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L'infigurable monstrueux par Sophie Gosselin (https://bartoli-gosselin.tumblr.com/) En tant qu'il renvoie à un écart par rapport à la norme, à un excès, à une aberration, le monstrueux indique un débord. Le monstrueux manifeste les forces de la vie dans des formes qui défient les lois de développement et de reproduction du vivant. Il rend sensible à un débordement de la vie sur le vivant et des forces sur les formes. Il provoque une crise du sens en nous confrontant à quelque chose dont on ne peut répondre, à une démesure. Il nous fait face comme une béance dont on n'arriverait jamais à voir le fond. Le monstrueux est à la fois une trouée et la manifestation d'un excès dans l'ordonnancement du monde. Cette trouée par et dans l'excès libère une parole, elle génère une multiplicité de récits cherchant, sinon à donner sens, du moins à donner forme. Les récits mettent en scène le conflit des forces et des formes. La force, c'est cette poussée qui résiste à la forme, cette part spectrale et débordante du devenir. Or c'est le plus souvent depuis la forme que le monstrueux est pensé/théorisé, notamment dans le cas des sciences naturelles, et plus particulièrement de la biologie, qui, comme nous le rappelle Donna haraway, se veut avant tout « science de la forme visible, de la dissection de la forme visible, de l'acceptation et de la construction de l'ordre visible »1. La forme est d'abord celle observée et désignée par un être humain : elle est visible en tant qu'elle est vue. La science cherche à rendre raison du visible, de ce qui est vu en tant qu'il se manifeste à nous sous les apparences d'un ordre. La science, comme avant elle la religion qui avait un ordre du monde à défendre et à justifier, ne traite pas tant du monstrueux que des monstres2, cas particuliers faisant signe d'un désordre. La crise du sens provoquée par l'apparition du monstrueux dans un corps physique se trouve soumise à l'impératif d'un faire signe. C'est tout l'enjeu des rapports entre langage et corps qui se pose ici, de la possibilité de penser et traduire le corps dans un logos qui accueille ou conjure son irréductible opacité. Le corps monstrueux devient objet de monstration et de démonstration. Le signe vient après, comme pour suturer la crise du sens. Pour l'Eglise chrétienne tout autant que pour la science, ce qui fait signe exige que l'on en réponde. Faire du monstrueux un signe c'est se mettre dans la situation d'avoir à en répondre, d'avoir à répondre précisément de ce dont on ne peut répondre, de ce qui se manifeste à nous comme démesure, comme ce qui échappe à toute mesure, à toute pondération. La question que nous voudrions poser est celle-ci : l'humain, en tant qu'humain, est-il capable de recevoir ce dont il ne peut répondre ? Car c'est toujours l'humain qui cherche à en répondre, à répondre non seulement de sa propre existence mais aussi de l'existence du monde. De quoi l'humain peut-il ne pas répondre en tant qu'humain ? Passer au-delà de la nécessité d'avoir à en répondre c'est passer au-delà du jugement, c'est en finir non seulement avec le jugement de Dieu (Artaud), mais aussi avec le jugement de l'Homme. L'humain se rend infiniment responsable, responsable de sa condition et de la condition du monde, tant pour le construire que pour le détruire. Ne serait-ce pas là la plus grande irresponsabilité ? Le phénomène du monstrueux nous invite alors à reconsidérer l'humain dans son rapport au monde. Il nous y invite d'autant plus à une époque où nous assistons à la formation d'une alliance monstrueuse entre la techno-science et l'écologie, à une époque où la monstruosité même devient le paradigme d'une construction du monde par l'humain se projetant comme « post-humain » dans la perspective ouverte par la cybernétique ou comme « trans-humain » dans l'horizon dessiné par un courant du féminisme, les deux trouvant dans la figure du cyborg (cet être mi-machine miorganisme) leur point de convergence. Je dis « construction » du monde, car en dehors d'une 1 2 p. 47, Des singes, des cyborgs et des femmes, Donna haraway, éd. Jacqueline Chambon, Actes Sud 2009. p. 174, La connaissance de la vie, Georges Canguilhem, éd. Vrin 1992. volonté humaine de construire le monde, le monde ne répond d'aucune construction : ni création ni production. Il y a du monde, comme il y a de l'événement. Et cet il y a est traversé, travaillé par du différend, celui de la spectralité. Le monstrueux ce serait le travail du différend dans le monde, le travail des forces spectrales. Si le monstrueux indique une ouverture ce sera alors en tant qu'il nous permet de repenser la condition humaine, non pas dans un post- ou trans-humanisme – tel qu'il se présente dans la figure du cyborg -, mais dans un devenir imperceptible qui ouvre à un dépassement de l'anthropocentrisme. 1) Un corps dématérialisé Depuis la seconde guerre mondiale, l'humanité ne sait plus à quelle figure se vouer. Car c'est radicalement défigurée qu'elle sort de cette guerre. Face à la catastrophe qui voit les corps défigurés par la bombe atomique rejoindre les corps défigurés par le projet nazi, Norbert Wiener, pionnier de la cybernétique, s'engage à redonner figure à l'homme et au monde en le (re)configurant. C'est comme si, après la seconde guerre mondiale, l'humain ne pouvait plus s'apparaître à lui-même que sous la forme d'un être monstrueux. L'être humain s'est défiguré lui-même ainsi que le projet humaniste qu'il portait. Sans doute ne lui est-il permis de retrouver figure que dans la (con)figuration de son propre dépassement. La cybernétique se constitue alors comme relève paradoxale d'un certain humanisme, de cet humanisme qui croyait en la science et la technique comme moteur de progrès. Or cette relève s'accomplit dans un geste apparemment paradoxal, celui d'un dépassement de l'humain par son amélioration... dans le post-humain. La figure du cyborg (cyber organisme) vient donner corps à cette mutation vers une post-humanité. Le cyborg prend forme dans le contexte de la seconde guerre