Laon. En tout cas, l'alliance qu'il venait de contracter
avec la maison de Normandie en épousant, grâce aux
bons offices de Hugues le Grand, la sœur de Guillaume

1
Ébles dans la charte de la Pancarte noire de Tours, n° cxvi
(21 mai 926) publiée par Besly, p. 218-20 est appelé « specialis
amicus » de Hugues le Grand.
II y eut une sorte d'interrègne depuis la mort de Raoul (14 ou
2

15 janv. 936) jusqu'au couronnement de Louis IV le 19 juin 936,


mais à la différence des chartes du Midi, celles du Poitou et de l'Au-
vergne ne le prolongent pas au delà. Voy. par exemple, Cartul. de
Saint-Cyprien de Poitiers, n° 91 (notice d'une charte de Guillaume
Tête d'Étoupe, datée Ludovico rege anno J), Cartul. de Brioude,
n° 249 (novembre 936, anno 1° quod Ludovicus rex cœpit regnare),
etc.
3
Richer II, i.
538 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

1
Longue Epée , n'avait pu que rehausser sa situation et
son prestige.
Toutes ces circonstances me paraissent exclure l'hypo-
thèse, mise en avant par les historiens, que le jeune roi
l'aurait obligé, dès la première année de son règne, à
partager le comté de Poitiers avec Hugues le Grand, hy-
pothèse que le silence de Flodoard suffirait déjà à écarter.
Elle a été tirée de deux chartes de Saint-Cyprien de
2
Poitiers dont on a exagéré la portée . L'une d'elles, la

charte de l'évêque Alboin, fournit en apparence un argu-


ment plausible. Elle est datée : « Mense aprilis, régnante
Ludovico rege, Hugo cornes Pictav.
et » ; et dans le corps
de l'acte on trouve, comme point de repère, la mention
du mois de novembre 937. Ce serait la preuve que
Hugues le Grand était alors comte de Poitiers, et cette
preuve se corroborerait du fait que l'autre charte (datée
delà première année du* règne de Louis) est signée par
le « comte Guillaume » et le « comte Hugues ».

Il y a, en tout ceci, beaucoup trop d'ambiguïté et d'in-

certitude pour faire admettre, dans l'absolu silence des


chroniqueurs, un événement aussi grave que l'intrusion
d'un copartageant indivis dans un comté patrimonial,
moyennant un don royal qu'on nous dit avoir été ensuite
3
repris En réalité, la première date s'explique infiniment
.

mieux par l'allusion à un séjour « à Poitiers » de Hugues le


Grand qui, en excellents termes alors avec Guillaume, a
fort bien pu, selon l'usage, passer auprès de lui les fêtes

de Pâques 4 Quant aux signatures de la seconde charte,


.

ce n'est pas un comte Hugues (sans autre désignation, du

1
Dudon, éd. Lair, p. 192. Dudon appelle Guillaume « Cornes :

Pictavensis » et un peu plus loin « dux Pictavensis ou Pictavensium ».


2
CartuL de Saint-Cyprien, n°65, p. 58-61. Charte d'Alboin, évêque
de Poitiers; n° 549, p. 325. Charte de donation d'importants domaines
par une bienfaitrice de l'abbaye.
3
Richard, op. cit , p. 79.
4
Pâques tombait le 22 avril en 938.
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 539

deux comtes Hugues qui l'ont signée, à la


reste), ce sont

suite du comte Guillaume et avant toute une série de


1
vicomtes divers et Ton peut remarquer, de plus, qu'une
,

partie des biens donnés étaient sis en dehors du comté


de Poitou.
Autant il serait comté de Poitou eût pu
anormal que le

être concédé indivisément par Louis IV à Guillaume Tête


d'Étoupe et à Hugues le Grand, en 937 ou 938, autant
est conforme à toutes nos données historiques, à la logique
des faits et à l'esprit des institutions le récit de la chro-

nique d'Adémar au sujet de l'avènement de Guillaume.


Elle nous rapporte, en effet (sans dire expressément que
ce fut par un octroi de Louis d'Outremer, mais en indi-
quant implicitement une sorte de confirmation par le

souverain) que Guillaume acquit, à la mort de son père,


outre l'Auvergne, le Velay et le Limousin, le comté de
Poitou [cornes provectus) et par cela même se trouva
être duc des Aquitains (extitit dux Aquitaniœ) 2 . Telle
paraît, en effet, la vraie situation : suzeraineté plus ou
moins effective sur l'Auvergne, le Velay, le Limou-
sin, etc., comitatuSy autorité directe, sur le Poitou, préé-
minence ou suprématie sur l'ensemble de l'Aquitaine. Si
donc y a eu une concession royale, elle n'a porté que
il

sur les comtés il n'y pas eu de concession d'un duché


;

proprement dit, mais reconnaissance indirecte d'un titre

qui correspondait à une hégémonie. Et le témoignage de


la chronique d'Adémar est confirmé par d'autres chro-
niques très anciennes qui donnent le titre de duc à Ébles

1
« Sign. WilleJmi comitis, Hugoni comitis, item Hugoni, Savarici,
vicecomitis, etc. ».
2 « Interea defuncto Eblo duce, fîlii ejus, alter cornes, alter epis-
copus factus est. Eblus enim, annuente Ludovico rege, pont'ifex
Lemovicœ factus est. Willelmus vero, cognomento Caput stuppe,
Avernis, Vellatis, Lemovice et Pictavis cornes provectus, dux Aqui-
taniœ extitit » (Adémar de Chabannes, Texte H (le plus ancien) (Ms.
latin 6190), éd. Chavanon, p. 201).
540 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE VI.

et à Guillaume et présentent sous la même face l'acquisition


1
du principat par le dernier .

Mais voici que le comte de Toulouse Raimond III Pons


entre en concurrence avec Guillaume Tête d'Étoupe. Il

veut lui disputer la suzeraineté sur l'Auvergne et le

Velay, et prétend au titre de prince ou de duc d!Aqui-


taine. Ce titre, il le prend pour la première fois en signant
une charte du 28 août 936, conservée dans le cartulaire
de Brioude, la charte de fondation de l'abbaye de Chan-
2
teuge, dont il se déclare le protecteur ou le garant .

Raimond III Pons se décorera du même titre dans


deux chartes de l'année qui suit 3 et on le lui donnera ,

1
Chronique dite de Pétau (688-1115) (Besly, p. 244) « Ludo- :

vicus filius Karoli insipientis dédit Vuillelmo Caput-Stupse civitatem

Arvernis ,
fecitque episcopum Lemovicœ civitatis Eblum fratrem
Vuilielmi prœdicti qui erat cornes Pictavensis et dux Aquitanorum.
Hi duo fratres filii fuerunt Eblonis ducis ». Cf. Chronique de Maille-
zais, ad an. 936 (Chronique des Églises d'Anjou, p. 376).
2
C'est la charte dont j'ai parlé plus haut, p. 514, note 3. Le prévôt
de Brioude Cunibert, auteur de la fondation, qualifie Raimond de
princeps Aquitanorum et lui-même signe (ou on le fait signer) :

S. Raimundi, ducis Aquitanorum, cui aliquid nutu Dei nomen est


Poncii » (Cartul. de Brioude, n° 355, p. 344, 347).
En même temps que Raimond, l'abbé de Brioude, le vicomte Dal-
mace, l'évêque du Puy Arnaud (dont la signature est remplacée par
celle de son successeur Gotescalc), le vicomte Robert, etc., ont con-
firmé la fondation et requis leurs successeurs de la défendre en tout
temps :

« In hoc autem decreto, tam princeps Aquitanorum Raimundus


quam et abbas noster... quin etiam hujus regionis excellentes viri
Bertrandus scilicet ai Robertus vicecomes... ita consenserunt ut

non mediocriter gaudere videantur, hoc equidem successores suos...


contestantes ut hanc nostram constitutionem quisque eorum in sua
tempore sic pro possibilitate sua defendat, ut eam nullatenus infringi
patiatur » (Ibid., p. 345). Il est à noter que les.intervenants ou garants
sont désignés collectivement : « Senioribus seu supradictis prin-
cipibus nostris ». La donc appliquée
qualification de princeps était
aussi bien à l'évêque et aux vicomtes qu'à Raimond Pons.
3
Une de novembre 936, l'autre de 937. Voy. la note suivante.
Raimond ajoute, on le verra, au titre de duc, celui de primarchio,
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 541

dans quelques actes postérieurs. Ces actes ne vont pas


au delà cle 941. Et c'est tout. Trompés pourtant par ces
quelques chartes où la qualité de duc est accolée au nom
de Raimond Pons, les historiens ont admis qu'il avait ob-
tenu de Louis d'Outremer une concession et une investiture
du duché d Aquitaine. M. Lot lui-même s'est chargé
Or,
de démonter pas la moindre preuve, qu'on
qu'il n'en existe

en est réduit à de pures suppositions Ce qui me sépare

dont il n'existe pas d'autre exemple dans les documents de l'époque.


On y rencontre seulement la qualification de trimarchio, prise parles
Robertiens (Cf. Lauer, Louis d'Outremer, p. 7, note 3).
I
Voici, par ordre chronologique, la titulature de Raimond III Pons
depuis 932, où nous l'avons vu se soumettre à Raoul, jusqu'à 941,
où s'arrête pour lui toute qualification de dux ou princeps Aquita-
norum :

II mars 933. —
Plaid à Narbonne devant l'archevêque Aimeri et
le comte ou marquis Pons « Domino Pontione comité seu et marchio
: ».
— « Sign. P. comiti et marchione » (Histoire du Languedoc, V,
n° 57, col. 160).
Vers 936. — Charte de l'évêque de Clermont, Arnaud, pour Saint-
Allire, « à la prière et avec le secours du comte Raimond » (Justel,

Histoire générale d' Auvergne, Paris, 1645, Preuves, p. 18).

28 août 936. — Charte de fondation de Chanteuge (supra), dans


le corps de l'acte R. princeps Aquitanorum. — « Sign. S. R. ducis
Aquitanorum ».
Novembre 936. —
Dotation de Pabbaye de Saint-Pons de Tho-
mières, par Raimond Pons « Ego Pontius, gratia Dei cornes Tolo-
:

sanus, primarchio et dux Aquitanorum ». « Sign. Pontii mar- —


chionis » (Histoire du Languedoc, V, n° 67, col. 173-175).
1 7 janvier 937 . —
Notice d'une tradition faite par Raimond Pons :

« Hic est andalangus donationis vel traditionis, quem fecit Poncio


cornes et marchio ». « S. Poncio cornes et marchio » (Ibid., n° 68,

col. 176).
937. — Dédicace de l'Église de Thomières : « Anno secundo
régnantedomno Ludovico rege, ego Raimundus, qui et Pontius pri-
marchio et dux Aquitanorum ». « S. Raimundi — excellentissimi
ducis » (Ibid., n° 69, col. 176-9).
4 avril 939 (Lyon). —
Diplôme de Louis d'Outremer pour l'abbaye
de Thomières « Quidam illustris vir ac dilectus cornes seu marchio
:

Raimundus... dirigens legatos... deprecatus est


.
» (Ibid., n° 73,
col. 183).
542 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE VI.

surtout ici de cet érudit, c'est qu'à ses yeux Raimond


Pons a, de sa propre autorité, mis la main sur un duché,
?
tandis qu'aux miens il ne s est approprié et très momen-
tanément qu'un auquel s'attachaient de l'influence
titre,

et du prestige, sans qu'on puisse dire que la maison de


Poitou s'en trouvait dépouillée. Celle-ci obtint presque
aussitôt un appui de la Couronne en échange de la
fidélitéque Guillaume Tête d'Étoupe témoigna à Louis
d'Outremer. Dès 938, les rapports se resserrèrent entre
le monarque et le comte. Quand, au courant de cette
année, Hugues le Grand entra en hostilité ouverte avec
le roi, quand il forma contre lui une ligue dont fit partie

le beau-frère de Guillaume, le duc des Normands, quand

deux ans plus tard il poussa la trahison jusqu'à enga-


ger sa foi au roi de Germanie le comte de Poitiers ne
1
,

cessa de rester fidèle au roi. Il se porta à son secours


avec Hugues le Noir pour repousser l'invasion alle-
mande 2 .

Attaqué de toute part dans la Francie, Louis IV cher-


cha asile au sud de la Loire. Il fit appel à l'Aquitaine
et à la Bourgogne contre les Francs de France et leurs
alliésnormands ou saxons. En 941, après sa défaite en
3
Porcien il poussa jusqu'à Vienne pour affermir sa sou-
,

veraineté sur la marche viennoise et s'assurer la fidélité

Août 9A0. —
Charte d'Aymeri, archevêque de Narbonne « Domnus :

Pontius, dux Aquitanorum et cornes Tolosanus ». « Sign. domni —


ducis Aquitanorum etcomitis Tolosani» (Ibid., n°74, col. 185-187).
Même date. — Charte de Rodoald, évêque de Béziers : « Sign.
D. Pontii comitis Tolosani et ducis Aquitanorum » (Ibid., même
numéro, col. 188).
5 décembre 9A1 . — Diplôme confirmatif de Louis d'Outremer pour
Chanteuge « per consensum Ragemundi principis Aquitanorum^
nec non et aliorunl ipsius provinciae procerum » (Ibid.,n° 75, col. 188-9).
1
Suprà, p. 47.
2
Flodoard, ad an. 940, p. 77. Cf. Lauer, Louis d'Outremer, p. 59„
note 4.
3
Flodoard, ad an. 941, p. 82.
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 543

et le concours de Charles Constantin *. Des Aquitains, nous


apprend Flodoard, vinrent le rejoindre et se soumettre
2
à lui .

Le comte de Toulouse Raimond III Pons n'aurait-il pas


été du nombre?- N'aurait-il pas cherché l'occasion de se
faire reconnaître par le roi la dignité de duc des Aqui-
tains, qu'il s'était attribuée cinq ans auparavant dans la
charte de fondation de Chanteuge ? Cette charte c'est, en
effet, le 5 décembre 941, que Louis d'Outremer la con-
firme, et tout me porte à croire que la confirmation a eu
lieu à Vienne où
qui était à Tournus le 8 novembre
le roi,

et à Poitiers findécembre ou tout au début de janvier,


3
devait se trouver à la date de la charte Si Raimond, en .

obtenant cette confirmation royale, a pu accroître son


prestige et faire montre d'influence, le diplôme ne lui
donne que la qualité de princeps Aquitanorum qui figure
dans le corps de l'acte primitif, et non point le titre de
dux Aquitanorum ajouté à la signature.
Il n'est pas douteux, au surplus, que si la qualification
même de princeps Aquitanorum avait pu porter préjudice
ou ombrage à Guillaume Tête d'Étoupe, Louis IV se
serait abstenu de la reconnaître au comte de Toulouse,

1
Suprà, p. 392-3.
2
Ludowicus rex a Karlo Constantino in Vienna recipitur, et
«

Aquitaniad eum veniunt^llumque suscipiunt » (Flodoard, ad an. 941,


p. 83).
3
C'est par inadvertance que le savant éditeur de Flodoard,
M. Lauer (p. 83, note 2) attribue à l'acte la date du 5 novembre 941,
et le place à Chanteuge. La charte porte « Datum nonas decembris,
:

ind. XV, anno autem VI regn. Ludovico gloriosissimo rege », et


toute indication de lieu en est absente. Il n'est donc pas exact d'en
conclure que Louis se trouvait à Chanteuge soit le 5 novembre, soit
le 5 décembre 941.
D'autre part, le roi aurait dû, pour s'y rendre, faire un grand détour
vers le Sud, puis remonter vers le Nord pour gagner Poitiers, détour
que rien ne paraît motiver et qui, avec les difficultés du voyage, est
assez invraisemblable dans Jes limites de temps que nous connais-
sons.
544 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

dont on ne voit pas qu'il ait été jusque-là servi. Guil-


laume, au contraire, avait donné au roi de grandes
preuves de fidélité, et le roi en attendait d'autres de lui

en se rendant à Poitiers.
De fait, la balance protocolaire pencha aussitôt en faveur
du comte poitevin. Guillaume n'est pas seulement qualifié
cornes et marchio dans un diplôme royal qui lui est déli-
vré à Poitiers même le 5 janvier 942 *, il prend personnel-
lement, pendant le séjour du roi et de son aveu, le titre
2
de cornes palatinus ,
qui était au moins équivalent au
3
titre de duc . Guillaume le Pieux déjà avait été qualifié
ainsi, et je crois bien plutôt qu'à une concession ou un
octroi du souverain, à la reconnaissance d'un état de fait

et de droit préexistant.
En même temps se consolidaient les liens qui attachaient
T Aquitaine au roi de France. Flodoard ne manque pas
de dire, en faisant une allusion certaine au séjour de
Louis IV à Poitiers, que les Aquitains ont été confirmés
4
en leur obéissance au roi , et dans l'automne de la
même année, Guillaume, que Richer appelle à cette occa-
sion dux Aquitanorum, se rencontra avec le roi et avec
5
le duc des Bretons Alain à la cour de Guillaume Longue
Épée, pour contracter une alliance commune contre
6
Hugues le Grand et Herbert de Vermandois .

1
Cartul. de Saint-Hilaire de Poitiers, n° 19, p. 23. — Le titre de
marchio devait se référer à Ja Gothie sur laquelle Guillaume n'avait
pas abandonné encore ses droits, car l'acte concerne, entre autres,
des biens du Carcasses et il a pris place dans le Cartulaire de Saint-
Sernin de Toulouse (n° 289).
2 « Guillelmus gracia Dei Pictavorum cornes palacii ». Janvier 942
(Ibid., n° 20, p. 25).
3
Voy. T. III, p. 458.
Anno DCCCCXLII, Ludowicus rex,
4 «
firmatis sibi Aquitanis,
Laudunum revertitur » (Flodoard, p. 83).
5
« Wilelnius Aquitanorum dux, Brittannorumque Alanus... regem
adeunt (Richer, II, 28).
6
Sur le caractère de cette re ncontre, suprà, p. 230-231.
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 545

En 944 reparaît sur la scène Raimond III Pons ou


plutôt peut-être son cousin germain le comte de Rouergue
Raimond IL Voici dans quelles circonstances, et à quel
égard. Louis d'Outremer, réconcilié pour un court
temps avec Hugues le Grand, venait, à la fin de Tannée
précédente, de lui réitérer la concession du ducatus de la
Francie et de lui subordonner la Bourgogne *, c'est-à-
dire, comme je l'ai montré 2 de , lui octroyer la suprématie
royale sur cette dernière région. Il n'avait rien fait de
pareil quant à l'Aquitaine et j'en aperçois une double
raison. Dans la partie placée sous l'hégémonie du comte
de Poitiers, dont il avait éprouvé maintes fois la fidélité,
le roi entendait se réserver le concours direct de celui-ci,
et là où la maison de Toulouse prétendait à une suzerai-
neté, le pouvoir royal était trop précaire pour pouvoir être
concédé. Si, comme je l'ai dit probable, Raimond III Pons
était en 941 parmi les Aquitains qui se soumirent au roi,
à Vienne, d'autres ont pu faire défaut, tel notamment que
Raimond II qui devait être alors le vrai duc de Gothie.
On s'explique ainsi qu'accompagné de la reine Ger-
berge, Louis IV se soit, dès le début de l'année 944, quand
il se croyait tranquille du côté de Hugues le Grand, rendu
en Aquitaine et soit entré en colloque avec Raimond le

prince des Goths et les autres chefs (proceres) des Aqui-


tains. Flodoard n'en dit pas davantage : locutus est le
3
terme dont il se sert , et cette réserve de l'annaliste
n'a pas empêché la plupart des historiens de prendre
pour argent comptant les amplifications que Richer a

1
« Rex ei ducatum Francise delegavit cmnemque Burgundiam
ipsius ditioni subjecit » (Flodoard, ad an. 943, p. 90).
2
Supra, p. 347-348, où Ton a imprimé par erreur 953 au lieu de
943.
Anno DCCCCXLIV, Ludowicus rex in Aquitaniam proficiscitur
3

cum regiha Gerberga, et locutus cum Regimundo Gothorum principe^


ceterisque proceribus Aquitanorum revertitur in -Franciam » (Flo-
doard, p. 90).
F. — Tome IV. 35
546 LIVRE IV. § VI. -II-. — CHAPITRE VI.

fait subir à son texte *. Les uns y ont vu la preuve


d'une investiture, par le roi, des fiefs (!) que les Aqui-
tains tenaient notamment du duché d'Aquitaine 2
de lui, et
,

à Raimond Pons; d'autres, et non des moindres, ont


pris si bien au pied de la lettre la rhétorique de Richer
qu'ils ont prêté à l'autorité royale le dessein ou V affecta-
tion « de reprendre ou de retirer à elle l'administration
des provinces, puis de la donner en toute liberté à ceux
qui s'en trouvaient les détenteurs » *.

En réalité Richer a brodé, à l'aide de ses souvenirs clas-


siques, toute une phraséologie sur le texte de Flodoard.

Une fois Raimond Pons descendu dans la tombe (950-


951), il y a unanimité pour reconnaître que le « duché

d'Aquitaine » cesse d'appartenir à la maison de Toulouse


et revient à la maison de Poitou de manière à lui rester

1
Richer commence par une erreur sur la concession faite par le roi

à Hugues Grand; il l'étend dès 944 à la Gaule entière, alors que


le

Flodoard ne parle que de la Francie et de la Bourgogne « eum rex :

omnium Galliarum ducem constituit ». Puis continue « Quo duce, il :

rex equitatum parans, cum Gerberga regina in Aquitaniam proficis-


citur, ac urbem Nivernicam deveniens, Gothorum ducem Rage-
mundum Aquitanorumque preecipuos illic obvios excepit.
« Apud quos de provinciarum cura pertractans, ut illorum omnia
sui juris videretur, ab eis provincias recepit. Nec distulit earum
administrationem eis credere. Commisit itaque ac suo dono illos

principari constituit, regia hilaritate hilares redire permittens »


(Richer, II, p. 39).
2 « A Nevers, il reçut l'hommage du duc d'Aquitaine Raimond,
et d'autres seigneurs du Midi auxquels il conféra l'investiture de
leurs fiefs » (Lauer, op. cit., p. 109). Cf. Richard, op. cit., p. 85-86.
M. Lot (p. 55 et suiv.) n'a admis que la possibilité d'un hommage
par Raimond Pons, en 944, et montré lui-même tout ce que cette
hypothèse avait de fragile.
8
Luchaire, Histoire des institutions sous les premiers Capétiens,
II, p. 3 (Paris, 1883).
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 547

bientôt définitivement. Comment? pourquoi? à quel instant


précis ? Nul n'est en mesure de le dire avec certitude, ce
qui n'a rien d'étonnant si, comme je le pense, il n'y avait
jamais eu ni perte d'un duché par l'une des maisons ni
acquisition par l'autre.
On a allégué, en général, qu'une concession royale avait
dû être faite à Guillaume Tête d'Étoupe après la mort de
Raimond Pons. Mais M. Lot a fort bien prouvé que d'une
telle concession, il n'existait pas le moindre vestige, et
il en est venu à l'idée que « le plus probable » était

une vacance du duché « pendant quelques années » *.


Hugues le Grand, puis Hugues Capet auraient pu ainsi se
le faire concéder par le jeune roi Lothaire. Mais l'opposi-
tion victorieuse de Guillaume Tête d'Etoupe aux actes du
roi empêcha que ces actes préjucliciassent aux droits de
Guillaume Fierabras le jour où celui-ci revendiqua le titre

de duc d'Aquitaine.
L'ensemble des faits et leur déroulement logique se pré-
sentent pour moi sous une autre figure. Observons-les.
Depuis l'assassinat de son beau-frère Guillaume Longue
Épée (déc. 942), et pendant près de dix ans, le comte de
Poitiers paraît s'être tenu à l'écart des luttes désastreuses
au milieu desquelles Louis d'Outremer s'est débattu. Ce
n'est qu'en 951 qu'il est fait de nouveau mention par
Flodoard de ses rapports avec le roi. Louis IV s'était, au
début de cette année, mis en route pour l'Aquitaine et
avant qu'il pénétrât clans le pays,comte de Vienne
le

Charles Constantin , et l'évêque de Clermont Etienne


s'étaient rendus auprès de lui. Guillaume Tête d'Étoupe
alla de même à sa rencontre obviam ei fuit
2
. Cette ren-
contre et sa coïncidence approximative avec la mort de
Raimond III Pons, voilà fondement sur lequel a
le seul
été appuyée la prétendue translation du duché d'Aquitaine

1
Fidèles ou Vassaux, p. 60.
2
Flodoard, ad an. 951, p. 129.
548 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE VI.

de la maison de Toulouse à la maison de Poitou. Ce n'est


qu'une coïncidence pure et sans portée. Le but du voyage
du roi était étranger à la mort de Raimond. Louis d'Ou-
tremer venait, comme en 944 de se réconcilier avec Hugues
,

le Grand, et se sentant les mains libres de ce côté, il voulut


s'assurer de ]a fidélité des chefs régionaux. Charles Cons-
tantin et l'évêque Etienne lui font hommage, sui effi-
1
ciuntur, dit Flodoard ; mais il ne dit rien de pareil de
2
Guillaume , et Richer pas davantage. D'après Richer,
le « prince des Aquitains » se contenta même d'envoyer
des députés qui prêtèrent en son nom un serment de
fidélité*. Nulle allusion, de près ou de loin, à une inves-
titure du duché d'Aquitaine.
Il ne saurait davantage être question d'une vacance
du duché d'Aquitaine, à laquelle la concession faite à
Hugues le Grand en 954 et renouvelée à Hugues Capet
aurait tant bien que mal et temporairement mis fin.

La titulature ne et M. Lot
justifie pas cette opinion,
lui-même ne l'invoque que comme indice des prétentions
robertiennes 4 Nous allons voir de plus la différence pro-
.

fonde qui sépare l'octroi fait aux deux Hugues et les pré-
rogatives dont se prévalait de longue date la maison
de Poitou.
La mort prématurée, en pleine vigueur d'âge, de
Louis d'Outremer (10 sept. 954) mettait son fils Lothaire,
à peine âgé de treize ans, à la merci des grands. Si des

Aquitains prirent part à son élection et à son sacre (12 nov.


954), le fait indéniable n'en est pas moins qu'il dut à

1
« Karlus Constantinus, Viennœ princeps et Stephanus Arver-
norum ad eum venientes sui efficiuntur. Idem
preesul vero episcopus
opimis eum honorât muneribus » (Flodoard, p. 129).
* « Willelmus quoque Pictavensis obviajn ei fuit » (Ibid.).
8 « Necnon et a Wilelmo, Aquitanorum principe, legati industrii
affuere, pro suo principe ex fide habenda sacramento daturi » (Richer,
II, 98).
4
Fidèles ou Vassaux, p. 66.
LA CONSTITUTION DU DUCH£. 549

Hugues Grand sa couronne. Ce prince alors, pour s'as-


le

surer le gouvernement du royaume tout entier, pour de-


venir un véritable vice-roi, se fit aussitôt non seulement
renouveler la concession antérieure du ducatus Franco-
rmn et de la suzeraineté sur la Bourgogne, mais con-
x

2
céder en surplus l'Aquitaine .

Hugues Grand n'entendait pas se contenter d'un


le

titre Son ambition était de se soumettre


platonique.
étroitement Guillaume Tête d'Étoupe, qui avait su main-
tenir à peu près complète son indépendance, tout en
témoignant de son dévouement à la Couronne. Le duc
des Francs organisa donc une expédition contre le Poitou,
dans laquelle il emmènerait le jeune roi. Dès le mois de
juin 955, l'armée est prête et se met en marche pour Poi-
tiers. Guillaume ne l'attend pas; il se hâte d'aller recru-
ter des troupes en Auvergne. Richer, qui nous l'apprend,
s'empresse d'ajouter que l'Auvergne faisait partie de
3
l'Aquitaine montrant bien ainsi que c'était à titre de duc
,

d'Aquitaine que l'ost était levé par le comte de Poi-


tiers.

Je ne doute pas, que l'ancien comté d'Au-


en effet,

vergne dont Ébles avait hérité d'Acfred ne se fût, pour


Guillaume Tête d'Étoupe, réduit à une suzeraineté. Ainsi
er
que je l'ai dit plus haut, les vicomtes Robert I et Ro-
bert II ont dû ériger leur vicomté en comté. Nous avons
une charte de 957 où Gui, fils de Robert II et neveu de

1
« Hlotharius, jam juvenis... unctus est in regem Remis et Hugo
Magnus factus estdux Francorum » (Historia Franc. Senon., Migne,
163, col. 858).
2 « Lotharius... rex consecratur... favente Hugone principe ac Bru-
none archiepiscopo, ceterisque prœsulibus ac proceribus Francise,
Burgundîœ atque Aquitaniœ. Burgundia quoque et Aquitania Hugoni
dantur ab ipso » (Flodoard, ad an. 954, p. 139). — Richer appelle
les proceres : « Principes diversarum gentium » (III, 2).
8 « Wilelmus vero Arverniae fines perlustrans, quœ est Aquitaniœ
pars, ab oppidis milites educebat, ad pugnam exercitum colligens »
(Richer, III, 4). Voy. sur l'expédition, Flodoard, ad an. 955, p. 141.
S50 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

l'évêque Etienne, prend le titre de princeps Arvemorutn 1

et, dans le cartulaire imprimé de Sauxillanges il figure,


à diverses reprises, avec la qualité de comte, sous le
règne de Lothaire 2
. Même la suzeraineté de la maison
de Poitou était devenue précaire; les seigneurs du pays
cherchaient à s'y soustraire- Ils se rallièrent pourtant à
Guillaume pour résister à l'invasion de Hugues le Grand.
Une charte de Cluny, datée de juin 955, mentionne qu'à
3
cette date les seigneurs d'Auvergne se sont soumis à lui .

Hugues le Grand tenta en vain de s'emparer de Poitiers.


Après un siège de deux mois (août et septembre), il dut
lever le camp. Dans sa retraite, il se heurta à l'armée de
Guillaume. Une bataille acharnée s'engagea d'où le duc
des Francs sortit vainqueur, mais avec une armée trop
épuisée pour tirer parti de sa victoire. Son entreprise avait

1
Août 957. — Brequigny, I, p. 427.
2
Cartul. de Sauxillanges, n° 93, p. 106 : « Sign. domni Widoni
comitis\\ n° 182, p. 163; n° 340, p. 263 n° 358, p. 278 « S. Widoni ; :

comitis, defensore nostri ». —


Dans charte n° 367, p. 284 « Sign. :

Widoni vicecomitis ». Les Roberts, qualifiés comités^ sont du


xi e siècle.
3
« Hec carta, jubente domno Stephano lecta est in curte Eniziaco
(Ennezat), ante domnum Willelmum comitem, in presentia domni
Stephani, Arvernorum episcopi (Etienne II, évêque de Glermont, frère
du vicomte Robert I er ), die illo quando senior es Avernici cum comité
supra nominato convenerunt eique se commendaverunt » (Chartes
de Cluny, n° 825, p. 780).
Nous n'avons plus l'original de cette charte, mais seulement sa
transcription dans le Cartulaire de Cluny (xi e siècle). Cette trans-
cription, avant le passage que je viens de citer, donne la date sui-
vante, acceptée à tort par l'éditeur M. Bruel « Mense junio, anno :

incarnationis Dominice DCCCCLII, indictione III, regni autem Hlo-


tharii régis anno I, qui de eadem donacione preceptum jussit fieri et
sigillo suo insigniri ».

11 y une double erreur certaine


a là 1° La première année de :

Lothaire n'a commencé que le 10 septembre 954, car, ainsi que M. Lot
l'a prouvé (Carolingiens, p. 318), Lothaire n'a pas été associé au trône

du vivant de Louis IV.


LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. SS1

échoué. Il regagna la Francie avec le roi, et six mois


f
après mourait (8 avr. 956)
il .

Hugues Capet n'abandonna pas de suite les visées de


son père. On le voit, en novembre 958, à une assemblée
tenue sur les confins de l'Aquitaine, à Marsy, dans le

Nivernais, concerter avec le roi une nouvelle offensive


2
contre Guillaume Tête d'Etoupe . Elle n'a pas dû avoir
de suite, puisque les relations de Hugues avec le roi ne
tardèrent pas à se rompre. Deux ans plus tard (960),
quand Hugues Capet se fut réconcilié avec Lothaire, il
obtint du souverain le renouvellement de la concession,
faite en 954 à Hugues le Grand, des duchés d'Aquitaine

et de Bourgogne, et l'octroi, en plus, du comté même de

Poitou, c'est-à-dire le droit de déposséder Guillaume de


3
son domaine patrimonial .

Le roi fît échec à ses propres concessions. Pour que

2° Le chiffre de l'indiction en 952 est 10 et non pas 3.

On s'explique Terreur, qui se rectifie par suite d'elle-même. Le


copiste a lu II au lieu de U (forme onciale de V) et il a passé le

chiffre X après le mot indiction. L'indiction en 955 était en effet XIII.


1
II est assez remarquable que les Annales Floriacenses, en relatant
cette mort, appellent Hugues le Grand prince des Francs, des Bourgui-
gnons, des Bretons des Normands, et point des Aquitains « Secuta
et :

est statim mors Hugonis Magni principis Francorum, Burgundionum,


Brittonum atque Normannorum » (Migne, 139, col. 584).
2
C'est ainsi que je comprends l'expression contra Guillelmum dans
le texte des Annales de Nevers qui relatent cette assemhlée : « In ipso

anno venit rex et mater sua et Ugo, filius Ugonis, et mater sua, apud
Marziacum vicum juxta Nevernis ad placitum contra Guillelmum,
comitem Aquitaniae, post missa sancti Martini » (SS. XIII, 88).

Hugonem rex ducem


* « constitua, addito illi pago Pictavensi ad
terram quam pater ipsius tenuerat, concessa Othoni Burgundia »
(Flodoard, ad an. 960, p. 149).
On ne saurait voir là, avec M. Lot (p. 64), un « augmentée fief »
au duché des Francs. Il y a une répartition des trois duchés, Francie,
Aquitaine et Bourgogne. Le dernier est concédé à Eudes, les deux
autres à Hugues, qui est nommé duc sans autre désignation, à la
place de son père, et qui, en surplus de la concession paternelle,
reçoit le comté de Poitou.
552 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

Tannée suivante, les Aquitains soient allés au-devant


de Lothaire qui s'était rendu en Bourgogne *, il faut qu'ils
aient cherché auprès de lui un appui contre Hugues Capet,
et cet appui, il a dû le leur accorder, puisqu'il délivrait
en 963 un diplôme à Adèle, femme de Guillaume Tête
2
d'Etoupe, sur la prière de ce dernier . De nouvelles hos-
tilités, en effet, avaient éclaté entre Lothaire et Hugues
Capet, et, à partir de ce moment, il apparaît clairement
que Hugues Capet a fini par se désister de ses prétentions
sur l'Aquitaine
3
. Au lieu de combattre le comte de Poi-
tiers pour l'évincer, il se rapproche de lui et il cherchera
à se faire un allié de Guillaume Fierabras dans son des-
sein d'usurper la couronne. Vers 970, il épousera sa
sœur Adélaïde 4 .

En résumé, la maison de Poitou n'a été dépossédée à


aucun moment de ses droits traditionnels d'hégémonie ou
de suzeraineté sur l'Aquitaine, et ces droits, au contraire,
ne pouvaient que se fixer et s'étendre par l'issue victo-
rieuse de sa lutte contre les Robertiens.
Ce que Hugues le Grand avait poursuivi, et, après lui,
Hugues Capet, c'était en somme la reviviscence, sous
forme de duché, de l'ancien royaume d'Aquitaine, que
le titre de rex Francorum et Aquitanorum continuait
à rappeler, et qui théoriquement n'avait jamais cessé
5
d'exister .

Il en allait différemment dans le duché de Bourgogne,


qui s'était autrement constitué. Là ce n'était qu'une suze-

1
« Lotharius rex cum matre Gerberga regina et quibusdam Fran-
che proceribus Burgundiam petiit ;
quo quidam ex Aquitania pnesules
ac primates ad eum veniunt » (Flodoard, ad an. 961, p. 4 50).
2
14 octobre 963. — Diplômes de Lothaire, n° xx, p. 41.
8
M. Lot le reconnaît (p. 64) il croit seulement qu'à défaut d'au-
;

torité effective, Hugues Capet a revendiqué du moins une sorte de


prééminence sur la maison de Poitou, ce qui serait admissible, mais
n'est point prouvé. Voy. plus loin.
* Voy. T. III, p. 134, note.
* Suprà, p. 495.
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 5S3

raineté qui était en cause et l'accord par suite a pu se


faire entre Hugues le Noir ou Gilbert et Hugues le Grand
sans sérieuse difficulté 1 . Entre Guillaume Tête d'Étoupe
et les Robertiens, raccommodement ne
fut possible que
quand Hugues Capet eut renoncé aux prétentions qu'il
avait héritées de Hugues le Grand, et si, comme l'induit
M. Lot, il avait réclamé à ce moment une sorte de supré-
matie, la situation en Aquitaine serait devenue analogue à
ce qu'elle avait été en Bourgogne. Par l'avènement au
trône de Hugues Capet, la suprématie déléguée se serait
confondue avec la suprématie royale.

A y regarder de près, les convoitises des Robertiens


sur l'Aquitaine tournèrent au profit de la maison de Poi-
tou. La domination qu'ils avaient poursuivie pour leur
compte influa avantageusement sur la nature du principat
à la tête duquel Guillaume Tête d'Étoupe fut placé.
On pourrait même penser, que la renaissance du duché
primitif auquel le royaume d'Aquitaine avait succédé fut
le but secret de l'ambition des Robertiens. N'est-il pas
frappant que Lothaire, comme s'il voulait porter un
coup droit à une telle ambition, en même temps qu'à la
puissance croissante de Guillaume Fierabras, allié avec
Hugues Capet, tenta de ressaisir l'autorité royale sur
l'Aquitaine? qu'il ait voulu restaurer l'ancien royaume
aquitain au profit de son fils Louis V, comme Charles le
Chauve l'avait fait cent ans auparavant au profit de Louis
le Bègue? Dès 979, alors que Louis n'avait que treize ans,

il l'associe au trône en le faisant couronner à Compiègne

(8 juin), et peu de temps après, il prétend en faire un


roi d'Aquitaine.

p. 347-348.
1
Suprà,
554 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

Le projet était habile. Il paraît avoir été combiné avec


la maison d'Anjou qui cherchait à s'agrandir en Aqui-
et il devait être réalisé par une manœuvre d'en-
1
taine ,

veloppement dirigée à la fois contre Hugues et contre


Guillaume Fierabras, le mariage de Louis avec la sœur
de Geoffroi Grisegonelle et de Gui, évêque du Puy, Adé-
2
laïde, veuve du comte de Gévaudan, Etienne Tout .

marcha d'abord à souhait. Une brillante chevauchée


royale fut organisée, on emporta les insignes royaux
pour un nouveau couronnement; les deux rois furent
reçus à Brioude en grande pompe; le mariage fut célé-
bré; et les évêques d'Auvergne couronnèrent les deux
époux à titre de roi et de reine d'Aquitaine 3 .

Malheureusement, le plan péchait par la base. Le ma-


riage était contre nature. On unissait un jouvenceau de
quatorze ou quinze ans à une femme d'une maturité
avancée, veuve depuis vingt ans (961), mère de fils beau-
coup plus âgés que son nouvel époux. Une séparation
presque immédiate s'ensuivit, et elle fit tomber le jeune
roi dans une existence dissolue qui lui fit perdre toute
4
autorité sur les chefs du pays et d'où son père dut
venir le tirer pour le ramener en France (982).

1
Voy. T. III, p. 538-9.
a Gothiam suo
« Possibile fieri, totam Aquitaniam simulque et
imperio asstringi posse, postquam ex jure ductœ uxoris oppida muni-
tissima ad suum jus retorqueret. Magnum etiam quiddam in hac re f

et utile comparari, si pâtre hinc posito, et îllinc filio, dux ceterique


hostesin medio conclusi perpetuo urgeantur » (Richer, III, 92).
3
« Colleclis regni principibus, equitatus regius disponitur, insignia

regia invehuntur... Ludovicus rex eam sibi uxorem copulavit, atque


secum coronatam per episcopos in regnum promovit » (Richer, ibid.,

93-94). M. Lot (Derniers Carolingiens, p. 127, note 2) met en doute


le couronnement de Louis en qualité de roi d'Aquitaine, en proposant
de placer « coronatam per episcopos » entre deux virgules. Logique-
ment alors « secum » devrait être rejeté après « episcopos », et cette
interprétation ne s'accorde pas avec la rubrique « Promotio Ludo-
:

vici in regnum Aquitaniœ ejusque uxoratio ».


4
« Non tamen regium nomen sic in eis valuit ut ullatenus regnandi
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 555

Le royaume d'Aquitaine avait vécu. Il avait eu pour


seuls résultats, en resserrant les liens entre Guillaume
Fierabras et Hugues Capet, de rendre définitif le désis-

tement des Robertiens au duché qui leur avait été con-


cédé, et, en renouant la chaîne de la tradition avec le

royaume issu du duché primitif d'Aquitaine, de faire


interpréter les concessions royales comme la restauration

d'un duché indépendant désormais acquis à la maison de


Poitou.
Celle-ci n'eut plus seulement une hégémonie plus ou
moins nominale sur une région mal définie, mais un prin-
cipat véritable plongeant ses racines dans un passé loin-
tain et finalement reconnu par la royauté capétienne sous
la suprématie de laquelle il se trouva constitué.
Il semble presque qu'on puisse marquer ou tout au
moins symboliser Jes étapes de la transformation progres-
sive qui s'est opérée en mettant en regard le curieux titre
de Aquitaniœ ducatus comes » que prend Guil-
« totius

laume Tête d'Étoupe en 959 \ et celui de « Dux totius


monarchiœ Aquitanorum » dont se qualifie, vers 984 2 ,

3
son successeur Guillaume Fierabras .

M. Lot a cru voir dans la titulature de ces deux

dominationem in principibus exercere valerent. » (Richer, III,

94).
1
CartuL de Saint-Maixent, n° 20, p. 32 (juillet 959).
a
Ladate de 975 que donne Besly à cette charte, qu'il a tirée
(p.' 290) du Cartul. de Bourgueil, est arbitraire. L'acte doit être de

la fin du règne de Lothaire. La charte est signée par la comtesse

Emma, or de 975 à 984 ou 85 les époux vivaient séparés. Il est pro-


bable qu'il faut au lieu de «anno 40 régnante rege Lothario »
lire,

(erreur évidente), « anno 30 », et dater l'acte de 984.


Au point de vue de la valeur relative des titres de comte et de duc,
il faut retenir la formule entière « In dignitate comitum positus ego
:

Guillelmus dux totius monarchiœ Aquitanorum ».


8
Guillaume IV Fierabras prend le titre de « Guillelmus Aquita-
norum omnium princeps » dans une charte de Bourgueil de septem-
bre 989 (Besly, p. 273-274).
556 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

princes que la qualité de duc n'a été acquise que par le


second, et que Guillaume Tête d'Étoupe n'a pas osé
encore ou n'a osé que très timidement le prendre. Je ne
puis partager cette impression. A supposer exact que le

titre de comte fût usuel pour Guillaume III et le titre de


duc pour son fils, nous avons eu d'abondantes preuves,
1
et notamment par l'exemple de Guillaume le Pieux de ,

l'équivalence des deux titres. Et si nous regardons de


plus près à la titulature des princes en question, nous
constatons combien est fréquente encore la simple quali-
fication de comte pour Guillaume IV et avec quel éclat

spécial le titre de duc est déjà pris par Guillaume Tête


2
d'Étoupe .

4
Suprà, p. 507-509. S'étonnera-t-onqu'Ébles n'ait pris que le titre de
cornes quand on voit Guillaume le Pieux qualifié de ce titre, comme
maître de l'Aquitaine et de la Gothie. Vie de Saint-Odilon de Gluny
par son disciple Jean : « Guillelmum robustissimum comitem, qui eo
tempore Aquitaniam, Guthiamque jure suo tenebat » (Mabillon, Acta
SS. Bened., Seec. V, p. 152).
2
Le contraste qui paraît ressortir de la titulature de Guillaume III
avec celle de son successeur, telles que M. Lot les oppose (p. 59-60,

p. 65-66), est beaucoup plus apparent que réel. Il y a une illusion


d'optique qu'il faut dissiper.
I. Titulature de Guillaume Tête d'Étoupe.
M. Lot énumère quatre chartes du Cartul. de Saint-HUaire, deux
du Cartul. de Saint-Maixent, et trois du Cartul. de Saint-Cyprien
de Poitiers où Guillaume III ne prend ou ne reçoit, en effet, que le

titre de cornes Pictavensis, Pictavorum, etc. Une troisième charte de


Saint-Maixent qu'il cite par erreur (le n° 37) concerne G. Fierabras.
Les chartes énumérées vont de 932 à 957. En plus d'elles, on nous
dit « Le nom de Guillaume se rencontre nombre de fois dans le
:

Cartul. de Brioude. Il est toujours qualifié simplement cornes ». Cela


est vrai,mais M. Lot n'a pas remarqué (les actes de ce cartulaire
n'étant pas datés) que sur les cinquante chartes qui, d'après la chro-
nologie établie par M. Bruel, se rapportent à la période de 935 à 963,
une seule, le n° 69 fait mention du comte Guillaume Tête d'Étoupe
(8 mars 962); toutes les autres lui sont étrangères, et si, dans l'en-
semble du Cartulaire, le nom de Guillaume figure très fréquemment,
c'est surtout parce que Guillaume le Pieux, comme je l'ai montré, y
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 557

Ce qui est vrai seulement, c'est que la transformation,

que j'ai décrite, de la supériorité plus ou moins nominale

tientune grande place. En ajoutant la charte unique de ce cartulaire


aux neuf autres qu'a énumérées M. Lot, nous avons un total de
dix actes où Guillaume III est qualifié de comte.
En regard M. Lot ne trouve que deux actes authentiques où
apparaît le titre de duc, l'un du Cartul. de Saint- Jean d'Angély
(n° 242, p. 296) (circa 945, d'après l'éditeur) qui porte : <r Sign.TmZ-
lelmi prœpotentissimi ducis Aquitanorum » ; l'autre du Cartul. de
Saint-Maixent (n° 20, p. 32) (juillet 959) où Guillaume III s'intitule :

« Guillelmus Domini ordinante clementia, totius Aquitanici ducatus


cornes ». Il faut en ajouter au moins un du même cartulaire, le n° 23,

p. 35 : « Signum Willelmi ducis Aquitanorum, cognomento Gaput


Stupae ». L'éditeur date cet acte vers 960, et il fait des réserves sur
sa valeur parce que l'évêque Ébles qui y figure est qualifié « cornes
Pictavensis ». Mais cette qualification s'explique très bien si l'acte est
de 962 quand Guillaume III s'est retiré à Saint-Cyprien de Poitiers,
et qu'Ébles a commencé à prendre le gouvernement du comté.
Si je remarque maintenant que le titre de Pictavorum cornes pa-

latii charte du 5 janvier 942 du Cartul. de Saint-Hilaire (p. 23)


de la

et à plus forte raison le titre d'Aquitaniœ cornes palatii d'une charte


du Cartul. de Saint-Maixent, n° 27 (p. 42) (951-963) sont au moins
équivalents au titre de duc, et que le titre de « cornes et marchio »

(Cartul. de Saint-Hilaire, n° 19, p. 23) peut en tenir lieu, nous


trouvons en dernière analyse cinq à six qualifications de duc contre
dix de comte, ce qui donne la proportion de 3 à 5.

II. Titulature de Guillaume IV Fierabras.


Les citations de M. Lot comprennent quatorze chartes de Saint-
Hilaire, quatre de Saint-Maixent, quatre de Saint- Jean-d'Angély, où
se trouverait pour Fierabras la qualification de dux Aquitanorum. Il

faut en défalquer les n os 95 et 198 du Cartul. de Saint- Jean d'Angèly


qui lui donnent le titre de cornes et non pas de duc, et y ajouter le di-
plôme de Hugues Capet et la charte du Cartul. de Bourgueil, cités
p. 70, soit au total vingt deux chartes.
M. Lot renvoie ensuite en bloc au Cartul. de Saint-Cyprien de
Poitiers et à la table du recueil de Fonteneau. Or si nous disséquons
ce bloc, que trouvons-nous? Dans le Cartul. de Saint-Cyprien une
seule charte, le n° 455, p. 283 (987-8) qualifiant Fierabras de dux,
et par contre quatorze actes le qualifiant cornes. Ces actes vont de 966
à 990 environ, et voici leurs n 08 : 85, 130, 179, 194, 308, 309,341,401,
463, 464, 488, 514, 522, 543. Dans la table de Fonteneau, à peu près
558 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE VI.

en une suzeraineté ducale effective, a fait prévaloir finale-


ment le titre de duc, qui sembla le mieux correspondre à
cette domination, etcela d'autant plus que le même phéno-
mène se produisait dans d'autres régions pour aboutir
à une hiérarchie des titres qui jusque-là avait fait en
grande partie défaut.
Le long règne de Fierabras (963-995) a pu contribuer
à ce résultat par le prestige qui en est né et par la puis-
sance qu'il a développée. Le gouvernement du principat
fut pendant nombre d'années dirigé par un politique
avisé, sage et énergique, l'évêque de Limoges, Ébles,
oncle de Guillaume IV, qui pratiqua en Aquitaine le sys-
tème que nous avons vu appliquer en Flandre, de conso-
lider l'État par des défenses militaires. Possesseur de
nombreuses abbayes, il en fît des bastions de l'autorité
4
comtale et ducale .

La situation personnelle du duc s'éleva et s'accrut


quand il épousa (vers 968) la fille de Thibaut le Tricheur.
Malgré les dissentiments parfois tragiques qui éclatèrent
2
entre les époux , l'alliance avec la puissante maison de

toutes les chartes relevées entre 963 et 995 où il est mention de Guil-
laume Fierabras font double emploi avec celles des quatre Cartul. de
Saint- Hilaire, Saint-Maixent, Saint-Cyprien, Saint-Jean-d'Angély.Je
ne trouve que trois exceptions, qui se de'composent ainsi : une charte
de Noaillé (janvier 988) (p. 33) etune de Bourgueil (septembre 989)
(p. 34) où figure le titre de duc; d'autre part, une charte de Saint-
Michel-en-l'Herm (vers 993) (p. 38) où Guillaume est qualifié comte.
La récapitulation nous donne vingt-cinq chartes pour le titre de
duc, quinze pour le titre de comte, soit la proportion de cinq à trois.
C'est la proportion exactement renversée de celle que nous avons cons-
tatée pour Guillaume Tête d'Étoupe, et rien n'est plus conforme à la-
réalité historique, à la constitution progressive d'un véritable duché
durant la seconde moitié du x e siècle.
1
idem Eblus bonus pastor ecclesiœ, aedifîcavitque castellum
« Fuit
Lemovice castellum sancti Hilarii et canonicos ibi disposuit... Res-
y

tauravit monasterium Sancti Maxentii et castellum in circuitu per-


fecit » (Chronique d'Adhémar t p. 201-202, texte H).
2
Pierre de Maiilezais fait de ces démêlés conjugaux un récit pré-
LA CONSTITUTION DU DUCHÉ. 559

Chartres et Blois ne put que rehausser l'éclat et la


force de la maison de Poitou, comme le fit l'alliance avec
la nouvelle dynastie par le mariage de Hugues Capet
avec la sœur de Fierabras.
Le rapprochement plus étroit que nous avons vu se
produire entre les deux beaux -frères, lors de la tentative
de Lothaire sur l'Aquitaine, ne subit plus aucune atteinte
et c'est un pur mythe que la prétendue expédition que
Hugues Capet, lors de son avènement, aurait dirigée
contre Guillaume IV pour l'obliger à le reconnaître.
Adémar de Chabannes *, sur la foi duquel les historiens

cieux pour la connaissance de l état des mœurs et des relations juri-


diques entre époux. L'exaspération de l'épouse trompée, les actes
de violence qu'elle commet contre sa rivale, la révocation des dons
nuptiaux et leur restitution après réconciliation, sont des traits carac-
téristiques à recueillir. Je cite les passages principaux :

« Celebrabatur ore multorum, principem dum a Britonum fînibus


reverteretur, hospitandi gratia Toarcense adiisse oppidum (Thouars)
ac cum conjuge vicecomitis admisisse adulterium. Gujus flagitii de-
decus, ubi primum comitissee innotuit, jamjam marito molesta exis-
terez quotidieque despectum sui improperare cœpit. Ille... querimo-
nias ejus statuît surda aure postponere.
» Paucis vero hinc evolutis diebus, dum illa per campestria Thala-
monensis terrée iter faceret, offendit eam quam virum suum credebat
stuprasse. Irruens ergo toto impetu in eam, de equo quam turpiter
prœcipitati ac multipiicibus contumeliis affectam , comitantes se
quatenus libidinose nocte qux imminebat, tota ea abuterentur con-
citat. Quod illi exsequentes mane facto pedibus illam effugant.

» lis ita patratis ad sese rediens muliër... Cainonem castrum (Chi-


non), quod suae tune ditionis erat, expetiit.
» Quœ omnia ubi princeps accepit... quoniam aberat persona hu-
jusce pravitatis auctrix... furorem repressit; res tamen, quibus eam
dotateverat, cuidam strenuissimo... militi contradidit.
» At Deus... consilio virorum sapientium utriusque conjugis
unire dignatus est divortium.... Gredidit igitur princeps his quae
dicebantur, furoreque sedato mulieri annectitur, quseque illi prius
delegaverat augmentans sese dum sibi indignaretur graviter errasse
confitetur » (Pétri Malleacensis, De antiquitate... Malleacensis in-
sulœ, Migne, 146, col. 1252-4 253).
1
Chronique d 'Adémar de Chabannes, p. 151.
560 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VI.

T avaient admise, a commis une confusion certaine avec


l'expédition de Hugues le Grand en 955 *.

En réalité, si l'avènement des Capétiens n'ouvrit pas,


comme pour une ère nouvelle pour le duché
la royauté,
d'Aquitaine que nous venons de voir se constituer, il
contribua du moins à sa stabilité et marqua le point de
départ de son épanouissement.

1
M. Lot Ta prouvé {Derniers Carolingiens, p. 210-212).
561

CHAPITRE VII

LA PUISSANCE DU DUCHÉ ET SES RAPPORTS AVEC LA COURONNE


DEPUIS GUILLAUME V LE GRAND
JUSQU'A GUILLAUME X LE TOULOUSAIN.

La transformation qui vient d'être décrite se trouvait


accomplie et acquise quand Guillaume Fierabras mourut,
et ce fut là ce qui permit à son fils de mériter ce titre de
« grand que des historiens se sont étonnés de n'avoir
»

pas été réservé à Guillaume VIII ou, sous son autre nom,
Gui-Geoffroi (1058-1086). Ce dernier a pu accroître et
renforcer le pouvoir à l'intérieur, l'étendre au dehors,
mais la figure de son père n'en domine pas moins l'histoire

du duché, parce qu'il fut, en réalité, le premier duc véri-


table de l'Aquitaine, parce qu'il n'avait de moins de l'an-
cienne royauté que le titre de roi, et que, par ses qua-
lités personnelles et l'esprit de suite de sa politique, il

imprima au principat aquitain le mouvement ascensionnel


dont le gouvernement de ses fils marquera l'apogée.
De tous les États princiers que nous avons passés en
revue, comme gravitant, en dehors de la Francie, dans
l'orbite de la Couronne, il n'en est aucun qui, par la con-
tinuité de sa filiation historique, la consistance qu'il a
e
acquise dès la fin du x siècle, par sa situation géogra-
phique enfin, présente une physionomie plus nette et plus
accentuée, en face de la royauté, que l'Etat aquitain. Il

n'en est donc pas où se puisse mieux éprouver la doctrine


e
qui prétend rattacher, dès avant le xn siècle, à titre de
grands fiefs, les principats de la Gaule au regnam Fran-
F. — Tome IV. 36
S62 LIVRE IV. — § VI. -II-. CHAPITRE VII.

corum. Nous y pouvons trouver une pierre de touche d'au-


tant plus précieuse et plus sûre que ses ducs ont été au
e
premier plan de l'histoire durant le xi siècle, et que l'Aqui-
taine nous offre une riche mine documentaire 1
.

modernes érudits l'ont, je n'en doute


Cette mine, nos
pas, explorée avec le plus grand soin pour y chercher des
preuves à l'appui de la théorie des grands fiefs, et leur
effort n'a abouti qu'à un procès-verbal de carence pour
tous les ducs qui se sont succédé de Guillaume le Grand à
Guillaume le Toulousain. Il a fallu se rejeter sur un texte-

ambigu et sur les hommages liges des princes anglais, le


tout en plein xn
e
Les hommages
siècle. anglais sont deve-
nus en grand argument pour suppléera l'absence
réalité le

totale de preuves, durant les siècles antérieurs. Si les


Plantagenets, a-t-on dit, puissants, comme ils l'étaient,,
ont consenti à se soumettre à un hommage aussi humiliant
que l'hommage lige, tel qu'il est décrit pour eux, c'est que
cet hommage était « traditionnel ». A supposer, en effets

que les ducs précédents n'eussent dû qu'une simple fidélité,,

jamais les princes anglais ne seraient allés au delà 2 .

L'argument se retourne de lui-même. Les ducs de la


maison de Poitou n'étaient-ils pas proportionnellement tout
aussi puissants par rapport au roi de France, et pourquoi
alors se seraient-ils résignés à un hommage lige? Et qu'ils
c'est précisément ce que démontre
ne s'y sont pas résignés,
le mutisme complet des textes.
Il m'est donc bien permis de dire qu'en reculant ainsi

jusqu'à une tradition hypothétique, on ne fait que sauter


dans le vide. Je rappellerai, au surplus, à quel intérêt

1
Dans la seule collection compté 727 chartes allant
Fonteneau, j'ai

de l'avènement de Guillaume V
du xi e siècle.
à la fin
5 « Les Anglais retardent autant
Lot, Fidèles ou Vassaux, p. 84 :

qu'ils le peuvent l'hommage pour l'Aquitaine, mais quand ils sont


obligés de le prêter, ils font hommage lige. Celui-ci est donc tradi-
tionnel. Autrement les Plantagenets chicaneraient de toutes leurs
forces pour ne donner qu'un simple et dérisoire serment de fidélité ».
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 563

majeur les Plantagenets ont obéi, en conformité avec les


institutions du xn e siècle 1
.

Alors que les historiens admettent, sans preuve docu-


e e
mentaire, l'existence aux x et xi siècles d'une vassalité
féodale du duché, l'évidence des faits les oblige de consta-
ter, àlamême époque, une toute-puissance presque absolue

du duc 2 si grande que M. Luchaire est allé jusqu'à dire


, :

3
« C'est le duc d'Aquitaine qui est le vrai roi de France » .

1
Nous avons affaire, du reste, à de simples affirmations que pas
la moindre preuve d'hommage ne vient étayer. Voy. ces affirmations
à la note suivante.
2
M. Richard (Histoire des comtes de Poitiers, I, p. 201) parle
vaguement « des obligations qui incombaient à Guillaume V envers
le roi de France » et il ne peut alléguer que des « actes de déférence
publique ». — « V
un des princes les plus brillants de
Guillaume fut

son temps. Il du royaume, et, au nom près, jouis-


gouvernait le tiers

sait de toutes les prérogatives royales.... Ce prince très puissant,


n'en fut pasmoins le vassal du faible roi Robert auquel il avait dû en
sa jeunesse d'échapper aux attaques d'Audibert de Périgord » (Lot,
Fidèles ou Vassaux, p. 71).
D'après M. Pfister : « C'était un personnage bien puissant que le duc
d'Aquitaine puisqu'il était seigneurou suzerain desdiocèsesde Poitiers,
Saintes, Angoulême, Limoges, Périgueux, d'une partie de celui de
Bourges, des diocèses de Clermont, de Mende et du Puy. Son autorité
égalait presque celle du roi... Guillaume était un vassal très redou-
table; mais ce n'était qu'un vassal ». — « Guillaume souffrit très
certainement de la suzeraineté que Robert exerçait sur ses États;
mais il ne secoua pas le joug, parce qu'il sentit que l'appui du roi lui

était nécessaire ».
a Les intérêts du suzerain et du vassal, l'un voulant maintenir son
autorité, l'autre cherchant à être maître absolu chez lui, étaient trop
divers pour qu'il n'y eût pas beaucoup de froissements » (Pfister,

Robert Pieux, p. 282, 284, 287).


le

« Les Guilhelm ou Guillaume, dit M. Luchaire, rois de la France


centrale, furent des souverains de grande apparence ». — « L'indé-
pendance de Guillaume Va l'égard delà royauté capétienne est absolue.
Il se sentait l'égal du roi de France. Le roi et le feudataire se trou-

vèrent en conflit » (Luchaire, Histoire de Lavisse, II 2 , p. 70, 71) (Cf.


Instit. des premiers C apétiens, II, p. 212 où Guillaume est appelé vassal).
3
Luchaire, Histoire de Lavisse, II 2 , p. 73.
564 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

Exagération certaine, provoquée par une antinomie appa-


rente entre la vassalité et l'indépendance, qui se dissipe
quand on distingue la suprématie du rex Francorum de
la suzeraineté du seigneur féodal.
Souveraineté ducale et suprématie royale marchent en
réalité de pair. Ce sont lesdeux faces sous lesquelles
nous avons à envisager le gouvernement de Guillaume le
Grand et de ses descendants.
Les caractères distinctifs et marquants du grand prin-
cipat, tels qu'ils se sont présentés jusqu'ici à nos yeux dans
l'exploration méthodique de la Grande France, se manifes-
tent dans tout leur éclat durant les trente-cinq années où
Guillaume V fut à la tête de l'Aquitaine.
Parmi ces caractères, il en est deux qui prévalent le :

principat est une image réduite de la royauté gallo-fran-


que il est une émanation directe du nationalisme régional.
;

Par le premier de ces caractères, il se rattache à la tradi-


tion de Charlemagne et il a la pairie pour aboutissant
logique. Par le second, il procède des sentiments ethni-
ques ou particularistes qui plongent leurs racines au loin-
tain passé de la région, et il représente ou incorpore à la
fois la sauvegarde de l'autonomie politique et le maintien
d'une hiérarchie territoriale.
Guillaume le Grand a tout le prestige d'un roi, et il en
a l'autorité. Tel nous le dépeint Adémar dans le portrait
1
célèbre qu'il a tracé de lui . Le chroniqueur nous le

1
« Dux vero Aquitanorum, cornes Pictavinus, Wiilelmus glorio-
sissimus et potentissimus, extitit cunctis amabiiis, etc. Cui a juven-
tute consuetudo semper omni anno ad limina Apostolorum
fuit, ut
Romam Romani non properabat ad Sanctum
properaret, et eo quo
Jacobum Gallicix recompensaret iter devotum. Et quocumque iter
ageret, vel conventum publicum exerceret, potius rex quam esse dux
PQTABA.TUR, honestate et claritudine qua affluebat honoris.
» Non solum vero omnem Aquitaniam suo subjecit imperio, ut

nemo contra eum levare manum auderet, verum etiam regem Fran-
corum sibi habuit complacitum.
» Immo Hispaniee regem Adefonsum, regemque Navarrae Santium,
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 565

montre traitant d'égal à égal avec les souverains étran-


gers, et honoré par le pape comme un auguste. Pour le
roi de France, il est un « pair » ou un « allié » (compla-

citus)*. Il se donne à soi-même le titre de dummus pa-


2
triâs ; on le monarchus totius Aquitaniœ*. Par
qualifie
là n'apparaît pas seulement l'étendue, mais la consistance
territoriale que prend son pouvoir. Le duché n'est pas
encore un État territorial proprement dit. L'autorité du
duc porte essentiellement soit sur des domaines, soit sur
des seigneuries, soit sur des groupes d'habitants. Mais
un Etat régional se fait jour, comme le prouve le titre de
1
dux Aquitauicde regionis ".

necnon et regem Danamarchorum et Anglorum nomine Canotum,


ita sibi summo favore devinxerat, ut singulis armis legationes eorum
exciperet.... Gum imperatore Hainrico ita amiciciis copulatus est,
ut muneribus allerutrum se honorarent.... Romaui pontifices eum
venientem Romam sic reverenter excipiebant, acsi esset eorum
augustus » (Adémar, III, 41, p. 163-164).
1
« Complacitus » est synonyme d'amicus qui a lui-même Je sens

d'allié. Cf. le G d'Adémar, p. 163, note z.


texte
2 « Ego Wilelmus, dux Aquitanorum... mihi, qui dominus patriœ...
Dei gratia existo » (3 août 1 016) (Chartes de Saint-Hilaire de Poi-
tiers, n° 61, p. 79).
3
« Cornes Williermus, totius tune temporis Aquitaniœ monar-
chus... cogitare cœpit... Sign. Williermi comitis » (10 mars 1010)
(Chartes de Saint-Maixent, n° 64, p. 91).
4
« Divina ordinaute clementia, Willelmus ego Aquitanice dux
regionis » (vers 1025) (Chartes de Saint-Hilaire, n° 77, p. 85). Cf.
Charte de donation de Guillaume le Grand en faveur du Chapitre
cathédral Saint-Pierre de Poitiers : « W. cornes Pictaveusium et
dux Aequitanix » (1025) (Orig. Arch. de la Vienne, Chap. Cath.,
n° 1. — Copie Fonteneau, II, p. 11).
Il ne me paraît pas aussi certain qu'à M. Elie Berger (La formule
« rex Francorum et dux Aquitanorum », Bibl. École des chartes,
XLV, 1884, p. 306), que la formule des actes de Louis VII, après son
mariage avec Alienor, doive toujours se résoudre en « dux Aquitano-
rum » et jamais en « dux Aquita?iia? ». Pourquoi donc? puisque
Louis VII a fait frapper des monnaies portant au revers :DVX-AQVI-
TANI-E (Engel et Serrure, II, p. 367).
566 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

Si nous n'avons pas, je crois, d'exemple que Guillaume


le Grand ait, avant son fils Gui-Geoffroi, fait figurer le
titre de dux Aquitanie i
sur des monnaies, et témoigné par
là d'un lien de continuité entre le duché et l'ancien royaume
d'Aquitaine, il n'y aurait rien d'invraisemblable pourtant
2
à ce qu'il eût fait frapper des monnaies à ce type .

Les rites de son intronisation ne nous sont pas exacte-


ment connus, puisque le cérémonial dont M. Luchaire,
comme M. Pfister, a relevé la splendeur, ne se rapporte
avec certitude qu'à la fin du xn° siècle 3 mais le fait ,

même du couronnement solennel ne saurait être dou-


4
teux .

I
Les ateliers monétaires des comtes de Poitiers ont continué
jusqu'au xu e siècle à frapper des monnaies au type de Charles le

Chauve :

CARLUS REX, avec la légende metullo ou metalo (Engel et Ser-


rure, II, p. 422).
Mais les Guillaume en ont également émis avec la légende AQUI-
TANIE et dans le champ soit DUX, soit REX (Ibid., p. 432, et Poey
d'Avant, Monnaies seigneuriales, p. 176, note 2).