mondiale avec le projet AAPredictor, à travers lequel Norbert Wiener et à ses collègues mettent au point un dispositif servo-mécanique de tir aérien capable de prévoir sur une base probabiliste les mouvements de l'ennemi. Du point de vue de AApredictor, « il y a fusion opérationnelle du pilote à son engin, les deux devenant constitutifs d'un même système »3. Le pilote et l'engin sont défaits de leur singularité pour être pensés comme éléments d'un système communiquant, comme parties d'un système dont les éléments interagissent à travers des émissions d'information. Cette vision mi-humain mi-machine sera au coeur du projet de science cybernétique, science des systèmes auto-régulés dont le principe premier est l'information. Avec la théorie de l'information, l'être mi-humain mi-machine qu'est le cyborg devient plus qu'un personnage de science-fiction, il devient le paradigme même à l'aune duquel le corps humain est pensé dans son rapport au monde4. La cybernétique mise sur la technologie pour pallier aux faiblesses de l'humain. Son principe est double : efficacité et contrôle. Pour opérer la jonction entre organisme et machine, la cybernétique allie théorie de l'information et biologie : le vivant est pensé sur le modèle de machines communicantes et inversement la pensée des machines intègre la dimension génétique du vivant. La conséquence la plus immédiate, et qui aura des retentissements fondamentaux sur les recherches scientifiques ultérieures - notamment en génétique-, c'est la possibilité de traduire le processus du vivant en code informationnel. C'est dans la physique que la cybernétique va d'abord chercher les fondements de cette translation du machinique en biologique. Elle donne ainsi naissance à un « matérialisme informationnel » par la combinaison de la mesure d'une quantité physique d'énergie traduite en signal électrique et de l'unité abstraite et formelle du code. Elle procède ainsi à une naturalisation de l'information, en fondant les recherches menées dans le domaine des télécommunications dans le modèle physicaliste de la thermodynamique. La cybernétique produit le paradoxe d'un constructivisme naturaliste (et 3 4 p. 34 , L'empire cybernétique, Céline Lafontaine, éd. du Seuil, 2004. Le terme de cyborg a été inventé en 1960 par Manfred Clynes et Nathan Kline pour nommer un rat de laboratoire à qui avait été implanté une bombe osmotique et un système de contrôle cybernétique. non social et historique), identifiant l'organique et le machinique dans l'élément d'une énergétique, s'autorisant ainsi, de manière équivalente, la manipulation sans limites de la matière inerte des machines et de la matière vivante des organismes. Alors que le constructivisme social et historique voit dans les divers modèles scientifiques les résultats d'une production humaine, ici la production humaine (le langage pensé comme information, comme message à déchiffré) est déterminé comme valeur naturelle5. C'est ce qui permet à Wiener de penser la « transmission » des formes vivantes : « […] L'organisme, se réduisant à un ensemble de formes maintenues ensemble par homéostasie, la forme se réduisant à un message, on peut imaginer extraire cette forme de l'organisme, la transmettre et la reconstituer ailleurs. Wiener suggère sur le mode de la science-fiction un dispositif de téléportation qui consisterait à scanner l'ensemble de l'information d'un individu, la transmettre à l'autre bout de la ligne et à l'utiliser pour recombiner l'individu entier »6. Le vivant, pensé comme information ou comme code à déchiffrer, devient l'objet de toutes les manipulations. Dans les perspectives ouvertes par la génétique contemporaine s'accomplissent alors les fantasmes tératologiques d'un Geoffroy de St Hilaire qui au moment même où il naturalisait les monstres en inventant la tératologie7, fabriquait expérimentalement des poulets monstrueux. C'est en révolutionnant l'embryologie que la génétique accomplit ce projet, car ce n'est plus de l'extérieur que l'humain agit sur le processus du vivant pour le contrôler, mais en s'inscrivant au plus proche du vivant8 dans le mouvement de sa genèse. Elle greffe sur le processus du vivant une prothèse technologique de plus en plus miniaturisée qui doit en contrôler et en orienter le déploiement. Le corps se trouve inscrit dans une économie de l'immatériel qui le rend infiniment manipulable et monnayable. L'objectivation répond à l'impératif d'efficacité qui régie le projet scientifique et politique de la cybernétique. En effet, la techno-science constitue un renversement du rapport classique jusqu'alors établit entre science et technique. Si la science moderne (s'inscrivant encore, d'une certaine manière, dans l'horizon ouvert par Platon) soumettait la logique des moyens-fins caractéristique des médiations techniques au principe d'un connaître se donnant la vérité pour horizon, la techno-science pense la connaissance comme « innovation » capable de renforcer sans cesse toujours plus l'effectivité performative (c'est-à-dire l'efficacité et le pouvoir) de la technique. Mais dans ce renversement (que l'on pourrait qualifier de sophistique 9), la techno-science garde d'une certaine démarche scientifique le coup de force qui pense a priori les êtres du monde à partir du système d'opposition dualiste et symétrisant du bon et du mauvais, du normal et du pathologique, etc. « Sous les progrès combinés de la chimie des hormones, des empreintes génétiques et de la biopsychiatrie des comportements, la force du préjugé est entretenue par la description naturaliste de l'identité humaine que fournirait la génétique. La génétique servirait de processus de légitimation en apportant une sorte de caution à cette naturalisation de la discrimination. Comment un vieux modèle scientifique du criminel (le modèle de l'anomalie fonctionnelle) se poursuit-il aujourd'hui en 5 6 7 8 9 « Ruyer reproche aux cybernéticiens de ne jamais poser le problème de l'origine de l'information […]. Il est bien vrai que cette question ne préoccupe guère les cybernéticiens, mais c'est précisément parce que, dès le départ pour ce qui est de Wiener et de ceux qui le suivent en tout cas, ils ont fait de l'information une grandeur physique, l'arrachant au domaine des transmissions de signaux entre humains. Si tout organisme est environné d'informations, c'est tout simplement qu'il y a partout autour de lui de l'organisation, et que celle-ci, du fait même de sa différenciation, contient de l'information. L'information est dans la nature, et son existence est donc indépendante de l'activité des donneurs de sens que sont les interprètes humains ». Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, éd. La Découverte, 1994. Mathieu Triclot, Le moment cybernétique, p. 229., éd. Champ Vallon, 2008. Canguilhem : « Quand la monstruosité est devenue concept biologique, quand les monstruosités sont réparties en classes selon des rapports constants, quand on se flatte de les pouvoir provoquer expérimentalement, alors le monstre est naturalisé, l'irrégulier est rendu à la règle, le prodige à la prévision », p. 177, La connaissance de la vie. « Au plus proche du vivant » : cela veut dire qu'à aucun moment le code ne touche/n'atteint le vivant lui-même, et moins encore la vie, irréductible au vivant. Il constitue seulement une grille de lecture et de manipulation du processus du vivant. La génétique prolonge la vision mécaniste du vivant, mais en intégrant ce que jusqu'à maintenant la vision mécaniste n'avait pu penser : la genèse du vivant lui-même (Canguilhem, p119). Le concept de plasticité nomme cette intégration de la genèse du vivant dans la vision mécaniste de la biologie génétique. Puisqu'il fait du substitut et du substituable la loi des rapports entre les choses. psychiatrie par le moyen des découvertes de la génétique et des neurosciences ? Ce modèle hérité du XIXè siècle est le suivant : il s'agit d'expliquer le comportement social et culturel à partir d'une analyse de la nature corporelle des individus. L'anomalie serait un dysfonctionnement d'un élément naturel du système organique du sujet, dysfonctionnement qui aurait des conséquences sur la production, l'orientation et la qualité de son action »10. Dans la techno-science, la science devient la servante soumise de la biopolitique, et de la domination économique qu'elle organise11. La chair se manifeste comme opacité à éradiquer au profit d'une transparence totale du corps et de la matière. Avec la cybergénétique la fiction se fait science et la science se fait fiction : elle se donne les moyens de façonner le monde, et d'agir non plus seulement sur les représentations du monde mais sur le monde lui-même dans sa présentation. Façonner le monde, cela veut dire le soumettre totalement à l'intentionnalité humaine, le soumettre à son contrôle. Le monstre, d'écart par rapport à la norme qu'il était, se trouve, en tant qu'objet de mutation génétique, institué en norme. Du récit de la science-fiction à la techno-science, le conflit des forces et des formes laisse place au pur règne des formes, du visible, de la visibilité prise dans la visée intentionnelle d'un logocentrisme. Dans le paradigme techno-scientifique, le récit est traduit en figure. La figure du monstre fait signe en s'incarnant dans un corps transformé, mutant. Le monstre n'est plus un signe à interpréter, mais un signe de puissance, le signe d'un pouvoir cherchant à contrôler et à soumettre les forces de la vie12. Il peut alors paraître surprenant de voir des féministes telle Donna Haraway dans son Manifeste Cyborg se revendiquer d'une figure qui semble l'expression même de la domination masculine et de l'esclavage des corps ? Or, par cette revendication, le courant féministe dont fait partie Donna Haraway cherche au contraire à résister à la tradition d'une domination masculine en détournant et subvertissant cette figure de l'intérieur. Si l'intention subversive n'est pas, comme nous le verrons, à mettre en doute, c'est son sens même et sa possibilité effective qu'il s'agira pour nous de questionner. 2) Un corps en figuration libre L'appel à la construction d'un mythe cyborg s'accompagne chez Donna Haraway d'une virulente critique de ce qu'elle appelle « l'informatique de la domination », associée au « Patriarcat capitaliste blanc »13. Haraway dénonce la radicalisation du « contrôle instrumental […] où toute hétérogénéité peut être soumise au démantèlement, au réassemblage, à l'investissement et à l'échange »14, caractère instrumental qui se loge dans « la translation du monde en code à décrypter »15. Haraway dessine le paysage mondial d'une transformation dans les rapports de force liée aux développements des technologies et de la techno-science, tant dans les domaines de la reproduction du vivant, des rapports entre races, classes et sexes, du travail, de l'exploitation de la nature, que des nouvelles formes d'aliénation domestique... « Les Etats modernes, les multinationales, la puissance militaire, les appareils de l'Etat providence, les systèmes satellites, les processus politiques, la fabrication de notre imaginaire, les systèmes de contrôle du travail, la construction médicale de nos corps, la pornographie commerciale, la division internationale du travail, et l'évangélisme religieux, dépendent intimement de l'électronique. La microélectronique est la base technique du simulacre, 10 11 12 13 14 15 Bernard Andrieu, L'interprétation des gènes, un exemple de confusion des savoirs, p. 165, éd. L'Harmattan, 2002. Sur les rapports entre la biopolitique et les théories économiques néolibérables, voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Des artistes contemporains tels que Stelarc, Orlan, Eduardo Kac et autres manipulateurs du vivant, ne font que reconduire cette logique de puissance. Donna haraway, Manifeste cyborg et autres essais, éd. Exils, 2007. Ibid. p. 53. Ibid. p. 53. copie faite en l'absence de tout original »16. La critique de Donna Haraway vise ici la capacité technique du simulacre généralisé, ce que Marx qualifiait d'idéologie. Chez Marx aussi, la production du simulacre idéologique est déterminée par un dispositif technique, celui de la camera obscura qui a pour caractéristique de produire un image inversée de la réalité. L'héritage marxien dont se revendique Donna haraway l'oriente vers une lecture de l'inscription sociale et historique des sciences et technologies (« les femmes dans le circuit intégré »), avec l'intention de dénaturaliser le phénomène technologique et l'idéologie qui le supporte. Donna haraway faisant partie de ces « femmes qui dans les années 70 voulaient se réapproprier leur corps », la lecture marxienne transposée sur les luttes féministes cherchera à apporter une réponse aux nouvelles formes d'expropriation du corps provoquées par les mécanismes techno-scientifiques. Or, au même moment où les technologies organisent de nouvelles logiques de domination et d'expropriation des corps, elles provoquent une déstabilisation des frontières et systèmes d'oppositions qui articulaient les formes de domination patriarcales traditionnelles : nature-culture, organisme-machine, matérielimmatériel, différence des sexes, des races, soi-autre, identité-altérité... C'est dans la brèche ouverte par la rupture historique provoquée par les développements techno-scientifiques que Donna Haraway entend se glisser pour retourner de l'intérieur « l'informatique de la domination » et « transformer sérieusement les règles du jeu »17. Elle en appelle à une « transgression des frontières » pour donner jour à de nouvelles et multiples formes d'êtres : composites, hybrides, chimériques. « Ce chapitre est une plaidoirie et pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières et pour la responsabilité à assumer leur construction »18. Dans la perspective d'haraway, le cyborg ne sera donc ni un personnage de science-fiction, ni un produit de laboratoire, mais une figure mythique qui devra permettre la jonction de trois éléments : la fiction, la techno-science et la politique. A la différence du cyborg cybernétique comme figure (re)configurée de l'humain en post-humain, le cyborg harawayen constitue une figure trans-figurée, une figure faite d'hybridation et de transgression des frontières. Le mythe cyborg consisterait donc dans un retournement du simulacre technoscientifique : fiction contre fiction. La filiation marxienne d'Haraway lui permet de rompre avec l'approche naturalisante de la cybernétique pour ouvrir la perspective d'une « figuration libre » des corps prise dans la démarche d'un constructivisme social et historique. La construction du mythe cyborg par Haraway répond à d'autres impératifs historiques que ceux d'un Norbert Wiener. Elle répond notamment au problème politique de la fragmentation du mouvement féministe. Cette fragmentation est le fruit de plusieurs facteurs, dont l'émergence du mouvement Queer, où s'opère une jonction entre féminisme et mouvement gay, mais aussi la convergence des problématiques féministes et des problématiques post-coloniales sur les minorités ethniques, sans compter toutes les autres formes de minorités : handicapés, drogués, etc.. Les qualificatifs pour désigner les sujets de ces mouvements sont multiples : on passe des « anormaux » aux « subalternes », aux « exclus ». Mais chaque fois, il s'agit d'une qualification par la négative. Le mythe du cyborg constitue une tentative de réunir sous une même figure la multiplicité proliférante des minorités. C'est ainsi que Haraway formule la nécessité du mythe cyborg : « Ce texte se propose de bâtir un mythe politique ironique fidèle au féminisme, au socialisme, au matérialisme. (p267) [...] Quel type de politique pourrait embrasser toutes ces constructions d'identités collectives et personnelles, partielles, contradictoires et poreuses à la fois, tout en restant fidèle, efficace et, ô ironie, socialisteféministe ? Jamais à ma connaissance le besoin d'une unité politique qui permette efficacement de contrer les dominations fondées sur la « race », le « genre », la « sexualité » et la « classe » ne s'est autant fait sentir. » (p. 281). Or le problème ne résiderait-il pas plus profondément dans la nécessité même d'en passer par une 16 17 18 Ibid. p. 55. Ibid. p. 67. Ibid. p. 31. figure ? Depuis l'aube de la modernité et la naissance de l'humanisme, l'identification à une figure universelle, figure messianique, semble être le seul moyen pour les individus humains de se constituer en corps politique : figure de l'Homme générique, puis figure du Prolétariat 19... et maintenant la figure du Cyborg. Autant de figures qui ne font que reconduire la première des figures, la figure divine incarnée dans le Christ. Or nous devrions maintenant savoir à quelles défigurations nous conduisent les différentes tentatives de figuration du corps politique, défigurations qui se font d'autant plus violentes lorsque la figuration cherche à prendre corps, à s'incarner dans la multiplicité des corps vivants20. Même la figure la plus hybride ne peut échapper au caractère totalitaire contenu dans toute tentative politique de donner corps à une figure. Car si le cyborg échappe à l'univocité des figures politiques traditionnelles, il n'échappe pas au mouvement totalisant qui consiste à soumettre l'humain et le vivant de manière plus générale à l'intentionnalité d'un façonnement, au règne de la pure intentionnalité. L'ambivalence constitutive de tout projet « figuratif » en matière politique se manifeste plus particulièrement dans le projet harawayen à travers son balancement incessant entre une approche non-substancialiste, telle qu'elle pourrait se présenter dans le mythe pris comme ensemble de représentations, d'affects, de croyances..., ouvrant le spectre des devenirs possibles qui se déploient sur le seuil indiscernable du corps et de l'esprit, et une approche substancialiste d'inspiration cybernétique qui met l'accent sur les pratiques de codage et de mutation génétique21. Malgré la rupture avec l'approche naturalisante, le mythe cyborg conserve le postulat réductionniste d'une traductibilité du corps en code. La « construction » à laquelle en appelle Haraway réside dans la possibilité de (re)façonnement perpétuel