II existe notamment des deniers portant :

GOFRIDUS CO. — AQUITANIE. Dans le champ REX (Poey


d'Avant, ibid., p. 176 et Pl. XI, n 0 14).M, de Longpérier déjà, et depuis
Poey d'Avant (loc. cit.) et Engel-Serrure (p. 432) les attribuent, à
bon droit, me semble-t-il, à Gui Geoffroi (Guillaume VIII).
11 n'est pas indifférent de remarquer que la première femme de
1

Guillaume le Grand, Aumode, était la belle-fille du roi Louis V, et


que sa mère Adélaïde avait été couronnée reine d'Aquitaine (suprà,
p. 554).
1
II s'agit de VOrdo ad benedieendum ducem Aquitaniœ publié par
Besly, p. 183 (H. F., XII, p. 451) et qui a été rédigé par le préchantre
de Saint-Étienne de Limoges Hélie, qu'on trouve en fonctions en 1218.
Peut-être n'a-t-on pas fait suffisante attention qu'il y a deux parties
très distinctes dans ce document. La première qui est une liturgie dont
Hélie se dit le rédacteur, la seconde où il décrit un cérémonial qu'il

déclare antique et qui a pu être seulement remanié dans l'intérêt du


chapitre cathédral de Limoges.
4
Je reviendrai sur ce sujet en traitant, au volume suivant, du
régime du principat.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 567

L'image de la royauté est partout 1

, et elle se rehausse
de la parenté ou de l'alliance avec la nouvelle dynastie
royale, puisque, Hugues Capet ayant épousé sœur de la
Guillaume Fierabras, Robert II et Guillaume le Grand
étaient cousins germains et que Robert, par ses mariages
successifs avec Berthe de Blois et Constance, devint l'oncle
par alliance, puis le beau-frère du duc d'Aquitaine.
Ces liens du sang entrent, pour une part certaine, dans
les rapports du duc et du roi, et ils contribuent, en les

plaçant sous le régime familial hérité des Carolingiens, à


maintenir la suprématie que le roi atteste quand il appelle
Guillaume V son comte 2 .

C'est la qualité d'oncle que Richer met en avant pour


justifier l'aide prêtée par le roi Robert à Guillaume contre
3
le comte Audebert de Périgord ; c'est à titre de proche,
autant qu'à titre de duc royal et de pair, que Guillaume
assistera, le 9 juin 1017, à Compiègne, au sacre de Hugues,
4
l'aîné des fils de Robert ; c'est à ces mêmes titres qu'il
5
recevra le roi et la reine dans ses États .

Rien dans de telles relations ne permet de conclure aune


vassalité féodale et le silence des textes quant à un hom-
mage quelconque est d'autant plus probant que les rap-

1
Adémar emploie couramment les termes de regalis, regaliter, au
sujet de Guillaume le Grand (p. 182-183).
2
« Quidam nobiJis et venerabilis cornes noster Pictavensis Wil-
lelmus nostrae serenitatis adierit praisentiam » (mars 1025, Diplômes
de Robert, H. F., n os 37-38, X, 610).
On pourrait voir aussi une survivance traditionnelle de la supré-
matie carolingienne, dans la persistance sur les monnaies poitevines
du nom de Carlus (Voy. plus haut).
3
« Rotbertus rex, ducta Berta uxore, ... in Aquitania ob nepotem
mum Wilelmum obsidione Hildebertum premit » (Richer, Notes addi-
tionnelles).
4
H. F., X, 600.
s
Lors de Tostension du chef de Saint Jean-Baptiste, à laquelle
assistèrent également le roi de Navarre et le duc de Gascogne : « Rex
,..a Willelmo duce reverenter susceptus » (Adémar, p. 180).
568 LIVRE IV. § VI. -II-. — CHAPITRE VII.

ports entre le roi et le duc ont été plus fréquents


1
. A cela
s'ajoute que Guillaume le Grand tient tête, en face, au roi r
dans où il soutient l'archevêque de
le conflit ecclésiastique

Bordeaux contre l'archevêque de Bourges 2 et que, pour ,

obtenir l'aide du roi contre de puissants adversaires, il ne


s'adresse pas à lui comme suzerain féodal, mais lui fait

offrir ainsi qu'à la reine de l'argent et des vêtements pré-


3
cieux, en échange de son concours .

Le caractère national du principat est aussi manifeste


que son caractère royal.
Ce qui frappe d'abord, c'est l'amplitude de vision qui
s'étend jusqu'aux confins de l'Aquitaine primitive. N'est-
ce pas pour faire rayonner jusque-là son- pouvoir et son
influence que Guillaume le Grand épouse successivement,,
(après Aumode la fille de l'ancienne reine d'Aquitaine
Adélaïde), d'abord Brisque de Gascogne, puis Agnès de
Provence, celle-ci fille d'Otte-Guillaume et belle-sœur du
comte de Provence Guillaume V. Les multiples et étroites
relations du duc avec Cluny, celles qu'il noue ou entre-
tient dans ses voyages annuels à travers le Midi pour se
rendre, soit à Rome, soit à Saint-Jacques de Galice, sont
comme un réseau jeté sur la vaste région aquitanique.
Guillaume le Grand est bien le chef commun de cette
population que mœurs et langue différencient de la France
proprement dite et dont Raoul Glaber déplorera l'intrusion
dans le Nord et dans l'Est, à la suite de la reine Cons-
4
tance . L'attitude de neutralité expectante qu'il observe
entre le roi et la reine, alors que Robert II, pour conso-

1
Cf. le texte C cFAdémar : « Francorum regem amicissimum
habens, prœ ceteris ducibus in ejus palatio honorabatur » (Éd. Cha-
vanon, p. 163, note z).
2 Sur ce conflit célèbre (1024) : Pfister, Robert, p. 196 et suiv.-
Richard, I, p. 180 et suiv.
3
C'est par l'entremise du comte d'Anjou, Foulque Nerra, vassal de
Guillaume que cette offre est faite. Voy. suprà, p. 295.
* Raoul Glaber, III, ix, 40, p. 89.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 569

lider sa dynastie vis-à-vis des principes, veut associer au


1
trône son second fils Henri ,
prend sa vraie signification
quand on la rapproche de l'esprit d'indépendance du Midi
que dénote la réplique fameuse prêtée au comte de Péri-
gord Audebert Qui t'a fait roi? authentique ou non,
: —
peu importe puisqu'elle est prêtée —à ce seigneur aqui-
2
tain par un document contemporain .

L'effort principal des princes poitevins a été visiblement


de constituer un grand Etat méridional, sans que leur
principat cessât d'être modelé et appuyé sur la royauté
gallo-franque. Guillaume le Grand, ainsi que plus tard
3
son fils Gui-Geoffroy ,
procura à cet État une structure
résistante, en se soumettant énergiquement ses vassaux
4
immédiats , tels que ce Hugues de Lusignan dont un

1
Voy. sur la résistance des grands, Pfister, p. 76 et, sur l'attitude
de Guillaume V, ibid., p. .77.
2
Le mot se trouve déjà dans le texte H, que M. J. Lair considère
comme antérieur à la chronique d'Adémar et où M. L. Delisle voit
même « un reste de la première rédaction » (Les MSS. originaux
d'Adémar de Chabannes, Paris, 1896, p. 95). Il est donc antérieur à
1028, et voici ses termes : « Nequaquam rex Ugo vel Rotbertus, filius
ejus ausi sunt eum provocare ad bellum, sed hoc ei mandaverunt :

« Quis te, inquit, comitem constitua? » et Aldebertus remandavit


eis : « Quis vos reges constituerait » (éd. Chavanon, App., p. 205).
Une version analogue est dans le texte C, qui avait été pris à tort
pour une interpolation : « Nequaquam rex Francorum ausus est
eum provocare ad certamen, sed hoc ei mandavit : « Quis te comitem

constituit? » Et Adelbertus remandavit ei : « Quis te regem consti-


tuit » (éd.Chavanon, p. 156, note t).
Pour Gui-Geoffroi, voici le témoignage de la Chronique de Mon-
3

tier-Neuf de Poitiers « Ita cervicositatem Aquitanorum procerum


:

sibi subdiderat, ut ad ejus solum intuitum, si cui iratus erat, pro-

terva mens dissiparetur : tanto terrore cunctos perfuderat, ut nec in


ipsis hominibus illi tyrannicès potestatis jure auderent, ut prius soliti

erunt, grassari. Tanta pace tune regnum Aquitanide potiebatur, ut


nunquam auditum sit uspiam viatorem aut ruricolam eô venientem
disturbatum fuisse » (H. F., XI, p. 120-121).
4
Sane multoties, qui ei rebellare conati sunt Aquitanici primores,
«

omnes vel edomiti vel prostrati sunt » (Adémar, p. 165).


S70 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

acte si curieux nous connaître les démêlés avec son


fait

suzerain *. C'est pourquoi Adémar a pu dire que nul,


dans toute l'Aquitaine, n'osait lever la main contre Guil-
laume.
Le duc avait, à l'instar du roi, sa cour des vassaux et
sa cour de grands fidèles. Il s'attacha ces derniers par
des concessions qui entraînaient l'hommage féodal ou par
des relations personnelles étroites qui en faisaient des
conseillers, des compagnons ou pairs, comme le fut
notamment, pour Guillaume V, le comte d'Angoulôme
Guillaume Taillefer 2 .

Guillaume lepuissamment de l'Église,


Grand s'aida
soit en s'appuyant sur les grandes abbayes 3 telles ,

notamment que Saint-Hilaire, Saint-Maixent ou Saint-


Cybard dont il est le chef ou le patron, et sur les évêques
4
aquitains qu'il appelle episcopi nostri et qui le recon-
B
naissent pour seigneur (dominas) , soit en entretenant
des rapports continus avec Cluny et le Saint-Siège, soit
enfin, d'un point de vue général, en usant d'une grande
largesse dans ses libéralités et dans ses concessions de
privilèges.
Mais ce qui caractérise le mieux l'œuvre du duc, et

ce qui permet de la qualifier d'œuvre nationale, c'est le

souci prédominant de réaliser dans les institutions et les

1
J'ai analysé ce document au T. II, p. 530-531, où il faut lire Guil-
laume V, au lieu de Guillaume IV. D'après Richard, I, p. 166, note 1,
1020 et 1025.
l'acte doit se placer entre
2 Habebat secum magni consilii virum, comitem Engolismse Wil-
<(

lelmum, cujus maxime consilio pendebat. Qui ita se invicem dilexe-


runt semper, ut esset eis anima una » (Adémar, p. 165). Cf. p. 182 :

« Dux prudentissimus cum consiliario suo Willelmo ».


8
« Amplectebatur maximo affectu honoris regulares monachos et
abbates, et eorum consiliis nitebatur in administratione regni »
(Adémar, p. 164).
4
« Aliquando esse vix inveniebatur sine aliquo episcoporum »
{Ibid.).
5
Voy. Imbart de La Tour, Les élections épiscopales, p. 251.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 571

mœurs un idéal de civilisation supérieure, digne de la

culture antique dont le Midi fut un des foyers, et en


rapport avec la religion chrétienne, dont il avait l'ardente
foi. Le grand mouvement de la Paix de Dieu au x a et au
siècle fut un mouvement aquitain, et Guillaume V
e
xi

fut un de ses principaux promoteurs Ce même rôle 1


.

revient au duc dans la réforme monastique qu'il a pour-


suivie à la fois au point de vue moral ou religieux et au
point de vue économique
2
, en même temps qu'il prenait

en mains la cause des bonnes lettres et du savoir dont il

3
avait été lui-même nourri et qu'il ne cessa de cultiver .

1
L'étude de la Paix de Dieu, dans le volume suivant, mettra en
lumière cet important aspect.
2
Je le montrerai en traitant de la réforme monastique; je retiens
seulement, par avance, à raison de l'intérêt que le sujet présente
pour la constitution du principat, le règlement type auquel le duc
a soumis l'administration des domaines de Saint-Hilaire de Poitiers.
Il s'y trouve des dispositions d'une portée générale très visible.
Celles-ci par exemple : « Mansus rusticorum sive suburbanorum sub
ac condicione ligamus quia rusticus rustico, burgensis burgensi suc-
<cedet ». —« Si... communis canonicorum sententia non fuerit, ilîa pars
vincat quamlibet paucior, que saniore vel meliore consilio usa fuerit ».
— « Nec unquam sit canonicorum aliquis ita cervicatus vel superbus
pro potentia sua vel nobilitate, qui per interminacionem violentiœ suae
extorquere nitatur quod per gratiam canonicorum et loci profectum
non merebitur ». — « Ganonici qui videntur girovagi et qui ... per alia
loca propter mundi gloriam suam mutaverunt habitacionem, extra
suas prebendas nihil possint cum aliis emere nec habere » (Chartes
de Saint-Hilaire, n 08 71 et 72; 3 août 1016, p. 77-81).
8
« Fuit autem a pueritia doctus literis et valde habebat scientiam
scripturarum. Librorum etiam copiam in palatio suo retinebat; et si

forte a frequentia causarum et tumultu vacaret, per semetipsum lec-

tionibus intentus erat » (Adémar, texte H, éd. Chavanon, Append.,


p. 209).
Nous voudrions bien connaître la composition de cette bibliothèque
du Palais qui précéda de si loin celle de Charles V.
Quant au zèle pour le développement du savoir, le même texte
nous dit, à propos des relations si étroites du duc avec Fulbert de
Chartres : « Pro rêver encia pkilosophix ejus, a Francia ad se evocato,
thesaurariam Sancti Hilarii gratis tribuit et summo honore eum exco-
572 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VU.

Le chroniqueur contemporain remarque qu'en cela comme


en beaucoup d'autres choses, sicul in multis aliis causis,

le duc d'Aquitaine prenait Charlemagne pour modèle 1


, et
c'est là une constatation qui éclaire heureusement la tra-

dition nationale de la France.


Ainsi deux États, deux sociétés se constituent des deux
côtés de la Loire. Ramener leurs relations à celles d'un
grand fief vis-à-vis de la couronne c'est les étriquer étran-
gement. Les liens qui les unissent sont d'une nature
moins artificielle, plus vivace et plus profonde. Ce sont
les liens physiques et moraux, historiques et ethniques
entre la grande patrie gauloise dont le rex Francorum
est, à travers les siècles, le suprême représentant et la

vieille Aquitaine celto-romaine et wisigothique, qui lui

apporte la contribution de ses aptitudes et de ses senti-


ments propres.
c
Si une rupture s'est produite au xn siècle, quand s'est
éteinte la ligne masculine des ducs, elle ne pouvait être
l'œuvre que d'une nation étrangère, pour les chefs de
laquelle le lien féodal prendra la place du lien national ou
indigène.
Cela dit, il ne me reste plus qu'à vérifier sous les suc-
cesseurs de Guillaume le Grand le développement logique
de la situation respective de l'Aquitaine et de la France
que je viens de constater sous ce prince.

Nous n'avons pas à nous arrêter aux successeurs immé-


diats de Guillaume le Grand, ses fils Guillaume VI le

Tout clerc fut honoré pour sa sapience, et c'est


luit » [Ibid., p. 207).

ainsi que Reuaud, surnommé Platon, fut préposé à l'abbaye de


Saint-Maixent (Chronique d'Adémar, p. 164).
1
« Imitator erat in hac, sicut in multis aliis causis, Caroli Magni
imperatoris et fîlii ejus Ludovici imperatoris » (Adémar, texte H,
p. 209).
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 573

Gros (1030-1038), né de son premier mariage avec


Aumode, et Eudes (1038-1039) dont la mère était Brisque
de Gascogne, puisque M. F. Lot, qui s'est fait le défen-
seur attitré du système des grands fiefs, reconnaît qu'il
« ignore quelles furent les relations de ces princes avec
er 4
Henri I » , ce qui revient à dire qu'il n'a pas décou-
vert,pour ce qui les concerne, un argument quelconque
à l'appui de sa thèse. De fait, ces relations paraissent
avoir été nulles. Guillaume VI, sur les huit ans de son
règne, en passa au moins trois, et très probablement
2
cinq en captivité . Il avait été, dès 1033, battu et fait

prisonnier par le futur comte d'Anjou Geoffroi Martel,


qui avait épousé la veuve de Guillaume le Grand, Agnès,
et que celle-ci avait incité à se rendre maître du Poitou.
Or si le duc d'Aquitaine avait été le vassal du roi de
France, il serait bien incompréhensible que le roi n'eût

rien fait pour le délivrer, surtout après que Geoffroi


Martel se trouva en lutte violente avec son père Foulque
or
Nerra, fidèle partisan de Henri I .

Quant à Eudes, il eut également, durant les trois mois


de son court règne, à combattre des vassaux soulevés
par sa belle-mère Agnès, et sous les coups desquels il

1
Fidèles ou Vassaux, p. 73.
2
Raoul Glaber (IV, IX, 26) dit trois ans, Richard de Cluny, dit
cinq ans (H. F., XI, 285 D). Mais d'après Raoul Glaber, Guillaume
est mort l'année de sa libération, et nous retrouverions ainsi les cinq
ans de Richard de Cluny (1033-1038). S'il n'y avait pas d'erreur dans
1
la date (mars 1037) de deux chartes du Cartul. de Saint-Jean-d An-
gély (n° 42, I, p. 66, et n° 339, II, p. 1), signées par Guillaume, et si la

défaite de Montcontour ou Mont-Gouer est (comme le veut M. Ri-


chard, I, p. 229) du 20 septembre 1033, la captivité aurait duré trois
ans et demi. Toutefois il faut remarquer que ces chartes mentionnent
er
la dixième année du règne de Henri I , ce qui correspond à mars 1038
er
(avant Pâques), Henri I ayant été sacré, du vivant de son père, le

14 mai 1027. — La Chronique de Saint-Maixent relate, d'autre part,

avec R. Glaber, que Guillaume est mort peu de temps après son
rachat {Chroniques des Églises d'Anjou, p. 392).
574 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

périt, sans qu'on voie nulle intervention du roi de France


en sa faveur.
Agnès triomphait par cette mort. Ses fils Pierre, Guil-
laume et Gui-Geoffroi, héritaient de leur demi-frère Eudes.
Elle put rentrer avec eux à Poitiers et voulut même
reprendre sa place sur le trône ducal.
Si Ton avait envisagé d'un peu près la situation poli-
tique à laquelle l'Aquitaine fut soumise, pendant les vingt
années qui suivirent, l'idée d'une dépendance féodale du
royaume de France ne se serait jamais présentée à l'es-
prit. Ne conduisait-elle pas à cet étrange paradoxe que

le duc d'Aquitaine aurait été, durant des années, une

sorte à' arrière-vassal de la Couronne? Voyez, en effet,


quelle est la situation et combien elle contredit à une
transmission du duché par investiture, et à une suzerai-
neté féodale du roi de France. Logiquement, ce qui se
passe ne saurait se concevoir et s'expliquer que pour un
principat indépendant.
Nous sommes devant un arrangement de famille, imposé
par la duchesse Agnès et par son mari Geoffroi Martel, si

particulier que l'histoire du droit devrait en faire état,


au point de vue des origines du par âge en Poitou, mais
qui n'a pas été présenté sous son vrai jour dans l'exposé
qui en a été fait récemment.
Aux yeux de l'historien des comtes de Poitou, M. Ri-
1
chard , le fils aîné d'Agnès et de Guillaume le Grand,
Pierre-Guillaume (surnommé Aigret) était mineur, n'ayant
que seize ans à peine, et sa mère, en qualité de tutrice,

avait le droit d'administrer l'héritage du duc Eudes,


jusqu'au jour où il aurait atteint la majorité légale de
vingt et un ans et où un partage de succession pourrait
être fait entre lui et son frère Gui-Geoffroi.
Les conditions juridiques m'apparaissent tout autres.
Guillaume Aigret, à titre d'aîné, devait succéder à Eudes,

1
T. I, p. 238-239.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 575

du consentement des grands (primores) et s'il avait seize


ans, il n'était plus mineur. La majorité de vingt
et un ans

est une majorité féodale qui appartient à une époque


e
postérieure; au xi siècle, l'âge légal (homo legalis disent
les chartes) était de quatorze à quinze ans dans la région
poitevine *, de même que dans la généralité de la France 2
,

1
Je me borne à ce seul exemple tiré d'une charte de Saint-Jean
d'Angély : « Si noluero monachus fieri suscipiant unum de filiis

meis... non tamen infantem, sed hominem legalem quinclecirn anno-


rum setatis aut amplius » (Cartul. de Saint-Jean d'Angély, MS. latin

5451, f° 177; éd. Il, p. 133, ch. 472).


2
La majorité féodale de vingt et un ans ne s'est guère établie qu'au
xm e
siècle. Jusque-là, la majorité était variable pour les possesseurs
de fiefs, de seigneuries, de principats, de même que pour les rois.
Elle commençait en règle avec Y adoubement (Cf. Guilhiermoz, Essai
sur V origine de la noblesse, Paris, 1902, p. 395 et suiv.). Or l'âge
auquel le jeune homme
armé chevalier dépendait des circons-
était

tances (aptitudes, volonté du père ou du seigneur, intérêt des vas-


saux, etc.). A considérer tout ensemble les faits historiques et les
chansons de geste, on le voit osciller entre douze et vingt ans; mais
la verticale de repos est aux environs de quinze ans, et sans nul doute

sous l'influence de la majorité coutumière de quatorze à quinze ans,


à peu près générale pour les roturiers. C'est à quinze ans que les
Assises de Jérusalem ont fixé la majorité pour la succession aux fiefs

(Assises de la Haute-Cour, ch. 169, éd. Beugnot, I, p. 259-60). D'autre


part,Lacurne de Sainte-Palaye constatait que « l'on trouve beaucoup
d'exemples de chevaliersfaits à quatorze ou quinze ans, et quelquefois

encore plus jeunes » (Mémoires sur l'ancienne Chevalerie, éd. Ch.


Nodier, I, p. 54) et Léon Gautier, après avoir montré combien l'âge
de l'adoubement a varié, déclare « Si j'avais à établir une moyenne,
:

c'est à quinze ans que je me tiendrais » (La Chevalerie, Paris, 1884,

p. 242). Ajoutez cette épitaphe d'un jeune chevalier par Baudri de


Dol, laquelle, dans ses poésies, suit immédiatement l'épitaphe du duc
Gui Geoffroi :

« Plus animo validus quam possent membra tenella,


Militis, ante dies, assumpsit militis arma,
Non quindennis erat, sed erat quindennis ut esset,
Si ter quinque dies sibi vivere plus licuisset ».

(Balderici Carmina historica, Duchesne, IV, p. 264).

Voy. également mon Étude historique sur la durée et les effets de


la minorité, Paris, 1870, p>. 52 et suiv.
S76 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

et c'est le seul qui ait pu être considéré pour la transmis-


sion du principat 1
.

Guillaume le Gros était donc le duc légitime. Il a fallu


un acte d'autorité pour qu'Agnès ait pu s'attribuer le pou-
voir, comme si elle l'exerçait au nom de ses deux fils
(auxquels il aurait appartenu par indivis), sous la haute
main de Geoffroi Martel. Règlement successoral inconce-
(

vable s'il avait opéré une interposition de personnes


entre un suzerain et un vassal, tels qu'on se figure le

roi de France et le duc d'Aquitaine.


Ce régime est décrit (on pourrait presque dire re-
vendiqué) dans toute une série de chartes contempo-
2
raines et il s'est prolongé, sans changement notable,

1
Nous en avons une preuve directe et immédiate pour le duché
d'Aquitaine. Le fils de Gui-Geoffroi, Guillaume IX surnommé le Jeune
lui succéda sans le moindre obstacle à Page de quinze ans moins un
mois. Il était né le 22 octobre 1071, son père mourut le 25 septembre
1086, et il fut aussitôt investi de la pleine autorité dans le duché.
Dès 1087, il confirme à Bordeaux des libéralités de son père au profit
de la Grande-Sauve, et voici ce que porte la charte « Filius (Gui- :

donis) puer, nomine Willelmus comitatum patris atque ducatum


obtinuit, qui cum ad urbem Burdegalem venisset... omnia que a pâtre
fuerunt donata... concessit » (Gartul. MSS. de la Grande-Sauve,
Pet. cartul., f° 5, Gr. cartul., f° 11).
2
Voici les plus notables. Vers 1040 : « Gauzfrido comité et Agnete
comitissa consulatum Pictavorum et Andegavorum sive Turonorum
agentibus » (Chartes poitevines de Saint-Florent de Saumur, Arch.
hisù.du Poitou, II, p. 44).
Anno millesimo quadragesimo primo, régnante in Francia domno
«
Ainrico rege, in pago quoque Pictavensi, domno Wilhelmo comité
cum suo germano Gosfredo persistente, venerabili quoque Agnete
comitisse, illorum genitrici, pagum Galliarum obtime disponente »

(Chartes de Saint-Maixent, n° 95, I, p. 115).


« Temporibus quibus regnabat Einricus filius Rotberti régis in
Francia, in pago tamen Pictavensi persistente domno Willelmo duce
cum suo germano Gosfredo, nunc eorum génitrice Agnete comitisse,
venerabilem quoque Gosfredum comitem, vitricum illorum cum eis »
(1040-44, ibid., I, p. 126-7).
« lllo vero in tempore quod hoc factum est, gubernabant honorem
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 577

jusqu'en 1043 ou 1044. La modification qu'il a subie


alors n'a eu pour but que de le renforcer. Si Guillaume
Aigret ne cessa d'être docilement soumis aux volontés de
sa mère, il n'en alla pas de même de son plus jeune frère
Gui-Geoffroi. Caractère énergique et indépendant, il deve-
nait dangereux à l'heure où il atteignait et dépassait
l'âge légal, c'est-à-dire précisément en 1043, époque, où,
étant né vers 1027, il devait avoir quinze ans.
Un plaid général fut réuni. Des seigneurs aquitains
1
dévoués à la duchesse confirmèrent Guillaume Aigret
dans ses droits sur le ducatus et en exclurent Gui-Geoffroi,
lui attribuant l'héritage gascon de leur frère Eudes 2 ,

auquel Guillaume renonçait ainsi à son profit et dont la

prise de possession ne pouvait se faire que par une main


énergique.
Agnès et Geoffroi Martel restaient les maîtres de l'Aqui-

Pictavicum domnus Willelmus cornes, nec non ejus germanus Gos-


fredus atque eorum genitrix Agnes, comitissa venerabilis, pruden-
omnibus Deo amantissima » (1041-44, ibid., p. 119).
tissima, sive in
« Tempore quo Agnes comitissa in pago Pictavensi cum suis filiis
dominari cœpit » (1040-44, ibid., p. 129).
« In tempore illo quo pagum Pictavense regebatur subditione
domni Willelmi comitis, vel ejus germano Goffredo, necne Agnae
comitissœ eorum genitrici » (1040-44, ibid.,, p. 130).
« Cum in pago Pictavensi Agnes comitissa cum suis filiis, scilicet
Willelmo et Goffredo, gubernacula suscepisset, atque ipsum ducatum
prout sibi posse fuit, strenue regisset » (1040-44, ibid., p. 123).
Charte d'Agnès « per consensum et voluntatem fîliorum meorum
Aquitanici limiiis ducatum gerentium » (1043) (Chartes poitevines de
Saint-Florent de Saumur, n° 68, p. 86).
1
M. Richard a dressé une liste « des barons batailleurs qui s'étaient
attachés à la fortune d'Agnès » (I, p. 237-8).
2
Chronique de Saint-Maixent, ad an. 1044 « Quo tempore Agnes :

comitissa, veniens Pictavis cum duobus filiis suis Petro atque Gau-
fredo, unaque cum nutricio eorum Gaufredo Martello, suoque marito,
cum omnibus Pictavorum optimatibus feceruntplacitum. Deinde
unum eorum Petrum Pictavorum ducem ordinatum, alterum in Gas-
conia transmissum et comitem factum, utrique magna et fortia gesse-
runt » (Chroniques des Églises d'Anjou, p. 394-5).
F. - To-m IV. 37
578 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE VII.

taine. Guillaume Aigret continuait à s'effacer devant eux.


C'est sa mère, ce n'est pas lui que nous voyons en 1045
conduire une expédition contre un seigneur rebelle 1 .

En même temps demeurent interceptés tous rapports


er
entre le roi et le duc. La présence de Henri I en Aqui-
taine, qu'on a voulu déduire des signatures accolées à
2
quelques chartes, est une pure fiction de leurs rédacteurs .

Il est tout aussi inexact que les deux princes se soient


rencontrés à la dédicace de la Trinité de Vendôme (31 mai
1040). L'acte qui l'avait fait croire a été reconnu pour un
3
faux .

La suspension des relations entre la Couronne et le


duché n'a fait que s'aggraver jusqu'à mort de Guil-
la

laume Aigret (1058). Il suffira d'en signaler deux causes

1
La charte de Saint-Maixent qui se rapporte à cet événement est
•très curieuse en soi et le devient davantage par son rapprochement
avec une charte de Cluny.
Le préambule porte « Tempore quo in pago Pictavensi W. dux
:

Aquitanorum principatum accepit, vivante illi germano illius Gauz-


frido, necne iilorum genitricem cum eis in hac vita féliciter manenti
scilicet Agnen comitissam... ». Mais l'acte se termine ainsi « Obti- :

nente duce Willelmo cum sua génitrice Agnete Aquitanorum fines »


(Chartes de Saint-Maixent, I, p. 134, 136).
D'autre part, la charte de Saint-Maixent attribue à Guillaume
Aigret la victoire sur le seigneur rebelle « superatus a duce memorato,
vellet noliet, proprium domicilium (castellum qui dicitur Vuevent)
reliquit » (p. 134), tandis que la charte de Cluny (n° 2855, IV, p. 54)
(concession par Agnès et ses fils de la monnaie de Saint-Jean d\An-
gély) en fait honneur à Agnès : « In hoc anno jam dicta nobilissima
comi tissa Agnes obsedit castrum Volventem et ut est sua consuetudo,
cepit eum ».
* M. Richard l'avait très justement reconnu en éditant ces chartes
{Chartes de Saint-Maixent, n os 102 et 110). Il a dit (p. 127-128,
note) : « on ne peut douter que cette mention (du nom du roi) ne soit

autre chose qu'une formule du rédacteur de ces actes, pour indiquer


sous quel règne ils ont été passés ».
8
La fausseté de la charte (n° XXXVI du Cartul. de la Trinité de
Vendôme,!, p. 61) a été démontrée par M. L. Halphen (Cf. F. Soehnée^.
Catalogue des actes de Henri I er Paris, 1907, , p. 129-130).
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 579

principales : d'abord, la politique ambitieuse de la duchesse


Agnès non contente de l'autorité sur l'Aquitaine, pré-
qui,
tendit jouer un premier rôle sur un théâtre plus vaste,
en mariant sa fille Agnès au roi de Germanie Henri III
le Noir 1

,
séjourna auprès de ce souverain à Goslar et
l'accompagna en Italie lors de son couronnement comme
Empereur (1046) ;
— d'autre part la lutte violente engagée
en 1048 et 1049 entre le roi de France et Geoffroi Martel.
Il est vrai que la paix fut rétablie entre eux, au mois
duc de Nor-
d'août 1052, et qu'ils se liguèrent contre le

mandie, mais à ce moment Geoffroi Martel avait perdu


toute autorité sur le duché d'Aquitaine. Il n'y comptait
plus que des ennemis. La répudiation d'Agnès vers 1050
lui avait aliéné le duc et soulevé la haine de l'épouse
répudiée. Nous avons vu que c'est au cours d'une expé-
dition dirigée contre le comte d'Anjou que Guillaume
Aigret est mort.
Il est aisé maintenant d'apercevoir la double méprise
où M. F. Lot est tombé quand il a avancé qu'en 1053
Guillaume Aigret avait « député à sa place son frère
Gui » pour combattre contre les Normands « sous
l'étendard royal, » et qu'en 1054, c'est en personne qu'il
fit, dans l'armée royale, « campagne aux côtés de Geof-

froi Martel, comte d'Anjou, son vassal pour la Sain-


2
tonge » . Dans les deux cas, il s'agit d'un concours per-
3
sonnel apporté par le comte gascon Gui-Geoffroi à
Geoffroi Martel avec qui, à la différence de son frère, il

n'avait cessé d'entretenir d'excellents rapports, même après


la répudiation d'Agnès, et à la maisnie duquel il apparte-
4
nait comme son nourri . Ce concours armé il le lui

1
Voy. plus haut, p. 443.
2
Fidèles ou Vassaux, p. 72-74.
8
C'est lui qui est désigné sous le nom de Guillelmus Pictavorum
comité dans le texte cité par M. Lot (p. 75). Ce nom était, en effet,

le sien quand le texte a été écrit (1071-1077).


4
La chronique de Saint-Maixent appelle Geoffroi Martel le père
580 LIVRE IV. — § VI. -II-. CHAPITRE VII.

apporta encore en 10S8 % à l'heure même où son frère


Guillaume Aigret allait envahir les États du comte
d'Anjou et l'assiéger à Saumur.
deux frères produisit une
Cette attitude opposée des
sorte ou de volte-face politique quand
de revirement
Gui-Geoffroi (Guillaume VIII) succéda à Guillaume Aigret
(1058). Leur mère se retira alors dans le monastère de
Notre-Dame de Saintes qu'elle avait fondé et les rapports
er
se rétablirent avec Henri I .