ouverte par la traduction du vivant en code. « La détermination technologique n'est qu'un des espaces idéologiques ouverts par de nouvelles façons de concevoir la machine et l'organisme sous forme de textes codés, par le biais desquels nous pouvons nous engager dans le jeu d'écriture et de lecture du monde » (p273). Dans le contexte de « l'informatique de la domination », « tout objet, toute personne peuvent désormais être raisonnablement pensés en termes de désassemblage et de réassemblage » (p289). « Le cyborg est une sorte de moi postmoderne individuel et collectif, désassemblé, réassemblé. Le moi que les féministes doivent coder » (p291). Cela même qui était dénoncé comme fondateur de « l'informatique de la domination », se trouve repris dans l'horizon d'une construction mythico-politique subversive. Haraway se fait ici l'héritière de toute une tradition politique qui pense la lutte dans le retournement des armes de l'ennemi contre lui, et leur possible réappropriation pour d'autres fins. Mais elle dénie par là-même ce qu'elle présuppose : à savoir que les techniques ne sont pas que des intermédiaires neutres entre un sujet et une réalité que l'on pourrait retourner et orienter selon sa volonté, mais qu'elles sont porteuses d'une approche du monde, d'une façon de le voir et de le vivre (en termes constructivistes : de le produire). Retourner les techniques de l'ennemi contre lui, n'est-ce pas reconduire indéfiniment le même jeu ? 3) La performativité du signe sur les corps Dans la continuité du geste harawayen, Beatriz Preciado, s'inspirant des théories performatives du mouvement féministe, et plus particulièrement celle de Judith Butler, érige en paradigme l'autoconstruction du corps par la technologie. Celle-ci permet de déplacer la puissance performative du langage de la sphère de la représentation au champ de la présentation, par une action directe sur le 19 20 21 Ce que Marx précisément n'a jamais fait : il n'a pas construit son Manifeste autour d'une figure politique d'identification, qui serait celle du Prolétariat (car Marx se méfiait de toutes les formes de réification), mais autour d'une stratégie politique de lutte opposant deux classes. Cf. Le Mythe Nazi, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, éd. de l'Aube, 1996. Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, éd. Exils, 2007, p. 75. corps, par ce qu'elle appelle une « incorporation prothétique ». Ainsi, elle présente son ouvrage « Testo Junkie » comme « fiction auto-politique » : l'écriture du texte accompagne une écriture du corps par injection de testostérone. Ce qui chez Haraway fait office de mythe unificateur, devient chez Preciado l'acte performatif de fictionnement du corps. Le réinvestissement technologique du concept de performativité va de pair avec l'adoption du postulat « cybergénétique » de la traduction du vivant en code. Preciado s'inscrit dans la continuité du mouvement féministe qui a problématisé la question du genre à travers des performances dans l'espace public. Dans « Troubles dans le genre », Judith Butler a théorisé le genre comme performance en s'appuyant sur la théorie des « speech acts » du linguiste Austin. Dans son essai « How to do things with words » Austin distingue les énoncés de type performatif des énoncés de type constatatif. Les énoncés performatifs se caractérisent par le fait qu'ils n'ont pas pour fonction de décrire un état du monde, mais bien plutôt de permettre d'agir dans le monde : promettre, demander, prévenir, avertir... A la différence des énoncés constatatifs qui sont soumis à la détermination vrai/faux, les énoncés performatifs sont soumis à la possibilité de l'échec ou de la réussite. « La description typologique des actes performatifs, permet de relativiser l'approche sémantique du langage, au profit d'une analytique de la force, constitutive de la valeur pragmatique des énonciations »22. La réussite d'un énoncé performatif en tant qu'acte illocutoire (à distinguer de l'acte perlocutoire) dépend du contexte dans lequel il s'énonce, c'est-à-dire d'un système de conventions validant la réalisation d'actes à teneur normative. Alors que chez Austin, la réussite ou l'échec de l'acte est déterminée par le système des conventions qui le valide, Butler relisant Derrida23, inverse le schéma et pose le système de conventions comme résultat de l'acte performatif. Cela lui permet de voir derrière l'apparence constatative du discours médico-légal un discours performatif instituteur de normes. C'est par la répétition qu'un acte performatif se transforme en convention. Le genre est donc une fiction imaginaire produite par le discours scientifique. Or si les normes sont produites par des actes performatifs, il est tout autant possible de les défaire, c'est-à-dire de jouer sur la possibilité de leur échec pour mettre en péril les normes instituées. Alors qu'Austin cherche à minorer l'échec en tant que facteur contingent de l'acte, Derrida pose la possibilité de l'échec comme condition de possibilité du performatif : c'est précisément parce qu'il risque toujours d'être mis en échec que le performatif doit se répéter. L'acte performatif serait un processus sans cesse renouvelé d'auto-confirmation de sa propre institution. C'est pourquoi selon Derrida le processus d'itération précède l'acte performatif. L'itération, c'est-àdire pour Derrida, l'écriture. Le signe écrit se maintient dans le temps par la répétition. Mais la répétition contient aussi la force de rupture qui lui permet de passer d'un contexte à un autre, d'un système de conventions à un autre. C'est sur cette force de rupture que vont s'appuyer les théories féministes et post-féministes. Cette force de rupture Preciado va la chercher non plus dans la mise en scène de la performance, mais dans la performativité du dispositif technologique. C'est alors dans la pratique du « hacking » (détournement, piratage) qu'elle trouvera sa forme. Pour ressaisir le sens et la possibilité d'une telle force de rupture par et dans l'élément technique, il faut se reporter à la pensée derridienne de l'écriture (et plus généralement de la technique) comme pharmakon24. L'écriture est pharmakon : à la fois remède et poison et possibilité du passage de l'un en l'autre. Le pharmakon dit à la fois le substitut pharmacologique substanciel (la « drogue », la « médecine », qu'elle se présente comme remède ou comme poison est ici secondaire puisque le pharmakon est par nature ambivalent) et le milieu non substanciel du passage et de la transformation, la puissance paradoxale (non performative) qui, en-deçà du partage entre sensible et intelligible, de la passivité et de l'activité25, rend possible le passage. C'est au caractère substanciel du pharmakon technique 22 23 24 25 Raoul Moati, Derrida/Searle : déconstruction et langage ordinaire, éd. PUF, p. 25. Jacques Derrida, « Signature, événement, contexte », in Marges de la philosophie, éd. Minuit, 1972. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La dissémination, éd. Seuil 1972. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », ibid., p. 156. que Preciado fait appelle dans sa pratique du détournement (hacking). Si l'écriture et les techniques sont essentiellement pharmakon, c'est-à-dire ambivalents, le coup de force performatif du discours médico-légal consiste dans la présupposition d'une frontière déterminable entre remède (bon, sain, normal) et poison (mauvais, pathologique, anormal), frontière instituée en norme a posteriori dans le mouvement de la répétition. En jouant sur le caractère ambivalent des techniques, Preciado cherche, comme Haraway, à subvertir le coup de force normatif et à déstabiliser les frontières. Mais le problème du pharmakon, en tant qu'il dit l'ambivalence, consiste malgré tout à maintenir, en le présupposant, le système qu'il vise ainsi à déstabiliser : il reste enfermé dans le basculement incessant qui va du remède au poison, même et encore lorsqu'il décrète le « poison » (le mauvais, l'anormal, le pathologique, l'exclu, l'étranger...) comme norme. La déconstruction de l'identité suppose toujours l'identité qu'elle cherche à déconstruire, ce double qui ne cesse de la poursuivre comme son ombre. Ainsi, lorsque Preciado se définit comme « gender hacker » (pirate du genre) et qu'elle affirme « appartenir à ce groupe d'usagers de la testostérone » qui s'envisage comme « usagers copyleft » et considère « les hormones sexuelles comme des biocodes libres et ouverts, dont l'usage ne doit être ni réglementé par l'Etat, ni confisqué par les compagnies pharmaceutiques », ne fait-elle pas que valider les postulats ontologiques et politiques du « biopouvoir » qu'elle prétend subvertir ? Ne contribue-t-elle pas ainsi à l'idéologie d'une possible manipulation généralisée des êtres du monde par les technologies humaines26 ? De manière générale, la limite des pratiques de hacking consiste à présupposer le système qu'elles cherchent à subvertir en s'appuyant, pour les retourner contre lui, sur les armes de son adversaire, localisant la force de rupture dans le geste de retournement. Les hackers se trouvent alors embarqués dans un mouvement infini de retournements en miroir, jouant les règles d'un jeu défini par leurs adversaires. Le jeu risque donc d'être toujours déjà perdu d'avance puisque ceux-là même qui en ont défini les règles et conditions auront toujours une longueur d'avance sur les moyens à mettre en oeuvre pour gagner la bataille. D'une manière plus problématique encore, il nous semble que la bataille menée par Haraway et Preciado vise une alliance déjà révolue de la biopolitique et de la société disciplinaire27. Les frontières qu'elles cherchent à transgresser l'ont déjà été par la nouvelle articulation de la biopolitique au sein de ce que Deleuze analysa sous le terme de « société de contrôle »28, société qu'elles contribuent, à leur manière, à installer, car elles en partagent le même horizon : celui d'une traductibilité générale des êtres du monde dans le langage numérique du code. Si le détournement peut participer à une mise en question de la technologie de pouvoir biopolitique, ce ne pourra être que de manière locale29, en s'inscrivant dans un mouvement plus large qui ouvre la possibilité d'un tout autre jeu. Pour qu'une telle possibilité puisse advenir, il faut que la force de rupture vienne du dehors et fasse événement en interrompant le système de croyances et de représentations dans lequel il survient. Dire que l'événement vient du dehors, cela ne revient pas à dire qu'il vient de l'extériorité du monde, mais qu'il force la pensée à une transformation radicale. Si ce qui aujourd'hui vient forcer la pensée se présente à nous dans la question de l'homme et de son rapport au monde, ce n'est pas à partir de lui qu'il s'agit de repenser ce rapport, mais depuis le monde : penser l'homme parmi une multitude infinie de formes d'expressions cosmiques. « Il faut croire au monde » dit Deleuze à la fin de son texte sur la Société de contrôle. Ce que l'homme partage avec la multiplicité de ces formes d'expression, c'est la possibilité d'un devenir imperceptible. 26 27 28 29 « Biohacking, à l'école des apprentis sorciers », http://www.internetactu.net/2008/10/15/biohacking-a-lecole-des-apprentissorciers/ pour reprendre les termes de la lecture de Michel Foucault. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, éd. Minuit, 1990. Tout comme le fut le sabotage à l'époque disciplinaire : une technique localisée de résistance qui ne pouvait avoir de portée révolutionnaire que dans un mouvement plus large, mouvement qui se formula alors dans la lutte des classes, obligeant tout autant à l'invention de nouvelles formations collectives que de visions du monde. 