Ces rapports, je vais le montrer, furent, comme par


le passé, de pure suprématie.
Rien n'est plus naturel, à ce point de vue, que la
er
présence de Gui-Geoffroi au sacre du jeune Philippe I
2
(23 mai 1059) . Il
y paraît à la fois en qualité de grand
fidèle et, pourrait-on presque dire, de prince du sang, étant
cousin du roi au sixième degré, et sa puissance lui con-
fère le premier rang. Dans le procès-verbal du couron-
nement, il figure en tête des principes. Il a même le pas
sur le frère du roi, le duc de Bourgogne Robert que son
filsHugues représente, et les numismates 3 sont allés

jusqu'à se demander si ce n'est pas cette préséance qui


lui a fait prendre le titre de rex Aquitaniœ sur des mon-
naies. De même le voyons-nous dans un plaid général,
er
regali concilio, tenu par Philippe I à Orléans (1077)
apposer sa signature immédiatement après les grands
officiers de la Couronne 4 .

nourricier (nutricius) des d'Agnès (p. 394). Voy. au sujet des


fils

nourris, T. où il convient de rectifier la note 2 de


II, p. 456 et suiv.
la page 456. Je crois avoir prouvé, depuis qu'elle a été écrite, que

le poème de Waltharius est une œuvre d'origine française (Revendi-

cation contre V Allemagne du poème de Gauthier d'Aquitaine, Paris,


1916).
1
Richard, I, p. 272.
2
Coronatio Philippi Ier H. F., XI, 32-33. ,
— Cf. T. III, p. 395-6.
» Engel et Serrure, T. II, p. 432.
er
* Diplôme de Philippe I pour Saint-Benoît-sur-Loire : « In prae-
.

PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 581

Lui-même a ses grands officiers, ses proceres palatii\


sa chancellerie. Il jouit, comme Guillaume le Grand, d'un
2
prestige tout royal. Des actes sont datés de son règne et
par la valeur militaire déployée clans des expéditions
lointaines, telles que la prise retentissante de Barbastre
3
sur les Sarrazins , il s'acquiert un grand renom dont béné-
ficie son principat. Un chroniqueur l'appellera « vit illus-
4
irhsimus et prœliator fortissimus » . Si Guillaume VIII
ne fat pas, à l'instar de son père, un fondateur propre-
ment du duché, il le consolida et il l'étendit jusque vers
dit

les limites de la « grande Aquitaine » du passé. A l'inté-

rieur il dompta les vassaux rebelles, il réforma les monas-


5
tères avec l'aide de Cluny il régularisa le fonctionnement
,

6
de la justice il mérita le titre d'amans j?tstitiœ, de tenax
,

sentia archiepiscoporum et episcoporum nostrorum et optimatum


palatii nostri... Actum publiée Aurelianis in palatio nostro celebrato
regali concilio » (Recueil des actes publics de Philippe Ier n° ,
LXXXVI,
p. 226).
1
Charte de Gui-Geoffroi (1078-9) : « assensu... procerum nostri
palatii » (Chartes de Saint-Hilaire de Poitiers, n° XCI, p. 98). Cf.
Cartul. de Talmond (n° 51, p. 129) (
1074-8) : « Judicaverunt omnes
principes curie uno consensu ».
2
Charte de Goscelin, trésorier de Saint-Hilaire (1068-69) : « Octavo
regni Francorum decimo Goffridi Aquitanensis ducis »
Philipi régis, et
Charte de Goscelin, archevêque de Bordeaux (27 juin 1068): « regni
Phil. Fr. régis IX no et undecimo Gauffredi Acquitanorum ducis
anno » (Cartul. Saint-Nicolas de Poitiers, n° 14, p. 26).
• Ce fut une véritable croisade, à laquelle beaucoup de Normands-

prirent part, et qui donna naissance à la chanson de geste du Siège


de Barbastre.
4
Fragment de chronique (ad an. 1160), H. F., XII, 118 C.
* « Et quia omnia monasteria per Aquitaniam regulari erant ordi-

natione destituta... cœpit insistere ut in eis monasticum ordinem


posset reformare unde accersitis a Cluniaco viris vaidè religiosis,
:

eisdem monasteriis eos preefecit » (Histoire de Montierneuf, H. F.,.

119 E).
6
M. Richard a attribué à Guillaume VIII le mérite d'avoir rem-
placé les anciens viguiers, qui s'étaient approprié la justice et l'ex-
ploitaient pour leur compte, par des prévôts placés sous son autorité
S82 LIVRE IV. — § VI. -II-. CHAPITRE VII.

1
j us t irise ,
pacifiant les conflits, faisant régner l'ordre et la
2
sécurité .

Vers le dehors, Gui-Geoffroi n'élargit pas seulement le

duché en s'emparant de Saintes sur Foulque le Réchin


d'Anjou (1062) et en s'assurant définitivement la Gasco-
gne, il poussa jusqu'à Toulouse, et — que ce soit par la
3
prise de cette ville ou par le développement continu de
sa puissance, — il mit en décisif échec les prétentions qu'a-
près un siècle écoulé (depuis la mort deRaimondllI Pons),
les comtes de Toulouse, Pons et son fils Guillaume IV
4
semblaient avoir eu l'ambition de faire revivre . Nous

directe (Cf. Histoire des comtes de Poitiers, I, p. 376). On a objecté


non sans que cette opinion manquait de preuve et que la
raison,
viguerie avait perdu beaucoup de terrain dès le milieu du xi e siècle
(Marcel Garaud, Essai sur les institutions judiciaires du Poitou ,

Poitiers, 4 910, p. 156 et suiv.). A mes yeux, s'il n'est pas vraisem-
blable que le duc ait procédé à une réforme d'ensemble, il faut
remarquer d'autre part que c'est à cette même époque que nous
voyons la prévôté royale se constituer et que cela a pu être pour le
duc comme pour le roi une conséquence naturelle de l'extension de
leur pouvoir à l'encontre de la justice privée.
1
Cartulaire de Talmond (1074-78), p. 129-130.
2
Ibidem. — Un bien curieux portrait de Gui-Geoffroi se ren-
contre dans une des premières chartes de son fils, Guillaume IX,
insérée aux Cartulaires MSS.de la Grande-Sauve. Le voici : « Guido
cornes Pietavensis, dux Aquitaniœ, Guido dictus in baptismo, Wil-
lelmus cognomine, potens armis, clarus gestis et regali génère. Iste
vir, late per orbem fama celeberrimus, licet esset occupatus in terrenis
actibus atque bellis insudaret nimium frequentibus, nunquam tamen
desistebat a piis operibus, defensor ecclesiarum pluresque condidit
ubi cœtus monachorum sub abbate posuit,aliis possessiones et honores
addidit » (Cartul. de la Grande-Sauve, Pet. cartul., f° 5, Gr. cartul.,
f° 11 (1087).
3
« Guillelmus (Tolosanus cornes) apud Burdegalam occidit circa
centum milites nobiles per traditionem, qui erant de exercitu Gosfridi
ducis; qui traditionem ipsam non potuit diu sustinere, sed cum
omnibus optimatibus eam, veniens ad Tolosam,
suis calumniatus est
et vastavit eam in circuitu et cepit » (Chronique de Saint-Maixent,
ad an. 1059 ; Chroniques des Églises d'Anjou, p. 401).
4
M. Richard (I, p. 280-281) croit voir déjà un réveil de ces pré-
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 583

assistons donc àune sorte de stabilisation du duché d'Aqui-


taine aux mains de la maison de Poitou, en attendant
l'œuvre beaucoup plus vaste que Guillaume IX tentera de
réaliser.
Gui-Geoffroi ajouta un nouveau fleuron à sa couronne
ducale par son mariage avec Audéarde, fille du duc de
er
Bourgogne, Robert, cousine germaine du roi Philippe I .

tentions dans l'acte d'union de l'abbaye de Moissac à Gluny, qu'il


date de 1053, et où Pons se prévaudrait de l'assentiment des grands
d'Aquitaine « Cura assensu principum Aquitanorum mihi subdi-
:

torum » (Histoire du Languedoc, V, col. 470). Cette formule, en soi,


ne prouve rien, puisque certaines parties de l'ancienne Aquitaine
et notamment le Quercy dépendaient incontestablement du comté

de Toulouse; de plus le mot « Aquitanorum » manque dans la copie


de la charte insérée au Cartulaire de Gluny (Chartes de Cluny, IV,
p. 826), charte dont l'original n'existe plus et dont date et contexte
sont également douteux.
Pour dom Vaissète, ce n'est qu'en 1079 que les revendications de
la maison de Toulouse à une suprématie sur l'Aquitaine paraissent
se faire jour (Histoire du Languedoc, III, p. 416-419). Dans deux
chartes, en effet, données en faveur de l'abbaye de Saint-Pons de
Thomières, non seulement Guillaume IV prend le titre de duc, mais
il s'efforce de se rattacher par ce titre à son ancêtre Raimond III

Pons et revendique la suprématie sur le Périgord, l'Agenais et l'As-


tarac, sur lesquels ni lui-même, ni ses prédécesseurs immédiats
n'avaient exercé d'autorité :

Charte de 1079 (Histoire du Languedoc, V, col. 648-49) : « Ego


Guillelmus Tolosanensis, Albiensis, seu Gaturcensis ac Lutevensis
necne Carcassonse ordinante Deo comes et dux, videns cœnobium
•aedificatumab antiquo duce et comité Aquitanensium nomine Pontio...
Similiter in Petragorico et in Agennensi et in Astairaco et in finibus
eorum quidquid acquirere potuerint... laudo et confirmo ».
Charte de 1080 (Ibid., col. 649-652) « Ego G. Tolosanensium,
:

Albiensium seu Gaturcensium, Lutevensium, Petragorensium, Car-


cassonensium, Aginnensium, necne Astarachensium comes et dux...
monasterium... a proavo videlicet meo Pontio Aquitaniorum duce
vel principe magno... fundatum et constructum ».

Tandis que M. Richard aperçoit une mise à exécution de ces visées


ambitieuses dans le coup de main de Guillaume IV raconté par la
Chronique de Saint-Maixent, sous la date de 10K9 ou 1060, dom
584 LIVRE IV. — § VI. -II-. CHAPITRE VII.

Il était en même temps l'oncle du roi de Germanie


Henri IV (roi des Romains depuis 1061) et se vit solli-

citer par lui son aide, auxilium, de même qu'elle était


demandée au roi d'Angleterre et au roi de France 1
.

Engagé dans la guerre de Saxe et dans la querelle des


investitures, Henri IV se prévalut de sa parenté pour
adresser un appel presque désespéré au duc d'Aquitaine,
que celui-ci, du reste, déclina avec autant d'à propos que
2
de fermeté .

Sa politique religieuse n'avait rien de commun avec celle


de Henri IV. Elle a toujours été favorable à la papauté,
au point que M. Imbart de La Tour a pu le dire Y allié de
3
Grégoire VII Sans doute fut-ce en partie à raison des
.

ménagements et des condescendances envers l'Église aux-


quels l'obligea l'irrégularité, pour cause de parenté, de
son union avec Audéarde. Plus heureux que le sera un

jour son souverain, il échappa à l'excommunication ponti-


ficale, sans que le lien conjugal ait eu besoin d'être rompu.

Vaissète reporte l'événement à une date postérieure à 1079. On s'ex-


plique alors que la prise de Toulouse, qui en a été la suite, ait coupé
court aux velléités de Guillaume IV, mais Ton se heurte à une charte
de Notre-Dame de Saintes de l'an 1067 qui mentionne déjà ce fait

de guerre (Cartul. de Notre-Dame de Saintes, n° XII, p. 23 : « W. qui


Tolosam incendit et Barbastam Sarracenis abstulit »).
Le plus vraisemblable me semble être qu'il n'y a pas de relation
nécessaire entre le récit de la Chronique de Saint-Maixent et la révi-

viscence d'une rivalité des maisons de Toulouse et de Poitou au sujet


du duché d'Aquitaine, et que les appétits de Guillaume IV se sont
surtout traduits en paroles et ont achoppé, comme sur un roc, à la
puissance de Guillaume VIII.
1
Bruno, De bello Saxonico, cap. 36 (Migne, 147, col. 511).
2 « Willehelmum ducem Pictavorum, matris suse germanum,
sororis suae fîlio rogavit misereri, sibique ferre auxilium quo posset
in regnum patris sui, quo careret injuste, restitui. At ille tantas
Francigenarum, Nortmannorum, velAquitanorum viriutes inter se
et illum esse respondit,ut nullo ingenio pertantam fortitudinern cum
exercitu transire potuisset » (lbid., col. 512).
8
Les élections épiscopales (Paris, 1890), p. 401.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 585

Guillaume VIII était donc bien éloigné des actes d'hos-


tilité contre le pape que, nous allons le voir, on a pré-
tendu qu'il avait accomplis par obéissance au roi. Telle
est au contraire la confiance avec laquelle Grégoire VII
se repose sur le duc d'Aquitaine, que c'est à lui qu'il
s'adresse, en même temps qu'aux évêques de France pour
1
obtenir satisfaction du roi Philippe (1075) Mission déli- .

cate entre toutes que Gui-Geoffroi paraît avoir éludée avec


succès.
L'année suivante, le roi lui-même se présente en solli-
citeur à Poitiers, et sa démarche, dans les conditions où
il déclare l'avoir faite, est un témoignage irrécusable de
la condition indépendante du duché.
Guillaume le Conquérant venait, vers la fin du mois
2
de septembre 1076, de mettre le siège devant Dol . Il

fallait l'empêcher de s'emparer de la Bretagne, et, en


délivrant les chefs bretons assiégés, préparer la sou-
3
mission de ce pays à la France . L'entreprise était dif-
ficile, et, pour sa réussite, le concours militaire du duc
or
d'Aquitaine était indispensable. Philippe I est très loin
de le réclamer par semonce
« comme une aide féodale.
»

Il se rend auprès du duc pour le solliciter en personne,


non pas officiellement , mais à titre amical. Lui-
même nous apprend qu'il est accouru en si grande hâte
et d'une façon si familière, nimis private, qu'il n'a pas
emporté le sceau royal, et qu'il a dû le remplacer par
une croix sur les diplômes octroyés à la demande de Gui-
4
Geoffroi C'est un secours, une assistance, aux'dhim,
.

1
Migne, 148, col. 363 et suiv., col. 376-7. Voy. T. III, p. 306.
2
Chroniques des Églises d'Anjou, p. 12.
*Voy. suprà, p. 255-256.
*« Gruce facta in inferioris margine hujus carte propriis manibus

fîrmavimus... Volumus quoque manifestum fieri quia ideo nostri


sigilli impressionem huic carte imponere non jussimus quia illud

apud nos non habebamus; tune enim temporis cum magna festina-
tione et nimis private veneramus Pictavim ad Gaufredum, ducem
586 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE VII.

que le souverain vient demander à son parent et fidèle,


er
à son duc ou pair 1 , et le récent historien de Philippe I

n'a pas beaucoup exagéré en disant que « Philippe et


Geoffroy ont dû traiter d'égal à égal, car on ne relève
dans les diplômes aucune trace de suzeraineté royale » 2 .

M. F. Lot a passé cette démarche sous silence; il la


réduit, par un euphémisme habile, à une « belle récep-
3
tion » faite par Guillaume VIII au roi mais il insiste ;

sur un épisode qui se serait produit deux ans plus tard


au concile de Poitiers une opposition violente du duc,
:

en qualité de vassal du roi.


Il suffira de mettre en lumière la vraie physionomie
de cette assemblée pour dissiper le mirage.
Nous ne connaissons tout ce qui, de près ou de loin,*
a trait à la tenue du concile que par la relation qu'adressa
à Grégoire VII le légat Hugues de Die, qui l'avait convoqué
à Poitiers pour le 15 janvier 1078. Il n'était pas dirigé

Aquitanorum, ut nobis auxilium preberet contra Guillelmum regem


Anglorum et comitem Normannorum, qui tune contra nos in Bri-

tannia quoddam opidum obsederat » (Poitiers, 14 oct. 1076, Actes de


Philippe Ier , n° LXXXIV, p. 220).
Trois jours auparavant (9 octobre) le roi avait sigué la charte d'af-
franchissement d'un collibert de Saint-Hilaire de Poitiers (Ibid.,
n° LXXXIII, p. 216) qui porte la mention finale « Acta sunt hec :

quando Phylipus, rex Francorum, venit Pictavim pro auxilio in


Normannum comitem, scilicet Willelmum Anglorum regem ».
1
La chronique de Montierneuf rapporte en ces termes la présence
du roi « Philippus rex Francorum advenerat Pictavis tune temporis,
:

ut ipsu n ut potè ducem suum ascisceret coutra Guillelmum Anglorum


regem, qui quoddam castrum contra eum obsidebat » (H. F., XI,
er
120 B). L'éditeur des Actes de Philippe I en reproduisant ce texte ,

(p. 217, note) a imprimé « Ut pote ducem : secum ascisceret ». La


Le recueil
leçon serait acceptable, mais j'ignore sur quoi elle se fonde.
de Martene Durand auquel le document a été emprunté porte
et

bien Ducem suum.


:

2
Fliche, Le règne de Philippe I er (Paris, 1912), p. 273.
3 «
En 1076, il lui fit une belle réception à Poitiers » [Fidèles ou
Vassaux, p. 75).
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 587

ouvertement contre le roi, mais contre les prélats simo-


niaques, et spécialement contre l'archevêque de Tours et
or
l'évêque de Rennes. Philippe I avait commencé par pro-
tester auprès du légat de sa déférence filiale
1
, mais il

avait enjoint ensuite (toujours d'après la relation de


Hugues) à Gui-Geoffroi de ne pas laisser tenir de conciles
ou de quasi-conciles là où il pourrait l'empêcher, de défen-
dre aux évêques de participer à des décisions de nature à
ternir l'éclat de sa couronne et de celle des princes de
son royaume, le tout sous peine de lèse-majesté et fidé-
2
lité royale . Remarquons cette expression, qui, rappro-
chée d'une formule analogue de la lettre de Grégoire VII
à Gui-Geoffroi (1074) 3 exclut l'idée de vassalité féodale.
Le duc d'Aquitaine ne s'opposa pas à l'ouverture du
concile, qui s'est faite sans difficulté, et il n'a suscité, en
quoi que ce soit, les troubles dont l'assemblée fut le

théâtre, puisque Hugues de Die ne l'en rend responsable


en rien, et qu'il met expressément le désordre à la seule
charge de l'archevêque de Tours et des clercs placés sous
4
ses ordres . Ce qui achève de prouver combien peu Gui-

1
« Misit litteras primum mihi, in quibus confitebatur Domino,
desiderio desiderans se vocari filium meum, et cum omnia gloria et
honore auctoritatem nostrœ legationis commendabilem efficiens »
(Lettre de Hugues de Die, Migne, 157, col. 509).
2
« Deindè comiti, tum etiam episcopis sui juris litteras misit,

adjurans eos omni attestatione, et suœ majestatis ac fidelitatis reos


esse instituens, scilicet comitem, si pateretur nos uspiam ubi posset,
conventicula et quasi concilia, sic ea vocans, celebrare, episcopos
vero si intéressent vel nostris faverent decretis, in quibus nitebamur
splendorem coronœ ejus obfuscare, et principum regni sui » (Ibid.,

col. 510).
3
« Quicunque sibi regalem honorera vel obedientiam exhibuerit »
(Migne, 148, col. 377).
4
« Longum est, Pater, enumerare turbas et conflictus quos et
quantos, quomodo et ubi hic Turonensis nobis intulerit, aliquando
pro Redonensi... aliquando pro se inclamitando, cum omni suorum
garrulitate et impudenti audacia clericorum... foribus ecclesiae
effractis servientes eorum securibus armata manu introeuntes ita
\

588 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

Geoffroi fut hostile à la tenue du concile, c'est le fait qu'il


n'en accepta pas seulement les canons, mais renchérit sur
la rigueur de l'un d'eux. Le huitième canon s'était borné
à cette disposition :

« Les fils des prêtres et en général les enfants illégitimes


ne doivent pas être admis aux ordres sacrés ils pourront :

cependant devenir moine et vivre dans une congrégation


de chanoines réguliers; on ne doit pas leur confier de
prélature »\
Or, dès 1078 ou 1079, le duc-abbé fit un règlement
solennel pour Saint-Hilaire de Poitiers qui excluait pour
l'avenir les fils de prêtre et les enfants naturels de l'admis-
sion au canonicat"
C'est donc se représenter sous un jour trompeur les
faits qui se sont passés au Concile de Poitiers de 1078 que
d'y voir une preuve quelconque que le duc d'Aquitaine,
Guillaume VIII, était lié au roi de France par une rela-
tion de vassalité.
Tout aussi factice est le rapprochement qu'on a voulu
établir entre l'attitude prêtée, en cette circonstance, à Gui-
Geoffroi, et le rôle que Guillaume IX aurait joué au
Concile de Poitiers de l'an 1100, et qui demandera, à son
tour, d'être tiré au clair.

Le règne de quarante ans du duc Guillaume IX (1086-


1126) tient une grande place dans l'histoire du duché
d'Aquitaine, à raison et de la personnalité originale du
prince, et de sa politique de magnificence, que semble

concilium magno lumultu exturbaverunt, quo fratrem T(euzonem) in


mortem dédissent... Turonensiset suffraganei ejus cum superbo
lumultu inordinate et non canonice recesserunt » (Ibid.).
1
Mansi Concilia, XX, 498; Delarc, Saint Grégoire VII (Paris,
1889), III, p. 360.
2
Chartes de Saint-Hilaire de Poitiers, n° XCI, p. 97-98.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 589

dominer l'ambition de reconstituer la grande Aquitaine.


C'est dans ce but qu'il épouse, en 1094, la fille et l'héri-

tière du comte Guillaume IV de Toulouse, Philippie, qui


venait de perdre à peu d'intervalle son père, mort vers
1093, et son premier mari,le roi d'Aragon et de Navarre,

Sanche Ramire, tué au siège d'Huesca (juin 1094). Les


historiens du Languedoc ont admis, il est vrai
1
que Guil- ,

laume IV avait, dès 1088, cédé ou vendu ses droits sur le


comté de Toulouse à son frère Raymond de Saint-Gilles,
mais sur quelles preuves se sont-ils basés? Le témoignage
de Guillaume de Malmesbury 2 et le titre de comte de Tou-
louse que prend Raymond de Saint-Gilles dans deux
3
chartes de 1088 Ce sont de faibles arguments et il a
.

fallu toute la ferveur d'un patriotisme régional pour s'en


contenter. Le passage du chroniqueur anglais est plein
d'incohérences, confondant par exemple Guillaume IV
avec son père Pons, et les chartes de 1088 n'ont aucune
portée sérieuse. Leur date est très sujette à caution et le
titre de cornes Tolosœ pouvait très bien être pris par un

fils du comte de Toulouse, dans le sens de comte Tou-

lousain. Comment se fait-il ensuite, à supposer que Guil-


laume IV eût cédé le comté à son frère, qu'il ne cesse de
4
paraître en qualité de comte dans les actes? .

S'il y a quelque chose de fondé dans le fait rapporté


par Guillaume de Malmesbury ce ne peut être que ceci :

Guillaume IV, en partant pour la Terre sainte (1092-


1093), a pu engager ses possessions à Raymond, en
1
du Languedoc III, p. 452-3 IV, p. 193.
Histoire y ;

2
Tolosam quoque a germano émit, pluribus anrris ante magni
«

motus viam profecto Ierosolymam » (Gesta regum Anglorum, Migne,


179, col. 1343).
3
Donations à l'abbaye de Saint-André d'Avignon (Histoire du
Languedoc V, ,
col. 707-708).
4
Octobre 1090. —« Guillelmo comité Tholosa tenente » (Histoire
du Languedoc, V, col. 715. Cf. ibid., col. 722). — Lettre d'Urbain II,

vers 1093 (Ibid., col. 730). — 1093. « Philippo rege régnante, et


Guillelmo comité ToIost » (Ibid., c. 730).
590 LIVRE IV. - § VI. -II-. CHAPITRE VII.

échange des sommes d'argent qui lui étaient nécessaires.

Mais un tel engagement, et à plus forte raison une vente,,


ne pouvait préjudicier aux droits de l'héritière de Guil-
laume, sa fille Philippie. C'est une règle constante que de
pareils actes ne sont valables qu'avec le concours et l'as-
sentiment des héritiers, et il douteux que l'héri-
n'est pas
tage devait revenir à la fille non au frère, la Loi salique
et
n'ayant jamais eu la moindre application dans le Midi,,
e
pas plus d'ailleurs qu'en Francie avant le xiv siècle.

Dom Vaissète en a fourni lui-même la preuve


1
et c'est

par une échappatoire évidente qu'il a supposé l'existence


d'une substitution de mâle en mâle que Pons déjà aurait
2
établie .

Guillaume IX en épousant Philippie acquérait donc, du


chef de sa femme, des droits certains sur le principat tou-

lousain, et ce sont ces droits qu'il a fait valoir après le


départ de Raymond de Saint-Gilles pour la croisade
(8 oct. 1096), en s'emparant de Toulouse l'année sui-
vante. Si Raymond avait été, après la mort de son frère
(1093), reconnu pour chef par les seigneurs du Toulou-
sain, ce ne fut pas en vertu d'un droit propre, mais
comme représentant de l'indépendance nationale à ren-
contre soit du premier, soit du second mari de Philippie.
Cela est si vrai qu'un hagiographe a pu mettre cette
reconnaissance sur le compte d'une intervention miracu-
3
leuse .

1
« Les filles succédèrent non seulement aux fiefs ordinaires durant
le xi e siècle et le ceux de dignité : la Province
suivant, mais encore à
en fournit divers exemples, entre autres ceux de Berthe, comtesse
de Rouergue et marquise de Gothie, de Garsinde, de Be'ziers, et d'Er-
mengarde, de Carcassonne » (Histoire du Languedoc, III, p. 401).
2
Histoire du Languedoc, IV, p. 194.
3 <( Raymundum, prius appellatum Sancti Aegidii comitem, omni
paterna hereditate carentem casam Dei, scilicet ad limina beati
Rotberti, sociouno associatum advexit. Intrans proinde et excubans
ante ejus sanctum sepulcrum, causam suee necessitatis velut ante
certissimum adjutorem et advocatum depromens, summo mane Missa
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 591

A peine maître de Toulouse, Guillaume IX prend part


à la guerre du Vexin (1098) aux côtés de Guillaume le
er
Roux 1
. Il combat donc contre le roi Philippe I . Aucun
chroniqueur ne lui reproche pourtant d'avoir, en le fai-

sant, violé sa foi de vassal. Nous ignorons, du reste, son


objectif direct. Était-ce pour servir les ambitions de Guil-
laume le Roux au trône de France, en cas de mort de
Louis VI, ou pour l'emporter sur les comtes d'Anjou? Si
le but est obscur, l'indépendance politique au regard de la
couronne est évidente.
Elle apparaît non moins claire, quand, résolu de partir
pour la croisade, où le poussaient, à défaut de zèle reli-
gieux, l'attrait des aventures héroïques, l'amour de la
gloire et les séductions de l'Orient, il négocia avec le

même Guillaume le Roux l'engagement de ses États,


moyennant d'opulents subsides 2 négociations auxquelles,

la mort inopinée du roi d'Angleterre coupa court (2 août


1100).
C'est sur ces entrefaites que fut convoqué à Poitiers pour
le 19 novembre 1100, où Guillaume IX, par le
le concile

rôle qu'il y a joué, aurait fourni la preuve péremptoire


que le duché d'Aquitaine était bien un grand fief. « Impos-
sible, dit M. Lot, de tenir un langage et d'avoir une atti-

tude qui sente mieux son vassal ».

Notons d'abord qu'Ives de Chartres s'était empressé de

celebrata, hominium beato Rotberto fecit. Ensem. desuper altari


accepit, et comitatum Tholosanae urbis, a nullo se habere vel tenere
nisi a beato si Deus per illum sibi tradere dis-
Rotberto confïrmavit,
posuerit. Cujus desideriumnon diu estdilatum; nam ut a loco sancti
Rotberti discessit, fmesque paternos attigit, sine contradictione,
proceres cuncti hominium ei fecerunt, et ipsi ex corde adhœrentes
Urbem Tholosam, ceterasque provincias, quse paterno jure ei debe-
bantur uno impetu substitueruot » (Bernard de Saint-Gemme (1160),
Vie de Saint Robert de la Chaise-Dieu, Mabillon, Acta SS. Bened.,
Seec. VI, 2, p. 215).
1
Orderic Vital, IV, p. 25.
2
Fidèles ou Vassaux, p. 77.
592 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE VII.

féliciter les légats du pape d'avoir choisi Poitiers pour siège


du concile, puisque, disait-il, les évêques qui s'y rendraient
pourraient agir en pleine liberté, sans avoir à redouter la
pression du roi de France. C'est donc qu'il n'y avait pas
à craindre que Guillaume s'opposât, comme vassal du roi,
aux mesures projetées.
Que fit-il, en vérité? et sous l'empire de quel mobile
a-t-il agi?
Nous avons trois documents qui prétendent nous l'ap-
prendre; et ils se contredisent. L'un est la relation con-
temporaine de Hugues de Flavigny, le second un passage
de la vie de Saint Bernard de Tiron par Geoffroi le Gros,
qui écrivait après 1131, le dernier est un récit merveilleux
en l'honneur de Saint Hilaire de Poitiers 1

, dont nous ne
connaissons ni l'époque de rédaction, ni l'auteur et qui a
été ajouté à une transcription de la vie antique de Saint
Hilaire par Fortunat dans un manuscrit de la Vaticane 2 .

Or c'est ce dernier document seul que cite et qu'invoque

M. Lot, et il n'est pas difficile de montrer à quel point il


est dénué de valeur historique.
Tout le morceau est tendancieux. Il veut prouver un
miracle opéré par Saint Hilaire au moyen de deux faits,
présentés de telle sorte qu'ils ne puissent s'expliquer
d'autre sorte menaces de Guillaume de s'opposer de
: les

force à une excommunication du roi, l'absence de suite


donnée à ces menaces. Qu'on lise le récit tout entier, et
l'on verra combien il est imaginaire.
Dans la nuit qui précède le concile, le légat Jean était

1
H. F., XIV, 108-109.
2
le MS latin 757 du fonds Ottoboni. D'après les renseigne-
C'est
ments qu'a bien voulu me donner le préfet de la Vaticane, Mgr A.
Ratti, et dont je lui exprime ma reconnaissance, les feuillets 141-158
sont seuls relatifs à Saint-Hilaire. Le morceau publié par le Dom
Bouquet les termine (f° le titre De rege Francorum
156-158), sous
Philippo. Ces feuillets ne datent que du e
w
siècle, et le reste même
du MS que du xyi e siècle.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 593

allé prier devant l'autel de Saint Hilaire. Le saint lui était

apparu et lui avait promis d'écarter de lui et des pères du


•concile tous les périls qu'ils pouvaient redouter. Ces périls,

le narrateur les dramatise de son mieux. Il fait intervenir


la majesté royale. Le roi a intimé l'ordre au duc de
faire obstacle de toutes ses forces à la sentence d'excom-
munication dont on le menace ; le duc proclame solennel-
lement qu'il exécutera, comme il le doit, la volonté du
roi, et que si les prélats passent outre à sa défense, ils ne
sortiront pas indemnes de la cité
1
. Grand effroi de l'as-
semblée. Le légat, fort de l'assistance de Saint Hilaire, en
appelle, de la volonté du roi, à celle du roi des rois, puis il se
déclare prêt à subir le sort de Saint Jean-Baptiste. Guil-
laume recule devant cette pathétique résistance, il quitte
le concile, l'excommunication est prononcée. Mais quand
il l'apprend, il fait fermer les portes de la ville. Alors
nouveau miracle, un messager vient annoncer qu'elles*
sont rouvertes, le duc lui-même se présente, s'humilie et
2
obtient sa grâce Le concile se sépare dans l'allégresse,
.

et nul ne doute plus de la puissance de Saint Hilaire.


Tel est le récit d'où l'on a extrait, comme si elles étaient
authentiques ou relatées par un contemporain, des pa-
roles du duc d'Aquitaine attestant sa vassalité et fournis-
sant la preuve qu'il avait obéi à un ordre du roi. D'au-
thenticité ni de date certaine il ne saurait être question,

1
« Cornes igitur in fine concilii... advenit tanquam furibundus,
magna catervâ stipatus suorum, et tanquam indignans, multumque
vociferans concilium ingressus, facto silentio in hsec ve rb a prorupit :

« Dominus meus Rex mandavit mihi vos, ad dedecus ipsius et meum,


in hac urbe quam ab ipso habeo, velle excommunicare eum, et prohi-
buit mihî in fidelitate quam ipsi debeo, ne hoc patiar fieri. Dico
igitur, immo interdïco vobis ne hoc facere prœsumatis; alioquin per
sacramenta quae non impunè hanc urbem exibitis ».
ipsi juravi,
2 « Quin compunctus corde venit, et prostratus in
et ipse cornes

terrant coram cardinalibus, culpam confîtebatur et veniam postu-


labat ; et de csetero se talia non commissurum cum juramento polli-
€etur, etc. ».

F. - Tome IV. 38
594 LIVRE IV. § VI. -1I-. CHAPITRE VII.

et, à les prendre même en soi, elles ne disent pas ce qu'on


leur fait dire. Il n'est nulle question d'une vassalité du
1
duc, mais de sa fidélité ;
l'Aquitaine n'est présentée que
comme une dépendance du royaume 2
, et seule la ville
3
de Poitiers est dite tenue du roi
Quant à un ordre .

royal, le récit est en complet désaccord avec les deux


autres versions que nous possédons, et dont la première
surtout mérite infiniment plus de crédit.
Hugues de Flavigny ne fait pas la plus légère allusion à
une injonction royale. Le duc supplie le concile en son
nom personnel (summa prece) de ne pas excommunier le
seigneur roi (dominus rex), et un certain nombre d'évê-
ques font comme lui [ideutidem facientes). La prière
étant restée vaine, le comte se retire en proférant des
menaces, suivi de quelques évêques, d'un grand nombre
de clercs et d'une foule de laïques. Cette sortie provoque
un tumulte, et, après que l'excommunication a été pro-
noncée, un commis par un homme du peuple
attentat est
placé aux galeries supérieures, puis une grande efferves-
cence se manifeste au dehors. Quant au duc, loin de
mettre ses menaces à exécution, il vient faire amende
honorable au concile des excès qui se sont produits 4 .

La version de Geoffroi le Gros attribue un rôle beau-


coup plus actif et plus violent à Guillaume IX. De même
que le récit de Saint Hilaire de Poitiers veut glorifier ce
saint, celui de Geoffroi exalte l'héroïsme de Saint Bernard
de Tiron, demeuré imperturbable devant les menaces de
massacre. Mais, tout en exagérant ces menaces, il paraît
plus près de la vérité en les rapportant à un mobile per-
sonnel. Guillaume IX, dit-il, est entré en fureur par la

1
« In fidelitate quam ipsi debeo ; ... per sacramenta quae ipsi
juravi ».
2
« In urbe sua, quee de ipsius regno erat ».
3
«Hac urbe quam ab ipso habeo ».
4
Hugues de Flavigny, Chronique, livre II, Migne, 154, col. 385-386.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 595

crainte qu'il éprouvait d'être l'objet d'une sentence ana-


1
logue .

Tel paraît avoir été, en effet, le mobile vrai de sa pro-


testation et de ses menaces, comme l'avenir l'a prouvé.
A la différence de son père, il était en fort mauvais termes
2
avec l'Église Par sa vie déréglée,
. il attirait le blâme; il

blessait par son esprit frondeur, facétieux et sceptique;


son hostilité aux réformes monastiques et épiscopales
constituait un danger véritable. C'est ainsi que le duc
sentait planer déjà au-dessus de sa tête la vindicte ponti-
ficale qui s'abattit plus tard sur lui.

Je viens de toucher au caractère moral de ce duc trou-


badour autour duquel s'est formée toute une légende
scandaleuse et je suis à m'étonner qu'on n'ait pas cherché
aussi dans ses productions poétiques un argument pour la
thèse de sa vassalité. On aurait pu l'y trouver tout aussi
spécieux, plus spécieux même que celui qu'a paru fournir
le Concile de Poitiers.

I « Quâ excommunicatione compertâ, Guiilelmus dux Aquitanorum,


qui aderat, totius pudicitise ac sanctitatis inimicus, timens ne similem
vindictam pro consimilibus culpis pateretur, nimio furore succensus,
omnes deprœdari, flagellari, occidi. Quod ministris suis
jussit illos
facere incipientibus, pontifices et abbates hue illucque difï'ugiunt,

et uttemporalem vitam retinerent, tuta latibula quaerere contendunt »


(Geoffroi le Gros, Vie de Saint Bernard de Tiron, H. F., XIV, 169).
-Voy. les reproches que lui adresse, dès 1094, le pape Urbain II, de
ne ressembler point à son père dans sa conduite envers l'Église :

« Sœpe tuam commonuimus ut egregii principis patris tui devotionem

atque prudentiam imiteris. Ipse principatûs sui ecclesiae devotissimè


coluit, plures rébus suis ditavit, novas etiam a fundamentis ex-
struxit. De te verô miramur, qui cum aliis bonis studiis quantum ad
militem polleas, in hoc à patris tui probitate degenerare perhiberis
quôd ecclesiarum jura perturbes, et quas ille fundavit exspolies »

(31 mars 1094, H. F., XIV, 710).


II est piquant de rapprocher de ce parallèle le portrait de Gui-

Geoffroi que j'ai cité d'après une charte délivrée par Guillaume IX au
moment de son avènement.
S96 LIVRE IV. § VI. -II -. CHAPITRE VII.

Préoccupé de l'avenir de son fils, n'a-t-il pas chanté un


jour :

Si Folcos (TAngieus no . 1 socor


E . 1 reis de cui ieu tenc m'onor,
Faran li mal tul li plusor
Félon Gascon et Angevi *.

« Si Foulque d'Angers ne le secourt, et le roi de qui je


tiens mon honneur, à lui faire du mal ils seront beaucoup,
félons Gascons et Angevins ».

N'avoue-t-il pas ainsi qu'il tient son duché du roi?


Peut-être, peut-être aussi que non, voire même l'in-

verse. Tout dépend de l'esprit de la chanson à laquelle la

strophe citée appartient, ou, si l'on veut, de la place à lui

assigner dans l'œuvre poétique de Guillaume IX. Or le

classement de cette œuvre appelle révision. Tel qu'on l'a

établi, notrechanson y formerait une exception unique.


Les onze pièces qui nous sont parvenues ont été réparties
en trois groupes 2 : six pièces sensuelles (I-IV), cinq pièces
courtoises ou facétieuses (VII-X), une pièce sérieuse (XI),
celle-là même dont notre strophe fait partie. Cet isolement
est en soi surprenant, et la surprise augmente quand
on ajoute par la pensée le grand nombre de pièces per-
2
dues, dont le trait saillant devait être la facétie et qui ont
fait donner le surnom de facetus au duc Guillaume 4 .

Il badine avec les choses les plus sérieuses, — comme


il le fit avec la croisade, à son retour d'Orient 5 ,
— gabe,
il

1
Les chansons deGuillaume IX, éd. Alfred Jeanroy, Paris, 1913, p. 27.
2
Éd. Jeanroy, p. xvi.
3 a Nimium jocundus, facetos etiam histriones (jongleurs) facetis
superans multiplicibus » (Orderic Vital, IV, p. 118). « Nugas porro
suas, falsa quadam venustate condiens, ad facetias revocabat, audien-
tium rictus cachinno distendens » (Guillaume de Malmesbury Migne, ,

179, col. 1384). Ajoutez surtout la note 4, infrà.


4
« Willelmus, cornes Pictaviae, qui vocatus est facetus » (Radulfî

de Diceto Abbreviationes Chronicorum, éd. Stubbs, Londres, 1876,


I, p. 240).
5
« Miserias captivitatis suee ut erat jocundus et lepidus, post-
modum, prosperitale fultus, coram regibus et magnatis atque Chris-
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 597

il raille en prenant pour devise « Tout est rien » 1


et pour
le mieux faire, il emploie à fin plaisante les termes de la
langue politique 2 .

Ainsi en va-t-il, à mes yeux, de la chanson qui nous


occupe. Elle n'a du sérieux que les apparences. Et voyez,
en effet, combien peu les érudits ont pu s'entendre sur
ce sérieux, sur Y exil qui en fait le sujet. On avait long-
3
temps admis que c'était le départ, en 1101, pour la croi-
sade. Mais Diez a prouvé que la chanson ne pouvait être
antérieure à 1110 ou 1112, et il l'a rapportée à quelque
pèlerinage. M. Jeanroy croit qu'il y est question d'un pèle-
rinage accompli en 1117, lors de la levée de l'excommu-
nication du duc 4 .

Or tout le contexte de la chanson n'en révèle-t-il pas


l'objet ou le thème? C'est manifestement un adieu à

tianis cœtibus, multotiens retulit rythmicis versibus, cum facetis


modulationibus » (variations) (Orderic Vital, IV, p. 132).
1
Pièce VII, str. 3, p. 17. Il faut voir toute la chanson n° IV : « Farai
un vers de dreyt nien », « je ferai un vers sur le pur néant » (p. 6
et suiv.).
2
Lisez, par exemple, cette strophe de la pièce I, p. 3«:

« De Gimel ai lo caste] e' 1 mandamen,


E
per Niol fauc ergueill a tota gen
C'ambedui me son juratz e plevit per sagramen ».

C'est le pur langage féodal :

« J'ai de Gimel le château et tout le ressort de justice et pos-


séder Niol m'enorgueillit devant toute la gent, car tous deux m'ont
juré et plévi leurfoi par serment ».

Rien semble-t-il plus sérieux? Or les châteaux de Gimel et de Niol


sont les résidences de deux des maîtresses de Guillaume, et person-
nifient ces belles.
Ailleurs le poète parle, en matière amoureuse, de « droit et de loi »
(II, 2), de « plaid et de merci » (II, 5), d'engagement par charte
(VIII, 2), il plaisante lamaisnie du roi (la mainada del rei) (II, 3), etc.

3
Histoire littéraire de la France, XI, p. 44, XIII, p. 44-45, etc.
M. Richard l'admet encore (I, p. 430).
4 Éd. Jeanroy, p. 40.
598 LIVRE IV. § VI. CHAPITRE VII.

r amour *, quand est censée avoir sonné l'heure de la


retraite et censé être proche Y exil définitif, le départ de ce
monde. C'estdonc une sorte de testament courtois qui
fait contre-partie aux chansons d'amour, suivant le pro-
cédé des jeux-parti ou des tençons.
Comment n'a-t-on pas aperçu ce qu'il y avait d'ironique
et de facétieux dans l'idée de confier la garde du fils du

poète aux comtes d'Anjou qu'il s'agît de Foulque le Réchin,


!

dont Guillaume IX avait répudié injurieusement la fille


et avec lequel il n'avait cessé d'être en conflit (1098,
1105, etc.), ou de Foulque le jeune dont il s'était emparé
par trahison, qu'il avait tenu en prison pendant un an,
rendu seulement à la liberté en échange des châteaux
angevins qu'il convoitait et avec lequel il avait été en
guerre ouverte dès 1109. Puis, quelle plaisante idée de
compter sur Louis VI (appelé le bon roi, dans une va-
2
riante) pour protéger l'héritier du duché contre les Gas-
cons et les Angevins, alors que Guillaume a refusé de
3
reconnaître le roi, lors de son avènement et, selon ,

l'expression de M. Luchaire, l'a « ignoré » pendant vingt


4
ans Si donc Guillaume IX parle du roi, du bon roi,
.

« de qui il tient son honneur » et s'il lui confie plus ou

1
Les deux strophes qui encadrent la pièce, la première et la der-
nière, suffiraient à le prouver.

« Farai un vers, dont sui dolenz :

Mais non serai obedienz


En Peitau ni en Lemozi ».
(XI, 1).

« Aissi guerpisc joie e déport


E vair e gris e sembeli ».

(XI, il).

« Je ferai un « vers » dont je m'attriste : jamais plus je ne serai


servant d'amour en Poitou ni en Limousin ». « Désormais je quitte

joie et plaisir 9 et vair et gris et zibeline ».


2
Éd. Jeanroy, p. 41.
3
Suprà, p. 358.
4
Histoire de France de Lavisse, II 2 , p. 307.
PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 599

moins la garde de son fils, c'est avec le même sérieux que


Villon plus tard distribuera les legs de son Testament.
Quand, en H 08, Guillaume refusa de faire acte de
fidélité à Louis VI (et à plus forte raison acte d'hommage,
si l'hommage lui a été demandé), il n'était déjà plus
maître de Toulouse, sans que nous sachions par quelle
voie le fils de Raymond de Saint-Gilles avait pu récu-
1
pérer plus ou moins complètement le principat paternel .

Mais quand Bertrand, à son tour, partit pour la Terre


sainte (mars 1109), ne laissant derrière lui que son jeune
frère Alfonse-Jourdain, âgé de six ans à peine, l'autorité
de Guillaume IX allait redevenir prépondérante en Lan-
guedoc. Aussitôt après la mort de Bertrand (21 avr. 1112)
il y conduit une expédition et se remet en possession de
l'héritage de Philippie (1113). Alfonse-Jourdain est réduit
aux domaines qui lui provenaient directement de Ray-
mond de Saint-Gilles (Rouergue, Provence, etc.).
Ce retour de fortune semble avoir accru encore la

fougue du caractère de Guillaume IX, cette soif de briller


au premier rang qui l'avait entraîné à la croisade et qui le

poussait à braver les deux puissances qu'il sentait au-dessus


de lui, la royauté et l'Église. Moins que jamais peut-il être
question d'une subordination du duc au roi de France. Il

n'en apparaît pas le plus faible indice. Vis-à-vis de


l'Église, Guillaume prend une attitude si indépendante et

si hostile qu'il est excommunié en 1114 par l'évêque de


Poitiers, et l'année suivante par le légat Girard. Ces sen-
tences contre lesquelles le duc se regimba avec la dernière
2
violence , ne paraissent pas avoir été étrangères à sa

1
Est-ce en profitant de l'absence de Guillaume parti pour la croi-
sade? Est-ce par une convention avec le duc et en échange de sub-
sides pour cette expédition? Je croirais volontiers, au dernier cas,
que Guillaume IX s'était réservé la suzeraineté.
' Ici se placent les anecdotes célèbres racontées par Guillaume de
Malesbury, où Ja violence est assaisonnée de traits d'esprit (Migne y
179, col. 1384-5).
600 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

séparation d'avec Philippie (H 15) et elles ont certaine-


ment contribué à détacher de lui ses sujets du Midi. Guil-
laume IX. dut finalement renoncer à les réduire et se rési-
gner à voir rétablir Alfonse-Jourdain dans son principat
toulousain (1123).
Entre temps pourtant, il s'était acquis un nouveau
lustre par son expédition contre les Maures d'Espagne
et quand, en 1124, l'empereur teuton Henri V menaça la
France d'une invasion, le duc d'Aquitaine témoigna de son

attachement à l'unité nationale de la Gaule, et protesta


avec force de son regret de ne pouvoir accourir à temps 1
.

Il s'agissait là d'une guerre nationale tout à fait en dehors


de l'hommage féodal.
Nousparvenu au deuxième quart du xn e siècle,,
voici
sans qu'aucune preuve solide d'un tel hommage du duc
d'Aquitaine ait pu être rapportée.
L'histoire entre désormais dans la phase de transforma-
tion de la suprématie royale en suzeraineté féodale, moins
par l'extension, avant Philippe- Auguste, du pouvoir du
roi que par l'élaboration du système de la monarchie féo-
dale auquel les Libri Feudorum et les Assises de Jéru-
salem avaient frayé la voie et fourni le substratum juri-
dique. Toutefois la transformation fut progressive, et l'on
s'abuse quand on se l'imagine pleinement accomplie dès
le premier quart du xn e siècle. C'est ainsi qu'on a cru voir
la preuve d'un aveu formel de vassalité dans les paroles,

plus ou moins authentiques, que Suger met dans la bouche


du duc d'Aquitaine, qui, en 1126 ou 1127, s'était porté au
secours du comte d'Auvergne attaqué par le roi.
Du moment, a-t-on dit, que le duc s'est reconnu « dans
la même situation » vis-à-vis du roi que le comte d'Au-

1 « Dux Aqaitanie Guilelmus, cornes egregius Britannie, cornes


bellicosus Fulco Àndegavensis summe emulabantur, eo quod vires
exagerare et Francorum injuriam gravissime punire et vie prolixitas

et temporis brevitas prohiberet » (Suger, éd. Molinier, p. 104).


PUISSANCE DU DUCHÉ ET RAPPORTS AVEC LA COURONNE. 601

vergne l'était vis-à-vis de lui-même, il s'est avoué vassal


4
de Louis VI .

Le raisonnement pourrait être juste s'il était exact que


le comte d'Auvergne fût le vassal proprement dit du
« comte de Poitiers ». Mais nous n'en avons pas la
moindre certitude. Cela était vrai pour le vicomte d'Au-
vergne, alors que le comté d'Auvergne se trouvait aux
mains des comtes de Poitiers, mais depuis que le
2
vicomte était devenu comte , il n'a plus été soumis qu'à
une sorte de suzeraineté nominale ou de suprématie du
duc d'Aquitaine, il n'a plus été qu'un fidèle du duc, de
même que celui-ci était un fidèle du roi. Aussi Guillaume,
dans le langage que Suger lui prête, ne se déclare-t-il
pas homme du roi, mais son duc [dux tuus) et fait-il
appel à la majesté royale, à la cour du roi (curia vestra),
aux optimates regni 3 en définitive à la cour des grands
,

fidèles qui deviendra la cour des pairs ".

5
Je crois, du reste, avec M. Richard que le Guillaume
mis en scène par Suger n'est pas Guillaume IX, mais son
fils Guillaume X, qui n'avait hérité de son père que la

valeur guerrière, sans rien de ses éclatantes qualités


d'esprit, et de sa hauteur de caractère. Il ne sut pas main-
tenir le prestige de sa maison au regard de la Couronne,
et c'est lui qui mit en quelque sorte le duché dans la

1
Lot, Fidèles ou Vassaux, p. 79.
2 549-50.
Suprà, p. 536,
3
Dux tuus Aquitanie, domine rex, multate salute, omni te potiri
«
honore. Non dedignetur régie majestatis celsitudo ducis Aquitaniae
servitium suscipere ... Arvernensis cornes, quia Alverniam a me,
quam ego a vobis habeo, habet, si quid commisit curie vestre
vestro habeo imperio representare. ... Si sic judicaverint regni
optimates, fiât... » (Suger, Vie de Louis le Gros, éd. Molinier,

p. 110).
4
Voy. T. I, le chapitre vm. La cour des pairs comme vassaux,
la cour des pairs comme fidèles, p. 227 et suiv., et T. III, p. 413
à 427.
s
Histoire des comtes de Poitiers, II, p. 3-4.
602 LIVRE IV. § VI. -II-. CHAPITRE VII.

main du roi en lui confiant ses filles et en destinant


l'aînée Aliénor à Louis le Jeune.
J'ai dit précédemment que le titre de duc d'Aquitaine
que prit ce souverain, après son mariage, est une der-
nière preuve que l'Aquitaine ne constituait pas encore un
grand fief puisque sans cela elle aurait purement et sim-
plement fait retour à la Couronne.

Quant à l'hommage lige que prêtèrent les princes anglais


dans le cours du xn e siècle, j'ai montré, au sujet de la
Normandie, qu'il s'explique par la nécessité où ils se sont
trouvés de s'allier avec le roi de France dans leurs luttes
1
intestines Seulement, à la différence de la Normandie,
.

l'Aquitaine allait rester pendant plusieurs siècles au pou-


voir de leurs successeurs étrangers, et l'on peut se féli-

citer que Guillaume IX n'ait pas pu conserver l'héritage


de Philippie, qui, sans cela aurait eu le même sort. La
maison de Toulouse, grâce à cette circonstance, put pour-
suivre sa destinée dans l'orbe du royaume de France.

i Suprà, p. 162.
603

III. — Le comté de Toulouse


ET LE DUCHÉ DE NàRBONNE.

Quand, après la mort de Raymond III Pons (950), la


maison de Toulouse n'éleva plus guère de prétentions au
duché d'Aquitaine, le principat dont elle tenait la tête
acquit de plus en plus son individualité propre, et accusa
de jour en jour une situation plus indépendante au regard
de la Couronne.
Ce principat comprenait à la fois l'ancien comté ou
marche de Toulouse, avec ses dépendances ou ses annexes,
et l'ancien duché de Gothie le premier resté aux mains
:

de la branche aînée, le second dont la branche de Rouer-


gue s'était emparée sous le règne de Raoul ou de Louis
d'Outremer. Nous allons voir que la fusion s'opéra après
1066, et que de là devaient sortir et le futur Languedoc,
et la future pairie de France de la maison de Toulouse.
Il s'impose donc à nous de faire une place à part au

principat de Toulouse-Gothie, à côté du duché d'Aqui-


taine
1
pour la période qui s'ouvre à la mort de Ray-
,

mond III Pons, et particulièrement en ce qui a trait aux


rapports de ses chefs avec la Couronne de France.
Deux constatations, l'une négative, l'autre positive
dominent ces rapports le silence absolu des sources sur
:

une relation politique, voire même personnelle, entre les


chefs du principat et le roi, d'autre part la persistance
générale et continue de la mention de la royauté dans les
actes de toute la vaste région qui s'étend de la Garonne

1
Le duché de Gascogne et la marche d'Espagne (comté de Bar-
celone) trouveront place dans le prochain volume.
604 LIVRE IV. § VI. -III.

1
au Rhône, aussi bien qu'en Gascogne Les conclusions à .

tirer de cette double circonstance auraient dû s'imposer à

l'espritdes historiens. N'est-ce pas la preuve évidente que


ni le comte de Toulouse, ni le duc de Gothie ou de Nar-
bonne n'étaient des grands vassaux du roi de France,
qu'aucun lien féodal ne rattachait leur principat à la Cou-
ronne? N'est-ce pas la preuve non moins certaine que la

tradition d'une royauté nationale avait poussé dans l'âme


des populations du Midi des racines indestructibles? —
Or telle est la ténacité, telle la force du préjugé féodal
qu'on a passé outre à la lacune absolue des textes, bien
plus qu'on a prétendu la combler par une sorte de pré-
somption juris et de jure dispensant de toute justification.
N'en est-on pas venu jusqu'à dire que « le silence des
textes, s'il ne permet pas d'assurer que ces personnages
aient fait hommage aux rois de France, n'autorise pas
davantage l'affirmation contraire » 2 ? A ce compte toute
hypothèse peut passer pour vérité, s'il plaît à son auteur
de ne pas reculer devant le silence des textes qui la con-
damne.
La durée même de ce silence a été esquivée en partie.
Ce n'est pas seulement de 950 à 1053, c'est jusque dans
6
la seconde moitié duxii siècle que fait défaut toute allusion
à un hommage du comte de Toulouse-Narbonne, et nous
verrons dans quelles circonstances cet hommage apparaît.
Sous l'empire du même préjugé féodal, la vitalité pro-
fonde de l'autorité, ou, si l'on veut, de la majesté royale

1
II serait oiseux d'eu citer des exemples. Elle est constante, à de
très rares exceptions près, et ne manque pas de signaler les chan-
gements de règne.
3
Fidèles ou Vassaux, p. 121-122. — Est-il besoin de remarquer que
la situation n'est pas la même. Ne pas faire hommage ne constitue
pas un acte qui ait pu laisser trace dans les documents, tandis que
l'hommage féodal d'un prince non seulement est une solennité qui
ne saurait passer inaperçue mais suppose une rencontre, des rela-
tions de fait que les chroniqueurs se complaisent à relater.
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 605

a été méconnue dans son essence. La datation royale du


Midi est tout autre chose, en effet, qu'un simple procédé
chronologique de scribes qu'on se représenterait usant
de tables tenues à jour. Pourquoi aurait-on fait figu-
rer le nom d'un roi à côté de l'année de l'incarnation? à
1
quoi bon le citer si l'on n'indique pas l'année du règne ?

comment expliquer tant d'erreurs grossières de synchro-


2
nisme, tant et de si étranges méprises ?

Ce n'est pas datation qu'il faudrait dire, c'est invocation.

Le nom du roi est invoqué comme l'est souvent, à côté de


lui, le nom du pape, et au-dessus d'eux le nom de Dieu.
Et dans cette invocation la plume des scribes ne sert que
•d'écho à la voix populaire. C'est en passant par la bouche
du peuple que les noms des rois se déforment d'une façon
3
si bizarre en apparence , très explicable en réalité puis-
4
quelle procède de la prononciation méridionale .

Une autre preuve de la source populaire, la voici. Comme


dans les chansons de geste, où les personnalités de Charles
Martel, de Charlemagne, de Charles le Chauve se sont

fondues et amalgamées, il se crée des noms typiques dont


les rédacteurs de chartes, vraies ou fausses, trahissent le

mieux la provenance légendaire quand ils font de Hugues


leGrand une sorte de pendant de Charlemagne, qu'ils le
1
Cette indication fait régulièrement défaut au xi e siècle, et est
exceptionnelle au x e .

2
La mention, par exemple, d'un roi Constance « régnante Cons-
tantio rege » par confusion sans doute avec la reine Constance
(Cartul. de Saint-Sernin, 1004-1010, ch. 134, p. 99).
3
« Régnante Autarico rege » (957, Histoire du Languedoc, V,
col. 226). — Aiagrico rege (1031, lbid., c. 399).
c< Ehenrigo rege —
(1037, c. 429). —
Eyco rege (1040, Chartes de Cluny, IV, n° 2951,
p. 151). — Eihenrigo régis Francise (1045, Histoire du Languedoc ,

V, col. 449). — Andrico rege (1048, c. 504). — Engericho rege (1056,


c. 486). — Ingelrico rege (vers 1060, c. 506), etc.
4
II est même curieux de retrouver dans la forme fréquente de
Aianrico, ïi primitif de Heinrîch, et dans celle de Leuterico (par
exemple, Cartul. de Guilhelm, 980, p. 559; 985, p. 126) le radical
Leut de Lothaire.
606 LIVRE IV. Q VI. -III.

er
substituent comme roi de France à Robert I ou à Raoul,
1
et le confondent avec Hugues Capet .

En définitive, ce n'est pas le nom du souverain régnant


que Ton invoque, mais la royauté nationale qu'un nom
2
personnifie ou qu'il symbolise De cette royauté l'idéal se .

conserve d'autant plus précieusement au fond des esprits


que la société est plus troublée et plus divisée : idéal de
gloire nationale et de souveraine justice. Le sentiment
survit que la fonction essentielle de la royauté est le rôle
de protectrice, protectrice du pays contre l'étranger, pro-
tectrice des faibles, de l'Église et du peuple 3 .

Je citerai deux témoignages précis de cette survivance, -

laquelle seule peut rendre raison de la fidélité des chartes


languedociennes à la tradition royale.

Si l'histoire est muette sur toute relation féodale entre


e
les comtes de Toulouse des x° et xi siècles et le roi de
France, du chef de leur principat, par contre, elle nous les

montre tenant du roi leur droit de protection sur une riche

1
Voy. par exemple, Carlul. deGellone : 7 août 926, « anno tertio
régnante Hugone magno » (ch. 72, p. 65). — 27 juillet 930, « anno
VII 0 régnante Eugone magno » (p. 38). — 990, « anno III 0 régnante
Hugone magno » (p. 74). — Histoire du Languedoc, V, col.
311 : 988, a anno IIP regn. Hugo magno rege vel duce Francho-
rum ».
Gascogne que le phénomène atteint son point culminant.
C'est en
« Dans M. Degert, qui semble si obstinément fermé
ce milieu, dit
toute influence française, aucun nom ne sera bientôt aussi popu-
aire que celui de Hugues. Comme ailleurs, Charles le Grand pour
e Carolingiens, Hugues le Grand en viendra, dans l'imagination
gasconne, à personnifier tous les rois de la famille capétienne »
(A. Degert, Le pouvoir royal en Gascogne sous les derniers Caro-
lingiens et les premiers Capétiens; Revue des questions historiques,.
er
1 octobre 1902, p. 431-2).
2
II arrive que le nom même du roi soit omis, et qu'on s'en tienne
à cette formule : « régnante domino rege » (Cartul. de Saint- Sernin r
ch. 47, p. 34).
3
Livre II, ch. u. La justice, une forme de la protection. — Le roi
(T. I, p. 145 et suiv.).
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 607

abbaye du Quercy, l'abbaye de Moissac, et exerçant ce


droit sous sa garantie.
Au témoignage de la chronique d'Aimeric de Peyrat,
qui met en œuvre un précieux fonds d'archives l'abbaye
était, depuis l'époque carolingienne, placée sous la pro-
2
tection des comtes de Toulouse, à titre de bénéfice royal .

Ce bénéfice s'est transformé en fief tenu des rois de France,


comme nous l'apprend une charte de Pons de l'an 1053 3
.

C'était un fief d'importance, puisque Guillaume Taillefer


(mort en 1037) l'avait sous-inféodé à un abbé laïque (sœ-
cularis)ou chevalier (miles), Gauzbertde Castelnau et de
1
Gourdon, moyennant un prix de trente mille solidi * Cet .

abbé laïque obtint, en 1042, de l'abbé régulier Pierre, la


concession d'un droit spécial de protection (caplenium) à
5
charge d'hommage . Gauzbert, à la fois vassal du comte

1
Aymeric de Peyrat fut abbé de Moissac de 1377 à 1406. Sa chro-
nique e'crite vers 1440 est conservée dans un ms. du xv e siècle de la
Bibliothèque nationale (latin 4991 A).
2 « A tempore Karoli Magni fuit cornes Gurso (Chorson) etOddo et
Raymundus Guillermus. Predicti comitéshabuerunt defensionem
dicti monasterii sub homagio et juramento fidelitatis » (f° 167 v°,
col. 1).
3 (( Poncius, Tolosanus urbis cornes... decrevi ut abbatia S. P.
Moysiacensis cœnobii, quam ego hactenus et parentes mei seu prse-
decessores mei comités Tolosani de manibus regum Francorum visi

fuimus in fevi jure habere et homagio possidere, deinceps in Dei


servitio rectius dilîgentiusque custodiatur » (29 juin 1053, Histoire
du Languedoc, V, col. 470). — Chartes de Ciuny, IV, p. 826.
4
« Satis omnibus, ut opinor, notum est qualiter ego Gausbertus,
abba nominatus, olim a Willelmo comité Tolosano emptione magni
pretiiXXX scilicet millia solidorum abbatiam Moysiacensis cœnobii
comparaverim » (9 juin 1063, Ibid., col. 522). Chartes de Cluny, —
IV, p. 495.
5
« Abbas Petrus [Stephanus] prefecit abbatem militem sive sœcu-
larem ut tueret villam Moyssiaci et membra abbacie et villas et terri-

torium et appendicias dicti monasterii et abbatem et conventum... et


dédit prsedicto abbati captennium in quibusdam (locis) et in villa

Moyssiaci certam partem : pro(quo) captennio dictus abbas miles


promisit homagium et fîdelitatem abbati et conventui regulari et suc-
608 LIVRE IV. § VI. -III.

et des moines, était en même temps arrière-vassal du roi.

Le successeur de Guillaume Taillefer, Pons, d'accord


avec l'abbé laïque Gauzbert soumit, en 1053, l'abbaye
(donc l'abbé régulier) à l'ordre de Cluny et plaça cette
soumission sous la sauvegarde ou garantie du roi de
1
France et du pape .

Les moines, il est vrai, comme on le voit par des inter-


2
polations et des variantes ,
prétendirent faire dériver de
leur propre autorité ou consentement, au lieu de la souve-
raineté royale, les droits des comtes de Toulouse et des
abbés laïques sur le monastère. Ce sont là prétentions très
fréquentes et qui n'infirment en rien le témoignage si

précis des chartes sur la survie, au moins théorique, de


la protection du roi.
Voyons maintenant un aspect plus général de cette
protection. Le sujet dans son ensemble appartient à l'his-
toire de la paix de Dieu, que je retracerai au volume sui-
vant. Mais je veux du moins en détacher un épisode qui
a été jusqu'ici comme étouffé sous les erreurs d'une chro-
nique apocryphe.
Il parvenu par des copies du xvn° siècle, la com-
nous est
du Parlement de
pilation singulière d'un conseiller clerc
3
Toulouse, Guillaume Bardin OEuvre d'inspiration et de .

cessoribus eorumdem » (Chronique oVAymeric de Peyrat, f° 156 v°,


157 r°).
1
« Seniori karissimo domno Hugoni, abbati Cluniensi... secundum
regulam sancti Benedicti ordinandam in perpetuum trado coram
testibus. Si quis autem... post hanc meam cessionem disrumpere
quocumque modo adtemptaverit... papœ Romano nec non Francorum
régi,ad quorum tuitionem locus prœfatus Moysiacus pertinet, dis-
tringendum relinquo » (Histoire du Languedoc, V, col. 470-471)
(Charte de Pons).
2
Variante de l'édition de la Charte de Pons dans le Gallia Christ.,
I, Instr., p. 30 : au lieu de « de manibus regum Francorum », le
texte porte : « de manibus abbatum et monachorum » (de même,
Chronique d'Aymeric de Peyrat, f° 167 v°).
3
Guillaume Bardin a été nommé conseiller-clerc par Charles VII,
le 5 juillet 1443. Il fut ensuite régent à l'Université d'Orléans, et
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 609

tendances royalistes, elle a été composée aux environs de


1454, et prétend retracer, sous forme d'une chronique
rétrospective, les destinées du Parlement de Toulouse
depuis ses origines 1 . Ces origines, l'auteur les fait

remonter à Tan 1031, où le premier Parlement aurait été


convoqué à Toulouse par le roi de France, en vertu de
son droit à Y hommage du comte
2
.

Aucun historien moderne n'a pris ce récit au sérieux,


tant est suspecte la compilation entière, — véritable pot
pourri de documents frelatés, — tant sont choquants l'ana-
chronisme et l'incohérence des résolutions attribuées au
prétendu Parlement. M. Ch. Pfister a cru voir néanmoins
un rapport entre le fait avancé par Barbin et le voyage
de dévotion que le roi Robert, selon son biographe Hel-
gaud, a effectué dans le Midi et qui l'a conduit à Saint-
3
Sernin de Toulouse . La pérégrination se placerait en
1031, et le roi, à cette occasion, aurait tenu à Toulouse
une grande assemblée pour y rendre justice à ceux qui le
demandaient 4 .

Je ne trouverai là rien que de conforme aux préroga-


tives royales que j'ai précédemment décrites
5
plus ,

retourna comme conseiller (1454-1474) à Toulouse, où il écrivit sa

chronique. Voy. sur ce document la note de Molinier, Histoire du


Languedoc, T. X (note 40), p. 424-436. Le texte en est publié aux
Preuves du même volume, col. 1-78.
1
« Historia chronologica parlamentorum patriœ Occitanx et diver-

sorum conventuum trium ordinum dictée patriœ... ex registris parla-


mentariis... archivis ecclesiarum et civitatum », etc.
2 « Etiamsi villa Tholosae et major pars patriae Occitanae ad juris-
dictionem comitum Tholosanorum pertinerent, nihilominus Francise
quo comités erga eos tenebantur, jus habe-
reges, virtute hominii
bant indicendi parlamenta in eorum villis et dominationibus, quoties-
cumque illis bonum videbatur. Indictum fuit Tholosx parlamentum
anno 1031 » {Histoire du Languedoc, X, coi. 3).
3
Helgaud, Vita Roberti régis, H. F., X, 114 E.
4
Pfister, Robert le Pieux, p. 295-296.
5
Voy. T. III, p. 356 et suiv., et spécialement Y Appel d'équité,
p. 376 et suiv.