4) Au-delà de la figuration : devenir imperceptible Si le dehors est, chez Blanchot, le nom d'une puissance paradoxale, c'est en tant qu'il relève d'un impouvoir. Cette puissance n'advient donc pas dans et par l'effectivité d'une force performative, mais dans ce qui d'un événement déborde sa propre effectuation. Ce débord de l'événement, ce « quelque chose qui n'est pas effectuable », est ce que Deleuze appelle la « splendeur de l'événement ». A rebours de toute théorie des « speech acts » qui situe toujours dans l'articulation d'un sujet (d'un « je » et d'un « tu ») à un contexte la possibilité effective d'un événement, Blanchot pense l'événementialité d'un « il », d'une « troisième personne » par où s'exprime l'impersonnalité d'un dehors. « Dans le ''il'' de la troisième personne il y a un ''il'' beaucoup plus profond qui est le ''il'' qui n'est plus d'aucune personne et qui nous concerne tous et qui est […] au bord du langage »30. Comme tout bord, le langage est ouvert sur un débord qui le constitue. Ce débord n'est ni l'intériorité d'une subjectivité ni l'extériorité d'un contexte, ni sujet ni objet, ni esprit ni matière : il est le milieu même de leur partage possible. Milieu sans bords, espace d'inscription dont les limites ou frontières ne son jamais a priori déterminables. Ce débord nous l'appelons spectralité, milieu débordant du passage et de la transformation, du pâtir et de l'agir, seuil indécidable du sensible et de l'insensible qui ouvre le spectre d'une multiplicité de corps : sensibles et insensibles (matière inorganique, organisme, artefact, simulacre, fantasme, spectre, esprit...). Cette multiplicité des corps ne se pense plus dans le système d'oppositions qui institue des frontières entre le corps et l'esprit, l'objet et le sujet, le monde et la personne. Elle ne se pense pas non plus dans le geste d'une transgression des frontières, celle-ci présupposant le système d'oppositions qu'elle cherche à subvertir. Il n'y a que des seuils. Chaque seuil est à la fois bord, lieu du passage et de différenciation d'un corps à un autre, et débord où s'indique la singularité événementielle, ineffectuable, de son inscription au monde. Ce dé-bord dit la dissymétrie fondamentale d'un différend que porte la singularité radicale de tout être au monde, et fait son caractère insubstituable. Le monstrueux serait l'expression de ce débord, où se dirait dans le langage des formes ce moment d'indiscernabilité entre un « fond » et une « forme », entre l'ineffectuable et l'effectuable : l'excès d'un événement. Toute advenue, tout être au monde est donc monstrueux, non pas dans le sens que donne à ce terme une certaine tradition et un certain regard anthropocentré, celui d' « anormal » ou de « pathologique », et qu'il s'agirait, par un geste de renversement et de transgression d'instituer en « norme », mais au sens où il déborde et met en défaut le partage du normal et du pathologique, partage qui n'a de sens que pour un regard humain. Car les formes du monde, nous dit le biologiste Adolf Portmann, sont essentiellement inadressées. Portmann, fasciné par la variété infinie des formes animales a cherché à poser les bases d'une biologie non fonctionnelle. Il avance ainsi l'hypothèse selon laquelle l'apparence n'aurait pas pour fonction de servir le métabolisme, mais au contraire, que le « métabolisme n'aurait pour fonction globale que de servir l'apparence, que de faire vivre l'autoprésentation »31 . « ''Les motifs de la crevette transparente Périclimènes et les dessins multiformes des opisthobranches ne sont pas des ornements qui seraient surimposés à une forme fonctionnelle. Il sont tout aussi peu des ornements que ne le sont les aplats de couleur et les lignes rigoureuses de Piet Mondrian ou les hiéroglyphes énigmatiques des dernières oeuvres de Paul Klee. Ce sont des élaborations dans lesquelles un être plasmatique de structure submicroscopique spécifique se 30 31 Gilles Deleuze, Anti-oedipe et autres réflexions - cours du 03/06/80 – 2, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3? id_article=215 Bertrand Prévost, « L'élégance animale, Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann », Images re-vues n°6, 2009. http://www.imagesrevues.org/Article.php?id_article=39 présente selon sa particularité dans un ordre de grandeur plus élevé […]''. Cet '' ordre de grandeur plus élévé'' nomme précisément ce pur plan expressif, cette Expression qui n'est plus fonctionnelle, territoriale ou même élémentaire, mais cosmique ou mondaine. Seul le monde, seul le cosmos peut donner l'échelle de cet ''horizon plus vaste'' que ne cesse d'invoquer Portmann pour comprendre les formes animales. C'est par leurs parures (cosmétiques) que les animaux s'étendent aux dimensions du monde (cosmique). L'élégance animale est le véhicule d'un devenir-monde comme champ de l'apparaître. […] Néanmoins, invoquer le monde ou le cosmos comme champ expressif suppose d'avoir bien saisi ce qu'il en est de la visibilité des apparences. Si elles sont expressives, souverainement expressives, c'est qu'elles portent en elles le paradoxe de ne pas être faites pour êtres vues. […] Elles ne sont pour personne. […] L'élégance animale n'est donc a-subjective que dans la mesure où elle demeure fondamentalement de l'ordre de l'imperceptible »32. Au-delà de son caractère esthétique, la singularité d'une forme dit d'abord son inscription cosmique. Toute forme est toujours déjà prise dans une dimension cosmique qui la déborde. Cette dimension cosmique ne dit pas le monde comme extériorité, mais comme dehors qui creuse et traverse tous les êtres du monde. Elle est la part ineffectuable de son événementialité, de son être au monde : son devenir imperceptible. Le caractère inadressé des formes (« elles ne sont pour personne ») nous invite à voir l'infinie variété des formes de la nature non pas depuis l'homme mais depuis le monde. Ça'nous regarde (et non pas nous regardons le monde). Ça'nous regarde : Ça, le Monde, apostrophe nous, Ça nous inter-pelle : le regard du Monde s'affectue, s'effectue par affect, dans cet entre de l'apostrophe - l'apostrophe comme langage. Le monde offre un regard, qui fait que quand il expose l'oiseau devant mes yeux il dit : « il y a oiseau ». Cette présentation ne se donne pas seulement comme perception (et conception), c'est-à-dire dans l'élément de la saisie, du capere, mais comme affectuation. Ça s'effectue en affectuant et en nommant dans le mouvement d'affectuation. Et lorsque Deleuze pense