F. - Tome IV. 3'J


610 LIVRE IV. § VI. -III.

étendues même que M. Pfîster les suppose, — et un tel

exercice de la justice souveraine aurait été propre à avi-


ver le prestige de la royauté aux extrémités de la France.
L'hypothèse toutefois me paraît fragile. Il est bien invrai-

semblable que Robert ait parcouru le Midi quelques mois


avant sa mort, quand étaient à peine assoupis les conflits

avec ses fils, et Guillaume Bardin ne nomme pas le roi,

ni ne signale même sa présence.


C'est dans une autre direction qu'il faut chercher, je

crois, le fond de vérité, propre à impressionner l'esprit


public
1

,
qui se cache sous des dehors trompeurs. Ce n'est
pas à une assemblée royale tenue à Toulouse que Bardin
a demandé les titres de fondation du Parlement, c'est à un
grand concile dont l'action devait s'étendre à toute la
région méridionale et qui se prévalait de l'autorité du
roi. Il suffit de mettre en regard la composition du pré-
tendu Parlement toulousain de 1031 et celle du concile
de Bourges de cette année-là même pour reconnaître avec
certitude que l'une n'est que la transposition, ou mieux
2
Y exploitation de l'autre . Et si l'on en rapproche la charte

1
II faut retenir cette observation de M. Paul Dognon, Les insti-

tutions politiques et administratives du pays de Languedoc, Tou-


louse, 1895, p. 379, note 2 : « Bardin n'a pas inventé les légendes
qu'il raconte. Elles étaient de son temps et furent par la suite univer-
sellement acceptées » (Archives de la Haute-Garonne, série B,
Édits, T. I, f° 93, 23 déc. 1468).
2
Voici Ja composition du pseudo-Parlement de Bardin : « Nomina
electorum ad tenendum hoc parJamentum sunt : Aimo, archiepiscopus
Bituricensis, Odo cornes, Amelius, episcopus Albiensis, Giffredus,
episcopus Carcassonensis, Assenerius, abbas, Hubertus, abbas, Roge-
rius, miles, Gassiotus miles, Monteleau jurisperitus (!) Pissanus
jurisperitus (!) Attardus scriba parlamentarius (!) Hi omnes jurati
in manibus régis, per attactum novi Testamenti » (Histoire du Lan-
guedoc, X, col. 3-4).

Pourquoi l'archevêque de Bourges Aymon tigure-t-il en tête? Qu'est


ce comte Eudes qui vient immédiatement après lui? Et quelle singulière
réunion d'abbés et de chevaliers pour un plaid royal tenu à Toulouse!

Tout s'explique quand on relève les mêmes noms et presque dans


LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 611

additionnelle de l'archevêque de Bourges Aymon, signée


par l'évêque de Cahors, suivant laquelle le concile a été
convoqué au nom du roi de France Henri 1
, on découvre
sans peine les éléments dont Bardin s'est servi pour ima-
giner la tenue d'un Parlement royal. Il lui suffisait
d'introduire dans les décisions de cette assemblée le litige
entre l'archevêque Guifred de Narbonne et le vicomte
Bérenger, dont s'était occupé le concile réuni à Toulouse
(etnon pas à Arles) en 1056 2 pour fixer à Toulouse éga-
,

lement le siège du prétendu Parlement 3 .

le même ordre au bas de k charte de fondation de l'abbaye de Saint-


Satur, qui passe pour avoir été fondée au concile de Bourges de
novembre 1031 (Cf. Raynal, Histoire du Berry, I, p. 348, p. 379
Là ils sont identifiés et parfaitement à leur place. Bardin les
et suiv.).

a transposés et en partie démarqués.


Qu'on en juge par les signatures de la charte qui nous a conservé
cette fondation :

« S. Aimonis, archiepiscopi, S. Odonis, comitisPalatii (Eudes II, de


Blois, l'un des fondateurs)... Gotzfredi, vice comitis... Rogerii,
decani... Amelii, Albiensis episcopi,... Acmerii (Azenabii) abbatis
Maciacensis (Massay)... Herberti, abbatis Dolensismonasterii (Déols)
anno quarto régnante Hainrico rege » (Charte du CartuL de Saint-
Étienne de Bourges; Labbe, Histoire du Berry, Paris, 1647, p. 180-
182; d'Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et comtes de Cham-
pagne, I, p. 472-473).
1
Additio ad Concilium Bituricensi (Mansî Concilia, T. XIX,
col. 507-508) :« Ego Haymo... ad reformandam pacem et res eccle-

siarum commode disponere, consiiio régis Henrici, et episcoporum


ad nostram sedem pertinentium, decrevimus consilium facere in Bitu-
rica civitate...Deinde pacem toto nisu corroboravimus... ».
Des doutes ont été émis (Hefele, Conciliengeschichte, IV, p. 692)
sur l'authenticité de cet acte, mais non prouvés. En tout cas l'acte
a dû être connu de Bardin. Il existe dans le CartuL original
(xm e siècle) de Saint-Sulpice de Bourges, A, f0 ' 6-7 et a été publié
dans Y Essai de reconstitution du Cartulaire, par L. de Kersens, p. 38
{Mémoires de la Société des antiquaires du Centre, 1912, T. XXXV).
2
Voy. Hefele, Conciliengeschichte, IV, p. 789.
3
Baluze a prouvé que c'est au concile de Toulouse de 1056 qu'a
été portée la plainte du vicomte Bérenger contre l'archevêque Gui-
fred de Narbonne (voy. note de Baluze dans Mansi, loc. cit., col. 848).
612 LIVRE IV. § VI. -III.

Ce qu'il y a donc au fond du récit de Bardin le voici.


er
Le roi de France (Henri I et non pas Robert II) s'est érigé
ou a été érigé en arbitre de la paix de Dieu, pour arrêter
et apaiser les conflits. Par là a été ouvert, en principe,
un recours à sa justice, un appel à son pouvoir d'équité et
à sa protection, si l'une des parties demandait à mettre fin
à des luttes armées (guerre privée, duels, etc.) telles que le
conflit violententre le vicomteet l'archevêque de Narbonne.
C'est donc sous une forme rénovée de l'appel au roi,

appuyé du concours de l'Église et des jurés de paix, que


la souveraineté royale a pu être invoquée. Le caractère
sacré de la suprême justice que la royauté représente
1

s'est en quelque sorte retrempé dans l'institution de la paix


de Dieu.
Si la majesté royale bénéficiait par là d'un surcroît de
vénération idéale ou de lointain respect, l'unification du
principat de Toulouse-Narbonne, son élévation en dignité
et en puissance ne pouvait faire que de plus en plus obs-
tacle à une subordination féodale et ne laisser place qu'à
une haute suprématie de la Couronne.

Cette unification s'est accomplie après l'extinction de la


branche de Rouergue, en 1066, par la mort, à cette date,
de Berthe l'unique héritière du comte Hugues. Les fils de
Pons, Guillaume IV et Raymond de Saint-Gilles l'empor-
tent définitivement en 1079 sur le mari de Berthe, le comte
Robert d'Auvergne, qui leur avait disputé l'héritage de
et, vraisemblablement par un accord passé
leur cousine,
entre eux, le Rouergue et le duché de Gothie sont attri-
bués à Raymond 2
Quand ce prince enfin, au mépris des
.

1
T. III, p. 358 et suiv.
2
Une charte du 15 décembre 1066 porte déjà : «Ego Almodis nutu
(Dei) comitissa et filiusmeus Raymundus cornes Rutenensis, et Nemo-
sensis, Narbonensiumque nobilissimus » (Histoire du Languedoc,
V, c. 542).
Voy. ensuite : « Stephanus abba Conchacensium venit in partibus
Gothiœ, et t'ecit querimoniam Raimundi Ruthenensium comiti et
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 613

droits de Philippie, s'empare du Toulousain après la mort


de son frère Guillaume IV (1093), l'État languedocien est
né, s'étendant de la Gascogne à la Provence, et absorbant
le duché de Gothie. C'est le chef de cet État, à la fois

comte palatin de Toulouse et duc de Nar bonne, qui pren- 1

dra rang au xm e siècle dans la pairie de France 2 .

Biterrensium vicecomitisse Hermengardi » (Cartul. de Conques,


ch. 20, p. 25; Histoire du Languedoc, V, c. 642).
1085 : « Ego R. Ruthenensis, Gabalitanus [Ucejtiensis, Nemau-
sensis, Agathensis, Biterrensis, nec non Narbonensis cornes » (His-
toire du Languedoc, V, c. 697).
« In anno incarnationis Domini MLXXXVIII (ne faudrait-il pas
lire MLXXXXIII?) ego R. cornes Tolosae, dux Narbonœ, marchio
Provincise (Ibid., c. 707 et c. 708).

1095 (juin) : « R. Tolosanus cornes, dux Narbonnœ, et marchio


Provincise » (Ibid., c. 739).
1096 « Ego R. permissione Dei cornes dictus Tolosanorum et
:

Ruthenensium, dux Narbonnœ, marchio Provincial » (Ibid., c. 743).


1
« Tolosanorum Pontio palatino comité » (1060, Histoire du Lan-

guedoc, V, c. 502). <( Palatini comités Pontius et ejus filius Willel-


mus (1063, Ibid., c. 523). Monnaie de Raymond IV de Saint-Gilles,
portant sur l'un des côtés, autour delà croix de Toulouse : R. comes
Paiatii, et au revers, autour d'un croissant et d'une étoile: Dux Mar-
chio PV (Provinciœ) (Ducange, Glossaire IV, Planche XXV, n° 119).
2
La connue des pairs de France, et qui pour-
plus ancienne liste

rait être du début du xm e siècle, met le comte de Toulouse au pre-

mier rang des pairs laïques avec le titre de « dux Narbonne ». Elle
figure parmi les miscellanées (xiu-xiv* siècle) qui se trouvent en tête
du MS latin 499! de la Bibliothèque nationale (f° XI r°). Elle est
ainsi conçue :

Hii sunt XII pares Fraudes :

Archiepisc'opus remensis dux


Episc. Lingonensis dux
Episc. Laudunensis dux
Dux Narbone
Dux Aquitanie
Dux Burgundie
Dux Normannie
Episc. Gathalonensis comes
Ep. belvacensis comes
Ep. novionensis comes
Gomes Gampanie
Comes Flandrie.
\

614 LIVRE IV. § VI. - III.

Dans tout le cours du xi e siècle et durant une grande


partie du xn°, l'absence de rapports des chefs de ce grand
principat avec le roi de France continue à prouver l'inexis-
tence de tout lien de vassalité.
er
Le roi Philippe I n'intervient en rien dans les grands
différends du fils de Raymond, Bertrand, avec le pape
1
Pascal (1101-1108), à propos de l'abbaye de Saint-Gilles .

Entre Alfonse-Jourdain Louis VI et Louis VII (1112-1148)


on ne relève qu'une seule rencontre et toute fortuite 2 Ce .

fut à Limoges, aux fêtes de Saint-Martial (juillet 1137).


Alfonse-Jourdain y était venu pour prendre part aux
er
solennités religieuses, Louis VII traversa la ville le 1 juil-

let pour se rendre en grande pompe à Bordeaux où il


3
devait célébrer son mariage avec Aliénor . Geoffroi de
Vigeois dit expressément que le duc ignorait même l'arri-

vée du roi
L'expédition tentée en 1141 (juin à septembre) par
5
Louis VII contre Toulouse prouve combien le roi prenait
ombrage de l'indépendance du comte. Mais son but n'était
pas d'imposer l'hommage à Alfonse-Jourdain en vertu des
droits de la Couronne. Quand il se mit en campagne, il

1
Cf. Fliche, Philippe I er , p. 381 et suiv.
2 Dans ses Annales de la vie de Louis VI, M. Luchaire remarque
(p. CXI) : « L'histoire n'a laissé aucune trace de relations directes
entre les comtes de Toulouse et le roi de Paris ».
8
Suger, Vie de Louis le Gros, p. 128.
4 « Aldefonsus... ad diem festum, de Régis adventu ignarus, adve-
nerat » (H. F., XII, 435 A).
6 ^ Ludovicus juvenis Francorum rex ingentem exercitum congre-
gavit, ac ad festivitatem Johannis Baptistse Tolosam obsidere per-
rexit, et in consulem AndefonsumRaimundi filium prseliari contendit »
(Orderic Vital, XIII, 43, T. V, p. 132-3). — Layettes du Trésor des
chartes, n° 148, I, p. 78-79. Enquête à Toulouse : « Et hoc fuit tem-
pore quo rex Francie venit in partibus istis ». — (Cf. ibid., n° 75,
p. 53). — Pierre le Vénérable : « Ecce rediit rex; Marte succincti duces
jam domesticos lares revisunt; apparatus bellicus conquievit » (août-
septembre 1141) (H. F., XV, 636 D).
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 615

voulait, comme William de Newborough, s'em-


le dit

parer de Toulouse au nom des droits de sa femme K


Ce n'est qu'après la mort d'Alfonse-Jourdain, sous son
fils Raymond V de Saint-Gilles, que s'opéra un rapproche-

ment avec la Couronne, provoqué par la redoutable


imminence d'un danger commun. Le roi d'Angleterre
Henri II, ayant épousé Aliénor en 1152, prétendit reven-
diquer contre le comte de Toulouse les droits de la

grand'mère de sa femme, de Philippie la femme de Guil-


laume IX 2 ce qui équivalait à se proclamer le maître de
,

tout le Midi de la France.


Seule une étroite alliance entre le comte le souverain et
de Toulouse pouvait une telle entreprise.
faire barrière à

Raymond V épouse Constance, sœur de Louis le Jeune,


et quand, en 1159, Henri II mène contre lui une expédi-
3
tion formidable ce n'est que dans le roi de France qu'il
,

peut mettre son espoir. Il l'appelle à son aide. Louis VII


accourt, entre dans Toulouse et par sa résistance oblige
le roi d'Angleterre à lever le siège. Mais, ligué avec le
comte de Rarcelone et d'autres seigneurs du Midi (le vi-
comte de Béziers Trencavel, etc.), Henri II n'abandonne
pas ses desseins de conquête, et dans les années suivantes,
nous assistons à un spectacle saisissant qui n'a pas été
en général jugé à sa valeur par les historiens
4
— le spec-

1
« Rex uxoris nomine Tolosam repetiit » (Guillelmus Neubrigensis f
H. F., XIII, 105 G).
2
« Magna contentio inter regem Francorum, et Anglorum pro
Tolosa civitate » (1157), Brevis ad Sigebert. chronicon Appendix
(Labbe, Nova Bibl. MSS., I, p. 391, Paris, 1657).
3
Histoire du Languedoc, III, p. 810 etsuiv.
* Je fais exception pour M. Luchaire qui a été très frappé d'un
phénomène qu'il a grand peine à s'expliquer et qui, à vrai dire, est
inexplicable si l'on s'en tient à la conception féodale de la royauté,
telle qu'elle est devenue classique daus nos livres d'histoire. « On
dirait, remarque-t-il avec étonnement, que la ville de Toulouse relève
immédiatement de la Couronne et que le comte de Toulouse n'existe
pas » [Histoire de Lavisse, III 1
, p. 64). M. Luchaire constate le même
616 LIVRE IV. § VI. -III.

tacle d'un véritable mouvement national, qui, sous le coup


de la dévastation et par crainte de la conquête étrangère,

fait pour les du comte de Toulouse, jusqu'aux petits


autres vassaux
châtelains, et il en reconnaît ['extrême importance
(p. 65). Mais il a
eu le tort de n'en chercher la justification que dans l'avenir et non
dans la tradition du passé (Voy. cependant ce qu'il avait dit lui-même,
p. 57).
De même fait-il pour le sentiment national ou le patriotisme de la
Gaule, dont le nom semble l'effaroucher comme s'il constituait un
anachronisme.
De quel droit pourtant affaiblir la portée d'un témoignage aussi élo-
quent que la superbe lettre de la vicomtesse de Narbonne, Ermen-
garde dont M. Luchaire a traduit quelques passages? Est-il protesta-

tion plus largement et plus fièrement conçue au nom de l'intégrité


et de l'indépendance du royaume de France et de l'attachement des
populations du Midi pour la royauté nationale, à l'heure précise où
l'hommage du comte de Toulouse au roi d'Angleterre compromettait
l'un et violentait l'autre? Le texte tout entier mériterait d'être cité;
j'en donne l'essentiel :

« Reverentissimo domino Ludovico, Dei gratiâ Francorum régi


illustrissimo, Ermingardis Narbonensium vicecomitissa ejusfidelis et
humilis femina, salutem et Karoli Régis magnanimitatem.... Si
protectionis vestrae dextera arma et scutum appréhendent, et ex-
surget in adjutorium Tolosae, constantiùs et libentiùs sequar vestigia
armorum vestrorum. Doleo siquidem non solum ego, sed et omnes
compatriote nostri ineffabili tabescunt mœstitiâ, quia partes nostras,
quibus Francorum regum strenuitas insignia contulit libertatis\
delectu vestro, ne dicam culpâ, ad quod sub alterius dominio 1

minime spectant devenire videmus.y

» Non vestrae sit molestum altitudini, carissime domine, quia ita

audacter vobiscum loqui prassumo; quia quanto coronœ vestrae


femina sum specialior, tanto molestiùs fero cùm eam a statûs sui
culmine video inclinari. Non enim ad solam Tolosam, sed ad omnes
partes nostras a Garona usque Rodanum, sicut adversariorum ves-
trorum est, jactantia obtinendas sentio festinari, ut, membris sub

servitute redactis, caput ipsum faciliùs queat labefactari.


» Assumât ergo virtutem strenuitas vestra, et in brachio forti partes
nostras ingrediatur, ut et hostium vestrorum reprimatur audacia, et
amicorum spes digna habeat solatia. Sicque Met, ut tam partium nos-
trarum prœlati quam principes, qui omnes si audeant vobis cupiunt
famulari.... Tolosam tueantur... Rogo itaque, et pro eodem suppli-
LE COMTÉ DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 617

pousse la population languedocienne dans les bras de la


1
royauté française , fait réapparaître dans tout son éclat et

cant caeteri, ut ad expensarum gravamen non respiciatis, quia pro


una marcha centum recuperabitis, et insuper nomen vestrum, quod
apud nos obscuratum est, apud omnes exaltabitis » (Duchesne, IV,
574; H. F., XVI, 158-159).
1
Dans Tintervalle de la délivrance de Toulouse en 1159 (suivie
bientôt [1160] du traité de paix conclu par Louis VII avec Henri II),

à la reprise des hostilités entre les deux souverains (1167), période


où le Languedoc ne cesse d'être menacé de l'invasion étrangère, les
protestations de loyalisme envers Je roi de France sont aussi nom-
breuses qu'ardentes, spécialement pendant les années 1163-1165.
Elles émanent de toutes les classes et de tous les rangs.

U59. Lettre de l'évêque Pierre de Rodez (Duchesne, IV, 699; H.


F., XVI, 18-19) domino suo Ludovico régi Galliœ... Ubi-
: « Excell.
cumque simus vestri sumus et vos fideliter diligere, vestraeque volun-
tati in omnibus parère semperoperam dabimus ».

1163-1164. Lettre du commun conseil de Toulouse (Duchesne,


IV, 713; H. F., XVI, 68-69) « Ludov.D. g. Régi Francoru m, magni-
:

fico domino suo, diligendo et amplectendo, commune consilium urbis

Tolosœ et suburbii... ad tepost Deum utpote dominum bonum et de-

fensorem et liberatorem currimus... nos qui tui sumus ».

1163-4. Lettre du même (Duchesne, IV, 744; H. F., XVI, 69).


« Sacratissimas literas vestras nuper vidimus. Unde gratias omnip.
Deo agimus qui vos nobis vestrœ ditioni subjectis, condescendere
fuit : ita quod per vestrœ serenissimse majestatis scripta, etc. ».
1164. Lettre des citoyens de Toulouse (civium Tolosœ) (Duchesne,
IV, 718; H. F., XVI, 119). « Lud. D. gr. Francorum Régi domino
suo dilectissimo urbani ac suburbani Tolosae.
» Quas gratias tuée Majestati reddamus, nec cor concipere, nec lin-

gua promere valet... Post Deum namque liberationis nostrœ spes est
tua protectio (racontent que l'archevêque de Bordeaux « non militans
Christo sed régi Angliœ » a dévasté leur pays jusqu'aux portes de Tou-
louse. Le comte est absent). « Unde tuam benignam celsitudinem sup-
plices exoramus quatinus Tolosam, quse tuaest,el nos qui tui sumus,
et terram quse tua est et de tuo regno, ulterius non patiaris deleri. —
Cf. 1165. Duchesne, IV, 720; H. F., XVI, 127.
1164. Lettre de Guillaume de Montpellier (Duchesne, IV, 716; H.
F., XVI, 83 : « Excell. domino suo Lud. Régi Francorum (requête
au roi, pour qu'il fasse respecter l'interdiction faite par lui de la
levée d'un péage) « quia vestrum est has et alias injustitias de regno
618 LIVRE IV. VI. -III.

comme par magie, plus que la suprématie — la souverai-


neté royale. Comtes, évêques, seigneurs, bourgeois sont
entraînés dans ce mouvement. Ils parlent exactement le
même fervent langage, ils manifestent les mêmes senti-
ments d'enthousiaste fidélité
1
. Si on s'en était mieux rendu
compte, on n'aurait pas pris, dans les lettres Raymond V
de
à Louis VII, pour des allusions à un hommage féodal des
protestations de dévouement qui sont avant tout, pour le
chef de la population comme pour la population elle-même,
une reconnaissance ardente de la majesté royale *.
La marche seule des événements a amené le comte de
Toulouse dans l'hommage du roi, non pas directement,
mais indirectement. Faute d'avoir trouvé l'aide néces-
saire auprès de la souveraineté royale qu'il avait invo-
quée et sous la pression de ses vassaux qu'avaient cor-

vestro propellere, vestram humiliter deprecor sublimitatem, ut sub


interminatione indignationis vestrse, etc. ».

Cette requête a été appuyée par des lettres, conçues dans les mêmes
termes, d'Aldebert, évêque de Nîmes (Duchesne, IV, 674; H. F.,
XVI, 83) ; de Bertrand, abbé de Saint-Gilles (D., IV, 738 H. F., ibid., ;

84); de Bremond d'Uzèche (D., p. 709; H. F., ibid.); de Guillaume


de Sabran (D., p. 707) ; H. F., 85).
Bertrand qui avait obtenu pour l'abbaye de Saint-Gilles une charte
de protection et d'immunité royale (1163) déclare dans une autre
lettre (1164) : « magnifica gratia vestra nos securos reddit et felices » ;

et il envoie au roi par un de ses bourgeois sept espèces difle rentes


d'aromates et d'épices (Duchesne, IV, 736; H. F., XVI, 84).
H64. Lettre d'Ermengarde vicomtesse de Narbonne (Duchesne,
IV, 722; H. F., XVI, 91) : « quicquid in mundo possideo vestro sub-
jacet imperio... post Deum tota spesmeain vobis, carissimo domino
meo pendet ».
1
Voyez la note précédente.
2 1163-1164. Lettre de Raymond V (Duchesne, IV, 713; H. F.,
XVI, 69).
« Lud. magnifico D. gr. Franc. Régi, domino suo prœcordialissimo

ac prse cxteris omnibus excellentissimo (demande au roi de lui faire


restituer les parties de son domaine qui ont été occupées par le roi
d'Angleterre)... non nostram (terram) immo potius vestram. Ego
«

namque vester proprius sum, et mea omnia vestra sunt ».


LE COMTE DE TOULOUSE ET LE DUCHÉ DE NARBONNE. 619

rompus les largesses du souverain étranger 1

,
Raymond V
fut contraint de prêter hommage lige au roi d'Angleterre,
duc d'Aquitaine, Henri II (1173), sous la réserve de la fidé-
lité due au roi de France, salva fide Ludovici régis Fran-

corum 2 Il se trouva parla arrière-vassal du roi de France,


.

puisque Henri II avait fait hommage à celui-ci, et que


Richard Cœur de Lion fit de même (1188). C'est donc à
la fois comme son suzerain et comme son roi qu'il put
appeler Philippe-Auguste à son secours en 1188 et 1192.
Cette situation se prolongea jusqu'en 1202.Raymond VI
avait épousé la sœur de Richard (1196) et ce roi n'avait
pas renoncé à l'hommage lige de son beau-frère. Mais la
condamnation de Jean sans Terre supprima l'intermédiaire
anglais. Le comte de Toulouse se trouva le vassal direct
du roi.
En définitive, le lien du grand fief n'a été que la consé-
cration juridique du lien organique, ethnique, national,
beaucoup plus profond, qui avait évolué depuis plus de
trois cents ans. A ce point de vue, le mouvement royaliste
du Languedoc, dans la seconde moitié du xn° siècle, me
paraît la confirmation indéniable de l'une des idées maî-
tresses qui s'est dégagée pour moi de l'histoire et que
j'ai essayé de suivre à la trace dans toutes les grandes
régions de la Gaule, en m'effbrçant de pénétrer jusqu'aux
racines mêmes de leur âme.

1
Lettre de l'archevêque Pons d'Arsac à Louis VII (1173) : « Dux Nor-
manniae... in vestros argenti effusione fines regni vestri sub occasione
Tolosse invadere nititur : sperans sibi per caudam simul et caput cor-
rumpere » (Duchesne, IV, 574 H. F., XVI, 160 A).
;
— Cf. Raoul,
de Diceto, Ymagines historiarum, Ibid., p. 159, note 6).
a
Raoul, de Diceto, loc. cit.
APERÇU D'ENSEMBLE

De la multiplicité des faits historiques des sommets


émergent. Ils surgissent des entrailles de la société hu-
maine. Telles sont les grandes transformations que j'ai

décrites.
Ces phénomènes ne doivejit rien au hasard, c'est-à-dire
à la conjoncture accidentelle des événements. Ils sont nés
de causes profondes, ils sont en corrélation étroite avec
les forces premières ou secondes dont, à maintes reprises,
j'ai constaté l'alternance et le balancement : les forces pri-

mordiales de concentration et de dispersion, de répulsion


•et d'attraction.
A la dispersion anarchique du ix
c
siècle succède la
reconstitution ethnique autour d'un noyau central (comté
d'Autun, comté de Poitiers, de Rouen, de Rennes, de
Toulouse, etc.). De véritables États se créent. Ces États,
à leur tour, sont en proie à des déchirements intérieurs
(seigneuries, lignages, petite féodalité, etc.) qui tendent à
les dissoudre ou à les disperser et qui amènent une con-
centration nouvelle et plus forte sur laquelle se greffe
l'ébauche d'un corps de nation.
Les chefs d'État pour résister à la dislocation interne
provenant soit des guerres privées, soit des mouvements
populaires, et aux menaces de conquêtes venues du
dehors (Germanie, Angleterre), —
les peuples pour se
622 APERÇU D'ENSEMBLE.

soustraire à l'exploitation et à l'oppression seigneuriale,


pour échapper aux désordres de l'insécurité générale qui
en est la suite, pour acquérir ou sauvegarder des fran-
chises, — pour s'appuyer sur un pouvoir central
l'Église
qui soit comme le satellite de la papauté, font revivre,
avec une force nouvelle, les traditions unitaires de la
France carolingienne, dont l'imagination populaire,
aidée par les clercs et les trouvères, n'a cessé d'entre-
tenir le culte ou de conserver le dépôt.
Et cette force nouvelle, elle jaillit des aspirations crois-
santes au bien-être, de la renaissance intellectuelle et artis-
tique du xn e siècle, des progrès de l'Église sous Gré-
goire VII, de la propagation de la paix et des trêves de
Dieu, des rapprochements de plus en plus fréquents entre
les diverses parties de la Gaule qu'opèrent les pèleri-
nages et les croisades, de la poussée logique enfin de l'es-

prit humain, de l'esprit français surtout, qui de proche en


proche, remontant du tenancier au seigneur, du vassal
au suzerain, en arrive à placer au sommet un chef
unique de l'édifice féodal.

Ainsi s'élabora l'organe dans lequel devait s'incorporer


la force centripète agissant sur l'ensemble de la Gaule. Et
l'insigne mérite des Capétiens fut d'œuvrer non seule-
ment avec habileté, mais avec une ténacité indomp-
table, à cette incorporation.
En s'emparant du principe, il n'était point nécessaire

que la royauté s'attaquât directement aux intérêts hos-


tiles, puisqu'elle pouvait, selon les circonstances, le

réduire à une suzeraineté d'apparat, sauf à transformer


graduellement, et à mesure de l'accroissement de sa force,
le nominal en réel.

La royauté capétienne sut ménager de plus et même


satisfaire l'esprit d'indépendance des peuples et le point

d'honneur des chefs d'État, elle favorisa et garantit les


libertés locales des uns et elle traita les autres comme
égaux ou comme pairs, elle respecta le système tradi-
APERÇU D'ENSEMBLE. 623

tionnel de la suprématie du primus inter pares, jusqu'au


jour où Philippe-Auguste se sentit assez puissant pour
souder étroitement la pairie et le fief, lui donner pour
ciment la pairie ecclésiastique et en faire l'assise fonda-
mentale de la monarchie française.
TABLE ALPHABÉTIQUE (*>

Abdalrahman, p. 476, note 2. femme de Baudouin V, p. 70-1.


Acfred, comte d'Auvergne, Adèle, femme de Guillaume
p. 505, 522, 523. Tête d'étoupe, p. 552.
Acfred, comte deRazès, p. 514. Adémar de Chabannes (chroni-
Adalbéron (Ascelin), évêque de que d'), p. 115 note, 507 note,
Laon, p. 65. 539, 569 note 2.
Adalbéron, archevêque de Adrien II, pape, p. 263.
Reims, p. 287, 292. Afiés, p. 47.
Adélaïde, femme d'Etienne, Agen, p. 468.

comte de Gévaudan, puis de Agio, archevêque de Narbonne,


Louis V, p. 554, 566, note 2. p. 532, note 4.
Adélaïde, fille de Guillaume Agnès d'Aquitaine, femme
Tête d'Étoupe, femme de d'Henri III, roi de Germanie,
Hugues-Capet, p. 552, 559. p. 443, 579.
Adélaïde, femme de Lothaire, Agnès de Provence, troisième
er
roi d'Italie, puis d'Otton I ,
femme de Guillaume le Grand,
p. 401, 402. puis femme de Geoffroi Mar-
Adélaïde, femme de Richard le tel, p. 568, 573 à 579.
Justicier, p. 326, 335, 365. Aimeric de Peyrat, p. 607.
Adèle, fille de Robert le Pieux, Aix-la-Chapelle, p.284, 434, 484.

(1) Il m'a para utile, en attendant la Table analytique qui termi-


nera l'ouvrage, d'établir pour ce volume une Table principalement
onomastique et terminologique. Elle guidera, je l'espère, le lecteur
à travers la multiplicité des faits historiques et la complexité d'une
terminologie juridique ou protocolaire souvent flottante et ambiguë.
Je n'ai retenu au point de vue des matières, qu'un certain nombre
de mots génériques intéressant l'histoire et le droit. Les noms de
personne sont en majuscules droites, les noms géographiques en
majuscules penchées, les termes anciens en italiques, les noms
génériques des matières en caractères gras.
F. — Tome IV. 40
626 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Ajoib (Y), p. 373. Flandre. Arnoul, Hugues le


Alain le Grand, duc et roi de Grand, Herbert de Vermandois
Bretagne, p. 206, 207, 208, et Otton I er p. 47, 275. ,

209, 211. Baudoin V et Henri I


er
, p. 71.
Alain Baretorte, chef des Bre- Lorraine.' Charles le Simple et
tons, puis duc, p. 138, 218, Henri TOiseleur, p. 275.
221, 222, 227 à 237, 244. Normandie. Charles le Simple et
Alain III, duc des Bretons (ou Rollon, p. 117 et suiv.
roi), p. 245 à 251. Roi de France et chefs nor-
Alain IV Fergent, duc de Bre- mands, p. 124, 135-136.
tagne, p. 253 à 256. — et ducs normands, p. 165
Alamans, p. 319 et suiv. et suiv.
Alaon (charte fausse d'), 458. Amiénois, p. 41 et suiv.
Alaric II, roi des Goths, p. 465. Amiens, p. 50, 52.
Albigeois, p. 531, 583 note. Andernach, p. 265, 280.
Alfonse-Jourdain, comte de Angers, p. 195, 198.
Rouergue, Provence, puis de Angleterre, p. 538.
Toulouse, p. 599, 600, 614. Angoulême, p. 466, 487, 489, 493.
Alfred le Grand, p. 39. Anjou, p. 190, 193.
Aliénor d'Aquitaine, p. 565 Comtes. Voy. —
Foulque le :

note, 602, 615. Bon, F. le jeune, F. Nerra,


Allemagne, Allemands, p. vi, F. le Réchin, Geoffroi Grïse-
108 note, 270 et suiv., 282 gonnelle, G. Martel, G. Plan-
et suiv., 286 et suiv., 358, tagenet.
395 et suiv., 407, 410, 435. Ansoald, évêque de Poitiers,
Alleu, p. 120 et suiv., 127. p. 473.
Allou, comte de Boulogne, p. 55. Appeilare regem, p. 422-423.
Alsace, p. 261 et suiv., 299 et Aquitaine.
suiv., 365, 401. — Formation du principat, p.
Alsace-Lorraine, p. vu, 16 et 451-496.
suiv., 261 et suiv. — Constitution du principat,
Alzonne, p. 513, 515. p. 497-560.
Amicitia (serment), p. 97, 346, — Ducs.
note 1. Félix, p. 469.
Adde, v° Fœdus. Lupus, p. 469, 472, 473.
Amitié ou alliance (Pacte ou Boggis, p. 474.
serment <T). Eudes, p. 474, 475, 476.
Bourgogne. Hugues le Noir et Hunald, p. 477.
Louis IV, p. 346. Waifre, p. 478, 479.
Bretagne. Charles le Chauve et — Rois d'Aquitaine.
Nominoe, p. 185. Louis le Débonnaire, p. 179,
Guillaume le Conquérant et 180, 481 à 485.
Alain Fergent, p. 256. Pépin I
er
, p. 484 à 485.
TABLE ALPHABÉTIQUE. 627

Pépin II, p. 486 à 493. Flandre, p. 38-62, 146-148,


Charles l'Enfant, p. 492, 493. 229.
Louis II le Bègue, p. 197, 199, Arnoul II, comte de Flandre,
265, 386,495, 496, 499. p. 59 à 64.
Carlo man de France, p. 327, Arnoul III, comte de Flandre,
386, 387, 495. p. 80, 81.
Louis V, p. 553-554. Arnulf, roi de la France orien-
— Ducs ou Comtes. tale, p. 36, 38, 265, 269, 270,

Guillaume I er le Pieux, p. 376, 365.


500 à 517. Arras, p. 24, 36, 37, 38, 59, 61,
Rannulfe II, 495, 501 à 503. 96 et suiv.
Guillaume II le jeune, p. 376, Arregnare, p. 39.
513 à 523. Arvandus, préfet du prétoire des
Acfred, p. 505, 522, 523. Gaules, p. 464.
Ebles Manzer, p. 503 à 506, 510, Arvernes, p. 457.
513 à 524, 530, 531 à 549. Ascelin, p. 65.
Raimond III Pons, 531 à 546. Athaulf, roi des Wisigoths,
Guillaume III Tête-d'Étoupe, p. 463 et suiv.

p. 49, 229, 230, 537 à 557. Athelstan, roi saxon, p. 40, 46,
— Ducs d'Aquitaine. 217, 218.
er
Guillaume IV Fierabras, p. 547, Aubri I , comte de Mâcon,
552, 555, 558 à 561. p. 377, 378.
Guillaume V le Grand, p. 295, Aubri II, comte de Mâcon, p. 380-
561 à 572. 381.
Guillaume VI le Gros, p. 572 et Au ce, p. 480.
suiv. Audéarde de Bourgogne, femme
Eudes, p. 573, 574. de Gui-Geoiïroi, p. 583.
Pierre Guillaume Aigret, p. 574, Audebert, comte de Périgord,
575, 577, 578, 579, 580. p. 567, 569.
Gui-Geoffroi ou Guillaume VIII, Audenarde, p. 23, 78.

p. 561, 574 à 588. Augustin Thierry, p. 5, 7.


Guillaume IX, p. 588 à 602. Augustus, p. 565.
Guillaume X, p. 602. Aumer (comte), p. 37, 38.
Aquitani, p. 461. Aumode, première femme de
Archicomes, p. 345, 5Ô6. Guillaume le Grand, p. 566,
Ardenbourg, p. 23. note 2, 568, 573.
Argenteuil, p. 330. Aotun, p. 325 et suiv., 337 note,
Aribert, archevêque de Milan, 447, 473, 484.
p. 440. — Comté, p. 326 à 344, 348-351,
Arles, p. 383, 445. 498-500, 506.
Armatura, p. 105. Auvergne, p. 452, 532-549.
Arnoul (Saint), p. 27. — Comtes ou marquis. Voy. — :

Arnoul I er le yieux, comte de Acfred, Bernard, Ébles, Gé-


628 TABLE ALPHABÉTIQUE.

rard, Guillaume, Raimond III Belges, p. 112 et suiv.


Pons. Bérenger, roi d'Italie, p. 369.
— Vicomtes puis comtes, p. 536, Bérenger (vicomte de Narbonne),
549-50. — Voy. : Gui, Robert. p. 611.
Avallon (comté d'), p. 484. Bérenger, comte de Rennes,
Avignon, p. 445. p. 143, 208.
A VRANCHIN, p. 114, 130, 131, Bergues, p. 23.
203. Bernard le Danois, p. 146, 151,
Avxerre (évêché), p. 337, note 1. note 8.

Auxilium, p. 70, 585. Bernard de Senlis, p. 147, 149,


Aymon, archevêque de Bourges, 150.
p. 611. Bernard (les trois), p. [499 et
Bajocàsses, p. 135. suiv.
Bajulus regni, p. 72. Bernard, gendre de Charlema-
Bale, p. 366, 411 et suiv., 418, gne, p. 498.
419, 431. Bernard, gendre de Roricon,
Ballon, p. 184. p. 486.
Baluze, p. vin, 611 et suiv. Bernard, fils de Blichilde, mar-
Bar, p. 296, 434. quis de Gothie, comte d'Au-
Barbastre, p. 581. tun, p. 328, 499, 500.
Bardin (Guillaume), p. 608 et Bernard, fils de Raymond, mar-
suiv. quis de Toulouse, p. 499,
Baudoin Balzo, p. 56, note 1. 500.
er
Baudoin I , Bras de fer, comte Bernard II Plantevelue, comte
de Flandre, p. 29, 33, 34. d'Auvergne, p. 328.
Baudoin II le Chauve, comte de Bernard III Plantevelue, mar-
Flandre, p. 35 à 40. quis d'Auvergne, puis de Go-
Baudoin III, comte de Flandre, thie, p. 499, 500.

p. 56-58. Bernard le Veau, comte d'Au-


Baudoin IV le Barbu, comte de tun, fils de Dhuoda, p. 327,
Flandre, p. 65 à 70. 328, 498.
Baudoin V, de Lille, comte de Berthe, femme de Girard de
Flandre, p. 70 à 78. Roussillon, p. 386.
Baudoin VI le jeune, comte de Berthe d'Alémanie, femme de
Flandre, p. 74, 78, 79. Rodolfe II, p. 367.
Baudoin VII, comte de Flandre, Berthe de Blois, épouse de Ro-
p. 84, 89. bert II, roi de France, p. 567.
Baudoin de Mons, comte de Berthe de Chartres, épouse
Hainaut, p. 82, 84, 97. d'Alain III, p. 247.
Ba yeux, p. 142, 148, 149, 150, 151. Berthe de Frise, p. 84.
Beaovoisis, p. 41. Berthe de Rouergue, p. 612.
Bédier (Joseph), érudit, p. 145, Bertrand, comte de Provence,
note 4. p. 433.
.

TABLE ALPHABÉTIQUE. 629


Bertrand II, comte de Provence, Voy. : Conrad, Eudes de Blois,
p. 446. Rodolfe.
Bertrand, comte de Toulouse, Bouvinbs (victoire), p. xi, 4f
p. 599. 108.
Besançon, p. 373 et suiv., 443, Bretagne.
444, 445, 446. — Origines ethniques, p. 175 et
Bessin,?. 114,130àl35,149,187. suiv.
BlRTHEN, p. 291. — Constitution du principat, p.
BiTURIGES ViVISQUES, p. 456. 187 et suiv.
Blankenberghe, p. 27. Bretagne.
Blaringhbm, p. 27. — Chefs bretons.
Boggis, duc d'Aquitaine, p. 474. Chanao, p. 177.
Bonn (traité de), p. 274 et suiv. Waroch, p.?177.
Bordeaux, p. 452, 456, 463 à Wido ou Guy, p. 179 à 180.
466, 614. Morvan, p. 179.
Boson, roi de Bourgogne-Pro- — Princes ou rois.
vence, p. 326, 328, 329, 386, Nominoe, p. 180 à 194.
387. Erispoe, p. 194 et suiv.
Bouchard III, archevêque de Salomon, p. 198 à 205.
Lyon, p. 432, 434. Alain le Grand, p. 206 à 211.
Bouchet (Jean), p. 453. Gourmaelon, comte de Cor-
Boulogne, p. 41 nouaille, p. 209.
Boulonnais, p. 29, 43, 44. Alain Barbetorte, p. 438, 218,
Bourbourg, p. 23. 221, 222/227 à 23~/, 244.
Bourges, p. 465, 520. Hoel de Nantes, 223, 237.
Concile (de), p. 610 et suiv. Guerech,*,p. 223, 224, 237, 238.
Bourgogne, p. vi, 16 et suiv., Conan le Tort, p. 223, 237, 238,
303 et suiv., 317 et suiv., etc. 239, 240, 243 et suiv.
Bourgogne. Geoffroi-Bérenger, p. 243, 244,
— Duché, p. 325 et suiv. 245,
Voy. : Eudes-Henri, Gilbert, Alain III, p. 245 à 251.
Henri, Hugues le Noir, Raoul, Eudon, p. 245, 246, 251, 252.
Richard, Robert. Conan II, p. 251, 252.
Bourgogne- Jurane. Hoel de Cornouaille, p. 253, 255.
— Royauté, p. 361 et suiv. Alain IV Fergent, p. 253, 256.
Voy. : Rodolfe, Conrad. Conan III, p. 256.
— Comté, p. 373 et suiv. Conan IV, p. 257.
Voy. Otte-Guillaume, Renaud.
: Brisque dé Gascogne, deuxième
Bourgogne-Pro vence ( royau me). femme de Guillaume le Grand,
— Qualifications, 383 et suiv. p. p. 568, 573.
— Constitution, 391 suiv. p. et Brissarthe, p. 202, 493.
— Domination impériale, p.4Ô7 Broerech, p. 180.
et suiv. Bruges, p. 23, 78, 94, 98, 101.
630 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Bruel, érudit, p. 516 et suiv. Chantelauze, érudit, p. 399.


Brunhes (Jean), érudit, p. 453. Charlemagne, 15, 314-315,p. 479,
Brunon, archevêque, archiduc 480, 481.
de Lorraine, régent de France, Charles le Chauve, p. 16 et suiv.,

p. 53, 282, 283, 401. 33 et suiv., 183, 184, 185,


Brunon, évêque de Langres, 195, 196, 197, 198, 199, 200,
p. 356. 263, 264, 265, 328, 485, 489,
Brunon d'Eguisheim, plus tard 490, 491, 492, 493, 494.
Léon IX, p. 295, 296. Charles le Simple, p. 18-19,35,
Budic (comte), fils de Judicael, 36, 37, 39, 118, 119, 120, 124,
p. 246. 125, 136, 269, 270, 271, 272,
Burchard duc d'Alémanie ou
II, 273, 274, 275, 300, 329, 516,
de Souabe, p. 367, 369. 517, 528, 533.
BuRGONDÉs p. 319 et suiv., 401.
y
Charles, duc de Basse -Lorraine,
— Lois, p. 321 et suiv. p. 287.
Burgundia, p. 323, 339 et suiv., Charles Constantin, comte de
347, 352 et suiv., 383. Vienne, p. 390, 391, 543, 547,
Cahors, p. 468. 548.
Calixte IL p. 149. Charles le Bon, comte de Flan-
Canut, roi d'Angleterre, p. 84, dre, p. 89, 94.
419. Charles l'Enfant, roi d'Aqui-
CARCAssÊs(comtédQ)^. 484, 500. taine, p. 492, 493.
Caribert, roi de Toulouse, Charles le Gros, p. 18, 265,
p. 468. 387.
Carloman (d'Allemagne), p. 18. Charles Martel, p. 475, 476,
Carloman (de France), p. 18, 477.
327, 386, 387, 477, 480, 495. Charta conventionis, p. 93.
Cartellieri, érudit, p. 4, note 1. Chartes.— Voy. : Datation.
Cassel, p. 23. — Fac-similés, p. 525, 527.
Castella, p. 67. Chartrain (pays), p. 115, 116.
Castra (flamands), p. 23-24. Chartres, p. 331, 477, 506.
Caux (pays de), p. 112, 113, Châtelains, 24 et suiv., p. 43-
115. 44.
Celtes, p. 112, 176, 309. Chevalerie (flamande), p. 26.
Chalmont, p. 136. Childebert II, p. 466.
Chalon-sur-Saône p. 326. Childéric II, p. 471, 472.
Chanao, chef breton, p. 177. Chilpéric II, p. 474.
Chansons (de Guillaume IX), Chramne, prince franc, p. 177.
p. 596 et suiv. Clémence de Bourgogne, femme
Chansons de geste, p. vi, vu, de Robert II, comte de Flan-
IX. dre, p. 89.
— (de) Gormond et Isembard, Clotaire II, p. 466, 467.
p. 145. Clotaire III, p. 471.
,

TABLE ALP HAEÉTIQUE. 631

Clovis, p. 4 5, 465. succession d'Henri II, p. 294.


Clermont-Ferrand, p. 453, 465, Conrad le Roux, duc de Lorrai-
480, 487. ne, p. 282.
Cldny, abbaye, p. 320, 379, 449, Conrad le Pacifique, p. 375,
550, 568, 608, etc. 396, 397, 401, 402 et suiv.
Cornes. — Voy. : Titulature. Conrad II le Salique, p. 294,
Cornes ducatus, p. 555. 295, 417 à 421, 431 à 434.
Cornes et dominus, p. 247. Constance, femme d'Alain IV,
— et duz, p. 340, 509, etc. p. 256.
Cornes et marchio, p. 330, 344, ! CoNSTANCE,femme de Raymond V
508, 509, 541, etc. de Saint-Gilles, p. 615.
— marchio et dux, p. 509. Constance, femme de Robert II,
Cornes imperatorius, p. 380. roi de France, p. 567, 568.
Cornes palatinus, p. 544, 613. Conventus (Aquitains), p. 483.
— prœcipuus, p. 350. Corbib, p. 81.
Consul et dux, p. 129. Cornu Gallide, p. 216.
— et cornes, p. 248. Cotentin, p. 114, 130, 131, 149,
Consul palatinus, p. 509. 203.
Comitatus, p. 34, 343, 346, 539, Coulainbs (pacte de), p. 3, note 1.
etc. Caribert, roi de Toulouse, p. 468.
Commendare, p. 47 note, 100. |
Cunibert, p. 514, note 3, 540,
Commendatio, p. 490. note 2.

Committere, p. 45, 47 et note, Dagobert, p. 467, 468.


520 à 521. Daniel deTermonde, p. 100, 101.
Commune consilium (de Toulou- Datation des chartes.
se), p. 617 et suiv. — Auvergne, p. 519, 537.
Comrnunio, p. 93. — Aquitaine, p. 522 et suiv.,

Compiègne, p. 150, 202, 553, 567. 576 et suiv.


Complacitus, p. 565. — Bourgogne-Provence, p. 426
Conan le Tort, duc des Bretons, et suiv., 446 et suiv.

p. 223, 237, 238, 239, 240, 243 — Gascogne, p. 606.


et suiv. -- Languedoc, p. 528 et suiv.,

Conan II, duc de Bretagne, p. 251 604 et suiv.


252. — Poitou, p. 537.
Conan III, duc de Bretagne, p. Datîo manuum, p. 121 et suiv.,
256. 196.
Conan IV, prince de Bretagne, Degert, érudit, p. 606, note 1.

p. 257. Dervieu, fils d'Alain le Grand,


Concorde (régime de la), p. 490. p. 209.

Cqnqubreuil, p. 237, 240. Deville-sor-Meusb, p. 296, 431-


Conrad I er roi de Germanie,
, p. 432.
271 et suiv. Deynzb, p. 98.
Conrad le Jeune, prétendant à la Dhuoda, p. 327, 498,
632 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Dijon, p. 326, 352. — de Boson, p. 328.


Ditxo, p. 142, 348. — de Louis, p. 329 et 388.
Dognon (Paul), érudit, p. 611. Bourgogne transjurane.
Dol, p. 218, 222, 255, 256, 585. — simulées de Conrad le Sali-
Donum regium, p. 64. que, p. 431, 432, 435.
Dos, p. 63, note 2. Bretagne,
Douai, p. 24, 59, 61. — de Hoel, comte de Nantes, p.
Dreugesin, p. 116. 237.
Ducatus, p. 35, 338, 342 et suiv., — de Guerech, p. 237.
348, 390. Flandre.
— gentis, p. 180. — de Guillaume Cliton, p. 96,
Ducatus Aquitanorum, Aquita- 97, 98.
nia?, p. 506 et suiv., 531 et suiv. — de Thierry d'Alsace, p. 101.
. 541 et suiv., 563 et suiv. France.
Ducatus Lugdunensis, p. 385. — de Lothaire, p. 548.
Francorum, p. 545, 549. Lorraine.
Duchesine (Mgr), érudit, p. 188, — de Charles le Simple par les
note 2. Francs-Lorrains, p. 271.
Dux. — Voy. : Titulature. — de Giselbert, p. 273.
Dux monarchiœ Aquitanorum, Normandie.
p. 555. — de Richard I, p. 143 à
Dux (summus), p. 208. 144.
Dux et patricius, p. 129. Elstrade, p. 39, note 4.
Dudon, p. 117. Émenon, comte de Poitiers, p. 486
Ébles, évêquede Limoges, p. 558. et suiv., 494.
Ébles, abbé de Saint-Hilaire, p. Empire (Saint), p. 19, 353, 382,
495, 496, 503. 407 et suiv., 444 et suiv.
Ébles Manzer, comte de Poitiers, Enclaves (système des), p. 15
duc d'Aquitaine, p. 503 à 506, et suiv., 466.
510 et suiv., 524, 530 à 536, Engilberge, femme de Guillau-
549. me-le-Pieux, p. 376 et suiv.
Ébroïn, maire du palais, p. 471, Enguerrand (camérier),.p. 34.
472, 473. Entrammes, abbaye, p. 200.
Ecdicius, maître de la milice, p. Entre-deox-Eaux, p. 200.
465. Épernay (plaid d'), p. 184.
Eckel, érudit, p. 125, 503, note 4. Erispoe, prince de Bretagne, p.
er
Edouard I , p. 40. 194 et suiv.
Éduens, p. 319 et suiv. Ermengarde, femme de Liétaud II,
Élection. p. 378.
Aquitaine. Ermengarde, femme de Boson,
— du duc Lupus par les Aqui- p. 329, 386.
tains et les Gascons, p. 469. Ermengarde (vicomtesse de Nar-
Bourgogne-Provence. bonne), p. 616 et suiv.
TABLE ALPHABÉTIQUE. 63a
Ermengaud, de Toulouse, p. 524, Aquitaine.
529, 530, 532, 536. — d'Hunald à Charles Martel,
Ermentbude, femme d'Aubri II, Pépin le Bref et .Carloman,
puis d'Otte- Guillaume, p. 381. p. 477.
Esmein, érudit, p. 3, 8. — de Guillaume Tête d'Étoupe
Etienne, évêque de Clermont, p. à Louis IV d'Outremer, p. 548.
547, 548. Auvergne.
Etienne VIII, pape, p. 49. — de Guillaume le Pieux à
Etienne de Blois, p. 162. Charles le Simple, p. 516.
Eu, p. 136. Bourgogne.
Eudes, fils de Guillaume le Grand, — de Richard le justicier à
duc. d'Aquitaine, p. 573, 574. Charles Simple, p. 329,342.
le

Eudes, duc d'Aquitaine, succes- — de Hugues le Noir à Louis IV


seur de Boggis, p. 474, 475, d'Outremer, p. 347.
476. — d'Otton et de Hugues Capet à
Eudes, comte de Toulouse, p. 51 3, Lothaire, p. 352.
532. Bretagne.
Eudes II, de Blois, p. 418, 421 — dès chefs bretons à Charles
à 434. le Chauve, p. 198, 200.
Eudes, comte de Paris, roi de Flandre.
France, p. 35 à 37, 329 à 331, — de Baudoin II à Eudes, p. 36.
503, 504. — des princes de la Gaule à
Eudes-Henri, duc de Bourgogne, Baudoin V, p. 71.
p. 353 et suiv. — des marchands à Guillaume
Eudon, duc de Bretagne, p. 245, d'Ypres, p. 93.

246, 251-252. — des negociatores à Guillaume


Euric, roi des Visigoths, p. 465. d'Ypres, p. 95.
Eustache, fils d'Etienne de Blois, — des bourgeois, échevins de
p. 162. Bruges, magistrats et notables
Eustache (de Boulogne), p. 82. de la châtellenie, p. 96.
Évrecin, p. 114, 116. — des bourgeois à Guillaume
Êvreox, p. 145, 146, 148, 150. Cliton, p. 99.
Famille et Lignage. Lorraine.
-— Vendetta, p. 27. — des chefs lorrains à Louis
— Groupement familial, p. 334 d'Outremer, p. 279.

et suiv. Normandie.
Favre (Éd.), érudit, p. 342, note — de Guillaume Longue Épée k>

4, 503, etc. Charles le Simple, p. 136.


Felecan, chef normand, p. 137. — des seigneurs et conseillers
Félix, duc d'Aquitaine, p. 469. de Guillaume Longue Épée,.
Feodum, feudum, p. 47 note, 88, p: 142, 143.
104-105, 107, 171, etc. — des habitants d'Évreux à Ri-
Fidélité (serment). chard, p. 146.
634 TABLE ALPHABÉTIQUE.

— des Francs à Richard, 153. p. Foulque le Bon, comte d'Anjou,


— de Richard à Hugues I
er
le p. 236.
Grand, p. 155. Foulque le jeune, comte d'An-
Fides et securitas, p. 79. jou, p. 598.
Fief. Foulque Nerra, comte d'Anjou,
— Théorie des grands fiefs, p. 10 p. 236, 238, 239, 240, 246,
et suiv., 30, 70, 95, 99, 127, 295, 573.
137, 139, 155, 159 et suiv., Foulque le Réchin, comte d'An-
169 et suiv., 228 et suiv., 347 jou, p. 582, 598.
et suiv., 357 et suiv., 561 et Foulque de Reims, archevêque,
suiv., 619, etc. p. 37, 38.
— Fief en général : Fournier (Paul), érudit, p. 383
Aquitaine, p. 477, 539, 562 et et suiv.
suiv., 574, 591, 602, 607, 619. France majeure, p. 310.
Bourgogne, p. 348 et suiv., 358 France médiane, p. 19, 259 et
et suiv. suiv., 304
Bretagne, p. 227 et suiv., 236 et Frédéric II, duc de Haute Lor-
suiv. raine, p. 294.
Flandre, p. 30, 70, 85-89, 95, Fridolon, comte de Toulouse,
99, 104 et suiv., 107. p. 491, 498.
Normandie, p. 121, 127, 137 et Fulcrad, duc des Provençaux,
suiv., 144, 155, 161, 163 et p. 385.
suiv., 169 et suiv. Fundus et alodus, p. 120 et
FlOHENZUELA , p. 369. suiv.
Flandre. Fornes, p. 23.
— Formation nationale, p. 21 et Fustel de Coulanges, p. 7, 308,
suiv. 314.
— Constitution de principat, Galbert, p. 94-95.
p. 67 et suiv. Gallo-Francs, p. 307 et suiv.
— Comtes, ducs, marquis. — Gand, p. 23, 27, 69.
Voy. Arnoul, Baudouin, Char-
: Garde ou tutelle.
les le Bon, Robert le Frison. Aquitaine.
Flandre maritime, p. 33 et suiv., Ebles Manzer placé sous la garde
Fliche, érudit, p. 586. de Guillaume le Pieux, p. 504.
Francïe, p. 15 et s., 21-22, 29- — Bourgogne.
30, 108, 109 et suiv., 134, Gilbert confie la garde de sa
193, 227, 259 et suiv., 273, 304 fille à Hugues le Grand, p. 58,
et suiv. 351.
Fœdus amicitiœ, p. 71, 117, 124, — Bretagne.
165, 167, 256. Alain Barbetorte confie la garde
Fonte nay, p. 489. de son fils Drogon à Thibaut
Foulque-Bertrand, marquis de de Blois, p. 236.
Provence, p. 430. Geoffroi-Bérenger confie la garde
TABLE ALPHABÉTIQUE. 635

de ses enfants à Richard II, Geoffroi Plantagenet, comte


p. 245. d'Anjou, p. 162.
— Flandre. Gérard I
er
, comte d'Auvergne,
Anoul confie la garde de la p. 487, 488, 498, 501, 502.
Flandre à Lothaire, p. 58. Géraud (Saint), comte d'Aurillac,
— France. p. 504.
Tutelle du roi Lothaire par Bru- Geraud, comte de Genève, p.
non, p. 53, 282. 432.
Garde de Charles le Simple par Gerberge, veuve d'Adalbert,
Rannulfe El, p. 506. femme d'Eudes-Henri, p. 355.
er
Henri I confie la tutelle de son Gerberge, femme de Giselbert,
fils Philippe à Baudoin V, puis de Louis d'Outremer,
p. 71. p. 279, 545.
— Francs (duché des). Germains, p. vi, 290 note 5, 306
Hugues le Grand confie la tutelle et suiv.
er
de ses fils à Richard I , p. 57. Germanie, p. 19, 22, 31, 74,
— Normandie. 270 et suiv., 273-275, 279 et
Robert le Diable remet la garde suiv., 283. 290, 301, 366, 367,
de son fils à Alain III, p. 250. 392, 396, 397, 407,418 et suiv.
— Provence. Gervais, évêque de Reims, p. 26,
Richard le Justicier tuteur de note 1.

Louis l'Aveugle, p. 329. Ghistblles, p. 28.


Gaule (sentiment traditionnel Gilbert, comte d'Autun, duc
de l'unité ethnique), p. 107 et de Bourgogne, p. 343, 344,
suiv., 423, 437-8, 452, 459, 348, 351, 553.
473, 622. Gin gin s la Sarra, érudit, p. 399
Gautier, évêque de Sens, p. 333. note.
Gautier (Léon), érudit, p. 575. Girard, légat pontifical, p. 599.
Gauzbert de Castelnau, abbé Girard de Roussillon, duc ou
laïque de Moissac,*p. 607, 608. marquis de Vienne, p. 385,
Genève, p. 432. 386.
Geoffroi, comte, fils d'Eudon, Giry, érudit, p. 92.
p. 256. Giselbert, prince de Lorraine,
Geoffroi, comte de Provence, p. 273, 275, 277, 279, 280,
p. 433. 291.
Geoffroy le Barbu, duc de Lor- Gisèle, femme de Conrad le

raine, p. 436. Salique, p. 418 et suiv.


Geoffroi-Bérenger, prince [des Gisors, p. 157, 158.
Bretons, p. 243, 244, 245. — (Traité), p. 257.

Geoffroi Grisegon>"elle, comte Gloedic, p. 192.


d'Anjou, p. 57, 236, 238, 554. Gondovald, p. 466.
de er
Geoffroi Martel, comte d'An- Gontran, fils Clotaire I ,

jou, p. 573 à 579. p. 466.


.

€36 TABLE ALPHABÉTIQUE


6r
Gothib (duché ou marquisat de), Guillaume I le Pieux, duc d'A-
p. 498, 499, 500, 510, 531, quitaine, p. 376 et suiv., 500
532, 536, 544, 545, 612, 603, à 517.
613, etc. Guillaume II le Jeune, duc d'A-
Gotrs, p. 319 et suiv., 401, 461 quitaine, p. 376, 513 à 523.
et suiv. Guillaume III Tête-d'Étoupe,
Gourmaelon, comte de Cor- comte de Poitiers, duc d'A-
nouaille, roi des Bretons, quitaine, p. 49, 229; 230, 537
p. 209 et suiv. à 557.
Gozelon, duc de Basse-Lorraine, Guillaume IV Fierabras, duc
p. 294, 296, 434. d'Aquitaine, p. 547, 552 et
Gozbert, comte de Saintes, suiv., 558 à 561.

p. 495, 503. Guillaume V le Grand, duc


Grammont, p. 23. d'Aquitaine, p. 295, 561 à
Grégoire VII, pape, p. 584, 585, 572.
587. Guillaume VI le Gros, duc d'A-
Grenoble, p. 446. quitaine, p. 572 et suiv.
GuELFON,abbé de Saint-Riquier, Guillaume VIII. — Voy. : Gui-
p. 34. Geoffroi.
Guérard (Benjamin), p. 308. Guillaume IX, duc d'Aquitaine,
Guerech, duc de Bretagne, p. 223, p. 588 à 602.
224, 237, 238. Guillaume X, duc d'Aquitaine,
Gui (comte), prince d'Auvergne, p. 602.
p. 549, 550. Guillaume, frère de Gérard,
Gui de Bourgogne, archevêque, comte d'Auvergne, p. 498.
puis pape (Galixte II), p. 449. Guillaume Tête Hardie ou le
Gui (Wido), préfet delà marche Grand, comte de Bourgogne,
bretonne, p. 178 et suiv. p. 382, 444.
Gui, évêque du Puy, p. 554. Guillaume Cliton, comte de
Gui-Geoffroi,ou Guillaume VIII, Flandre, p. 94, 97, 98, 99,
comte de Gascogne, puis duc 100, 102.
d'Aquitaine, 561, 574 à 588. Guillaume le Conquérant^. 166-
Guibert, archevêque de Nar- 167, 250 et suiv., 256, 585.
bonne, p. 611. Guillaume Longue-Épée, duc de
Guifred (arch. de Narbonne), Normandie, p. 40, 46, 48, 49,
p. 611. 137, 142, 143, 217, 229, 230,
Guigues le Vieux, comte de 547.
Grésivaudan, p. 433. Guillaume IV, comte de Tou-
Guillaume Adelin, p. 162. louse^. 582etsuiv., 612, 613.
Guillaume le Roux, roi d'Angle- Guillaume d'Ypres, p. 93, 95, 97.
terre, p. 591. Gurwan, p. 207.
Guillaume Taillefer, comte d'An- Haimon, vicomte de Nantes,
goulême, p. 570, 607. p. 240.
TABLE ALPHABÉTIQUE. 637

Hainaot, p. 77, 82. Hoel, de Nantes, prince breton,


Halphen, érudit, p. 233, note 5, p. 223, 237.
234, note 3, 491. Rominium, p. 47, note.
Hagrold, chef normand du Bes- — et securitas, p. 78, 79.

sin, p. 151, 152. Hommage


Havoise, femme de Geofîroi-Bé- — de prétendants, p. 161, 162.
renger, p. 244, 245. — en marche, p. 169.
Hélie ,
préchantre de Saint- — par parage, p. 169, 574.
Étienne de Limoges, p. 566, Aquitaine
note 3. — des fidèles de Guillaume V,
Helvètes, p. 319 et suiv. p. 570.
Henri I
er
Beauclerc, roi d'An- — de Henri II et de Richard
gleterre, p. 84, 85, 162. Cœur de Lion à Philippe-
Henri II, roi d'Angleterre, duc Auguste, p. 619.
d'Aquitaine, p. 257, 615, 619. Auvergne
Henri I
er
, d'abord duc de Bour- — de l'évêque de Clermont,
gogne, puis roi de France, Etienne à Louis d'Outre-
p. 7i, 357, 436, 569, 578,579, mer, p. 548.
612. Bourgogne
Henri 1
er
l'Oiseleur, roi de Ger- — des seigneurs au pape Ga-
manie, p. 273. 274, 275, 367, lixte II, p. 449.

368, 392, 408, 409. Bretagne


Henri II, roi de Germanie (em- — de Henri II à Louis VII, p. 257.
pereur, 1014), p. 68 à 70, 273, Flandre
411, 417. — de Baudoin IV au roi de Ger-
Henri III, roi de Germanie (em- manie Henri II, p. 69.
pereur, 1046), p. 435, 438, — de Baudoin V à Henri I
er
,

443, 444, 579. p. 71.


Henri IV, roi de Germanie (em- — de Baudoin V et Baudoin VI
pereur, 1084), p. 445, 447, au Germanie, p. 74.
roi de
584. — des vassaux de Baudoin VI,
Henri V, roi de Germanie (em- p. 80.
pereur, 1111), p. 449, 450, — des bourgeois puis des vas-
600. saux militaires à Guillaume
Herrert, comte de Vormandois, Cliton, p. 99.
p. 40, 45, 46,47, 48, 134, 136, — des Flamands à Thierry d'Al-
229, 544. sace, p. 101.
Herlouin (ou Hélouin), comte de — des vassaux de Baudoin VII,
Montreuil, p. 46, 50, 147, 148, p. 89.
149. — des negociatores à Guillaume
Hiémois, p. 130, 135, 149. d'Ypres, p. 95.
Hoel, de Cornouaille, duc de Lorraine
Bretagne, p. 253, 255. — de Giselbert et des principaux
,

638 TABLE ALPHABÉTIQUE.

comtes lorrains à Louis IV Iarl, p. 128.


d'Outremer, p. 279, 280. Ibères, p. 456.
Normandie Illustris vir, p. 272, 541.
— des barons normands à Louis Imbart de la Tour, érudit,
d'Outremer et Hugues le p. 584.
Grand, p. 145. I.NCON,chef normand, p. 137,216.
— de Guillaume Adelin, Eusta- Infidèles Franci, p. 522 et suiv.
che, Henri Plantagenet au Interrex, p. 7t.
roi de France, p. 162. Isaac, comte de Cambrai, p. 279.
Provence Ivois, p. 296, 436.
— de Bertrand II, comte de Pro- Iwan d'Alost, p. 100, 101.
vence au pape, p. 446. Jacob, érudit, p. 411, 435, 447,
Viennois Jarnhitin, machtiern breton,
— de Charles Constantin au roi p. 179.
Raoul, p. 391. Jean, légat pontifical, p. 592,
— de Charles Constantin à Louis 593.1
d'Outremer, p. 393, 548. Jean XIII, pape, p. 223.
Homo legalis, p. 575. Jeanroy, philologue, p. 596 et
Honorius, empereur, p. 463. suiv.
Hugues d'Arles, p. 369, 390, Judicael, fils de Guerech, p. 238,
391, 392. 239, 243.
Hugues, comte de Bourges, Judicael, fils de Gurwan, p. 207.
er
p. 504. Judith, épouse de Baudoin I

Hugues le Noir, duc de Bourgo- de Flandre, p. 34.


gne, p. 343, 344, 346, 347, 374, Judith, femme de Richard II,

375, 378 note, 542, 553. p. 244.