l'événementialité impersonnelle de tout être au monde, c'est depuis l'expérience d'une blessure qu'il parle, la blessure de l'écrivain Joë Bousquet, blessé jusqu'à la paralysie au front de la guerre 14/18. « Et voilà une phrase de Bousquet qui paraît bizarre. Il dit '' Ma blessure me pré-existait, j'étais né pour l'incarner'' »33. La préexistence de la blessure à l'existence même du poète dit l'événementialité d'une affectuation - d'un affect du monde (au double sens du génitif) - à laquelle une vie singulière va donner corps et écriture. « Etre digne de l'événement, être digne de ce qui nous arrive ». Comme le dit Bousquet, que ce qui arrive soit une catastrophe ou un grand bonheur, être digne de l'événement cela n'est pas se résigner devant la fatalité d'une injustice mais accueillir le débord de l'événement qui se présente dans l'affectuation singulière d'un devenir. Le devenir monstrueux s'indique comme processus de singularisation événementielle, à travers et par-delà la forme. Devenir paradoxal, car il propose le chemin inverse de l'effectuation : le devenir imperceptible d'une affectuation. Le devenir imperceptible n'appartient pas au règne de la visibilité, mais au débord du langage, au langage en tant qu'il est traversé par le dehors du monde. Et c'est de ce langage – en tant qu'il n'appartient plus au seul humain- que participent les différentes formes d'expression du monde. Le langage n'est alors plus l'instrument d'un faire signe, ni celui d'une traduction (du biologique en code), mais ce Personne qui dans Alice (« Through the looking glass », chap 7) rend possible tout autant le somebody que le nobody, une multiplicité des corps et personnages. 32 33 Bertrand Prévost, « L'élégance animale, Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann », Images re-vues n°6, 2009. http://www.imagesrevues.org/Article.php?id_article=39 Gilles Deleuze, Anti-oedipe et autres reflexions - cours du 03/06/80 – 2, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3? id_article=215 « 'Just look along the road, and tell me if you can see either of them'. 'I see nobody on the road' said Alice. 'I only wish I had such eyes', the King remarked in a fretful tone; 'To be able to see Nobody ! And at the distance too ! Why, it's as much as I can do to see real people, by this light' ! All this was lost on Alice, who was still looking intently along the road, shading her eyes with the one hand. 'I see somebody now !' she exclaimed at last. 'But he's coming very slowly – and what curious attitudes he goes into ! ».34 Entre le nobody (le corps irréel) et le somebody (le corps réel), il y a une tierce personne : le corps abstrait du langage. L'écart du nobody au somebody ne provient pas tant d'une différence que d'une indifférenciation extrême dans l'horizon du langage. Tel ce « double profil de Rubin » où le profil de chaque visage se confond avec la ligne et le milieu de leur séparation, le langage est le profil ambivalent du prosopon35 où les visages se rencontrent, la ligne atopique d'où ils prennent forme. Pure ligne spectrale qui ouvre le spectre des corps et fait passer du possible au devenir : un inframince qui engage un potentiel multidimentionnel et polyphonique. Si le langage est le (non-)lieu d'un devenir monstrueux, c'est en tant que ce devenir persiste en-deçà de toute figuration : infigurable monstrueux. Au-delà du discernement d'un profil, d'une forme ou d'une figure distinguant une intériorité et une extériorité, il y a une tierce personne comme ligne-médium. La ligne-médium du langage échappe à tous les repérages, à tout discernement. Elle est cette tierce personne dont je ne peux faire le contour, qui ne répond pas de moi-même, de ma personne, ni d'autres personnes qui font mon entourage, si ce n'est par personnage(s) interposé(s). En elle s'ouvre la possibilité d'une multiplicité de corps et de personnages : dans le profil du monde. Devenir imperceptible ce sera alors tendre vers le dehors, vers la ligne atopique, inframince qui traverse les êtres du monde. C'est penser le monde dans le profil. Devenir imperceptible ou devenir impersonnel : c'est dans le mouvement de tension qui lui fait rejoindre la ligne de Personne qu'un devenir advient. Les visages ne prennent forme qu'à partir de la ligne et, toujours, leur advenue est multiple. Le devenir impersonnel tend vers 0 comme il tend vers l'infini, vers une infinité de temps et de personnages. « Devenir-soir, devenir-nuit d'un animal, noces de sang. Cinq heures est cette bête ! Cette bête est cet endroit ! ''Le chien maigre court dans la rue, ce chien maigre est la rue'' , crie Virginia Woolf. Il faut sentir ainsi. Les relations, les déterminations spatio-temporelles ne sont pas des prédicats de la chose, mais des dimensions de multiplicités. La rue fait aussi bien partie de l'agencement cheval d'omnibus, que de l'agencement Hans dont elle ouvre le devenir-cheval. On est tous cinq heures du soir, ou bien une autre heure, et plutôt deux heures à la fois, l'optimale et la pessimale, midi-minuit, mais distribuées de façon variable. »36 34 35 36 Traduction de Henri Parisot, dans Tout Alice, chez Flammarion : « -Regardez donc sur la route et dites-moi si l'un ou l'autre d'entre eux ne revient pas. Eh bien, que voyez-vous ? -Personne, répondit Alice. -Je donnerais cher pour avoir des yeux comme les vôtres, fit observer, d'un ton irrité, le monarque. Etre capable de voir Personne, l'Irréel en personne ! Et à une telle distance, par-dessus le marché ! Vrai, tout ce dont je suis capable, pour ma part, c'est de voir, parfois, quelqu'un de bien réel ! Cette réplique échappa tout entière à Alice, qui la main en visière au-dessus des yeux, continuait d'observer attentivement la route. 'Je vois quelqu'un à présent ! s'exclama-t-elle tout à coup. Quelqu'un qui avance très lentement et en prenant des attitudes vraiment bizarres ! ». Prosopon, nom grec qui dit à la fois le masque, le visage et personne p 321, Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari, éd. de Minuit, 1980. Double Profil de Rubin Avril 2011