Hugues de Die, archevêque, lé- Juhel Bérenger, comte de Ren-
gat pontifical, p. 448, 586, nes, p. 215 à 223, 236.
587. Julien Nepos, empereur, p. 465.
Hugues, fils aîné de Robert II, Jullian (Camille), érudit, p. 5,8,
roi de France, p. 295, 567. 112,466, etc.
Hugues de Flavigny, p. 592, Jumièges, abbaye, p. 113, 167.
594. Karlingi, Karlenses, p. 3, 8, 94,
Hugues Capet, roi de France, 105, 289, note, 290.
p. 43, 44, 234, 241, 352 et suiv. — Lotha-Karlenses, p. 290.
402, 551, 552 et suiv., 567, 559. Kreuznach, p. 436.
Hugues, comte du Mans, p. 218. La Borderie (de), p. 134, 143,
Hugues le Grand, p. 40, 41, 45, 221, 228, 245 note, etc.
48,50, 51, 53, 130 à 136, 145 à Lair (Jules), érudit, p. 534.
153, 229, 346 à 351, 402, 537, Lambert, abbé de Saint-Bertin,
542 à 545, 549 à 551. p. 37 note.
Hugues de Lusignan, p. 569. Lambert, comte lorrain, p. 283,
Hunald, duc d'Aquitaine, p. 477. 287.
, .

TABLE ALPHABÉTIQUE 639

Lambert, comte de Nantes, p. 1 79 Lot (Ferdinand), érudit, p. 10-13


182, 193. et passim.
Lampegie, fille d'Eudes d'Aqui- Loth (J.), érudit, p. 192, 224,
taine, p. 476, note 2. notel, 225.
er
Landevbnec (abbaye), p. 211. Lothaire I , p. 16 et suiv., 58,
Landri, comte de Saintes, p. 487. 59, 156 à 158, 282, 287, 348,
Langres, p. 346. 352, 401, 402, 548 à 554.
Laon, p. 48, 146, 155, 156, 157. Lothaire II, p. 262, 335, 385.
La Popelinière, historien, 14. Lothaire de Supplimbourg,
Lasteyrie (de), érudit, p. 234. p. 382, 445.
Lauer, érudit, p. 54, note 2, Lotha-Karlenses, p. 290.
55, note 1, 143, note 4, 144, Lotharingia, p. 262, 295 note.
note 5, 145, note 4, 347, 376, Louis II, *roi d'Italie, p. 385,
389, 526 note, etc. 386.
Le Baud, historien breton, p. 206- Louis l'Aveugle, fp. 388, 389,
207. 390.
Lé£er, archevêque de Vienne, Louis II le Bègue, p. 17 et suiv.,
p. 421, 422, 439. 197, 199, 265, 386, 495 à 499.
Léger (Saint), évêque d'Autun, Louis III, p. 327, 386.
p. 471, 472, 473. Louis le Débonnaire, p. 179,
Leibniz, p. 55 note 2, 368, 408. 180, 481 à 485.
Leodesamio, p. 42. Louis le Germanique, p. 14 et
Léon IV, pape, p. 190. suiv., 199, 264, 492.
Letavia, p. 175. Louis le Jeune, p. 265, 387.
Levillain, érudit, p. 491. Louis IV d'Outremer, p. 41 à 52,
Ligures, p. 112, 309, 454. 130,138 à 156,229, 280 à 282,
Lex, érudit, p. 423 et suiv. 346, 347, 401, 537, 542 à 548.
Liégeard, fille de Gilbert, p. 348, Louis V, p. 553, 554.
351. Louis VI, 95, 96, 101 et suiv.,
Liétaud (vicomte), p. 376, 536. 106, 107, 257, 598, 599.
Liétaud II, vicomte, puis comte Louis VII, p. 257, 614, 615.
de Mâcon et de Besançon, Louis l'Enfant, fils d'Arnulf,
p. 376 à 379, 536. p. 270, 271, 300.
Lied vin, p. 114. Luchaire (Achille), érudit, p. 10
Lille, p. 23, 73, 106. note 1, 85, 546, 563,564, 615
LlLLEBONNE, p. 112. et suiv.
Limoges, p. 492, 614. Lupus, duc d'Aquitaine, p. 469,
Limousin, p. 465, 539. 472, 473.
Littré, p. 308. Luxeoil, p. 471, 472.
Lobbes (abbaye), p. 27. Lyon, p. 321, 445, 446.
Longnon (Auguste), érudit, p. 15. Lyonnais, p. 386 à 400, 500.
Lorraine, p. 261 et suiv., 269 et Mabille, érudit, p. 325, 503
suiv., 401. note 1^
TABLE ALPHABÉTIQUE.

MABILLON. p. VIII, 510. Adde, v° Protection.


Machtiern, p. 192. Nantais, p. 175, 180, 195, 237.
Maçonnais, p. 500. Naùtes, p. 133, 177, 193, 195,
Maine, p. 133, 134, 135, 193, 214, 218, 223, 224, 239, 240 et
197, 199. suiv.
.Majorité, p. «575. Narbonne, p. 463, 465.
Maisnie, p. 575. Nation (idée de), p. 5, 7 et suiv.
Manassès II, comte de Dijon, Nation légale, p. 111-112.
p. 335 etsuiv., 344. Nationales (guerres), p. 358,
Mantaille, p. 388. 600, etc.
Manteyer (G. de), érudit, p. 361, Nationalités. — Voy. : Patria,
note 1, p. 439. Patriotisme, Patrons, etc.
Marchio, Marchissus. — Voy. : Nationes patride, p. 303, note 2.

Titulature. Néron, empereur, p. 463.


— et dux, p. 129, etc. Neufchatel, p. 433.
Margdt-sur-Thiers p. 286. ,
Nevers, p. 484, 523.
er
Marsy (assemblée de), p. 55t. Nicolas I ,pape, p. 33,201, 202.
Mathilde, femme de Conrad le Nominoe, prince de Bretagne,
Pacifique, p. 298, 399. p. 180 à 194.
JMatuedoi, comte dePoer, p. 209. Normandie.
Mans (le), p. 190. — Origines ethniques, p. 101 et
Mayence (accords de), p. 416. suiv.
Médresais, p. 116. — Constitution du principat,
Mempisque, p. 29 et 35. p. 115 et suiv.
Merlet (R.) érudit, p. 202, 208,
— Ducs, comtes, marquis. —
232, note 2. Voy. : Guillaume, Hichard, Ro-
Mersen, p. 194, 264, 386. bert, Rollon.
Messac, p. 183. Nourris, p. 579.
Missus. — Voy. : Titulature. Novempopulanie, p. 462, 465.
Modoin, évêque d'Autun, p. 488. Odacer, comte, p. 270, 271.
Moissac, abbaye, p. 607. Optimates (Galliœ), p. 71, 72.
Molinier (Auguste), érudit, — regni, p. 601.
p. 479. Orléans, p. 188, 491, 580.
Monarchia, p. 35, 351. Osrekn (Guillaume), chef nor-
MONTBÉLIARD, p. 436. mand, p. 80.
MONTIGNY, p. 150. Osmond, p. 147.
Montreuil, p. 43, 46. OSTBURG, p. 27.
Morat, p. 433. Otlinga saxonica, p. 135.
Morvan, qualifié roi de Bretagne, Otte-Guillaume, p. 355, 380,
p. 179. 381, 412.
Mosellans, p. 293. Otter, Viking, p. 213.
Mounoussa, p. 476, note 2. Otton, comte de Mâcon, p. 381 t
Mundium (royal), p. 163 note. 382.
TA 1 ; I . E ALPHABÉTIQUE. 64,1

Otton, comte de Verdun r p.279. — breton, p. 184, 225 et suiv.,


Otton, fils de Hugues le Grand, 244.
p. 348, 352. — flamand, p. 35, 21 et suiv., 67.
Otton, duc de Basse-Lorraine, — lorrain, p. 289 et suiv.
p. 292. — normand, p. 114, 127 et suiv.,
er
Otton I , p. 47 à 50, 282, 283, 144, 146, 159.
396 à 402. Adde, v° Élection, Gaule.
Otton II, p. 284 à 287, 402. Patrons religieux (des nationa-
Otton III, p. 287, 292, 402. lités), p, 1-2, 53, note 1, 63.
Pactum securitatis, p. 135. Patronus, p. 129.
Pagus, p. 9, 24, 67, 262. Pax comitis, p. 28 note.
Paix de Dieu, p. 5, 24-25, 74, Payerne (albaye), p. 431.
er
note 2, 571, 608. Pépin I , roi d'Aquitaine, p. 484,
Palatinus cornes, p. 613 note. 485.
Paradin, p. 438. Pépin II, roi d'Aquitaine, p. 486
Pardoux (Saint), p. 476, note 4. à 493.
Pares y p. 47. Pépin le Bref, p. 477, 478, 479.
Vov. : v° Patria. Pépin d'Héristal, p. 473, 474.
Pares Francise, p. 613. Pépin de Landen, p. 467.
Paris, p. 286. Périgoeux, p. 466, 468, 480,
Parisot, érudit, p. 276, note 4, 493.
290 et suiv., 301. Péronne, p. 37.
Partages royaux, p. 15 et Pfister (Ch.), érudit, p. 62, note
suiv. 3, 68, 312, 358 note, 563
Pascwithen, p. 202, 207. note, 566, 609, etc.
er
Patria, patriae, p. 9, 343. Philippe I , p. 80 à 83, 255, 256,
Patriae comitatus, p. 79, note 3. 358, 580, 585 à 591.
Patriœ consul, p. 82. Philippe-Auguste, roi de France,
Patriae dispositio, p. 163, note. p. 3, 30, 92, 108, 289, note 2,
— dominus, p. 565. 358, 600, 619, etc.
— pares, p. 82. Philippe de Toulouse, femme
— principes, p. 79. de Guillaume IX, p. 589, 590,
Patricim [et dux), p. 129. 600.
— et rex, p. 313 note. Pierre (évêquede Rodez), p. 617.
Patricius hereditarius, p. 142. Pierre-Guillaume (Aigret), duc
Patriotisme et nationalisme, d'Aquitaine, p. 574 à 580.
p. v, vu, 330, 437 et suiv., 441, Pirenne, érudit, p. 28, 91, 104-
568 et suiv. 105.
— aquitain, p. 463, 471 et suiv., Pitres, p. 200, 499.
484 et s., 497. Placidie, femme d'Athaulf,
— bourguignon provençal, p. 3 19, p. 463.
330 et suiv., 421 et suiv., 444 Pons, comte d'Angoulême, p.
et suiv., 457. 608.
F. — Tome IV. 41
642 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Pons, comte de Toulouse, p. 582 — du prince, p. 147, 540.


et suiv. Adde : v° Garde et tutelle, et
Ponthieu, p. 43, 44, 63. Ratification ou confirmation.
Portois, p. 373. Provence, p. vu, 16 et suiv.
Poitiers, p. 476, 480, 489, 493, — Rois. — Voy. : Boson, Louis
504, 543, 550, 585 à 594. l'Aveugle.
Concile (de), p. 591 et suiv. — Comtes ou marquis. — Voy. :

Poitiers, Comtes. — Voy. : Eme- Foulque-Bertrand, Bertrand,


non, Rannulfe, Ebles, Guil- Geoffroi.
laume III à X. Provincia maxima Sequanorum,
Posthume, p. 463. p. 363, 373.
PODILLY-SOR-LOIRE, p. 493. Querci (comté de), p. 531.
Poupardin (René), érudit, p. 342, Quierzy, p. 35.
note 4, 355, 361, note 1 et Race (idée de), p. 5, 6, 7.
suiv., 450, etc. Racoux (vicomte), puis comte
Prœcipuus cornes 9 p. 506. de Mâcon, p. 376, 377, 536.
— dux, p. 510. Raimond, comte de Toulouse, p.
Prises, p. 509. 498.
Prentout, érudit, p. 122. Raimond II, comte de Toulouse,
Primarchio, p. 541. p. 513, 515, 524, 532.
Primatus, p. 293, 412, 416. Raimond II, comte de Rouergue^
Primates regni. — Voy. : Prin- p. 536, 545.
cipes. Raimond III Pons, comte de
Princeps. Voy. Titulature. Toulouse, p. 510, 515, 524 à
— et dux, 129, 247 et suiv.
p. 546.
— Aquitanorum, p. 543. Rainaud, comte d'Herbauge, p.
— A rvernorum (évêque Etienne), 488.
er
p. 550. Rannulfe I , comte de Poitiers,
Principes patriœ, p. 79, 192. p. 487, 493, 498.
— diversarum gentium, p. 549 Rannulfe II, p. 495, 501, 502,
note. 503.
Principes pagi, p. 23, note 1. Raoul, roi de France, p. 41,
— plebiSy p. 192. 134, 343, 389, 390, 391, 517 à
Principes Galliae, p. 165. 533.
Principes regni, p. 51, 63, 71-72, Rathier, comte de Limoges, p.
346, 537. 487.
Adde : \° Optimates. Ratification ou confirmation.
Prophétie viennoise, p. 439 et — Aquitaine.
suiv. Confirmation par Louis d'Ou-
Protection. tremer de la charte de fon-
— Principe, p. 154, note 3, 164. dation de Chanteuge, p. 543.
— du roi, p. 58, 61, et suiv. 89, Confirmation par Louis d'Ou-
608, etc. tremer du comté de Poitou à
.

TABLE ALPHABÉTIQUE. 643

Guillaume Tête d'Étoupe, p. Ratification par Charles le Sim-


539. ple des conquêtes des Nor-
Charte de confirmation de Car- mands de la Seine, p. 136.
lomon, p. 327. — Velay et Auvergne.
— Bourgogne. Confirmation de la possession
Ratification du choix d'Eudes, de ces comtés, par Charles le
Henri, par Lothaire, p. 353. Simple à Ebles Manzer, p. 533.
Confirmation de la possession Raynard, vicomte d'Auxerre, p.
d'une partie de la Souabe à 344.
Rodophe II, par Henri l'Oise- Raymond de Saint-Gilles, p. 589,
leur, p. 367. 590, 612.
Confirmation par Lothaire des Raymond V de Saint-Gilles, p.
droits et privilèges de Ciuny, 615, 619.
p. 379. Raymond VI de Saint-Gilles, p.
Confirmation royale de domai- 619.
nes pour Saint-Martin d'Au tun, Razès, p. 500.

p. 389. Redon, p. 175, 180.


— Bretagne. Regnum, p. 140, note.
Confirmation royale de la sou- Rei bret, p. 248.
veraineté de Salomon et de Reims, p. 229, 269.
son fils, p. 203. Renaud, comte de Bourgogne,
Confirmation de la moitié du p. 381, 382, 433, 436.
principat breton à Juhel Bé- Renaud III, comte de Bourgogne,
renger, p. 236. p. 382.
— Flandre. Renaud, comtede Nantes, p. 183.
Confirmation de la protection Renier, prince lorrain, p. 270.
royale pour l'abbaye de Saint- Renier IV, comte lorrain, p. 283,
Bertin, p. 58. 287.
Confirmation royale en faveur Reknes, p. 175, 177, 179, 180,
de Baudoin IV, p. 64. 193, 195, 223, 224 et suiv.,
Ratification par Henri IV à Bau- 243 et suiv.
doin de Lille de la possession Renvois, p. 175, 177, 180, 195.
du Hainaut, p. 77. Retz (pays de), p. 195.
Ratification de l'acceptation Rex Aquitaniœ, p. 560.
pour comte de Guillaume Rex Francorum et Aquitanorum,
Cliton, p. 98. p. 495, 552, 565, note 4.

Confirmation des libertés et Rex provinciae, p. 35, note 2.


privilèges du chapitre de Saint- Richilde, p. 80 et suiv.
Donatien, p. 98. Richard (Alfred), érudit, p. 488
Confirmation de chartes, p. 101 et suiv., 526 note, 533, 563,
Ratification par les flamands note 2, 574, 582 et suiv., 601.
er
du choix d un comte, p. 101. Richard I , duc de Normandie,
— Normandie. p. 57, 144 à 158.
644 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Richard II, duc de Normandie, d'Arras et de Saint-Bertin,


p. 68, 244, 245. p. 36.
Richard le Justicier, p. 326 à Roger, comte de Douai, p. 229,
342, 506. 230.
Rioulf, p. 435, note 3. Roger, fils d'Herlouin, p. 52.
Roald, Viking, p. 213. Rôgnwald, Viking, p. 134, 135,
Robert, comte d'Auvergne, 214.
p. 612. Rollon, duc de Normandie,
Robert I er vicomte, puis comte
, p. 115 à 135.
d'Auvergne, p. 536, 549. Romania, p. 175.

Robert II, vicomte, puis comte Roricon, évêque de Laon, p. 6i.


d'Auvergne, p. 536, 549. Roucy (plaid de), p. 194.
Robert, duc de Bourgogne, Rouen, p. 49, 50, 57, 112, 115,
p. 357, 580. 143 à 154, 230.
Robert II, comte de Flandre, Rouergue (comté de), p. 500,
p. 84,. 85, 86. 531, 612.
Robert le Frison, comte de Rozala, épouse d'Arnoul II,

Flandre, p. 78 à 84. p. 62.


Robert le Fort, p. 199, 202, Rudalt, fils d'Alain le Grand,
530. p. 209.

Robert, fils de Robert le Fort, Saint-Amand (abbaye), p. 59, 61,

p. 120, 121, 331 et suiv., 517 62, note 2.


et suiv. Saint-Aubin d'Angers (abbaye),
Robert II, roi de France, p. 65, p. 200.

68, 294, 295, 356, 357, 567, Saint-Bertin (abbaye), p. 38 et


609. 58.
Robert Courteheuse, p. 83, 84', Saint-Brieuc, p. 218.
161. Saint-Clair-sor-Epte (traité de),
Robert le Diable, duc de Nor- p. 115 et suiv., 210.
mandie, p. 249, 250. Saint-Cybard (abbaye), p. 570.
Robert de Torigny, p. 170. Saint-Denis, p. 471, 473, 496.
Robert, comte de Troyes, p. 352. Saint-Gèrmain-u Auxerre (ab-
Rodolfe I er roi de Bourgogne
, baye), p. 336.
transjurane, p. 266, 300, 365, Saint- Go ar (conférence de\,
366. p. 270.
Rodolfe II, roi de Bourgogne Saint-Hilaire (abbaye), p. 570,
transjurane, p. 367, 368, 369, 588.
396, 409. Saint-Maixent (abbaye), p. 570.
Rodolfe III, roi de Bourgogne Saint-Martin d'Autun (abbaye),
p. 381, 402 à 419. p. 389.
Rodolphe, abbé laïque de Saint- Saint-Maurice (lance de), p. 408
Riquier, p. 34. et suiv., p. 421, note.
Rodolphe, abbé de Saint- Vaast Saint-Maurice d'Agaume (ab-
TABLE ALPHABÉTIQUE. 645

baye, p. 364 et suiv., 378. Soissons, p. 57, 276, 474, 517.


Saint-Médard de Soissons (ab- Soledre, p. 434 et suiv., 444.
baye), p. 492. Strasbourg, p. 293 note, 299 et
Saint- Omer, p. 23, 81, 105, suiv., 412, 413.
note 2. Souveraineté directe.
Saint-Pierre au mont Blandin — du roi, p. 49, 301, 348, 356 et
(abbaye), p. 39, note 4. suiv., 477.
Saint-Riquier (abbaye), p. 34. — du prince, p. 73, 191 et suiv.,
Saint-Symphorien d'Autun (ab- 196 et suiv., 204, 208, 247,
baye), p. 336, 343. 257, 351, 375 et suiv., 484,
Saint-Vaast d'Arras, p. 36, 61, 536, 539, 564.
note 3. Souveraineté (haute). — Voy. :

Saint -Wandrille (abbaye), Suprématie générale.


p. 113. Suffragium, p. 168 note.
Sainte -Colombe de Sens (ab- Suprématie générale (hégémo-
baye), p. 34, 336. nie ou haute souveraineté)
Saintes, p. 488, 489, 493, 582. — du roi.
Saintes (Notre-Dame de), mo- Caractère gallo-franc, p. 307 et
nastère, p. 580. suiv.
Salique (loi), p. vi, vu, 71, Aquitaine, p. 473, 490, 545, 564,
note 3. 574, 580 et suiv.,586, 600 et suiv.
— Prologue, p. 308 note. Auvergne, p. 501, 510.
Salomon, prince breton, p. 198 Bourgogne, p. 49, — duché, 341,
à 205. 347 et suiv., 352 et suiv., 358
Sanche, duc des Gascons, p. 492. et suiv., — jurane, 364 et suiv.,
Sarrazins, p. 359, 476. — comté, 374 et suiv., 379 et
Saxons, p. 113. suiv.
Securitas. Voy. — : v° hominium Bourgogne et Provence, 386 et
et v° fides. suiv.
-regni, p. 142, 154, note 1. Bretagne, 184, 191, 196, 200,
Sécurité (serment) de Ran- 204, 235, 249.
nulfe II à Eudes, 503. Centre et midi, p. 305 et suiv.
Sée (H.), érudit, p. 233, note 1. Flandre, p. 73, 85 et suiv., 8a
Senlis, p. 493. et suiv., 105 et suiv.
Sens, p. 333. Lorraine, p. 270, 289 et suiv.
Sens (archevêque), p. 337 note. Normandie, p. 139, 144, 159 et
Séqoanes, p. 319 et suiv., 373 et suiv., 170 et suiv.
suiv. Provence, p. 386 et suiv.
Servais (capitulaire de), p. 33. Viennois et Lyonnais, p. 398 et
Sidoine Apollinaire, p. 323, 463. suiv., 542.
Sigebert, p. 468. — du prince (Aquitaine), p. 534 et
Siguin, comte de Bordeaux, suiv., 539, 548, 558, 564 et

p. 487. suiv.
,

646 TABLE ALPHABÉTIQUE.

Suprématie impériale, p. 196 Guillaume le Grand, p. 565 et


et suiv., 412, 415 et suiv. suiv.
Suzeraineté féodale particu- Raimond III Pons, p. 541 et
lière. suiv.
— du roi, p. 31 , 70, 71, 86 et suiv. Pons et Guillaume IV de Tou-
107, 200, 341, 374 et suiv., louse, p. 583 et suiv.
548, 607. — Bourgogne,
— - du prince, p. 54, 170, 227 et Richard le Justicier, p. 338, 341.

suiv., 236 et suiv., 539. Hugues le Noir, p. 344 et suiv.


Talou, p. 113. Gilbert, p. 350.
Tanki (comte), p. 209. — Bretagne.
Ternois, p. 35. Nominoe, p. 180, 181, 191,192.
Tetricus, gouverneur de l'Aqui- Salomon, p. 203, 204.
taine, p. 463. Alain, p. 108.
Teutonica (terra), p. 290. Principats bretons de la fin du
Teutonici, p. 290, 430. xe au début du xn e siècle,
Teutons, p. 440. p. 247 et suiv.
Théodoric I er roi des , Goths, — Lorraine.
p. 465. Charles le Simple en Lorraine,
Théodoric II, roi des Goths, p. 272.

p. 465. — Normandie.
Thibaut de Blois, p. 57, 153, Comte et ducs, p. 129.
155, 157, 223, 236, 558. Toulousain, p. 500, 613.
Thierry d'Alsace, p. 31, 93, 101, Toulouse, p. 454 à 468, 480,
106. 484, 491, et suiv., 582, 590, 609
er
Thierry I , duc de Haute-Lor- à 615.
raine, p. 292, 294. — Commun conseil et citoyens,
Thierry le Chambrier, comte p. 617.
d'Autun, p. 328. — Concile (de), p. 611.
Thierry III, roi des Francs, Trans, p. 218.
p. 471, 473. Translatio S. Maglorii, p. 233,
Tiern (summus dux), p. 208. 234.
Thietmar de Mersebourg, p. 404, Transséquanie, p. 134, 148, 211.
405. Tuitio (royale), p. 62, 89).
TiNCBEBRAIN, p. 256. Turmod, p. 135, note 3.

Titulature. Turpion, comte d'Angoulême,


— Généralités, p. 128, 530. p. 487.
— Aquitaine. Urbain II, p. 595, note 2.
Guillaume le Pieux, p. 507 et Ursmar (Saint), translation de
suiv. reliques), p. 27.
Guillaume Tête d'Étoupe, p. 566, Uzège, p. 398.
567, 568 note. Valence, p. 321,388.
Guillaume Fierabras, p. 567, 568. Valenciennes, p. 68 et suiv.
.

TABLE ALPHABÉTIQUE. 647

Vasnes, p. 177, 180 et suiv. Vi va rais, p. 398.


Vasnetais, p. 180, 181. Vocatus cornes, p. 377, note.
Vanderkindere, érudit,p. 50, 54, Vogel, érudit, p. 116.
55, note 2, 61 note. Volces, p. 451, 454, 461.
Varais (comté du), p. 374. Vouillé, p. 465.
Vasconie , p. 484. Waifre, duc d'Aquitaine, p. 478,
Vascons, p. 456, 479. 479.
Vblay (comté du), p. 465, 532 à Walah, welsch, p. 454.
534, 539, 540. Wallia, roi des Visigoths, p. 463.
Verdun, p. 287, 292. Walon, évêque d'Autun, p. 336-7.
Verdun (traité); p. 16, 261, 305, Warogh, p. 177.
325. Wicohen, archevêque de Dol,
Vidal de La Blaghe, érudit, p. 9 p. 223, 236.
note, 26, 319, 324, 451 note, Wipon, p. 417, 423 et suiv.,
452, etc. 436, 438.
Vienne, p. 321, 327, 386, 388, Worms (concordat de), p. 449.
391, 421, 445, 446, 542, 543. Wulfoald, p. 472
Viennois, p. 386, 387. Wulgrin, comte d'Angoulême et
Vies des Saints, p. ix. de Périgueux, p. 493, 494,
Vindex, p. 463. 498, 501
Villœ (fortifiées), p. 67. TfPRES, p. 23.
Vir magnificus, p. 509. Zurich, p. 431.
Visé-sur- Meuse p. 281, 398, 400.
>
Zwentibold, p. 36, 37,270, 271,
Visigoths. —
Voy. Goths. : 300, 365.
CORRECTIONS ET RECTIFICATIONS

Page 2, ligne 4, supprimer les mots : « de la majeure partie ».

Pages 69-70, au lieu de « l'empereur », lisez « le roi de Ger- :

manie », quoique Sigebert de Gembloux qualifie Henri II « impera-


for », dès les événements de 1006. — Élu roi de Germanie le 6 juin
1002, couronné comme tel le lendemain, Henri II devient roi d'Ita-
lie le 14 mai 1004 et prend alors le titre soit de « roi des Francs
et des Lombards », soit de « roi des Romains », titre inconnu avant
lui et que ses successeurs ont substitué à celui de roi d'Italie. Il
n'est couronné empereur, à Pavie, que le 15 février 1014 et s'in-
Mtule alors « empereur des Romains ». Remarquez, du reste, qu'il
se dit dans ses diplômes « Henri II, empereur », bien que Henri I er
n'ait jamais été couronné en cette qualité.
re
Page 12, l ligne des notes, au lieu de « voy. note 1 », lisez

« voy. note 3 ».

Page 115, note, au lieu de « interpolé », lisez « transcrit ».

Page 219, note 1, au lieu de « élirent », lisez « élurent ».

Page 324, au lieu de « Otto-Guillaume », lisez « Otte-Guil-

laume ».

Page 347, au lieu de « 953 », lisez « 943 ».

Page 351, au lieu de « 926 », lisez « 956 ».

e
Page 397, 5 avant-dernière ligne, au lieu de « les droits», lisez
« les droits aléatoires ou fictifs ».

Page 493, ligne 5, au lieu de « par surprise et », lisez « par sur-


prise. Il ».
TABLE DES MATIÈRES

Pages.
Avant-propos v-xi

Introduction. . . 1

Appendice. — L'unité francique à travers les partages


royaux 15

LE PRINCIPAT
DEUXIÈME PARTIE
La formation historique des grandes principautés
de la France majeure
et leurs rapports avec le « Regnum Francorum ».

§ I. — Le Comté ou Marquisat de Flandre.


Chapitre — La genèse de nationalité flamande
I. la 21
Chapitre — La première maison de Flandre aux ix et
II. e

x e siècles 33
Chapitre III. — Le principat de Flandre au xi e siècle. — Son
apogée sous Baudoin de Lille 67
Chapitre IV. — La transmission du pouvoir comtal 77
Chapitre V. — L'avènement de la maison d'Alsace et les

libertés nationales 91

§ II. — Le Comté ou Duché de Normandie.


Préamrule 109
Chapitre I. — Les origines de la nation normande 111
652 TABLE DES MATIÈRES.

Tages.
Chapitre II. — Les origines de l'Etat normand. — La con-
quête de Roilon et le traité de Saint-Clair-
sur-Epte 115
Chapitre III. — L'indépendance, au point de vue féodal, de
l'État normand, et son extension territo-
riale 127
Chapitre IV. — Les prétendus agrandissemens ou renou-
vellemens de fief sous Roilon et sous Guil-
laume Longue-Épée 133
Chapitre V. — Les tentatives réitérées des Francs de sub-
juguer les Normands, sous Louis d'Ou-
tremer et sous Lothaire 141
Chapitre VI. — L'absence de suzeraineté féodale et l'exis-

tence de la suprématie royale 159


I. — De l'hommage féodal 159
II. — De l'investiture de et la suzeraù
neté 163
Chapitre VII. — La théorie normande en accord avec la réa-

lité historique 169

§ III. — Le principat de Bretagne.


Pre'ambule 173

Chapitre I. — Les régions ethniques et les premiers comtes


des Bretons 175
Chapitre II. — La royauté bretonne 187
Chapitre III. — L'occupation Scandinave delà Bretagne... 213
Chapitre IV. — La rivalité des maisons de Nantes et de
Rennes. — L'élément breton et l'élément

gallo-franc 221
Chapitre V. — La prétendue vassalité féodale de la Bre-
tagne 227
Chapitre VI. — Les rapports avec les principats de Nor-
mandie, de Blois et d'Anjou 235
Chapitre VII. — L'unification bretonne par la maison de
Rennes 243
Chapitre VIII. — La maison de Cornouaille et l'inféodation de
la Bretagne 253
TABLE DES MATIÈRES. 653

§ IV. — La France médiane.


Pages.
Préambule 259

Chapitre I. — Lorraine et Alsace 261


Chapitre II. — Le royaume de Lorraine 269
Chapitre III. — L'anarchie et les prétendues cessions de la
Lorraine 273
Chapitre IV. — L'usurpation germanique et les revendica-
tions françaises 279
Chapitre V. — La personnalité ethnique de la Lorraine et
les rapports avec les premiers Capétiens. 289
Chapitre VI. — Les destinées particulières de l'Alsace 299

CHAPITRE INTERMÉDIAIRE
France, Bourgogne et Aquitaine.
Préambule 303

§ 1. — La suprématie royale au Centre et au Midi


de la France 305
§ 2. — Le caractère gallo-franc de la suprématie
royale 307
§ 3. — La fusion gallo-franque 311

§ V. — Les principats ou royautés

de Bourgogne, de Viennois et de Provence.

I. — Aperçu général 317


II. — La patrie bourguignonne 319
III. — Le duché de Bourgogne.

Chapitre I. — La naissance du duché. — Le comté d'Autun


et Richard le Justicier 325
Chapitre II. — Les rapports avec la Couronne jusqu'à la

mort du duc Henri 343


Chapitre III. — La conquête royale et la nouvelle dynastie
ducale 355
654 TABLE DES MATIÈRES.

IV. — La Bourgogne jurane. — Royauté et Comté.

Pages.
Préambule 361

Chapitre I. — La filiation historique de la royauté trans-


jurane et ses relations dynastiques 363
Chapitre II. — L'expansion de la royauté transjurane 367
Chapitre III. — Le comté de Bourgogne 373

V. — Le Royaume-Uni de Bourgogne jurane, Vien-


nois et Provence.

Chapitre I. — La marche viennoise et le duché des Pro-


vençaux 383
Chapitre II. — Comment s'est opérée l'annexion des mar-
ches viennoise et provençale au royaume
de Bourgogne jurane et à quoi elle se
réduit 391

VI. — La domination impériale.

Chapitre I. — Réflexions générales sur la réunion du


royaume de Bourgogne au Saint-Empire. 407
Chapitre II. — La valeur juridique des cessions Rodol-
fiennes 411
Chapitre III. — L'apparence et ia réalité 443

§ VI. — Les grands principats au Sud


de la Loire#

I. — Les origines nationales de l'Aquitaine.

Chapitre I. — Les éléments constitutifs 451

1° Élément géographique 451


2° Élément ethnographique 456
3° Éléments pelitigues 457

Chapitre II. — Les phases de structure politique et l'esprit

d'indépendance nationale 461


Chapitre III. — Les luttes contre la domination franque,
et le premier duché indépendant d'Aqui-
taine 471
Chapitre IV. — Le royaume d'Aquitaine. 481
TABLE DES MATIÈRES. 655

II. — Le duché d'Aquitaine.


Pages.
Chapitre I. — Les principats précurseurs du duché 497
Chapitre II. — Le principat poitevin et le principat auver-
gnat 501
Chapitre III. — La succession de Guillaume le Pieux 513
Chapitre IV. — Les rapports de l'Aquitaine avec Ja royauté
robertienne 519

Chapitre V. — La succession d'Acfred et la nature du duché


d'Aquitaine 531
Chapitre VI. — La constitution du duché 537
Chapitre VII. — La puissance du duché et ses rapports avec
la Couronne, depuis Guillaume V le Grand
jusqu'à Guillaume X le Toulousain 561

III. — Le comté de Toulouse et le duché de Narbonne. 603

APERÇU D'ENSEMBLE 621

Table alphabétique 625

Corrections et rectifications 649

Fac-simile's de chartes 525, 5'27

BAR-LE-DUG. — IMPB1M3RIE CONTANT-LAGUERRE.


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